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Depuis quelques années, la monarchie bouddhiste du Bhoutan s’est ouverte sur l’industrie touristique pour stimuler une économie basée initialement sur les revenus de l’agriculture et de l’hydro-électricité et procurer de l’emploi aux jeunes dont la démographie est en hausse. Le flux des touristes vers le Bhoutan marque en effet une croissance qui s’est accélérée de manière spectaculaire à la fin des années 2000, ainsi qu’en témoigne le tableau 1 dont les chiffres restent néanmoins à analyser avec circonspection. Obtenus par le croisement de données statistiques internationales compilées par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) (Vellas, 2002 : 247 ; UNWTO, 2013) et de données locales consignées par le service du tourisme bhoutanais, les chiffres varient beaucoup et offrent des valeurs très optimistes dans les rapports du Comité du tourisme du Bhoutan (Bouthan Tourism Monitor 2012 ; 2013 ; 2014). Ils permettent néanmoins d’évaluer de grandes tendances.

Fig. 1

Tableau 1 : Arrivées de touristes au Bhoutan (1974-2014)

Tableau 1 : Arrivées de touristes au Bhoutan (1974-2014)
Réalisation : Evelyne Combeau-Mari ; réalisation : Emmanuel Marcade, Laboratoire de cartographie de l’Université de La Réunion

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Le tourisme devient le moteur d’une mutation majeure pour ce petit pays réputé comme étant l’un des plus fermés au monde. Enclavé entre deux géants – au nord la Chine, surmontée de sa haute chaîne du Tibet, et au sud l’Inde, couverte de jungles épaisses –, le « royaume du Dragon », d’une superficie[1] de 46 500 kilomètres carrés (300 km dans sa plus grande longueur est-ouest et 170 kilomètres dans le sens nord-sud), résiste aux pressions des deux superpuissances tel un bastion accroché à l’est de l’Himalaya (illustration 1).

Illustration 1 : Position géographique du Bhoutan

Fig. 2

Source : Evelyne Combeau-Mari ; réalisation : Emmanuel Marcade, Laboratoire de cartographie de l’Université de La Réunion

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Plusieurs indicateurs nous paraissent particulièrement stimulants dans l’étude des politiques touristiques du Bhoutan. Nous constatons en premier lieu qu’elles sont très peu abordées à ce jour dans la littérature scientifique. En second lieu, la jeunesse et l’ampleur du phénomène questionnent. La croissance des entrées touristiques ne date que de 2007, or le tableau 1 souligne une montée en puissance des arrivées touristiques que l’OMT repère dès 2012 et souhaite accompagner par un programme : « The Bhutan Tourism Strategy and Development Plans 2013-2018 » (UNWTO, mai 2012). Entre 2013 et 2014, le nombre d’entrées touristiques progresse de 14,85 % (Bhutan Tourism Monitor, 2014). Par ailleurs et dans le même temps, l’encadrement par l’État de la politique touristique rend compte de choix éclairés à l’aune des expériences des pays limitrophes et des prises de positions originales à l’échelle internationale. Les politiques menées par le Népal ou le Ladakh (province de l’Inde) en matière touristique sont clairement perçues par le gouvernement comme approximatives, même négatives, sur le plan tant culturel qu’environnemental. Enfin, l’habileté de la communication avec l’émergence de concepts comme celui de « bonheur national brut » permet à ce petit pays de se faire entendre dans le concert de la concurrence mondiale.

Problématique

Au-delà de l’effet marketing lié à une communication très élaborée, notre article interroge le contenu d’une politique touristique entièrement contrôlée par l’État et la monarchie bouddhiste, dans un pays en voie de développement. Classé dans le groupe des « pays les moins avancés » par le Fonds monétaire international (FMI), le Bhoutan reste l’un des plus pauvres de la planète (comme le fait ressortir le tableau 2) : 40 % de la population est analphabète et 23 % vit sous le seuil de pauvreté. Notre texte revient sur les relations complexes entre tourisme et développement (Bédard et Kadri, 2004) dans le cadre particulier d’un régime politique autoritaire. Il s’inscrit dans la logique des études déjà menées par Georges Cazes (1992), géographe du tourisme, dont les écrits, sensibles aux impacts économiques réels et aux retombées socioculturelles, analysent également le tourisme dans ses fonctions de « perversion », qu’elles soient mercantiles, morales ou subversives. Au pays du Dragon tonnerre, nombre de contradictions dans les représentations liées au tourisme méritent d’être levées. Les autorités bhoutanaises aiment-elles les touristes ? Comment concilier promotion du tourisme, une pure invention de la révolution industrielle britannique, synonyme de profits, d’ouverture du pays, mais aussi d’interactions et d’échanges des populations[2], et la politique extrême de conservation[3], méfiante à l’égard de l’étranger et du modèle de la société occidentale, jugé dépendant de la consommation et de la modernité technologique ? In fine, nous souhaitons analyser les enjeux de la subtile conceptualisation d’une stratégie touristique qui repose sur deux piliers majeurs : la culture et l’environnement.

Tableau 2 : Un pays pauvre et endetté

Fig. 3

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Source : FMI, World Economic Outlook Database, 2014, dernières données disponibles.

Méthodologie

Notre méthode scientifique est nécessairement interdisciplinaire au sens où elle croise les apports de l’histoire, de la géographie, de la géopolitique et de l’économie. Notre cadre conceptuel se fonde en priorité sur les apports pionniers mais désormais classiques de Cazes (1989 ; 1992 ; Cazes et Courade, 2004) et de son école qui questionnent systématiquement les impacts économiques, sociétaux et environnementaux des voyages d’agrément. Elle s’alimente en outre aux définitions et réflexions menées sur le tourisme culturel par Claude Origet de Cluzot (2006) et intègre les apports de l’ethnologie en mobilisant les analyses d’André Rauch (2002) pour éclairer les rapports à l’autre dans les mécanismes d’ouverture d’une destination touristique.

