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Il y a huit ans, la revue Téoros (2006) consacrait un numéro au « Tourisme gourmand ». Jean-Pierre Lemasson proposait de le penser, sous cette dénomination, comme une prochaine « raison centrale » de l’activité touristique. Il posait aussi la question, cruciale, des référents à travers lesquels on pourrait le définir (Lemasson, 2006). Cette livraison actait l’émergence d’un phénomène relativement nouveau, à savoir le « bien manger » et le « bien boire », désormais constitués en ressources et en attractions touristiques (MacCannell, 1976 ; Shahrim, 2006 ; de Grandpré, 2007). Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’intérêt que le voyageur ou le touriste porte à la chose alimentaire, à ce qu’il a « dans son assiette » (Andrieux et Harismendy, 2013), ait été nouveau. Nous savons que manger et boire ne sont pas seulement des besoins naturels qui produisent des formes élémentaires de comportements culturels et appétitifs (Fischler, 1990). La sociobiologie, la primatologie, les neurosciences nous montrent qu’ils sont aussi des besoins liés à la vie sociale et au lien avec l’environnement. Ces besoins procèdent, chez les hominiens, d’un état naturel (Baumeister et Leary, 1995), et induisent tout autant de comportements appétitifs, de systèmes de récompenses et de représentations culturelles, c’est-à-dire de représentations mentales qui produisent un même effet comportemental chez tous les individus qui partagent cette même représentation (Drestke, 1995). Mais cet intérêt commun pour la chose du manger et du boire, naturellement culturel, n’était pas encore constitué en phénomène touristique, universalisé, qui devient l’objet d’un savoir constitué, dont la généalogie, mise en regard de ses contextes de production, mérite d’être rapidement rappelée.

Car, pour les voyageurs du passé comme pour les touristes des temps contemporains, ce que nous nommons aujourd’hui les cultures alimentaires ont toujours constitué un attrait. L’anthropologie historique comme les études littéraires montrent que les récits de voyages qui nous sont parvenus depuis l’Antiquité font état de la curiosité manifestée par le voyageur vis-à-vis des mœurs alimentaires des populations visitées, des aliments produits par les contrées traversées, de la qualité des nourritures et des boissons servies chez l’habitant, dans les auberges, dans les rues et, plus tard, dans les restaurants. Depuis que des travaux de recherche se sont consacrés à l’alimentation, nous savons que manger en voyage, c’est s’incorporer, l’autre et l’ailleurs, en faire son corps (Margolin, 1970 ; Fischler, 1990 ; Stagl, 1995 ; Csergo, 1996a ; Tibère, 1997 ; Bessière, 2001). Les études historiques montrent aussi que c’est dans la France de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle qu’émergent les conditions de l’autonomisation croissante de la composante alimentaire du voyage : on assiste à ce moment à l’apparition concomitante de quatre phénomènes qui s’interpénètrent et se nourrissent les uns des autres : le tourisme (Boyer, 1996) ; le patrimoine – sous sa forme première de « monument historique », c’est-à-dire du vestige qui dit d’où nous venons et ce que nous sommes (Bertho Lavenir, 1999) ; la gastronomie – quand le mot grec est réinventé en français pour dire le « bien manger » qui englobe tout à la fois qualité et typicité du produit, savoir-faire culinaire, manières de consommer et façons d’en parler (Ory, 1998 ; Csergo, 2016) ; la naissance du restaurant dans les villes (Aron, 1973 ; Huetz de Lemps et Pitte, 1990).

Les « Itinéraires » pour voyageurs, ces « guides d’avant les guides » (Chabeau et al., 2000), autant que les « Livres de pays », édités depuis le Moyen Âge au moins (Laurioux, 2005a ; 2005b), prescrivaient déjà, pour chaque contrée traversée, les paysages et les vestiges historiques sur lesquels le voyageur devait porter et attarder son regard. Ils indiquaient aussi les richesses, agricoles et industrielles, des territoires (terrouer, en vieux français) et des villes, parmi lesquelles étaient souvent mentionnées des productions alimentaires, sur lesquelles les auteurs étaient enclins à porter des appréciations et engager ainsi le lecteur à les goûter. En vertu de la fonction pratique qui est la leur, ces ouvrages indiquaient enfin, et de façons distinctes, des haltes et des points d’étape afin que les voyageurs puissent savoir où dormir et où manger. Néanmoins, ce sont les guides imprimés produits au XIXe siècle qui, en lien avec l’intérêt naissant pour une gastronomie qui commence à être pensée comme une attraction, intègrent au « où manger », le « que manger ». Sur le principe du jugement et de l’évaluation qualitative, ils orientent désormais les pas, l’appétence et le goût du voyageur vers le bon et le bien manger. Ce sont eux qui sont à l’origine de la forme contemporaine des guides gastronomiques et des classements internationaux. Grimod de la Reynière [1758-1837] est le fondateur de ce genre éditorial avec son Almanach des gourmands, que l’on peut considérer comme le premier guide gastronomique de l’histoire. Paru en huit livraisons entre 1803 et 1812, il dessine, à travers l’élaboration de listes de produits locaux et de répertoires d’« artistes en comestibles » (producteurs, artisans, restaurateurs), une première géographie des meilleurs produits gourmands du territoire, des hauts lieux de leur production et de leur consommation. Tous les guides touristiques ultérieurs intégreront désormais ces composantes. Ils construisent des réputations, produisent des représentations mentales qui induisent des comportements appétitifs récompensés par le plaisir que procurent la satisfaction du goût et celle de l’appartenance au groupe distinctif des amateurs de bonne chère. Ainsi, durant le XIXe siècle, la préoccupation du bien manger et du bien boire en voyage fait que la gastronomie peut, pour ses amateurs les plus éclairés, trouver une place parmi les motivations qui font entreprendre un voyage, bien qu’elle n’en apparaisse jamais comme la motivation principale (Csergo, 2011). Il faudra du temps pour que ce phénomène culturel naissant se diffuse à l’ensemble de la société et qu’il soit pris en compte par les tenants du développement touristique.

