Abstracts
Résumé
Le Vaucluse est le premier département de production de truffes noires (tuber melanosporum) en France. Pourtant, la valorisation touristique autour de la production locale de ce produit alimentaire de luxe avec une réputation gastronomique internationale est modeste. L’objet de cet article est d’analyser ce paradoxe. La rareté et l’irrégularité de l’offre d’une part, le caractère confidentiel de la demande d’autre part, font de la truffe un produit de niche, dont l’opacité de la filière limite la valorisation touristique dans les zones de production.
Mots-clés :
- agritourisme,
- truffe,
- produit de niche,
- développement territorial,
- patrimonialisation
Abstract
Vaucluse is the major producing region of black truffles (tuber melanosporum) in France. Nevertheless, the touristic valorization around the local production of this luxury food product with an international gourmet reputation is modest. The purpose of this article is to analyze this paradox. On the one hand the limited and irregular supply, on the other hand the confidential demand, make truffle a niche product and the opacity of the truffle market limits its touristic development in production areas.
Keywords:
- agritourism,
- truffle,
- niche product,
- territorial development,
- patrimonialization
Article body
La tuber melanosporum, usuellement appelée « truffe noire du Périgord », est principalement produite dans le Sud-Est de la France. C’était déjà le cas à la fin du XIXe siècle (Chatin, 1892), et ce l’est encore davantage aujourd’hui. Le Vaucluse est considéré comme le premier département trufficole français, avec quatre zones de production (l’Enclave des Papes, le Comtat Venaissin, le mont Ventoux et le Lubéron) et il compte sur son territoire les trois plus gros marchés aux truffes en France (illustration 1), qui se déroulent chaque semaine de décembre jusqu’au début mars à Richerenches et Valréas (dans l’Enclave des Papes), ainsi qu’à Carpentras (dans le Comtat Venaissin).
L’agritourisme peut être défini comme une activité touristique exercée par un agriculteur, complémentaire à l’activité agricole principale et ayant comme support l’exploitation agricole (Bouchut, 1995). Cette « intégration d’un poste touristique au sein d’une entreprise agricole » (Violier, 1995 : 45) implique donc des agriculteurs « offrant chambres d’hôtes, gîtes ou cherchant une ressource principale ou d’appoint » (Béteille, 1996 : 5) et des touristes[1] venant pratiquer une activité récréative au sein de leur exploitation et dans l’espace rural environnant (Le Caro, 2007). L’agritourisme a émergé en France au cours des années 1970 et 1980, dans un contexte social et culturel caractérisé par un nouvel engouement pour le terroir (Assouly, 2004). Le patrimoine gastronomique devient alors une ressource dont la valorisation s’inscrit dans des logiques de développement touristique (Bessière-Hilaire, 2011).
La notoriété associée à un aliment ou à une boisson apparaît souvent comme l’un des facteurs favorisant sa valorisation touristique. Dans les vignobles d’Alsace ou de Champagne, la pratique de l’œnotourisme a été plus précoce que dans des vignobles de moindre réputation (Lignon-Darmaillac, 2009). Il y a historiquement un lien très fort entre la viticulture et la trufficulture en France, puisque l’extension maximale de la trufficulture à la fin du XIXe siècle résulte en partie de la crise du phylloxéra, insecte ravageur qui s’attaque aux vignes (Duby et Wallon, 1976). Dans le Vaucluse, c’est surtout la politique de reboisement[2] qui a joué un rôle important dans l’essor de la production truffière[3], notamment sur les pentes du mont Ventoux.
L’objet de notre étude est de mesurer l’importance de l’agritourisme truffier dans le Vaucluse et de mieux en comprendre les caractéristiques et les limites en nous posant la question suivante : dans quelle mesure la truffe, ce produit de niche à la réputation gastronomique internationale, peut-il être une ressource pour le développement agritouristique dans le Vaucluse ? Nous présenterons d’abord notre méthodologie, qui s’appuie sur une étude qualitative fondée sur des entretiens semi-directifs et des questionnaires, pour ensuite exposer les résultats de notre enquête.