Notre démarche repose également sur un travail de terrain mené au Bhoutan (novembre 2011), sur le recueil systématique de données quantitatives (Bhutan Tourism Monitor) mises en perspective à l’échelle internationale par les relevés effectués par l’OMT et la Banque mondiale, sur la lecture des articles scientifiques en rapport avec le tourisme dans cette région et sur une bibliographie large qui contextualise l’économie, la culture et les relations géopolitiques du pays.

Nos déplacements sur le terrain nous ont permis de prendre contact avec la vie locale et la géographie du pays, la population, les propositions concrètes en matière de tourisme : sites, hébergements, connectivités, loisirs, etc. Nous avons pu analyser le contenu des médias très contrôlés, principalement le journal Kuensel qui concentre le pouvoir de l’information dans la ligne gouvernementale. Enfin, nous avons à Thimphu, la capitale, visité le centre « universitaire » habilité à former les étudiants et à promouvoir la recherche scientifique par l’organisation de séminaires et de conférences, The Centre for Bhutan Studies and GNH (Gross National Happiness) Research. En outre, nous avons consulté et nous sommes appuyée sur l’unique revue, le Journal of Bhutan Studies, qui formalise et questionne les grandes thématiques retenues par le gouvernement, essentiellement l’idée de « bonheur national brut », associée à celle de tourisme. La littérature scientifique sur le tourisme au Bhoutan reste à ce jour assez limitée et cantonnée au monde anglophone. Concernant les ouvrages généraux les plus documentés en langue française, il convient de remarquer la très forte empathie des auteurs envers les autorités locales, dès lors redevables de l’autorisation de pénétrer dans un pays « interdit » : notamment l’ethnologue Françoise Pommaret (1991 ; 2005), directrice du laboratoire Langues et cultures de l’aire tibétaine de l’École pratique des hautes études, également Consul honoraire du Bhoutan en France et présidente de l’association Les amis du Bhoutan, ou encore Robert Dompnier (2010), concepteur de trekkings hors des sentiers battus, qui fréquentent le pays depuis de longues années. Notre enquête bibliographique est complétée par le recours précieux à la presse internationale et nationale.

Au pays du « bonheur national brut », un accès qui se mérite

Le vieux royaume reconnu comme État souverain et membre de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1971 est resté un pays totalement fermé aux étrangers jusqu’en 1974, date de couronnement du quatrième roi, Jigme Singye Wangchuck (Thapliyal, 1974). Tournant le dos à la Chine[4] et préoccupé par la menace indienne récurrente (le Sikkim, ancien royaume bouddhiste indépendant, est annexé à l’Inde en 1975), le monarque a toujours considéré la protection de la souveraineté de son État comme une priorité : « The main challenge facing the nation as a whole, is the maintenance of our identity, sovereignty and security as a nation-state. » (Bhutanese Planning Commission, 1999 : 26)

Avec l’ouverture mesurée des frontières, le souverain envisage un vaste plan de modernisation et de développement économique qui repose à compter de 1974 sur le concept inattendu de « bonheur national brut » (BNB) (Pommaret, 1991). Son projet s’avère pour le moins original. Il s’agit de substituer cette formule unique au classique indice économique de richesse : le « produit national brut ». Inventé aux États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale afin de mesurer l’effet de la guerre sur le revenu, le produit national brut (PNB) correspond à la production annuelle de richesses créées par un pays, que cette production se déroule sur le sol national ou à l’étranger. Au Bhoutan, l’idée est de définir le niveau de vie, non plus en termes quantitatifs et monétaires, mais en prenant davantage en compte les dimensions psychologiques des populations. Le roi souhaite bâtir une économie qui serve le pays tout en reposant fondamentalement sur des valeurs spirituelles bouddhistes. Après 25 ans de règne incontesté, il décide en 2005 qu’il est temps d’opter pour un régime de monarchie parlementaire. Il abdique en décembre 2006 et délègue les pouvoirs à son fils, le prince héritier Dasho Jigme Khesar Namgyel, alors âgé de 28 ans, qui est couronné officiellement le 6 novembre 2008. Le 24 mars 2008, lors des premières élections législatives, le « Parti vertueux du Bhoutan », dirigé par Jigme Thinley, remporte 44 sièges sur 47 de la chambre basse du Parlement contre le « Parti démocratique populaire »[5]. Le 9 avril, Jigme Thinley (oncle du roi), formé aux États-Unis, devient premier ministre. Avec l’évolution des institutions, l’absolutisme monarchiste subit un important revers le 13 juillet 2013 par la victoire du Parti démocratique populaire aux secondes élections législatives[6]. La contestation au régime s’explique en grande partie par la déception des populations pauvres devant une montée importante du chômage des jeunes et du prix des produits de première nécessité. Courroucée par des relations jugées trop proches avec Pékin à la suite de la commande d’une vingtaine d’autobus à la Chine, l’Inde a décidé juste avant le scrutin de suspendre les subventions pour le gaz domestique et l’essence qu’elle exporte vers le petit royaume.