Ce n’est qu’au début du XXe siècle, alors que la mondialisation, des capitaux, des industries et des échanges commence, dans le contexte du libéralisme, à susciter d’impitoyables concurrences entre les puissances qui se partagent les marchés, que le tourisme commence à être pensé comme un secteur d’activité utile au développement économique des territoires. Parmi les ressources à offrir pour rendre la France attractive, l’accent est mis sur l’histoire, les vestiges archéologiques, les monuments historiques, le paysage, mais aussi sur les attraits d’une ville comme Paris, par exemple, qui bénéficie depuis des siècles d’une réputation de ville des plaisirs. C’est à tous ces titres que la gastronomie devient partie intégrante de l’offre à mettre en avant : elle synthétise les ressources culturelles de la France, incarne son histoire, le mode de vie, la sensibilité et l’hédonisme réputé de ses habitants. Elle caractérise un art de vivre « à la française », et constitue une représentation de l’identité de la France et des Français à laquelle contribuent autant les visités que les visiteurs. Les réformateurs sociaux et progressistes, que David Harvey (1990) a désignés comme des « modernistes internationaux », tels qu’Édouard Herriot (1917 ; 1919), qui fut maire de Lyon de 1905 à 1940 (Csergo, 2008), ainsi que les fondateurs du socialisme rural, comme Michel Augé-Laribé (1912), ont été en quelque sorte les premiers « gastropolitiques », pour reprendre le concept d’Arjun Appadurai (1981), voire les inventeurs de la gastrodiplomatie, pour reprendre cette fois un concept apparu aux États-Unis dans un article de The Economist (2002). Ces acteurs politiques sont les premiers à avoir pensé et organisé le lien entre tourisme, gastronomie et développement économique. En articulant la dynamique production–consommation qui s’opère autant au bénéfice de l’enrichissement des campagnes qu’à celui des villes, la gastronomie est perçue comme une ressource pouvant être exploitée par l’industrie touristique qui favoriserait, en retour, des revenus, de l’emploi, mais aussi le développement de la vie locale (Csergo et Lemasson, 2008). C’est dans ce contexte qu’a été organisé dans la France de la première moitié du XXe siècle, et plus particulièrement à Paris, à Lyon ou à Dijon (Laferté, 2002), la mise en attraction touristique d’une tradition gastronomique française qui s’oriente dans deux directions complémentaires : celle de la splendeur des tables aristocratiques, que l’on retrouvera dans les grands restaurants – qui deviennent, pour la riche clientèle touristique de l’époque, notamment américaine, le symbole de l’art de vivre et du luxe « à la française » ; et celle du charme provincial, des produits et des plats locaux, des spécialités qui se construisent comme du typique et qui distinguent une localité d’une autre localité, un pays d’un autre pays. La gastronomie devient la voie d’accès à ce qui est dit alors « l’âme » du pays (Csergo, 1995 ; Rauch, 2008). C’est donc sur l’histoire singulière de sa relation à la table, qui puise ses racines dans le temps long, que la France construira, à travers le monde et par la propagande touristique, son image de « pays de la gastronomie » (Hache-Bissette et Saillard, 2009). De sorte que, au-delà de l’essor des recettes touristiques et de la contribution qu’elles amènent au développement local, l’attraction gastronomique fait naître une demande favorable aux marchés à l’exportation, particulièrement pour les produits considérés comme les plus typiques de « l’esprit » et des savoir-faire français, comme les vins, les liqueurs et les spiritueux, l’épicerie fine, le champagne, le foie gras, etc. Dans tous les cas, les producteurs agricoles et vitivinicoles, les pêcheurs, les artisans des métiers de bouche, les cuisiniers et les restaurateurs, bénéficient de cette activité et assurent ainsi la vie et la prospérité des territoires.

Si le lien entre tourisme et gastronomie se construit dans la France de la première moitié du XXe siècle, il demeure alors un phénomène très circonscrit. Il n’accède pas encore à cette valeur, objective et universelle, qui en fera un phénomène mondialisé. Il représente ce que Jean-Paul Aron nommait, dans ses séminaires de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), un « phénomène murmurant » qui ne pourra devenir « tonitruant » qu’une fois certaines conditions réunies. Ce tournant se situe dans les décennies 1960-1990. Elles voient la conjonction de trois éléments contextuels déterminants. Le premier renvoie à la naissance, au sein des institutions internationales, de la « doctrine du tourisme culturel » (Cousin, 2006 ; 2008). Le deuxième renvoie à l’invention du « dogme économique » de la culture. En effet le concept d’industrie culturelle proposé et analysé par Theodor Adorno (1964) modifie la perception, longtemps perpétuée, selon laquelle les productions artistique, créative et patrimoniale entretiendraient une sorte de suprématie hiérarchique sur les autres productions, qui ne connaîtraient quant à elles qu’une vocation commerciale. Il devient désormais admis que la culture produit des biens et des services qui sont tout autant chargés de dimension marchande que les autres productions, et qu’à ce titre elle participe à la croissance et au développement économique et social (Benhamou, 2012). Le troisième élément de contexte favorable à l’émergence du phénomène qui nous occupe renvoie au processus d’extension progressive des territoires de la culture qui se met en place durant les mêmes années (Khaznadar, 2014.)