Méthodologie de travail
Nos travaux (Marcilhac, 2006 ; 2013) sur la valorisation touristique autour de la truffe s’inscrivent dans le champ de la géographie de l’alimentation (2012), issue des courants de la géographie culturelle et de la géographie rurale : après s’être longtemps cantonnée à une géographie des productions alimentaires, expliquant la répartition du fait alimentaire par les déterminations du milieu selon une démarche naturaliste, la géographie de l’alimentation analyse aujourd’hui la répartition du fait alimentaire à travers une géographie des consommations alimentaires intégrant des données historiques (Pitte, 1991), culturelles et économiques. Au cours de nos travaux, nous nous sommes rendu à deux reprises dans le Vaucluse, en février 2006 et en février 2009, pour y étudier la valorisation patrimoniale et touristique de ce produit gastronomique de prestige. Nos informations sur l’agritourisme truffier étaient cependant lacunaires, en raison notamment de la discrétion des producteurs-trufficulteurs qui proposent des activités de loisir autour de ce produit sur leur exploitation agricole.
Enquêtes et entretiens
Notre travail a d’abord consisté à répertorier les agriculteurs qui proposent des offres touristiques autour de la truffe dans le Vaucluse. Pour constituer cette base de données, nous avons réalisé une enquête basée sur la collecte d’informations auprès des acteurs du tourisme et de l’agriculture du Département. Nous nous sommes d’abord appuyé sur la consultation des sites en ligne des réseaux spécialisés dans l’agritourisme et le tourisme rural, « Accueil paysan » et « Gîtes de France », sur la carte du réseau « Bienvenue à la ferme » du Vaucluse réalisée en 2011 par le département « agritourisme et promotion » de la Chambre d’agriculture de Vaucluse, ainsi que sur les guides touristiques Le Petit Futé 2011-2012 (Vaucluse) et Routard 2011 (Provence). Nous nous sommes ensuite reposé sur le dossier de presse 2012 de « la truffe noire » élaboré et transmis par l’Agence départementale de développement et de réservation touristiques, ainsi que sur son site de réservation en ligne (onglet « Week-end et séjours/gastronomie ») sur lequel on trouve une quinzaine d’offres touristiques autour de la truffe. Nous avons aussi consulté les sites des offices de tourisme de Valréas, de Richerenches, de Carpentras et de Ménerbes, ainsi que d’autres dossiers de presse 2012 sur la truffe[4]. Nous nous sommes enfin procuré le dépliant du réseau « Truffe Émotion » (formé sur l’initiative de l’Office de tourisme de l’Enclave des Papes), qui rassemble depuis 2008 une vingtaine de professionnels autour de la truffe dans l’Enclave des Papes, et nous avons consulté l’espace dédié à ce réseau sur le site en ligne de l’Office de tourisme de Valréas[5]. Nous avons complété cette collecte d’information auprès de contacts fournis par le directeur de la Fédération française des trufficulteurs et par le président du Syndicat des trufficulteurs de Vaucluse.
Ce travail nous a permis d’établir une liste de douze producteurs qui proposent des activités de loisirs et d’accueil autour de la truffe. Deux d’entre eux seulement tirent l’essentiel de leurs revenus de la trufficulture, tandis que pour les autres il s’agit d’une activité secondaire en complément de la viticulture, de l’oléiculture ou de l’élevage. Nous leur avons transmis un questionnaire composé de treize questions (illustration 2), auquel six d’entre eux ont accepté de répondre. Ces réponses ont été suivies d’entretiens semi-directifs permettant de préciser et de mettre en relation les réponses apportées par chacun des répondants.