Héritier d’une politique protectionniste, le pays cultive son mystère en contrôlant scrupuleusement l’accès à son territoire. Les candidats au voyage doivent impérativement passer par une agence spécialisée pour franchir les frontières et sont accompagnés pendant tout le séjour d’un guide et d’un chauffeur : le visa d’entrée ne peut s’obtenir que par le biais d’un voyagiste. Pour pénétrer au Bhoutan par voie aérienne, le vol exploité uniquement par Drukair (compagnie officielle du jeune État) n’est possible que depuis l’Inde, le Bangladesh, le Népal et la Thaïlande. Par voie terrestre, le pays n’est accessible au sud que par l’Inde[7]. Peu de voyagistes programment la destination ; il faut s’adresser à des spécialistes des voyages d’« aventure » et du trekking pour dénicher quelques offres de circuits accompagnés. Si le nombre de touristes entrant au Bhoutan n’est pas limité dans les faits, les tarifs pratiqués sont suffisamment élevés pour trier la clientèle sur le volet. Bien que les conditions d’hébergement sur place soient loin d’être luxueuses[8], voyager au Bhoutan coûte très cher. Pour les prestations terrestres (hébergement, restauration, transport, visites, visas), les autorités imposent un tarif forfaitaire journalier minimum de 250 USD par personne (en haute saison). Pour capter des touristes à fort pouvoir d’achat, le gouvernement du Bhoutan s’emploie à développer une communication mettant en avant une destination d’exception sur les plans des modes de vie des populations, de leurs valeurs spirituelles et de la préservation de la culture et de l’environnement.

Une stratégie et une communication touristiques conceptualisées à Oxford

Arrivé tardivement dans le monde du tourisme, le Bhoutan tente de profiter intelligemment des erreurs commises par ses voisins (Ladakh, Népal) afin de les éviter (Richter et Richter, 1985). Le pays était jusqu’à présent resté à l’écart des flux touristiques mondiaux. Dans le tableau récapitulatif des « arrivées de touristes internationaux » en 1988, 1992, et 1998, le Bhoutan apparaît comme un des plus faibles derrière le Kiribati ou encore la République centrafricaine (Vellas, 2002 : 246). Le roi, formé à l’image des élites du pays à Oxford, a élaboré une stratégie à long terme basée sur un développement maîtrisé du tourisme privilégiant durabilité et qualité. Cette construction s’appuie sur une réflexion intellectuelle conceptualisée, à l’aune des travaux les plus actuels sur le tourisme menés dans les universités anglo-saxonnes et américaines. Le projet politique est double. Il s’agit d’une part, dans la mesure des ressources offertes par le pays, de s’inscrire dans les lignes les plus « tendance » initiées par les organismes qui régissent le tourisme international en espérant décrocher quelques soutiens et subventions. Ainsi, les priorités accordées à la culture et à l’environnement viennent-elles conforter les considérations mondiales. Le Code mondial d’éthique du tourisme qui voit le jour en 1999 défend l’idéal d’un « ordre touristique équitable, responsable et durable » qui, parce qu’il n’entend pas brider la formidable croissance de l’activité, doit veiller au « bénéfice partagé de tous les secteurs de la société », à l’« enrichissement du patrimoine culturel », à la sauvegarde de l’environnement, à la justice sociale, aux « droits des groupes les plus vulnérables », aux « valeurs éthiques communes à l’humanité »… (OMT, 1999, cité par Duterme, 2012). D’autre part, l’idée forte consiste à surprendre, voire à « déboussoler » les interlocuteurs occidentaux en envoyant « un pavé dans la mare » afin d’aiguiser leur curiosité et de se faire connaître. La fabrique de concepts « made in Bhoutan » s’alimente aux inépuisables archives des textes anciens du bouddhisme et entretient la vitalité de la communication, facteur de visibilité.

Les concepts « made in Bhutan », une effervescence médiatique efficace, le « bonheur national brut »

La politique touristique est ainsi dépendante du développement du « Bonheur national brut » ou « Gross National Happiness » (GNH), qui emprunte explicitement à la philosophie bouddhiste en quête de l’harmonie entre le physique et le spirituel. Michael Aris et Michael Hutt (1994 : 11) confirment que la notion de bien-être « is borne out in the Buddhist doctrine of ‘contentment’ or ‘sufficiency,’ wherein one’s quest for material goods is suppressed by a higher ideal ».

Le roi précise régulièrement ses ambitions en la matière dans les documents officiels : « Gross National Happiness is the central development philosophy of Bhutan » (Bhutanese Planning Commission, 1999 : 4). Tashi Wangmo et John Valk (2012 : 53) ajoutent : « The vision of the king was to create a Gross National Happiness society: ‘an enlightened society in which happiness and well-being of all people and sentient beings is the ultimate purpose of governance.’« 

La vision politique entend rester à distance des sociétés consuméristes dans lesquelles l’argent et les biens matériels s’avèrent la finalité essentielle. « The concept places the individual at the center of all development efforts and it recognizes that the individual has material, spiritual and emotional needs. It asserts that spiritual development cannot and should not be defined exclusively in material terms of the increased consumption of goods and services. » (Bhutanese Planning Commission, 1999 : 45) Mais cette vision aspire à servir de modèle international et à s’exporter, comme le remarquent Sean Boyd et Frye Hargens (2001 : 32) : « The buddhist tradition has much to say about happiness and will be a rich source of material for the endeavor of procuring a definition […] Bhoutan offers a gift to the global village. »

C’est chose faite depuis 2012. L’indice du BNB du Bhoutan s’est mis à séduire un nombre croissant de pays. En juillet 2011, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté à l’unanimité la résolution 65/309 autorisant le Bhoutan à présider un Sommet sur le Bonheur national brut à New York, à l’occasion de sa 66e session (en avril 2012)[9]. Dirigés par le premier ministre Jigmi Thinley, les débats ont été largement couverts par les médias internationaux, procurant au petit royaume une énorme visibilité. Très peu pris au sérieux à ses débuts, le BNB suscite aujourd’hui davantage d’attention et l’ONU a décrété en 2012 la journée du 20 mars comme journée internationale du bonheur.

