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L’âge d’or du roman publié en fascicules au Québec correspond à la période de prospérité qui caractérise l’avènement des Trente glorieuses. De 1944 jusqu’au milieu des années 1960, les Éditions Police-Journal[1] font rêver le lectorat canadien-français en rassemblant un gigantesque catalogue, qui comprend au bas mot 5 500 romans, se déclinant dans huit séries rattachées à l’espionnage, au genre policier, à l’aventure et au sentimental. Considérant que le socle commun de ces fictions réside dans leur décor résolument urbain et dans le temps du récit, presque invariablement contemporain, il n’est pas étonnant d’y retrouver des préoccupations liées aux réalités économiques des Canadiennes françaises et des Canadiens français[2]. Attirés par les plaisirs de Montréal, fascinés par les quartiers huppés que sont Westmount et Outremont, les personnages des récits des Éditions P-J semblent constituer des témoins privilégiés pour saisir l’apparition d’une nouvelle aspiration au confort qui, dans l’après-guerre, remplace l’obligation de renoncement et de contrition des années de crise. En ce sens, il nous semble intéressant de voir comment le genre plus spécifique du roman sentimental, tel qu’il se déploie dans la collection « Roman d’amour[3] », retravaille et pétrit le discours sur l’argent, en nous penchant sur la figure de l’homme d’affaires[4], dont on sait qu’elle hante fortement l’imaginaire des romans d’amour populaires, d’ici et d’ailleurs. Peter Darbyshire a noté qu’en ce qui concerne les romans Harlequin, le scénario classique « décrit généralement la relation d’une femme de la classe moyenne avec un riche célibataire, généralement un homme d’affaires, un fortuné propriétaire de ranch ou un homme exerçant une profession similaire. L’inévitable mariage qui survient à la fin du récit assure donc également l’accession de l’héroïne à la richesse, ou du moins à une meilleure situation financière[5] ». Quoiqu’ils ne soient pas aussi obnubilés par la figure de l’homme d’affaires, les romans sentimentaux des Éditions P-J n’en déclinent pas moins des interprétations fascinantes, et ce, bien avant les Éditions Harlequin.

L’alliance de l’amour et de l’argent n’a pas, à l’évidence, commencé avec les fascicules de l’après-guerre. La présence des châteaux et manoirs aristocratiques des romans de Delly[6], ou celle des vastes résidences victoriennes des romances de l’éditeur Mills & Boon[7], indiquent déjà comment la passion entre une femme et un homme s’est progressivement affirmée, depuis le début du xxe siècle, sur l’horizon d’une félicité toute matérielle[8]. Il y a là, pour se limiter à la seule stratégie narrative, un élément pratique : la richesse du héros permet d’établir sa disponibilité amoureuse à l’égard de l’héroïne, tout en le plaçant hiérarchiquement au-dessus d’elle[9]. La nécessité pour elle d’épouser un homme riche est ainsi, paradoxalement, une façon de proclamer que l’amour doit être impérativement délesté des basses considérations matérielles, les deux personnages principaux, à l’abri des soucis financiers, pouvant plonger dans une romance sans entraves qui se satisfait alors « d’amour et d’eau fraîche ». Dans cet univers, le personnage de l’homme d’affaires est davantage ambivalent que celui du médecin ou de l’avocat, dans la mesure où son succès dépend plus qu’eux de son froid opportunisme[10] (un de nos personnages masculins le dit explicitement, « On ne ramasse pas des millions en faisant du sentiment[11] »), ce qui semble le placer en contradiction avec l’adhésion libre et gratuite à l’amour (puisque l’affection ne se marchande pas). En d’autres termes, ce qui lui sert dans sa carrière est justement ce qui risque de lui nuire en amour.

En soi, il y aurait déjà là un intérêt à analyser en profondeur la figure de l’homme d’affaires. Mais à cette première raison s’en ajoute une autre, qui sera centrale dans cet article : il semble que le roman sentimental québécois traduise à sa manière une méfiance de la société québécoise de l’après-guerre face à une approche trop mercantile et calculatrice dans le domaine des affaires. Dans un article fondateur basé sur une recherche menée au début des années 1950[12], le sociologue Norman W. Taylor a montré que l’homme d’affaires canadien-français moyen, exclu du grand capital et semblant faire de nécessité vertu, justifie les limites posées à la croissance de son entreprise par la volonté de rester proche de son groupe national. Il entremêle constamment des considérations communautaires (et en particulier, un perpétuel serment de loyauté à l’égard de sa famille) à la dure implacabilité des lois économiques. Or, cette attitude est incarnée par l’homme (ou, exceptionnellement, par la femme) d’affaires dans notre corpus : ces figures sont, comme nous le verrons, elles aussi soumises à une série de restrictions régies par le principe de la fidélité à la nation canadienne-française.