Les difficultés rencontrées
Le premier défi, majeur, que nous avons dû relever est la réticence des producteurs à répondre à nos questions. Cela s’explique en grande partie par le manque de transparence du marché de la truffe, tout particulièrement dans le Vaucluse où les marchés de gros sont connus pour leur opacité. La production de truffes et sa valorisation commerciale et touristique sont des activités qui ne sont généralement pas déclarées aux services administratifs et fiscaux, d’où la discrétion des trufficulteurs.
La deuxième difficulté a été de trier parmi les informations fournies par les offices de tourisme et l’Agence départementale de développement et de réservation touristiques les activités autour de la truffe qui relèvent véritablement de l’agritourisme. Les démonstrations de cavage (la recherche de truffes en creusant le sol, en général avec l’aide d’un chien dressé pour flairer la truffe et la signaler à son maître), les animations autour de la truffe, les séjours et les week-ends truffiers qui figurent sur leurs sites, leurs brochures touristiques et leurs dossiers de presse, sont presque toujours offerts par des professionnels du tourisme ou du commerce autour des produits de terroir. L’offre proposée aux touristes qui viennent découvrir la truffe dans le Vaucluse se concentre sur le tourisme rural autour de la truffe (visites guidées des marchés de truffes, séances de cavage, manifestations festives et commerciales…) bien plus que sur l’agritourisme truffier, qui est pratiqué par quelques agriculteurs-trufficulteurs – actifs ou retraités.
Les résultats de notre enquête
Selon Daniela Damiani[6], l’agritourisme truffier a commencé à se développer dans le Vaucluse à partir des années 1990, mais nos enquêtes nous ont permis d’observer que c’est véritablement depuis une dizaine d’années que cette activité a émergé. Certains facteurs peuvent l’expliquer.
D’une part, la nécessité pour les agriculteurs des régions trufficoles (qui ont en général un faible potentiel agricole[7], constituant aujourd’hui des espaces ruraux en déclin) de diversifier leur activité. L’agritourisme truffier est pour eux un moyen d’avoir des revenus complémentaires notamment en période de faible activité que sont les mois d’hiver.
D’autre part, le retour à la terre et aux produits dits « du terroir » des citadins qui sont attirés à la fois par la découverte de paysages ruraux et d’un produit alimentaire de luxe qu’ils apprennent à connaître, en étant guidés dans leur découverte par l’expérience et le savoir-faire d’un agriculteur, en l’occurrence d’un trufficulteur. Le touriste recherche d’abord la découverte d’un territoire rural[8] par l’intermédiaire de sa gastronomie (apprentissage de recettes aux truffes), de ses paysages (sentiers des truffières) et de ses habitants (chambres d’hôtes chez un trufficulteur), mais aussi le lien avec la terre et l’animal à travers le cavage ou le dressage de chiens truffiers.
Enfin, l’évolution de la règlementation en matière des séjours touristiques a également joué un rôle important dans l’émergence de l’agritourisme truffier dans le Vaucluse. La réglementation de l’activité des vendeurs et des organisateurs de voyages ou de séjours, c’est-à-dire la Loi no 94.645 du 13 juillet 1992 et le Décret no 94.490 du 15 juin 1994, précisent quels sont les organismes pouvant prétendre commercialiser des produits touristiques et mettent en place quatre régimes distincts : Licence, Agrément, Autorisation, Habilitation. La Loi no 2009-888 du 22 juillet 2009 concernant les agents de voyages et autres opérateurs de la vente de voyages et de séjours modifie la précédente en supprimant les quatre régimes en faveur d’un seul, « l’Immatriculation ». Dès 1993, le Comité départemental du tourisme (aujourd’hui appelé Agence départementale du tourisme) du Vaucluse a mis en place une politique d’action pour la création de « séjours touristiques », d’une part en incitant les professionnels à œuvrer ensemble (agents de voyages / hébergeurs / prestataires) par le moyen de réunions informatives et de travail, et d’autre part en mettant à leur disposition plusieurs moyens de promotion (publication de brochures, communication, etc.). Au fil des ans, cette politique a évolué suivant la demande du marché (séjours pour groupes et individuels, puis séjours uniquement pour individuels, puis enfin cessation de l’édition au profit d’Internet).
