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En octobre 2010 avait lieu un colloque international, intitulé « Le goût des autres », pour réfléchir sur l’altérité. L’alimentation a été choisie comme objet d’étude, c’est un fait social total ; et, comme hôte, la ville de Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. Bakou est située à la frontière entre l’Orient et l’Occident. Cet événement interdisciplinaire souhaitait bien appréhender la problématique. Cinq ans plus tard, les actes sont publiés, sous le titre Le goût des autres. De l’expérience de l’altérité gastronomique à l’appropriation. Europe XVIIIe-XXIe siècles, sous la direction de deux historiens (Didier Francfort et Denis Saillard). L’ouvrage comprend vingt textes sous trois thématiques (« L’histoire de l’altérité gastronomique : quels enjeux ? » ; « Soi et les autres : identifications, rejets et appropriations » : Voyages, exils, imaginaires ; Perceptions russes des cuisines d’orient et d’occident ; Invention et réinvention du goût national ; « Des traditions à l’universalisation du goût ? » : Multiplicité des espaces alimentaires ; Métissage et recompositions). Nous en esquisserons ici un tableau, pour conclure sur son apport.
Le premier thème problématise de manière solide le concept d’altérité gastronomique. Le texte d’introduction des directeurs (Didier Francfort et Denis Saillard) comprend une revue de littérature exhaustive et explique le programme « Nouvelles approches des frontières culturelles » (NAFTES) qui a permis cet événement. L’hôte du colloque, Rahilya Geybullayeva, insiste de son côté sur son contexte d’ouverture. Elle écrit : « Le sujet du ‘goût de l’autre’ n’est pas tant une question d’origine d’un aliment que celle de son adaptation à de nouvelles conditions, un nouvel environnement culturel » (p. 39). La table est mise pour la suite.
La thématique « Soi et les autres » occupe la majeure partie de l’ouvrage. Elle se subdivise en trois sections. Les Voyages, exils et imaginaires racontent la nourriture de l’autre. Ils « relèvent d’habitude ce qui s’oppose spectaculairement à leurs propres coutumes et ce que les habitants du pays eux-mêmes n’ont pas remarqué » (p. 70). Ces récits sont donc en tension entre le soi et l’autre. Ils sont souvent le fruit d’attirances et d’agacements, peuvent être condescendants pour la tradition ou trop prompts à la modernité.
De leur côté, les Perceptions russes des cuisines d’Orient et d’Occident sont ambivalentes, et ce, en fonction de ce qu’ils côtoient. La cuisine française est déjà très réputée. Elle sert de point de comparaison, mais accuse aussi certaines critiques pour qui apprécie davantage d’autres cuisines. La contribution de Tristan Landry (seul contributeur outre-Atlantique) actualise le concept d’orientalisme en gastrorientalisme. Selon lui, ce dernier n’est pas seulement un discours sur l’autre, mais aussi un sur soi : « le discours sur les tribus du Caucase a permis aux Russes de construire pour eux-mêmes une identité satisfaisante à leurs yeux, mi-européenne, mi-orientale » (p. 180). Rappelons que les identités ne sont pas des choses fixes, mais bien le fruit d’échanges.
La troisième section, Invention et réinvention du goût national, s’inscrit dans la pensée du classique d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger. Des quatre exemples de cuisine différente (allemande, lettone, yougoslave et bulgare), il ressort que « le discours gastronomique peut refléter l’identité réelle ou perçue d’une nation entière, d’un groupe ou d’un individu » (p. 248), et que les identités et les altérités sont multiples. Elles doivent donc être analysées de façon approfondie et sans parti pris.
La dernière thématique se penche sur le passage « Des traditions à l’universalisation des goûts ». Multiplicité des espaces alimentaires oblige la réflexion sur les espaces, notamment les frontières alimentaires et culinaires. Christian Bromberger souligne la fin des contrastes alimentaires, notamment à cause du rouleau compresseur de la mondialisation, mais aussi en raison d’une nationalisation de la cuisine. Or, en même temps, les cuisines régionales ressurgissent dans la restauration. Un autre auteur, Pierre Faffard, s’interroge sur la notion de frontière parce qu’un « tracé administratif ne saurait rendre compte de l’organisation géoculturelle des pratiques culinaires » (p. 300). Il propose plutôt : « zone frontalière ». La Turquie à cheval entre l’Europe et l’Asie est un exemple des lacunes d’un tracé administratif pour réfléchir à sa cuisine.
La deuxième section de ce thème, Métissages et recompositions, conclut l’ouvrage. Corinna Ott montre comment « la nourriture est liée au sentiment du pays » (p. 356), mais que les passions immodérées s’apaisent avec le temps. C’est ce qu’elle observe chez les écrivains germano-turcs entre la première et la deuxième génération. De son côté, Thierry Caspent nous entretient sur un grand absent, le thé. Breuvage roboratif en Europe, on a longtemps ignoré son goût, ce qui l’exclut des discours gastronomiques. Quoique timide, l’intérêt nouveau pour ce breuvage annonce une ouverture à l’altérité.
Ces deux journées du colloque étaient chargées ; elles comprenaient une trentaine de communications dont les deux tiers sont maintenant colligées dans ce très beau livre, sur papier glacé. En couverture, une carte postale du Palais ottoman et de la brasserie Le Scossa, imprimée pour l’Exposition universelle de Paris de 1900. Cette image pittoresque donne le ton : regards culturels croisés, ouverture à l’altérité, tensions entre modernité et tradition, etc.
Ce livre dense comprend plusieurs textes dignes d’intérêt sous la plume de nouveaux contributeurs au champ des études sur l’alimentation. Leur participation est fructueuse et leur ouverture montre la pertinence de cet objet social total pour examiner la problématique. Ainsi, il est à souhaiter que ce livre sera lu avec intérêt par un large lectorat. Son apport sur les questions de l’altérité et des identités est à portée générale.