Pour atteindre l’objectif du bonheur national brut, à la recherche de l’équilibre en tout, le chemin que s’est fixé le gouvernement est celui du « middle path » : c’est-à-dire le sentier du milieu. Comme le précisent Boyd et Hargens (2001 : 46), « The royal government of Bhutan has explicitly stated that it wants to find a balance between gakid (happiness and peace) and peljor gongphel (economic development) […] The environment takes a preeminent role in the course of the middle path. »

Dans la mise en œuvre concrète, la politique du BNB repose sur quatre piliers :

  • Un développement économique équilibré, qui paraît une condition nécessaire à l’épanouissement des populations.

  • La préservation et la promotion du patrimoine culturel, véritable priorité du dispositif, ainsi que le précise l’ancien directeur du tourisme Lathu Wangchuk en 2002 : « Nous croyons que la culture apporte à la communauté le sentiment d’appartenance et la cohésion. La préservation des valeurs spirituelles est considérée comme un élément important du BNB. »

  • La protection de l’environnement, fondée sur l’attention à la nature, revêt dans le pays rural une importance majeure.

  • Une bonne gouvernance est essentielle pour impulser et contrôler les différentes politiques. En la matière, le respect de la monarchie est sacré et la personne du roi vénérée.

Wangchuk (2002) soutient ainsi que « Le Bhoutan a la chance d’être dirigé par un Roi sage et dynamique. Le mérite repose uniquement sur la vision, la prévoyance, la sagesse et les efforts gracieux de Sa Majesté, dont les principes directeurs ont guidé toutes les politiques du Royaume. »

À ceux qui, soumis à leur rationalité (Gaucher, 2009 ; Lebleu, 2003), objectent que le bonheur est une notion qui n’est pas quantifiable et que sa mesure ne peut relever que d’approches qualitatives ou encore de la déclaration, toujours subjective, des personnes interrogées, le Bhutan Research Institute for Social Science and Public Policy répond par la publication régulière d’articles « scientifiques ». La mesure du BNB-GNH à l’aide d’indicateurs fiables, du moins non contestables, est constamment à l’ordre du jour depuis 2008, date du couronnement du jeune roi. Le gouvernement annonce alors l’adoption du « GNH index » fondé sur neuf domaines qui, selon le centre de recherche, sont les composantes du bonheur et du bien-être au Bhoutan (Wangmo et Valk, 2012 : 55) : état psychologique, diversité culturelle, éducation, santé, utilisation du temps et équilibre, bonne gouvernance, vitalité de la communauté, diversité écologique et niveau de vie. Ces neuf domaines contiennent un total de 72 indicateurs. La théorisation sophistiquée, s’appuyant sur un ensemble de formules mathématiques et assortie d’un nombre étonnant d’enquêtes chiffrées, revendique ainsi sa légitimité scientifique. Pourtant, pour la première fois en juillet 2013, dans le contexte animé de sa campagne électorale, le leader du People’s Democratic Party, Tshering Tobgay, convient que cette construction n’est que communication et déclare ouvertement : « L’insistance du DPT à jouer la carte du bonheur national brut n’est que du vent destiné à attirer l’attention de la communauté internationale. Cette politique n’a jamais apporté quoi que ce soit au peuple du Bhoutan. » (Calle, 2014 : n.p.)

Au lendemain de son installation au pouvoir, porteur de multiples projets écologiques, de l’agriculture biologique à la voiture électrique, il se reprend cependant très vite et signifie son attachement à la formule, « issue de la tradition du pays[10] », conscient de son impact et de sa popularité à l’échelle internationale. Interviewé par Indes Magazine (Ferrarini, 2015 : n.p.), Damcho Rinzin, toujours au poste de directeur marketing du Comité du tourisme du Bhoutan, rappelle que « le Bonheur national brut est un grand promoteur du Bhoutan » et qu’il demeure aujourd’hui son meilleur ambassadeur à l’international, car il aiguise la curiosité des étrangers.

Low Volume, High Value Tourism

Dans cette logique, le gouvernement adopte une approche prudente du développement touristique, basée sur la préservation (Nyaupane, 2010) et incarnée dans un autre slogan : « Low Volume, High Value Tourism » qui peut se résumer dans l’équation : des flux touristiques sélectionnés valident un tourisme de haute qualité avec un faible impact négatif sur le pays.

Depuis l’ouverture de l’aéroport international de Paro en 1983, l’extension de l’unique route qui traverse le pays d’ouest en est et l’introduction de vols internationaux directs en 1990, le nombre de voyageurs s’est sérieusement accru. Le tableau 1 montre l’accroissement spectaculaire des entrées touristiques au Bhoutan depuis la fin des années 2000. Sur le total de 133 480 entrées relevées en 2014, 65 000 visiteurs proviennent toutefois de la proche région – Inde, Bangladesh et Maldives – et sont exonérés du forfait de 250 USD imposé aux voyageurs internationaux en provenance d’Asie (les Thaïlandais constituent un cinquième des effectifs), d’Amérique du Nord et d’Europe. Le total des touristes internationaux s’élève à 68 480 pour 2014. Jusqu’en 1991, le gouvernement, par l’intermédiaire de la Bhutan Tourism Corporation (Brunet et al., 2001), contrôle totalement le secteur. Lucide sur l’insuffisance et la piètre qualité des infrastructures hôtelières, routières et aéroportuaires, le roi propose alors la privatisation partielle du secteur tout en continuant de prélever systématiquement 30 % des recettes. Le tourisme reste sous l’égide du Department of Tourism (DOT), placé sous l’autorité administrative du ministère du Commerce et de l’Industrie. Selon le DOT (Wangchuk, 2002 : 3), « the tourism policy in Bhutan is intended to increase private sector contribution to maximize the returns from tourism, in a sustainable manner [and to be] a positive force for the cause for conservation of the environment and promotion of our culture, tradition and sovereign status ».