Malgré ces facteurs favorables, l’agritourisme truffier représente une faible part de l’offre touristique autour de la découverte de la truffe dans le Vaucluse.
L’agritourisme truffier : une activité peu développée
Les agriculteurs-trufficulteurs qui développent une activité touristique en rapport avec la truffe sur leur exploitation sont très peu nombreux. Il y aurait environ 500 trufficulteurs dans le Vaucluse, dont autour de 80 sont adhérents au Syndicat des trufficulteurs de Vaucluse[9]. Parmi ces trufficulteurs, il n’y a qu’une dizaine d’agriculteurs qui développent l’agritourisme truffier. Deux d’entre eux sont répertoriés sur les réseaux « Bienvenue à la ferme » et « Accueil paysan ». Dans ces conditions, l’agritourisme truffier apparaît comme une activité très marginale et il est délicat de parler d’agritourisme lorsque, selon l’un de nos interviewés, « plus de 90 % des ‘producteurs’ à faire de l’agritourisme truffier ne sont pas des producteurs mais des revendeurs », ce qui nous a été confirmé par le président du Syndicat des trufficulteurs de Vaucluse, notamment pour les démonstrations de cavage : « c’est vrai qu’il y a des personnes qui organisent des séances de cavage, mais ce type de pratique n’est pas à retenir comme agritourisme ». Il s’agit le plus souvent d’habitants locaux qui louent le droit de ramasser des truffes dans une truffière appartenant à un particulier (parfois agriculteur) ou à une collectivité pour la revente. En Italie, « l’abjudication » est plus règlementée qu’en France (elle nécessite l’obtention d’un permis de caver), mais elle y est davantage associée à des pratiques de loisirs qui relèvent du tourisme rural plus que de l’agritourisme[10] (même si l’État a cherché à augmenter la part des agriculteurs parmi les caveurs autorisés).
Pour les agriculteurs professionnels dont l’activité principale est la trufficulture (ils ne sont que quelques-uns dans le Département du Vaucluse, et peut-être quelques dizaines en France pour environ 15 000 trufficulteurs selon les estimations de la Fédération française des trufficulteurs (Olivier et al., 2012), c’est surtout une façon de développer la vente directe (Delfosse et Bernard, 2007) sans passer par les marchés de gros. C’est le cas notamment de Joël Gravier à Pernes-les-Fontaines près de Carpentras. Ce fils et petit-fils de trufficulteur a décidé au début des années 2000 de s’installer en tant qu’agriculteur-trufficulteur, en intégrant l’accueil des touristes dans son exploitation durant quelques heures, avec la projection d’une vidéo, de l’information technique sur la trufficulture, une démonstration de cavage suivie d’une dégustation. Ainsi, 80 % de son chiffre d’affaires provient de la trufficulture et des activités commerciales et touristiques qui en découlent, tandis que ses autres activités agricoles (l’apiculture et l’oléiculture) ne lui fournissent que des revenus d’appoint. Gravier fait figure d’exception, avec quelques autres producteurs, dans son choix délibéré de proposer une offre touristique sur son exploitation pour développer la vente directe[11] parmi les quelques agriculteurs dont les revenus proviennent essentiellement de la trufficulture : ces derniers préfèrent commercialiser directement leur production auprès des professionnels de la restauration. Gravier explique cette exception par la taille réduite de son exploitation, qui l’empêche de garantir aux restaurateurs un approvisionnement régulier. Il a fait de cette faiblesse un atout, en utilisant l’agritourisme comme un moyen d’acquérir une réputation dans le milieu trufficole et auprès d’un plus large public, ce qui lui permet également d’offrir des formation à la trufficulture sur son exploitation. Mais le manque de temps et de moyens l’empêche actuellement de proposer des chambres d’hôtes et une offre touristique diversifiée. C’est sa sœur, Mireille Gravier, à qui il a cédé récemment l’activité oléicole, qui développe aujourd’hui une offre d’accueil et d’hébergement (trois chambres) dans l’exploitation. Elle est membre du réseau « Accueil paysan[12] ».