Pour mieux comprendre la place de l’homme et de la femme d’affaires dans le roman sentimental populaire, notre réflexion repose sur l’analyse de vingt-six romans[13], au sein desquels le personnage de la businesswoman ou du businessman occupe un rôle structurant. Dans le but d’esquisser une première typologie de cette figure, nous avons suivi en quelque sorte la courbe croissante de sa valorisation dans le récit : partant du déni de son pouvoir, nous passons ensuite à son marquage négatif dans le texte, pour finir par sa plus grande acceptation, voire sa valorisation dans certaines productions des Éditions P-J. Cette manière de procéder nous a conduits à nous arrêter plus spécifiquement à trois personnifications de l’homme d’affaires : la femme d’affaires (honnie), le fils du patron (critiqué) et le « bon patron » (admiré).

Une rarissime présence : la femme d’affaires

Publiés dans l’après-guerre, nos romans reproduisent la division genrée des rôles sociaux de l’époque. La femme est destinée à la vie domestique, laissant à son mari la tâche de lui assurer la sécurité financière. Confirmant le discours dominant, et ce, malgré l’existence d’un petit groupe actif de femmes d’affaires au Québec[14], l’attraction de la « carrière » d’épouse est si forte dans la collection sentimentale des Éditions P-J qu’elle tue dans l’oeuf à peu près tous les scénarios mettant en vedette des « femmes de carrière ». Le roman Le séducteur s’ouvre pourtant sur un énoncé programmatique des plus féministes, alors que les finissantes du collège Saint-Maurice énoncent leurs projets d’avenir : « C’est entendu, affirme l’une d’elles avec aplomb, que nous serons toutes des femmes de carrière, sinon des professionnelles, puisque nous venons de terminer notre cours classique[15]. » Or, cette promesse d’avancement professionnel est aussitôt désamorcée par l’inclusion du passage suivant dans lequel l’héroïne devine que, « si chacune des finissantes élaborait tout haut des plans pour une carrière fructueuse[16] », il était à peu près certain que « ces desseins sagement élaborés seraient, très prochainement, déjoués pour faire place aux délicieux chambardements que Cupidon laisse invariablement sur ses traces[17] ». Dans les romans d’amour à dix sous, les femmes qui, étant jeunes, rêvaient à un autre avenir, sont finalement destinées, par le dispositif des pratiques et des discours patriarcaux, à être des « femmes d’intérieur », habiles à gérer les activités de la maisonnée[18].

Pour le confirmer, on peut se tourner vers le roman Beauté dangereuse, qui raconte l’histoire de Fernande Desormes, une jeune femme de vingt et un ans qui s’est brouillée avec Philippe Jarnel, un beau jeune homme à la blonde chevelure. Huit ans sont passés. Devenue médecin, Fernande revient s’installer au village de Cap-Blanc pour tenter de renouer avec Philippe. Pour se rapprocher de lui, elle réussit à se faire élire présidente de la Chambre de commerce, alors que lui en a été nommé gérant. Philippe est scandalisé, car, pour lui, « [u]ne femme appartient à la cuisine et à ses casseroles. Ce n’est pas son rôle que de venir essayer de diriger les affaires d’une ville, surtout quand il s’agit d’une organisation comme la Chambre de commerce[19] ». Au lieu de vouloir se mêler de choses qui, prétend-t-il, ne la regardent pas, la nouvelle présidente aurait dû se contenter de « mettre ses pêches en conserve et d’élever des marmots[20] ». Après s’être livré une petite guerre pendant quelques jours, Philippe et Fernande s’avouent, à la fin du récit, leur amour : leurs lèvres se joignent « en un baiser passionné et rempli de feu[21] ». Fernande confie alors à Philippe qu’elle n’a cherché à devenir présidente de la Chambre de commerce que dans l’espoir de le retrouver. Elle annonce vouloir démissionner immédiatement de son poste, « parce [qu’elle n’a] pas l’intention de piler dans [l]es plates-bandes [de son chéri]. [Elle] [l]’aime trop pour ça[22] ». Concession peu commune dans notre corpus, elle continuera toutefois à pratiquer la médecine (comme ophtalmologiste), un métier qui, en 1952, commence à être jugé plus acceptable pour les femmes[23].