À partir des années 1960, à la faveur des recompositions géopolitiques et géoéconomiques qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les organismes internationaux comme l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO 1945) et l’Organisation mondiale du tourisme (OMT, 1974 – anciennement l’Union internationale des organismes officiels de tourisme / UIOOT), ainsi que l’organisation non gouvernementale qu’est le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS, 1965) s’intéressent au tourisme. Les prévisions d’essor démographique et d’essor des mobilités, alors que les pays industrialisés connaissent un contexte d’élévation des niveaux de vie et d’accroissement du temps de congés payés, conduisent à identifier le tourisme comme un secteur d’activité promis à une croissance importante. Ces prévisions rencontrent les préoccupations de développement économique des pays du Sud, consécutives à la décolonisation, et l’entrée des pays africains à l’Organisation des Nations Unies (ONU). Dans un premier temps, les organisations onusiennes valorisent le tourisme culturel comme vecteur d’échanges culturels : en 1963, le Conseil économique et social des Nations Unies soutient que le tourisme culturel apporte une contribution à la cause de l’amitié et de la compréhension entre les peuples ; en 1966, l’UNESCO déclare, par résolution, que le tourisme culturel contribue au renforcement de la paix dans le monde. Progressivement, ce sont les aspects économiques du développement touristique qui seront mis en avant. Dans ses travaux, Saskia Cousin (2008) a retracé les contextes d’invention de « la doctrine du tourisme culturel », d’élaboration de ses chartes de 1976 et 1999, et des arguments avancés en faveur des bienfaits qu’il exerce sur les populations (visiteurs et visités), sur la valorisation des cultures, sur le développement économique. Des programmes sont soutenus par l’UNESCO pour développer ce tourisme et des accords sont signés avec l’OMT. On pense notamment aux activités menées dans le cadre de la décennie mondiale du développement culturel déclarée par l’UNESCO pour 1988-1997 (UNESCO, 1997) ; ou à la signature, en février 1996, de l’accord complémentaire entre l’UNESCO et l’OMT « pour donner à la culture la place éminente qui lui revient dans les stratégies et projets de développement touristiques ». Dans ces cadres, les patrimoines attachés aux ressources paysagères, naturelles, voire agricoles, des territoires commencent à apparaître comme de potentielles attractions touristiques qui pourraient servir la durabilité du développement, qu’il soit local, régional ou national.

La prise en considération de la dimension culturelle dans le développement, l’affirmation et l’enrichissement des identités culturelles conduit les institutions onusiennes à la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles (UNESCO, 1982). En référence aux instruments relatifs aux droits de l’homme[1], elle affirme que la culture est un droit fondamental, au même titre que les droits sociaux ou économiques, et que le droit des peuples à disposer librement d’eux-mêmes se manifeste également dans le secteur culturel dont les productions relèvent des identités culturelles. Opérant un passage, qui sera déterminant, du droit à la culture au droit à la diversité des cultures, elle affirme encore que le droit à la libre affirmation des identités culturelles contribue à la libération des peuples et à leur développement économique.

Au-delà de la reconnaissance de significations nouvelles et de droits nouveaux au secteur culturel, cette Déclaration élargit dans le même temps les territoires de la culture, longtemps cantonnés à ceux de la culture savante et des savoirs élitistes. Elle acte une anthropologisation de la définition de la culture (Taylor, 1871) qui, précise-t-elle, « peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances […] ». Cette définition étend de fait la notion de patrimoine culturel d’un peuple « aux œuvres de ses artistes, de ses architectes, de ses musiciens, de ses écrivains, de ses savants, aussi bien qu’aux créations anonymes, surgies de l’âme populaire, et à l’ensemble des valeurs qui donnent un sens à la vie ». Elle énonce alors que le patrimoine « comprend les œuvres matérielles et non matérielles qui expriment la créativité de ce peuple : langue, rites, croyances, lieux et monuments historiques, littérature, œuvres d’art, archives et bibliothèques » (art. 23). Ces orientations seront reprises et développées dans la Recommandation sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire (1989) qui expose que « la culture traditionnelle et populaire », diffuse, vivante et grandement menacée par les risques d’uniformisation nés de la mondialisation culturelle, comprend, « entre autres, la langue, la littérature, la musique, la danse, les jeux, la mythologie, les rites, les coutumes, l’artisanat, l’architecture et d’autres arts ». En 2001, la Déclaration universelle sur la diversité culturelle confirme à son tour que la culture constitue l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérise une société ou un groupe social, et qu’elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. Affirmant que la diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire que la biodiversité dans l’ordre du vivant, ce qui justifie qu’elle bénéficie du statut de patrimoine commun de l’humanité, elle est présentée comme une source de développement, en termes de croissance économique et d’emplois, mais aussi en termes d’accès à une existence intellectuelle, affective, morale et spirituelle satisfaisante.