À Monteux, au pied du mont Ventoux, une autre famille d’agriculteurs-trufficulteurs (Éric et Dominique Jaumard) a développé des chambres d’hôtes en complément de la production et de la commercialisation de truffes et de produits truffés[13]. Ils proposent des journées et des séjours de fins de semaine pour découvrir la truffe, avec des promenades dans les truffières, des visites de la conserverie, des dégustations à base de truffes, des repas truffés en hiver (dîners à la ferme) et en été (déjeuners dans les truffières) pour des offres allant de quelques dizaines à quelques centaines d’euros (en février 2012). Ils sont adhérents du réseau « Bienvenue à la ferme ». Dans ces deux exploitations agricoles, l’agritourisme truffier est une activité principalement hivernale (autour de la découverte de la tuber melanosporum), additionnée d’une activité estivale (autour de la découverte de la tuber aestivum).
Les autres agriculteurs ayant développé l’agritourisme truffier sont pour la plupart des viticulteurs. Cela s’explique d’un côté par la spécialisation viticole qui prédomine dans le Vaucluse et de l’autre par le lien étroit historique et géographique entre la trufficulture et la viticulture dans le Sud-Est de la France, où les truffières ont souvent remplacé les vignes arrachées en période de crise viticole. Plus récemment, le développement du tourisme viti-vinicole s’est accompagné d’une valorisation des productions alimentaires locales, notamment quand la notoriété de celles-ci permet de valoriser la production viticole. C’est ce que fait par exemple Christian Allègre, propriétaire d’une exploitation viticole à Richerenches : il propose de décembre à mars des démonstrations de cavage suivies de dégustions des vins de son domaine. La proximité du plus gros marché aux truffes de France attire de nombreux visiteurs chaque samedi matin en hiver et certains d’entre eux viennent, à la lecture des guides touristiques, compléter cette visite par une démonstration de cavage chez Christian Allègre. L’agritourisme truffier est ici un appoint de revenus et un moyen efficace pour développer les ventes directes de vins, de truffes et de produits truffés. Au Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) Le Viguier, sur les pentes du mont Ventoux, un couple d’éleveurs ovins propose des séjours de découverte de la truffe à la ferme ; ils offrent cinq chambres d’hôtes. En hiver, ces éleveurs proposent des formules pour les couples autour de la découverte de la truffe sur deux jours (comprenant une démonstration de cavage, un repas truffé, l’hébergement en chambre double et le petit-déjeuner) pour 200 euros (en février 2012). L’agritourisme truffier est ici à la fois un appoint de revenus par rapport à leur activité d’éleveurs, mais il est aussi et surtout un moyen d’amortir en saison creuse les frais d’investissement liés à l’installation des chambres d’hôtes. C’est également le cas chez Christian Tortel à Visan, qui a développé une offre touristique (fin de semaine de découverte) autour de la truffe depuis 2006.