La privatisation a généré une véritable expansion de l’industrie touristique qui devient en 1999 la troisième source de revenus du pays. De plus, le tourisme stimule largement l’économie locale en encourageant les secteurs du bâtiment, des travaux publics, de l’artisanat, de l’hôtellerie, de la restauration, etc. L’industrie touristique offre de multiples occasions d’emplois (entre autres : cuisiniers, serveurs, personnel hôtelier, guides, transporteurs, voyagistes) :

According to the Ninth Five-Year Plan, the hotel industry employs 1,000 staff workers, and the government has approved over 300 trekking and cultural guides. Unfortunately, many of these jobs are not full-time positions because of the extreme seasonality of the industry. The most recent estimates of gross revenue from the tourism industry fell between $10.5 and $14 million, 15 to 20 percent of the total value of exports. (Bhutanese Planning Commission, 2001)

D’autres secteurs plus informels bénéficient indirectement des conséquences de l’industrie touristique. De nombreuses micro-entreprises, telles que des boutiques d’artisanat, se sont installées dans la capitale de Thimphu. Des organisations régionales soutiennent des femmes dans l’ouverture de petites structures à l’occasion des festivals religieux afin qu’elles vendent des étoffes, des articles et vêtements tissés ou d’autres souvenirs aux touristes. Les économies rurales profitent du mouvement en proposant des services de transport ou de portage dans le cadre des trekkings. L’Office national du tourisme, par la voix du journal officiel Kuensel, déclare enregistrer un gain de près de 36 millions d’euros en 2011, soit 32 % de plus qu’en 2010. Un bond prodigieux ! Le porte-parole de l’Office national du tourisme, Damcho Rinzin, explique que 10 % du montant est versé au service des visas et que le reste est réparti entre les agents d’encadrement pour les nécessités des touristes (hôtel, nourriture, treks et excursions) ainsi que les salaires des guides. L’institution précise que cette somme n’intègre pas les revenus provenant de l’artisanat, du secteur aéroportuaire et les dépenses parallèles aux randonnées ou excursions comme l’essence et les assurances. Les profits du tourisme international se sont accrus ces dernières années pour atteindre 63,49 millions USD en 2013 et 73,2 millions USD en 2014 (Bhutan Tourism Monitor, 2013 ; 2014), soit une progression de 15,3 % dans cette dernière année. Même s’il convient de garder un doute au regard de chiffres transmis par les autorités qui visent à entretenir l’optimisme dans les rangs, ces résultats témoignent de la spectaculaire explosion du tourisme au Bhoutan qui est à relier à une méthode de communication mûrement réfléchie.

La mise en œuvre de la politique touristique reste ici en prise étroite avec la conceptualisation et les planifications afférentes. La réflexion parfaitement agencée se structure par emboîtement de concepts du général au particulier qui organisent l’ensemble du dispositif de communication, lequel est ensuite diffusé en boucle et de manière didactique aux différents niveaux de la société bhoutanaise : organismes d’État, centres d’études supérieures, médias nationaux (télévision, radio, organes de presse)[11], population, programmes scolaires, etc. Ce même message est simultanément diffusé à l’international dans les différents vecteurs, tels l’ONU, l’OMT, les forums internationaux, les colloques, et relayé au sens large par les « amis du Bhoutan ». D’où l’obtention d’un langage commun pour ne pas dire répétitif aux différentes strates de la société, dont la construction et les effets rappellent étrangement les mécanismes de la propagande.

Deux priorités : culture et environnement

En cohérence avec son passé protectionniste et sa géographie enclavée, le Bhoutan fabrique son image et orchestre sa communication autour de deux grands axes fédérateurs : la culture et l’environnement, qui rejoignent les grandes tendances initiées par les instances internationales du tourisme (Robinson, 1999 : n.p.).

La culture

Le pays entend se distinguer par une histoire exceptionnelle. Fermée au monde jusqu’en 1974, jamais colonisée, l’enclave himalayenne cultive sa singularité au regard de ses voisins (Népal, Sikkim, Ladakh, Tibet), car elle a su conserver son autonomie politique, sa religion : le bouddhisme Vajrayana et ses traditions séculaires. Aussi, le maître-mot est-il « préservation ». Les promoteurs de la destination vantent un territoire intact, organisé selon un ordre « médiéval », « un royaume hors du temps » (Dompnier, 2010), qui aurait échappé aux assauts de la « civilisation ». Le marketing repose sur l’idée de fragilité et d’exception culturelle, comme le confirme Marti Ann Reinfeld (2003) : « Bhutan markets itself to the international community as unique, priding itself on its slow emergence into the modern world and its perpetuation of values that are distinct from Western norms. »

Alors même que le pays commence à entrouvrir ses portes, le roi Jigme Singye Wangchuck insiste sur l’importance de la « culture » dans la stratégie politique nationale et internationale :

The only factor we can fall back on, the only factor which can strengthen Bhutan’s sovereignty and our different identity is the unique culture we have. I have always stressed the great importance of developing our tradition because it has everything to do with strengthening our security and sovereignty and determining the future survival of the Bhutanese people. (Cité par Brunet et al., 2001 : 244)

Dans le même élan, il décide dès 1974 de revitaliser des traditions qui auraient eu tendance à s’effacer sous la pression internationale. Il impose à l’ensemble du territoire un retour à la culture bhoutanaise, qui doit se manifester dans ses attributs les plus visibles : port obligatoire de la tenue vestimentaire ancienne dans toutes les administrations et la vie publique : Gho pour les hommes et Kira pour les femmes, affirmation de la langue dzongkha, renforcement de la religion bouddhiste et promotion des fêtes et festivals religieux afférents, encouragement des jeunes (scolaires et associations) à la pratique d’un « sport national », le tir à l’arc.