Cette évolution, qui change en profondeur les définitions de la culture, autorise le renouvellement du regard porté sur la ressource à mettre en tourisme. Les acteurs touristiques arriment de nouvelles attractions sur les nouvelles sensibilités culturelles. Le regard porté sur le tourisme culturel se modifie en conséquence. Il ne renvoie plus seulement aux visites d’institutions culturelles, au tourisme que nous pourrions dire « d’attitude cultivée », comme la visite de musées, de sites archéologiques, de vestiges lapidaires, de monuments historiques (Bourdieu et Darbel, 1967). Il intègre désormais les cultures dites traditionnelles – c’est-à-dire celles qu’un groupe social estime provenir du passé par transmission intergénérationnelle (van Zanten, 2002) –, matérielles et immatérielles, avec les risques de reconstruction ethnique et de folklorisation que leur fait désormais courir la demande touristique (MacCannell, 1986).

C’est bien à travers ce processus d’élargissement des territoires de la culture que ce que les anglo-saxons nomment indistinctement food (Reynolds, 1993), et que je choisis de désigner ici par le terme gastronomie, commence à se construire comme une ressource culturelle, susceptible de se constituer en attraction. Car, dans son sens historique, qui est francophone, la gastronomie comprend autant les productions agricoles et alimentaires que les cuisines et les modes de consommation, les systèmes de valeur et les manières de vivre, à condition qu’ils soient inscrits dans les territoires de l’identité. C’est ce qui fait aussi leur qualité. À ce titre elle constitue, pour toutes les communautés, et dans l’ampleur de leurs diversités, une expression culturelle qui repose sur la production et la consommation de biens, de services et d’espaces culturels (Csergo, 2016). C’est à tous ces titres que la gastronomie procède de la valorisation commerciale des représentations des identités culturelles (Csergo, 1995 ; Poulain, 1997 ; Tibère, 1997), qui ont un impact sur la satisfaction apportée par le voyage (Smith, 1991 ; Hu et Ritchie, 1993 ; Ryan, 1997).

Dans le cadre de la mise en place par l’UNESCO de la décennie mondiale du développement culturel (1988-1997), des premières pistes émergent sur la mise valeur touristique des ressources alimentaires, notamment au regard des revenus qu’elles peuvent procurer aux populations pauvres des zones rurales. Mais c’est en 2000 qu’a lieu, sous l’égide de l’OMT, une grande conférence internationale sur le thème des aliments locaux et du tourisme (WTO, 2003a), au même moment ou sont publiés les résultats d’une enquête lancée par l’OMT, entre juin et octobre 2000, sur « La politique touristique en matière d’aliments locaux » (WTO, 2003b). Cette enquête vise, d’une part, à faire un état des lieux des politiques menées en faveur de la valorisation touristique des productions alimentaires et des cuisines ; d’autre part, à avancer des mesures à prendre en faveur de la constitution de la production alimentaire et de la cuisine comme ressources touristiques. Plus de 80 pays y ont participé, sur tous les continents. L’Amérique du Nord n’est pas représentée et, alors que la plupart des pays européens y figurent, la France demeure la grande absente. Les thématiques abordées tournent autour de la valorisation du patrimoine (traduction dans le document du terme anglais heritage), des denrées et des cuisines, comme si l’approche et la valorisation culturelle de l’alimentation ne pouvaient se faire qu’à travers l’idée d’un héritage, et non d’une création (Bessière, 1996 ; 2001 ; Poulain, 1997 ; 2001 ; Tibère, 1997 ; 2001). Les différents axes abordés dessinent les conditions favorables à la mise en tourisme de la ressource alimentaire et culinaire. Des avis sont demandés sur la contribution du patrimoine alimentaire et culinaire national (plats nationaux, régionaux, locaux, denrées originales, repas typiques, traditions, etc.) à l’image et à la mise en valeur touristique du pays ; sur les activités à développer pour exploiter la ressource que constituent la cuisine et les produits alimentaires nationaux ; sur les actions et les mesures de soutien menées dans ce domaine par les autorités nationales et locales, les organismes professionnels, les instituts d’études en tourisme et la recherche ; sur les mesures nécessaires à la mise en valeur du patrimoine alimentaire et culinaire national et de la cuisine locale dans le cadre du développement du tourisme ; sur l’existence d’inventaires des patrimoines alimentaires et culinaires nationaux, régionaux, locaux ; sur les politiques menées en faveur de la qualité et de la protection de l’origine des aliments ; sur les mesures de promotion de la cuisine et des produits alimentaires locaux. En annexe du rapport sont communiqués les résultats du recensement des patrimoines alimentaires et culinaires nationaux, où il était demandé d’énumérer des exemples de « produits culinaires jugés susceptibles d’être identifiés avec le pays et de le distinguer des autres pays ». En 2002, Anne-Mette Hjalajer proposera une première organisation de cette nomenclature autour de ce qu’elle établira comme les quatre ordres de produits touristiques qui contribuent à générer et à valoriser le tourisme gastronomique : espaces ; labels de qualité et standardisation de la production ; expérimentation ; échanges et production de connaissances (Hjalajer et Richards, 2002).