C’est sans surprise que la figure de la femme d’affaires s’avère à peu près inexistante dans la collection « Roman d’amour ». Les femmes sont « faites » pour l’amour, et l’amour est toujours situé, dans les textes des Éditions P-J, à l’opposé des affaires comme le chaud l’est du froid, l’affection du calcul, l’affectif du cérébral, et le dévouement de l’intérêt[24]. Alors même qu’elles sont présentées comme d’excellentes gestionnaires du budget domestique, les femmes apparaissent démunies quand elles sont plongées dans le monde de la finance, comme si elles ne comprenaient soudainement plus rien aux chiffres. Quand les héroïnes travaillent, elles occupent des fonctions subalternes (dactylographes, secrétaires, infirmières), qu’elles abandonnent en général avec joie une fois mariées[25]. Ce rôle d’employée, plutôt que d’employeuse, permet de surseoir à la question de la transmission du patrimoine qui se poserait dans le cas d’une propriétaire qui devrait vendre son entreprise. Il n’y a donc pas d’équivalent féminin au personnage du fils du patron, promis à reprendre les rênes de l’entreprise familiale à la mort de son père.

Après la lecture extensive de plus de 200 romans publiés dans la collection « Roman d’amour » de P-J, nous n’avons croisé que deux personnages de femmes réellement en affaires[26] : ce sont les héroïnes d’Une fille de rien, signé par Pierre Saurel (alias de Pierre Daignault) en 1959 et de Martine la débauchée, signé par Jeanne Zéphire, en 1952. Une fille de rien raconte l’histoire d’une orpheline de quatorze ans, Line Malouin, qui habite avec son oncle et sa tante dans un village situé « de l’autre côté du pont[27] », un endroit très pauvre qui marque sa basse extraction sociale. Constamment violentée par ses tuteurs, elle s’enfuit à Montréal et y décroche un emploi dans le grand magasin de robes « Lamy et frères » (FR, p. 6). Douée, elle gravit rapidement les échelons jusqu’à devenir acheteuse ; c’est dans ce cadre qu’elle fait la rencontre de Roger Damien, « fils d’un banquier millionnaire » (FR, p. 6) et directeur d’une manufacture de vêtements. Séduit autant par sa beauté que par son esprit d’entreprise, Roger lui propose de devenir, avec lui, copropriétaire de son propre magasin de mode. Celle qui a rêvé de se sortir de la misère où elle a grandi semble avoir décroché le gros lot : en un an, elle a déjà remboursé Roger, son bailleur de fonds, en plus d’être devenue sa fiancée.

Les choses tournent mal quand Roger exige que sa femme vende son entreprise, une fois qu’ils seront mariés : « [U]ne femme, dit-il, ce n’est pas fait pour travailler, mais bien pour entretenir sa maison, son foyer » (FR, p. 26). Refusant un tel enfermement domestique, Line tient tête à son fiancé. Celui-ci lui mène alors une guerre sourde, notamment en empêchant ses fournisseurs de lui vendre du matériel, puis en démarrant, avec sa rivale, un autre magasin qu’il ouvre juste en face du sien, ce qui fait chuter dangereusement ses ventes. Prenant conscience de cet odieux sabotage, Line rompt ses fiançailles avec Roger, en lui déclarant que, tout bien considéré, elle lui préfère son commerce[28]. Entre eux, désormais, la « guerre » remplace l’amour.

Entre-temps, Line a croisé un ancien ami d’enfance, « un homme qui avait habité le même milieu qu’elle » (FR, p. 12). Vétéran de guerre décoré, « bâti en colosse », André « Peanut » Lambert est un type plein d’entrain et de force. Quand survient la rupture de Line avec son fiancé, André lui offre de devenir son associé. Line se retrousse les manches et, à grands renforts de publicités, parvient à reprendre ses parts de marché, assistée d’André, qui débusque de nouveaux fournisseurs à Ottawa et Toronto. Le magasin de Roger et de sa rivale fait banqueroute au même moment où Line et André reviennent de leur voyage de noces. Ils se promettent d’apprendre à leurs enfants que « la fortune sourit aux audacieux » (FR, p. 32).