L’objectif de préservation culturelle s’articule à deux niveaux. Au niveau intérieur, il s’agit de vivifier une identité nationale qui rassemble l’ensemble des populations du pays, convaincues de défendre les mêmes valeurs : « un peuple, une nation ». C’est un outil au service de la souveraineté nationale. Au niveau extérieur, la culture est un instrument qui permet au Bhoutan de se faire connaître au reste du monde comme étant différent de ses voisins, et d’affirmer ses singularités. L’usage du concept de « patrimoine culturel » est donc consacré dans la mise en œuvre de la politique touristique. Il présente ici l’aspect remarquable de ne pas faire référence aux vestiges du passé, mais d’exprimer une culture vivante « dans laquelle les traditions séculaires sont dynamiques et revêtent encore une signification claire dans la vie quotidienne des Bhoutanais » (Wangchuk, 2002). Son expression est d’ailleurs si spontanée et ancrée dans le cœur des populations que le gouvernement considère nécessaire de mandater un organisme, la National Commission for Cultural Affairs (NCCA), pour contrôler la préservation et la promotion du patrimoine culturel du royaume. Le point le plus sensible dans l’expression de cette culture vivante demeure l’empreinte du bouddhisme, perceptible tant dans les structures et les coutumes sociales que dans les gestes élémentaires de la vie quotidienne. Les objets, les arts, les fêtes et les métiers relèvent des pratiques religieuses. Le patrimoine bâti s’incarne principalement dans les édifices religieux dont le dzong constitue la référence (illustration 2). Forteresses militaires construites sur des lieux de défense stratégique, ces imposantes bâtisses, entre le château-fort et le temple, concentrent en leurs murs le pouvoir militaire, religieux et politique. Façades et intérieurs sont finement décorés (illustration 3) et les motifs, les couleurs, les scènes et les personnages sont dédiés au culte du Bouddha. Méticuleusement entretenus, les édifices ont le plus souvent été reconstruits à la suite d’incendies ou de dégradations. Ils ne portent guère de traces du temps, mais révèlent une activité religieuse omniprésente. Le sens de la préservation, de l’entretien, est également observable à travers l’architecture bhoutanaise qui offre une étonnante homogénéité. Ainsi, aucune nouvelle construction n’échappe aux règles et aux styles qui régissent l’habitat local. Des arrêtés stricts assurent que chaque maison ou chaque bâtiment, qu’il appartienne au gouvernement ou à un particulier, est conforme à l’architecture traditionnelle. L’uniformisation de l’architecture, qui ne manque pas d’esthétisme et de charme (illustration 4), crée une impression d’unité, de soin et de propreté inégalée dans la région himalayenne et très rassurante pour le voyageur occidental, comme le décrit Robert Dompnier (2010 : 17) : « En revanche une intéressante architecture agrémentait le bâtiment. Les fenêtres trilobées étaient surmontées d’un linteau d’où émergeaient, parfaitement alignés, de petits madriers de section carrée. Des peintures de fleurs ou de dragons aux couleurs d’or, de bleu et d’ocre rehaussaient l’encadrement des fenêtres et des portes et donnaient au lieu un cadre précieux. »

Fig. 4

Illustration 2 : Le dzong de Punakha situé au confluent de deux vallées

Illustration 2 : Le dzong de Punakha situé au confluent de deux vallées
Photographie : Evelyne Combeau-Mari (2011)

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Fig. 5

Illustration 3 : Fines décorations dans le dzong de Punakha

Illustration 3 : Fines décorations dans le dzong de Punakha
Photographie : Evelyne Combeau-Mari (2011)

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Fig. 6

Illustration 4 : Architecture très soignée des maisons

Illustration 4 : Architecture très soignée des maisons
Photographie : Evelyne Combeau-Mari (2011)