Telle que considérée par les institutions internationales, cette ressource touristique ouvre de nouvelles perspectives de développement pour les territoires ruraux et agricoles, et leurs populations. Cela concerne autant les pays du Sud, peu industrialisés, que les pays du Nord, où le triomphe du modèle productiviste conduit au délitement progressif des anciens modèles et des anciennes échelles de production. Dans tous les cas, au Nord comme au Sud, la puissance des multinationales de l’agroalimentaire, qui inondent les marchés de produits anonymes, reproduits en séries et sans caractères locaux, fait courir le risque d’uniformisation des cultures alimentaires, de la perte des identités et de la diversité culturelles (Cowen, 2002 ; Boudan, 2008).

Cependant, le mouvement qui porte l’offre touristique vers la valorisation de la gastronomie dépasse largement le cadre fixé par les organismes internationaux et qui ne concerne que les territoires qui ont peu d’opportunités de diversification d’offres touristiques autres que celles d’aliments réputés (Del Pilar, 2015). Car, dans le même temps, alors que les perspectives du marché touristique s’ouvrent vers des records inégalés, des pays, des villes, des régions, commencent à s’intéresser à ce marché touristique de la gastronomie, entendue cette fois au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire l’art de bien manger tel que promu par les grands chefs dans les restaurants réputés. En effet, les années 1990 marquent aussi un tournant important dans l’histoire de la cuisine et des restaurants. C’est le moment où la position dominante que les cuisiniers et les restaurants français occupaient de longue date dans le monde, et à travers laquelle ils faisaient la promotion des produits français, semble vaciller (Beaugé, 1999 ; Steinberger, 2009). La mondialisation des marchés et des mobilités a favorisé la visibilité d’autres modèles gastronomiques et le goût pour d’autres produits et d’autres styles culinaires. C’est l’époque où commencent à s’imposer le world food, le fast food et l’ethnic food. Les vins californiens, australiens, chiliens arrivent sur les marchés. Les cuisines japonaises et thaïes se constituent en nouveaux modèles de référence ; les cuisiniers britanniques comme Marco-Pierre White, catalans comme Ferran Adria, écossais comme Gordon Ramsay, danois comme René Redzepi, chef du Noma, provoquent des révolutions gastronomiques et deviennent les nouvelles stars mondiales. Ils impulseront un mouvement qui continuera à se développer dans le monde entier autour de Brésiliens comme Alex Atala, ou de Péruviens comme Gaston Acurio. Remettant en question les modes d’attribution des étoiles par le Michelin, dont l’internationalisation récente profitait surtout aux restaurants français établis à l’étranger, les pays anglo-saxons mettent en place de nouveaux modes d’évaluation des restaurants et de nouveaux classements, comme le World’s 50 Best Restaurants (2002), qui reconfigurent la scène culinaire mondiale. Or, la réputation des grands chefs et celle de leurs cuisines créatives procurent de nouvelles ressources qui se construisent, à leur tour, comme autant d’attractions touristiques. Cette guerre des fourneaux déclenche une concurrence acharnée : nombreux sont les pays qui misent sur les classements internationaux pour se promouvoir comme des destinations gastronomiques d’excellence et occuper des positions stratégiques sur les marchés.

Alors que la relation qui avait été établie par les institutions internationales, dans le cadre des nouvelles orientations à donner au tourisme culturel, valorisait l’aliment local et les cultures traditionnelles, une nouvelle relation s’établit entre le tourisme et la gastronomie, et ce, à travers l’offre des grands restaurants. Ce phénomène ouvre, avec des moyens promotionnels bien plus importants que ceux dont bénéficient les marchés d’aliments locaux, de nouvelles opportunités d’images des destinations. Elles se font autour de chefs qui mettent, ou pas, en valeur la ressource locale (Matta, 2010 ; Etcheverria, 2011 ; Clergeau et Etcheverria, 2013), puisque la globalisation alimentaire n’altère pas la demande d’aliments locaux (Kearns et Philo, 1993). Dès lors, le Japon, les États-Unis, la Chine, l’Espagne, le Pérou se présentent comme de nouvelles destinations gastronomiques. Enrichissant la fonction touristique de la ville comme vitrine culturelle (Hayllar et al., 2008), les acteurs du tourisme urbain développent une image culinaire dans l’objectif de renforcer l’attractivité des villes au regard du segment de clientèle constitué par les touristes à haut pouvoir d’achat, ceux qui font rentrer le plus de recettes touristiques. Les villes « gastronomiques » se mettent en réseau. L’UNESCO fonde en 2004, dans le cadre du réseau des villes créatives, c’est-à-dire celles qui identifient la créativité comme un facteur stratégique du développement urbain durable, le label des « Villes gastronomiques ». Lyon fonde en 2007 le réseau international des villes gourmandes « Délice ». Ces promotions contribuent à construire de nouvelles images des destinations urbaines (Beerli et Martin, 2004), de nouvelles représentations mentales, suscitent de nouveaux comportements appétitifs qui se traduisent dans les horizons d’attente du voyage, promettent des récompenses optimisées, sensorielles, mais aussi sociales, à travers le sentiment d’appartenance à un groupe d’amateurs de bonne chère qui prend dès lors une dimension internationale, soutenue par les réseaux sociaux et les blogues.