La diversité des offres[14] explique l’hétérogénéité sociale de la clientèle, soulignée dans les réponses à notre questionnaire, même si deux réponses précisent qu’il s’agit surtout de touristes plutôt aisés exerçant une profession libérale, tandis qu’une troisième réponse mentionne une clientèle composée en majorité de « cadres moyens ». Cette clientèle est principalement constituée de couples pour les séjours de découverte autour de la truffe, et de groupes pour les démonstrations de cavage s’effectuant sur une demi-journée. Cela signifie pour chaque exploitation l’accueil de quelques dizaines (notamment pour ceux qui ne développent que les séjours de découverte) ou quelques centaines (ceux qui accueillent des groupes pour les démonstrations de cavage) de touristes par an. Ces touristes ont entre quarante et soixante ans et ils viennent spécifiquement dans le Vaucluse pour découvrir la truffe, notamment en hiver (deux agriculteurs mentionnent également des demi-journées et des séjours de découverte de la truffe d’été, qui s’adressent davantage à une clientèle de passage). Les réponses au questionnaire font apparaître des similitudes quant à la provenance de la clientèle, qui serait composée à 50 % ou 60 % de Français provenant surtout de grandes villes (Marseille, Lyon et Paris principalement) et de régions non productrices, et de 40 % à 50 % d’étrangers, dont des Suisses, des Belges et des Allemands, mais aussi des Étatsuniens et des Brésiliens.
Les raisons de la faiblesse de cette activité
Au cours de notre enquête, plusieurs facteurs limitant le développement de l’agritourisme truffier sont apparus. L’initiative vient principalement des acteurs du tourisme, tant à l’échelle départementale qu’à l’échelle locale. Les efforts ponctuels, encouragés depuis une vingtaine d’années par le Comité départemental du tourisme, pour créer une synergie entre les acteurs en vue de développer une offre touristique autour de ce produit emblématique se heurtent à de multiples difficultés, notamment :
D’une part, le Syndicat des trufficulteurs de Vaucluse (qui ne regroupe qu’une partie des producteurs, dont l’immense majorité est constituée d’amateurs), s’implique peu ou pas dans l’essor d’une telle activité. Comme nous l’a expliqué son nouveau président, « nous sommes plus actuellement dans une optique de défense de nos truffières que dans le développement touristique ». Les démonstrations de cavage sont du reste perçues avec méfiance par les uns (« si c’est pour que l’on vienne ensuite voler nos truffes »), avec sarcasme par les autres (« le plus souvent, c’est du cirque pour les touristes : vous enterrez une truffe et vous guidez le chien pour la déterrer »).
La faiblesse et l’irrégularité de la production rendent les investissements très aléatoires pour l’accueil des touristes (par exemple l’équipement d’une salle de projection, d’une salle d’exposition, ou encore d’un espace réservé à la vente directe) venant découvrir et déguster ce produit emblématique. Cette irrégularité explique en grande partie l’opacité de la filière : s’exposer en tant que trufficulteur développant une activité touristique autour de ce produit, c’est prendre le risque d’attirer des braconniers et les services des impôts alors que les truffières sont rarement déclarées. Comme nous l’a expliqué un des producteurs interviewés, « le trufficulteur ne veut pas se montrer, il est discret… Il veut faire du ‘black’ pour ne pas avoir à payer de charges sur un ‘truc’ qu’il ne maîtrise absolument pas et qui lui a coûté très cher en investissements. »
Conclusion
En conclusion, force est de constater que l’agritourisme truffier est une activité très peu développée dans le Vaucluse, les agriculteurs-trufficulteurs étant à la fois peu nombreux et peu enclins à se faire connaître pour éviter d’attirer la convoitise des voleurs de truffes[15] et l’attention des services fiscaux et administratifs. Les agriculteurs propriétaires de truffières restent discrets et ils jouent un rôle très secondaire dans la valorisation touristique de ce produit de niche. Ce sont principalement des commerçants et des professionnels du secteur du tourisme et de l’hôtellerie-restauration (notamment le Comité départemental du tourisme et les offices de tourisme, les musées de la truffe et les maisons de la truffe gérés par des sociétés privées, des guides touristiques indépendants) qui impulsent une dynamique de tourisme gastronomique et culturel autour de la truffe noire, appelée « rabasse » en Provence (Rocchia, 1995), à travers la visite des marchés[16] et des musées de la truffe[17] et l’organisation des journées et des fêtes de la truffe. Notre enquête a ainsi pu mettre en évidence les limites de la valorisation de ce produit de niche comme une ressource pour le développement agritouristique dans le Vaucluse, alors que dans le Périgord ou dans le Piémont italien cette activité apparaît comme une forme intéressante de diversification de l’offre de tourisme rural.