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Plus de 50 % des visiteurs se déplacent au Bhoutan pour participer aux festivals religieux appelés Tsechu et Domchoe (Wangchuk, 2002). Les dates et les lieux des festivals sont communiqués sur le site officiel de l’Office national du tourisme et les visiteurs peuvent faire leurs réservations par le biais d’Internet. Hautes en couleur, les fêtes religieuses se déroulent dans les monastères à l’initiative des lamas (Shackley, 1999a). Musiques, bals masqués, costumes colorés, récitations de prières animent de mémorables festivités auxquelles les touristes sont conviés. Leur présence au sein d’espaces sacrés tend à modifier les pratiques traditionnelles et porte atteinte dans une certaine mesure aux communautés locales. Michael David Robinson, Mike Robinson et Priscilla Boniface (1999) relèvent ces contradictions : « Tensions are beginning to emerge between the conflicting aims of international visitors and host communities, particularly at the mainly buddhist himalayan monasteries, temples and festivals. » (Shackley, 1999b : n.p.) Là n’est pas le moindre des paradoxes de la « préservation » que de transformer des rituels religieux en produit touristique qui attire toujours plus de visiteurs. Cantonnés initialement aux festivals se déroulant dans l’ouest du pays, Thimphu et Paro (illustration 5), les voyageurs aspirent désormais aux festivals religieux des régions moins accessibles de l’est. Or, dans l’immédiat, il semble que la politique touristique gouvernementale vise à isoler au maximum les communautés rurales des contacts et des échanges avec les touristes occidentaux. Du fait de l’important budget à mobiliser, la durée moyenne des séjours oscille entre six et sept jours (Bhutan Tourism Monitor, 2014). Le réseau routier limité, le mauvais état des routes et le relief très accidenté ne permettent pas aux visiteurs dans ce laps de temps de s’aventurer au-delà de la vallée de Trongsa et de la région centrale du Bumthang. De plus, le Département du tourisme, par souci de qualité, exerce un contrôle serré sur l’ouverture des nouvelles infrastructures hôtelières et de restauration. Le manque d’hébergements validés limite nécessairement les touristes dans la région ouest autour des agglomérations de Paro et de la capitale Thimphu. Les populations les plus rurales vivant à l’est du pays restent ainsi à l’abri de potentielles interactions avec les visiteurs étrangers. Car, manifestement, la distribution du flux touristique obéit à un scénario parfaitement maîtrisé par les autorités. Dans un pays à « haute valeur culturelle », cela conduit les touristes, en groupes, véhiculés dans un minibus, à faire étape ensemble, aux mêmes horaires, dans les mêmes sites[12], à se retrouver à midi dans les mêmes restaurants « autorisés » et à partager les mêmes hôtels homologués. La crainte des effets négatifs liés aux échanges avec le touriste revêt ici des proportions insoupçonnées. Le témoignage du journaliste Michael Watkins (1985 : n.p.), en voyage au Bhoutan en 1985, est à ce propos édifiant : « At Punakha the way ahead was barred to foreigners. Don’t ask why, you know the answer: because we spoil things. Open the door and the hinges will be torn off. If this is Bhutan’s dilemma, it will also be her tragedy. »

Fig. 7

Illustration 5 : Carte générale du Bhoutan

Illustration 5 : Carte générale du Bhoutan
Source : Evelyne Combeau-Mari ; réalisation : Emmanuel Marcade, Laboratoire de cartographie de l’Université de La Réunion

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Ainsi, le gouvernement (Bhutanese Planning Commission, 2001 : 28) ne manque pas d’attribuer les nouvelles difficultés rencontrées avec la jeunesse « urbaine » – consommation d’alcool, de drogues, désœuvrement, délinquance et autres – essentiellement à l’influence occidentale néfaste.

Autant dire que le raccourci jetant l’opprobre sur l’étranger permet d’éluder les problèmes concrets que le pays traverse pour gérer la projection et l’adaptation à une nouvelle forme de société ouverte sur le monde. C’est en parti ce déni de responsabilité qui a provoqué en 2013 le renversement politique. Pour autant, le discours basé sur la sélection touristique n’a guère évolué. S’exprimant à ce propos, l’inamovible directeur marketing du Comité du tourisme du Bhoutan, Damcho Rinzin, rappelle en 2015 : « Le Premier ministre a parlé d’un maximum de 200 000 visiteurs par an. Notre objectif n’est pas de faire de l’argent. Même si le secteur privé souhaite bien sûr accueillir toujours plus de visiteurs. Mais notre but est avant tout de recevoir le bon type de touristes, afin d’éviter les conflits avec les communautés locales. » (Ferrarini, 2015 : n.p.) Cette approche très méfiante à l’égard du touriste permet toutefois de se poser des questions quant à l’avenir économique du pays.

L’environnement

Le Bhoutan dispose d’un environnement naturel privilégié et préservé. Le pays jouit d’une grande diversité de paysages, qui s’étagent de la jungle inhospitalière au sud jusqu’aux sommets enneigés au nord, culminant à plus de 7000 mètres. Dans cet ensemble dominent différentes formes de forêts : depuis la forêt tropicale sur l’étroite bordure sud du pays qui touche le nord de la plaine indo-gangétique jusqu’à la forêt alpine dans le Grand Himalaya vers le nord, en passant par les divers types de forêt subtropicale à feuilles caduques et de forêt tempérée et subalpine mixte de conifères et de feuillus, qui hébergent entre autres des massifs impressionnants de rhododendrons (50 espèces différentes) ou encore des plantes médicinales. Au creux des vallées sont cultivées, en terrasses, des céréales (riz, blé, orge et sarrasin), qui ont longtemps assuré l’autosuffisance alimentaire des populations. Près de 70 % du royaume montagnard est recouvert de végétation naturelle. Dès 1993, le gouvernement s’est engagé dans un programme de préservation avec le concours de l’organisation internationale World Wildlife Fund (WWF), installée à Thimphu. Le Bhoutan possède ainsi 10 913 kilomètres carrés environ de réserves naturelles, sans compter les « couloirs biologiques » qui relient les différents espaces et qui constituent 9 % de la superficie totale (3804 km2), soit le pourcentage le plus élevé d’espaces protégés en Asie. Neuf territoires (illustration 6) ont été délimités et classés dans ce label, ce qui recouvre 26,23 % de la superficie totale[13]. Les réserves très contrastées abritent plus de 770 espèces d’oiseaux et 165 familles d’animaux, dont le panda rouge et le léopard des neiges. Dans un tel contexte, les politiques touristiques (National Environment Commission, 1998) confirment leur intérêt pour l’écotourisme :

It is also time for the government to think of a well-defined and effective policy on sustainable tourism, especially ecotourism. Only the government can provide the strategic planning base for tourism and ensure that valuable and fragile habitats are identified, that baseline monitoring is carried out, and that the overall needs and implications of tourism are assessed. For major developments, environmental impact assessments should be carried out. (Tandi, 2001 : 102)