À partir de ce bref rappel des conditions contextuelles d’émergence du phénomène qui relie le tourisme et la gastronomie, j’ai souhaité montrer qu’il concerne à la fois le rural et l’urbain, le secteur agricole et le secteur culinaire, les lieux de la production, ceux de la distribution et ceux de la consommation, les produits locaux et leurs célébrations festives, la tradition et la création, les habitudes alimentaires et les modes de vie, l’expérience de la découverte. L’analyse du phénomène ne saurait en isoler un élément particulier et le dissocier de ce tout culturel.

Alors, comment comprendre les questionnements qui se sont multipliés à mesure que la recherche académique sur le tourisme investissait la thématique gastronomie ? Comment comprendre le sentiment de confusion qu’expriment les chercheurs dès qu’il s’agit de procéder à une revue de littérature sur le sujet et de mobiliser des concepts de référence ? Et comment tenter de définir les nuances qui seraient susceptibles de distinguer le food tourism, le tourisme gastronomique, le tourisme gourmand, le tourisme culinaire ou le tourisme de goût ? Nous n’allons pas retracer ici l’historiographie de la question, sur laquelle des travaux de doctorat ont commencé à se pencher (Ignatov, 2003 ; Shenoy, 2005 ; Shahrim, 2006), mais nous pouvons l’interroger à partir de quelques rapides constats qui proposent d’ouvrir des pistes d’analyse.

La recherche universitaire s’est intéressée à la thématique du tourisme et de la gastronomie à partir des années 1990, au moment même où le phénomène se constituait. Nous le savons. C’est aussi parce qu’il devient objet de savoirs qu’un phénomène peut exister. Mais, pour aborder cette production foisonnante, pour savoir « de quoi on parle », on ne peut manquer de se demander « d’où on parle », et ce, à divers niveaux d’interrogations.

La première interrogation renvoie à la question disciplinaire. Depuis quelle discipline parle-t-on ? Dans la francophonie, les études sur le tourisme comme celles sur l’alimentation ne sont pas construites comme des disciplines. Elles réfèrent à une somme d’approches où dominent les sciences sociales et humaines. Chaque discipline a son histoire, son corps de doctrine, ses modes de questionnement, ses méthodologies. Et elles se juxtaposent pour faire de l’alimentation et du tourisme des objets multidisciplinaires. Dans les mêmes champs, la recherche anglo-saxonne a, quant à elle, développé des approches globales qui tentent de s’intégrer les unes aux autres à travers la pluridisciplinarité. Elle a inventé les tourim studies (études touristiques) et les food studies (études sur l’alimentation). De ce fait, la production tend à se caractériser par une échelle plutôt micro ou méso dans le premier cas, et plutôt macro dans le second.

La deuxième question, qui est liée à la précédente, renvoie aux traditions académiques. Parle-t-on depuis la recherche francophone ou depuis la recherche anglophone ? Car, au-delà des champs disciplinaires, nous avons à faire à des cultures et à des traditions universitaires différentes, notamment dans la façon d’aborder le champ des études touristiques qui nous intéresse ici. Et nous avons à faire à des contextes socioéconomiques différents de production et de finalité des savoirs, dont la recherche porte obligatoirement l’empreinte. Ainsi, tandis que la littérature francophone, plutôt marquée par les approches anthropologique et ethnographique de l’alimentation et par l’aménagement du territoire, relatait des études de cas, appréhendant le tourisme gastronomique à partir des problématiques du rural, du développement local, du terroir et du patrimoine, la littérature anglophone, plutôt marquée par le marketing, la gestion et le management touristiques, visait plutôt à segmenter le phénomène global. Elle a cherché à en distinguer les composantes, à comprendre les ressorts psychologiques qui président au choix des destinations, à organiser et à classer les motivations de ces choix (Ignatov, 2003 ; Ignatov et Smith, 2006). Elle a cherché à mettre en place des indicateurs susceptibles de mesurer l’importance et les impacts de l’image de la destination, à caractériser les facteurs d’attractivité, et ce, dans la perspective de parvenir à conceptualiser et à modéliser le phénomène. L’objectif est ici de proposer des critères de définition d’une destination gourmande, culinaire ou gastronomique, et les stratégies d’image et de marché à mettre en œuvre à cet effet (Corigliano et Hjalajer, 2000 ; Hjalager, 2000 ; Hall, 2003 ; Hall et al., 2003 ; Shahrim, 2006).

Par là, nous en arrivons à la troisième question. Celle du choix des mots dont nous ne pouvons continuer à faire l’économie. Car, pour désigner des segments de clientèle à partir d’indicateurs portant sur les choix et les motivations des touristes, la recherche en marketing et en management a employé, par commodité, des termes différents, a déployé un large répertoire sémantique : selon le degré d’intérêt et de satisfaction manifesté par les touristes vis-à-vis de leur alimentation en voyage, de certains produits – comme le vin, l’aliment local, les cuisine populaires, le restaurant de haute cuisine –, de certaines activités – le musée, le festival, la démonstration culinaire –, cette recherche a produit des typologies de touristes. Elles vont du peu intéressé, dit food tourist (touriste rural ou urbain banal, qui fréquente les restaurants parce qu’il doit manger et qui peut visiter des marchés ou des festivals alimentaires comme il visiterait d’autres lieux et événements), au modérément intéressé, dit culinary tourist (qui porte un intérêt à l’ensemble de la sphère d’activités et de consommations alimentaires), au très intéressé, dit gastronomic ou gourmet tourist, c’est-à-dire dont le degré de motivation pour la chose alimentaire serait tel qu’il pourrait aller jusqu’à lui faire choisir une destination en fonction de sa seule offre gastronomique – ici dans le sens de haute cuisine et restaurant réputé (Lenglet, 2010).