Appendices
Notes
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[1]
Individus ayant effectué un déplacement de loisir en dehors de l’espace et du temps du quotidien.
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[2]
Plusieurs facteurs ont causé une forte déforestation dans les premières décennies du XIXe siècle, dont : la Loi du 4 septembre 1791 permettant aux paysans de disposer librement de la forêt et « les énormes besoins de l’industrie naissante » (Pitte, 1983 : 84). Cette déforestation prend fin avec le code forestier de 1827 et les politiques de reboisement sous la monarchie de Juillet et sous le Second Empire visant à limiter les risques liés aux crues. C’est le cas du reboisement des pentes du mont Ventoux à partir de 1860, à la suite d’importantes crues.
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[3]
Déjà, en 1892, Adolphe Chatin écrivait à propos du Vaucluse : « la production de la truffe a décuplé depuis quarante ans par les boisements dont le Vaucluse fut le premier berceau et elle augmente chaque jour » (p. 233).
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[4]
Notamment le dossier de presse 2012 « La truffe noire du Ventoux et du Comtat Venaissin ».
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[5]
Voir le site de Truffe Émotion : <http://www.ot-valreas.fr/fr/truffe.php5> (dernière consultation : 10 décembre 2015).
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[6]
Entretien en avril 2012 avec Daniela Damiani, pôle communication de l’Agence départementale de développement et de réservation touristiques. Elle s’occupe notamment des dossiers touristiques concernant la truffe.
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[7]
Ce n’est pas le cas du Vaucluse, avec une agriculture spécialisée dans la production de vins et de fruits (respectivement environ 40 % et 30 % du chiffre d’affaires agricole).
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[8]
L’équipe de recherche MIT (Mobilités, Itinéraires, Territoires) a mis en évidence quatre motivations principales du touriste : le repos, la découverte, le shopping et le jeu (Knafou, 2002).
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[9]
Entretien avec Patrice Goavec, président du Syndicat des producteurs de Vaucluse.
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[10]
Antonella Brancadoro, ancienne présidente de l’Association des villes de la truffe, soulignait, à l’occasion du séminaire « Truffe, trufficulture et développement local » de Sorges-en-Périgord (19-20 mai 2001), que 200 000 caveurs étaient autorisés en Italie, et que 75 % d’entre eux étaient des amateurs alors que seulement 5 % étaient des agriculteurs.
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[11]
Il est également le seul agriculteur-trufficulteur professionnel du Vaucluse à avoir un site marchand, dont la part dans son chiffre d’affaires reste négligeable, mais qui lui permet d’avoir une vitrine et, comme il dit, « d’avoir pignon sur rue ».
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[12]
<http://www.lapaysanne-hebergement-perneslesfontaines.com/> (dernière consultation : 10 décembre 2015).
-
[13]
<http://www.truffes-ventoux.com/> (dernière consultation : 10 avril 2015).
-
[14]
Pouvant aller de cinq à quinze euros pour une démonstration de cavage à quelques centaines d’euros pour une fin de semaine de découverte autour de la truffe.
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[15]
En décembre 2010, un agriculteur-trufficulteur (président du Syndicat des jeunes agriculteurs de la Drôme) a abattu près de Grignan (à proximité de l’Enclave des Papes) un voleur de truffes.
-
[16]
Les trois principaux se déroulent à Valréas le mercredi, à Carpentras le vendredi et à Richerenches le samedi.
-
[17]
La Maison de la truffe et du vin du Lubéron à Ménerbes, le Musée de la truffe du Ventoux et du coquetier d’art à Monieux. À ces deux musées situés dans le Vaucluse, il faut ajouter la Maison de la truffe et du Tricastin à Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme), près de l’Enclave des Papes.
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