Pour exceptionnel qu’il soit, le scénario d’Une fille de rien s’assure que la réussite commerciale de Line ne transgresse pas certaines limites. Le commerce de celle-ci en est un de mode (et probablement de mode féminine, puisque, dans son précédent métier, elle était acheteuse pour un magasin de robes), alors domaine privilégié des femmes[29]. Elle parvient à se lancer, puis à se maintenir en affaires grâce au concours des deux hommes. Il est entendu que son bonheur personnel passe par la rencontre d’un prétendant, beau, grand et fort. C’est « riche » de son amour pour André qu’elle avoue n’avoir jamais été aussi heureuse de sa vie (FR, p. 32). Bien que le récit sous-entende qu’elle conservera son occupation une fois mariée, elle n’échappera pas pour autant à son rôle de mère : à la dernière ligne du récit, on laisse clairement entendre que le couple aura des enfants. Line est un personnage présentable dans la mesure où elle sait conjuguer le rôle de femme d’intérieur et de femme de carrière dans une sphère d’activité conçue comme féminine (la mode), et c’est à ce prix qu’elle peut ne pas renoncer à exercer une profession commerciale[30].

Au sein de notre corpus, une autre héroïne se lance en affaires, mais on comprendra dès le titre de Martine la débauchée, à quel point ce scénario relève de l’exception. Martine Jovel a été élevée dans un cirque, par une mère alcoolique. À quinze ans, elle est arrêtée, avec ses autres collègues danseuses « de burlesque », par les policiers de l’escouade de la moralité publique et condamnée par la Cour à quatre ans d’enfermement à l’Institut St-Gérard, une institution de réforme pour jeunes filles. Lorsqu’elle en sort, Martine a retrouvé le droit chemin et hérite miraculeusement d’une petite usine de transformation de bois. À dix-neuf ans, elle dirige l’entreprise, qui a grossi en six mois, grâce à son sens des affaires, jusqu’à compter une dizaine d’employés masculins. L’excès de féminité de Martine, qui jadis était danseuse, est désormais contrebalancé par les attributs de la masculinité : « Quiconque aurait vu la jeune fille ne l’aurait certes pas reconnue comme l’ancienne danseuse de burlesque. Martine portait des salopettes bleues comme un homme et elle avait, par-dessus ça, un chandail tout crotté[31]. » La confusion est telle qu’un des acheteurs des produits de l’usine, Gilles Duras, venu rencontrer « M. Jovel » pour discuter d’un problème de fabrication, la prend d’abord « pour un petit gars qui avait passé les salopettes trop grandes de son père » (MD, p. 16). Gilles Duras va alors de surprise en ébahissement, lorsqu’il constate qu’il s’agit d’une jeune femme, patronne de surcroît, et qui peut « entrer dans une longue dissertation » (MD, p. 21) pour expliquer les prix de revient et les marges de profit de l’usine.

Le passage de Martine dans le monde des affaires sera pourtant de courte durée : tombée amoureuse de Gilles, puis croyant qu’il l’a abandonnée, elle retourne au monde du cirque afin, curieusement, de « prouver à tous [qu’elle peut] faire [s]a vie aussi bien qu’eux et [s]e débrouiller toute seule » (MD, p. 24), alors même qu’elle est déjà cheffe d’entreprise. S’étant maquillée « comme les filles bon marché », elle devient effeuilleuse, décrochant un cachet de 45 $ par spectacle, soit plus, dit-elle, qu’elle n’en avait jamais gagné (MD, p. 25). De nouveau condamnée par un juge, elle est sauvée in extremis du déshonneur par Gilles, qui paye sa caution (notons qu’il n’est pas anodin que ce soit l’homme, ici, qui possède le capital, tout comme c’était lui qui fournissait les contrats sans lesquels l’usine de Martine aurait été acculée à la faillite[32]). Martine avait abandonné la direction de son usine sur un coup de tête, du jour au lendemain, comme si cette activité n’avait jamais été, pour elle, une vocation acceptable. D’ailleurs, lorsque Gilles et Martine se marient, nul ne saura ce qu’il adviendra de l’entreprise.