Or, pour définir le phénomène qui nous intéresse ici, les chercheurs se sont référés à ces nuances sémantiques, qui relèvent en réalité de nuances opérationnelles et qui renvoient, de plus, à des répertoires linguistiques différents, celui de l’anglais international et celui du français. La multiplicité des mots retenus pour dire le phénomène a abouti à une inflation de définitions qui a elle-même brouillé les approches, alors qu’il s’agit du même phénomène. Il concerne toujours, de façon cumulative ou segmentée, en milieu rural ou en milieu urbain, des visites rendues aux producteurs agricoles et alimentaires (fermes, entreprises de production, artisans), des fréquentations de lieux de consommation (commerces, marchés, restaurants de cuisine populaire ou de fine cuisine, selon le niveau de ressources du touriste), de festivals et d’événements, d’expositions et de musées alimentaires. Bref, des activités touristiques qui prospèrent sur la plus ou moins grande ouverture d’esprit portée aux cultures, aux aliments, aux cuisines, aux goûts et aux usages des visités. Nous atteignons donc ici la nécessité qu’il y aurait pour la recherche internationale à se référer à un lexique commun. Car, quelle peut être la validité des concepts auxquels nous nous référons lorsque nous ne nous mettons pas d’accord sur le sens des mots ? L’expression food tourism (Hjalager et Corigliano, 2000 ; Hall, 2003), n’a pas beaucoup de sens dans sa traduction française qui serait « tourisme d’aliments ». Il en est de même pour le tasting tourism (Boniface, 2003), dont la définition est semblable, et dont la traduction par « tourisme de goût » n’aurait pas davantage de sens, notamment en fonction de la polysémie du terme goût. Quant au culinary tourism (Long, 1998 ; 2004 ; Ignatov, 2003 ; Ignatov et Smith, 2006 ; Jacobs et Smits, 2007), traduit en français par « tourisme culinaire », il comporte une dimension très restrictive, car le mot culinaire ne renvoie, selon son étymologie, qu’à « ce qui a trait à la cuisine », c’est-à-dire à l’acte de préparer et d’apprêter des aliments. Le tourisme gourmand, quant à lui, ne se retrouve pas dans la littérature ailleurs qu’au Québec qui, après quelques tâtonnements, a fait le choix de ce mot pour réconcilier la vision holistique et les perspectives du plaisir du mangeur (Lemasson, 2006). Il renvoie surtout à l’expérience de la sensorialité et à ses appétences, en dehors de tout espace et de tout lieu d’expression spécifique, ce qui est une vision à la fois large et restrictive du phénomène. Il reste, dans la littérature, le gastronomic tourism (Hjalager et Richards, 2002 ; Hall et Mitchell, 2005), généralement traduit en français par tourisme gastronomique ou par tourisme et gastronomie (Espaces, 1995), qui sont les expressions généralement employées dans la recherche francophone. Cependant la définition de la gastronomie, en français, c’est-à-dire en France et officiellement depuis 2014 en Europe, ne recoupe pas la définition en cours dans les pays anglo-saxons, à savoir celle qui renvoie au restaurant de haute ou de fine cuisine.

C’est en référence au sens historique de la gastronomie, terme que je propose de réhabiliter dans le champ de recherche qui nous intéresse ici, que j’ai proposé le titre de ce nouveau dossier. Le gourmand, le culinaire, le goût, la qualité, le terroir, la spécialité à manger ou à boire, les savoir-faire et les techniques de production, la convivialité et le lien social, les façons de consommer, les usages et l’esthétique, les restaurants et la haute cuisine, sont partie prenante de la définition historique de la gastronomie donnée par Joseph Berchoux en 1801 et par Jean Anthelme Brillat-Savarin en 1826. La gastronomie est le mot qui désigne toutes les composantes d’une culture du bien manger et du bien boire, culture différente selon les périodes de l’histoire, les peuples et les communautés du monde. Elle a été constituée comme une ressource culturelle, patrimoniale et touristique, à compter du moment où les territoires de la culture se sont vus élargis. Est-ce à dire, à travers cette définition, que le tourisme gastronomique ne serait qu’une des composantes du tourisme culturel ? C’est l’autre point de vue que j’ai défendu ici quand j’ai proposé d’intituler ce dossier « tourisme et gastronomie » plutôt que « tourisme gastronomique. » Dans le numéro de Téoros de 2006, Gérard Beaudet notait que dans l’expression tourisme gourmand, rien ne suggérait un espace géographique ou un lieu qui lui serait propre. La gastronomie, en effet, ne s’appuie pas sur un espace spécifique, comme le tourisme balnéaire ou le tourisme de montagne, le tourisme urbain ou le tourisme rural, même si elle s’organise autour de lieux qui peuvent même en devenir des hauts lieux. Elle ne s’appuie pas sur une activité en particulier, comme c’est le cas de l’agritourisme, du tourisme vitivinicole, du tourisme créatif, du tourisme sportif, de ski ou de randonnée, par exemple. Pourquoi donc parler de tourisme d’aliments, de goût, de cuisine, de gourmandise ? Parle-t-on de tourisme d’ouïe ou de tourisme mélomane, si, profitant d’un séjour dans un lieu, un touriste assiste à un concert ou à un festival de musique ? Ce qui n’est pas la même chose que s’il achète un forfait pour un séjour musical à Bayreuth, au moment du festival de musique. Or, les forfaits gourmands ou gastronomiques sont encore extrêmement rares, et ceux qui existent proposent généralement des destinations gastronomiques déjà réputées pour d’autres ressources culturelles ou naturelles, auxquelles le bien manger s’agrège. Car, excepté pour des amateurs très éclairés dont certains acteurs touristiques estiment qu’ils ne constituent pas plus que 2 % à 4 % de la clientèle – les études sérieuses manquent à ce sujet –, la gastronomie fait partie de l’ensemble des ressources culturelles d’une destination. Autrement que dans l’approche marketing, on ne saurait les segmenter. Et, comme les autres industries culturelles, la gastronomie produit des biens et des services destinés à être consommés et dont la consommation, notamment par les touristes, contribue au développement économique local, rural, urbain, national, à l’emploi non délocalisable, au lien social et à la vie des territoires. Ses lieux de production, de distribution et de consommation sont partie intégrante des questions liées à l’aménagement des territoires, au même titre que les musées, les monuments, les salles de spectacles, qu’ils soient de plein air ou de site (Csergo, 2016).