Fig. 8

Illustration 6 : Carte des parcs nationaux du Bhoutan

Illustration 6 : Carte des parcs nationaux du Bhoutan
Source : Evelyne Combeau-Mari ; réalisation : Emmanuel Marcade, Laboratoire de cartographie de l’Université de La Réunion

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Le tourisme durable est compris ici comme un moyen de promouvoir l’industrie touristique tout en préservant la culture, l’environnement et le style de vie traditionnel (Knafou et Pickel, 2011). Perçu comme une niche porteuse, l’écotourisme[14] doit désormais s’inscrire dans la stratégie nationale, tout en anticipant les effets négatifs (Inskipp, 1992). Mais, selon Dorji Tandi (2001 : 96), il reste beaucoup à faire dans les domaines de l’information, de la formation et des infrastructures :

With proper and active marketing of the uniqueness of Bhutan as a tourist destination, it is likely that tourists might be willing to pay more than the current minimum tariff to experience Bhutan’s biodiversity and culture. However, it must be recognized that the promotion of opportunities must go hand in hand with the development of more information about biodiversity, training of guides, and development of infrastructure.

L’une des faiblesses du dispositif tient au manque de guides spécialisés, capables d’identifier et d’expliquer la biodiversité, notamment dans les différents parcs. Surtout dans le cadre d’un projet qui vise à diversifier les produits touristiques autour de l’observation de la faune et de la flore, ou encore de mettre en avant la photographie animalière, qui suscite l’intérêt de touristes avertis. L’absence de publication scientifique dans ces domaines ne facilite pas la tâche ; plus gênante encore est la pénurie d’infrastructures : sentiers d’accès, zones d’interprétation et logements, etc. Le trekking, assez exigeant sur le plan technique, pourrait devenir un produit majeur. Mais son organisation demeure particulièrement lourde. Tous les hébergements se déroulent sous tente et requièrent une caravane de portage adaptée. Si les solutions de logement chez l’habitant ou encore des « pensions de famille » ont été suggérées par les autorités au début de l’action, elles ne sont plus en phase avec les orientations profondes de la politique générale qui tend à isoler les populations rurales. On peut dès lors s’interroger sur la réussite d’un écotourisme qui n’intégrerait pas les communautés locales dans son projet (Gurung et Seeland, 2008).

Dans les faits, un seul exemple initié par une association américaine, The International Crane Foundation (ICF) basée dans le Wisconsin, en collaboration avec la Royal Society for the Protection of Nature (RSPN, fondée en 1987), est en cours de promotion. Le gouvernement s’est associé à un programme de préservation de l’habitat hivernal des grues à cou noir, espèce en danger qui migre en novembre dans la vallée du Phobjikha, vallée glacière située à 2900 mètres d’altitude dans le centre du pays. Chaque hiver, l’association américaine programme un voyage pour ses membres. Elle paie 100 USD par personne en plus du tarif régulier pour supporter l’opération. Les voyagistes qui accueillent des hôtes issus de l’ICF s’acquittent également de 10 % auprès de la RSPN. La Société royale verse 50 % au Phobjikha Area Development Committee (comité local de développement) pour entretenir les infrastructures. Pour l’instant, le RSPN a déjà construit un abri pour photographier les oiseaux et défriché des sentiers d’accès dans la forêt. Un centre d’interprétation permet d’accueillir les visiteurs. Plus délicate est la sensibilisation des populations locales à l’opportunité du développement d’un écotourisme par des programmes éducatifs qui les encouragent à créer des infrastructures hôtelières adaptées et des animations (Stronza, 2008). La vallée compte 5000 habitants, agriculteurs pour la plupart, disséminés dans 37 villages. Malgré la dimension sacrée de l’oiseau migrateur, il n’est guère aisé de livrer un message qui prive les paysans de l’accès au réseau électrique au motif de conservation de la nature. Les seules installations autorisées dans un premier temps ont été des générateurs ou encore l’énergie solaire, car il a fallu enterrer les lignes électriques pour éviter toute nuisance. Pour pérenniser la présence des oiseaux migrateurs et garder intact le paysage, la vallée n’a reçu l’électricité qu’en 2011. Une telle expérience permet néanmoins de promouvoir la région sur le plan écotouristique dans le cadre d’un partenariat qui associe une organisation internationale, le gouvernement et les communautés régionales.

Conclusion

Depuis la fin des années 2000, le Bhoutan mise sur l’industrie touristique pour stimuler une économie dépendante de son voisin, la grande puissance indienne. L’extrême dénuement des populations rurales, aujourd’hui en contact avec le monde par l’arrivée des moyens modernes de communication (télévision et Internet), impose à ce gouvernement autoritaire des mesures concrètes en termes de développement. Dans un pays fermé aux étrangers de longue date, jaloux de ses traditions et hostile aux valeurs consuméristes, ce choix guidé par des motifs strictement économiques appelle une rhétorique politique et une organisation touristique originales pour lever les contradictions et les ambiguïtés. Afin d’attirer une clientèle haut de gamme, la monarchie parlementaire développe un habile plan de communication inspiré des tantras bouddhistes mettant en avant des concepts nouveaux tels que celui de « bonheur national brut », susceptible de « créer une effervescence médiatique » et d’aiguiser la curiosité occidentale, ou encore celui de « Low Volume, High Value Tourism », qui trie les entrées sur le volet. Avec l’arrivée significative des flux touristiques et grâce au soutien d’organisations non gouvernementales telles que l’ONU, l’OMT, et le WWF, le gouvernement tente de contrôler les influences jugées négatives de l’« invasion occidentale » sur ses populations par une politique touristique fondée sur l’exception culturelle et environnementale du pays.