Ce nouveau dossier de Téoros ne suffira certainement pas à épuiser ces questionnements et ces débats. Il propose néanmoins, autour des cinq articles réunis ici, de nouvelles études de cas et des enquêtes qui enrichiront l’approche que nous pouvons avoir du phénomène. Olivier Etcheverria concentre son article autour de Michel Bras et de son restaurant trois étoiles à Laguiole (Aveyron, France). Il analyse la promotion que le chef cuisinier fait de son établissement et de sa localité et propose de suivre les phases de la construction d’un site touristique et d’une destination à partir du restaurant. Il fait le choix de retenir l’expression « tourisme gourmand », qui trouve son sens dans le détour que le touriste fait vers ce lieu de restauration, qui est aussi un lieu d’hébergement. À partir de cette étude de cas, Etcheverria propose de définir ce que pourrait être une destination gourmande lorsque le restaurateur devient l’acteur central du développement touristique. C’est, cette fois, à travers le rôle du producteur agricole que Florian Marcelin et Valeria Bugni posent la question de l’attractivité touristique. Leur approche se fait par le biais de l’étude de la politique de promotion de deux productions territorialisées phares, le vin de Vienne-Seyssuel (vallée du Rhône, France) et le fromage de Castelmagno (Piémont, Italie). Ici, c’est le producteur qui se fait l’agent de promotion touristique de son territoire, des ressources agricoles, mais aussi culturelles qui construisent son image et son attractivité. Dans la même logique, c’est une vision en creux que propose Vincent Marcilhac. Il s’intéresse au premier département français de production de truffes noires (Vaucluse) dont la réputation de produit gastronomique de luxe ne parvient cependant pas à faire de la trufficulture une attraction touristique, et des fermes des trufficulteurs, une destination agrotouristique. Quant aux deux derniers articles qui composent le dossier, ils ne partent pas des stratégies de l’offre et des acteurs touristiques. Ils ouvrent des perspectives en s’éloignant des points de vue institutionnels ou sectoriels, pour se mettre à l’écoute des touristes et tenter d’approcher la question par le biais de la demande, envisagée non pas à travers des concepts marketing, mais à travers les pratiques sociales et culturelles. Jacinthe Bessière, Élise Mognard et Laurence Tibère nous livrent les premiers résultats d’une enquête menée dans le courant de l’été 2011 auprès de vacanciers qui séjournent dans des territoires ruraux du Sud-Ouest de la France, destination la plus attractive pour les Français. Cette enquête interroge les statuts de l’alimentation en vacances, les motivations des choix alimentaires des vacanciers, la définition du bien manger en vacances et le lien qu’il entretient avec les cultures et les patrimoines alimentaires locaux, avec les lieux gastronomiques qui jalonnent les parcours touristiques. Enfin, s’appuyant sur les résultats d’une enquête socioculturelle menée durant l’été 2013 sur le Québec comme destination gourmande, Élise Corneau-Gauvin et Julia Csergo tentent de mieux cerner les pratiques, les horizons d’attente et les représentations que les touristes provenant des marchés de proximité (États-Unis et Canada) se font du tourisme gourmand et plus particulièrement de l’offre touristique gourmande québécoise. Elles mettent en évidence les écarts qui existent entre les perceptions et les attentes de la clientèle, et les représentations académiques, mais aussi marketing et communicationnelles du phénomène.

Nous proposons donc ici des éléments d’enrichissement de la réflexion, tout à la fois critiques et constructifs, des liens entretenus entre le tourisme et la gastronomie. Abordés à travers les environnements économiques et sociaux propices à l’engagement de nouveaux types d’acteurs touristiques, dont la clientèle est partie intégrante, ils souhaitent ouvrir à des analyses plus approfondies des rapports visiteurs–visités et des échanges culturels dans le développement et l’aménagement durables des territoires.