Une analyse fine du roman nous conduirait à répéter à quel point Martine constitue un personnage atypique du corpus, loin de la jeune oie blanche habituelle : cette représentation d’une femme d’affaires semble surtout servir à un jeu étrange portant sur l’identité sexuelle de Martine, doublé d’une ambiguïté quant au désir qu’elle suscite. En la voyant pour la première fois, Gilles insinue d’ailleurs, après l’avoir scrutée de la tête aux pieds, qu’avec « un chandail comme ça », elle « ira loin ». Martine constate alors que son chandail était retroussé et la narration relève l’allusion au désir : « En somme, était-ce de sa faute si elle était bien prise ? » (MD, p. 15) Et quand elle décide de retourner dans un cirque, elle s’achète « une robe assez provocante et des souliers à talons très hauts », en se disant : « Si je ne me trouve pas une place avec ça, c’est que je ne vaux pas grand’chose » (MD, p. 24). Le corps de Martine se veut ainsi la mesure de son succès, bien plus que ses talents de gérante. De telles représentations confirment ce qui avait été observé dans Une fille de rien, à savoir que le monde des affaires peut exceptionnellement inclure des héroïnes des Éditions P-J, mais sans jamais soustraire celles-ci aux exigences de la vie conjugale, dont fait partie l’attraction sexuelle.

On pourrait ici s’étonner de l’absence des veuves femmes d’affaires, une figure qui surgit pourtant dans d’autres séries publiées à la même époque par les Éditions P-J[33]. Comme nous le verrons plus loin, lorsque le mari businessman meurt dans notre corpus, ce n’est pas pour donner l’opportunité à la veuve de reprendre l’entreprise, mais bien pour confirmer son nouvel état d’indigence, ou alors, plus rarement, pour lui donner la chance, munie de la fortune du défunt, de jouer le rôle de mécène auprès d’une jeune fille éplorée. Un tel constat confirme l’idée que le genre sentimental impose à la femme de n’exister économiquement que sous tutelle (des parents, puis du mari), l’indépendance financière ne lui étant pas permise : son capital premier est celui de son corps comme beauté plastique, plutôt que comme force physique, et de son âme comme effusion sentimentale, plutôt que comme intellect. Tout autre sort tend à la dénaturer. Ainsi, lorsqu’il visualisait mentalement l’apparence de la nouvelle présidente de la chambre de commerce avant de la rencontrer en personne, Philippe, dans Beauté dangereuse, ne pouvait imaginer celle-ci comme une « vraie » femme ; il se la dépeignait plutôt sous des traits masculins, comparant sa silhouette trapue et sa mâchoire à celles de deux hommes du village de Cap-Blanc[34]. Occupant un rôle jugé masculin, la femme d’affaires apparaît dans les romans des Éditions P-J comme un être contre-nature, et plus précisément enlaidi et repoussant. Tout comme l’homme dit trop féminin (le « fils à maman », « l’efféminé », la « tapette »), la femme jugée trop masculine se disqualifie d’emblée comme fiancée possible. Pour ne pas finir vieille fille, un sort décrit comme effroyable, elle devra retourner à sa place qui, selon les attentes de la communauté canadienne-française, ne peut se situer (sauf exception) que dans la sphère domestique.

Le fils du patron : une figure duelle

Dans les romans sentimentaux des Éditions P-J, l’amour ne saurait être réduit à une simple transaction marchande. Tant la croqueuse de diamants, usant de ses charmes pour épouser un homme nanti, que le banquier riche comme Crésus[35] cherchant à « s’acheter » une femme, sont désavoués. Tout en rapprochant la conquête du corps féminin et celle de la richesse, les romans sentimentaux affirment que seuls sont valables les mariages d’amour. En même temps, dans un contexte où le contrat de mariage, dans le Québec des années 1950, unit une future « reine du foyer » et un pourvoyeur, les récits suggèrent qu’une jeune femme, pour peu qu’elle veuille être réellement heureuse, a besoin d’épouser un homme fortuné ou, au moins, promis à l’aisance. Dans Les amours d’une vierge, le père d’Alex, tombé amoureux de Paulette, la fille d’un avocat aisé, affirme : « Avant le mariage il doit y avoir la sécurité matérielle qui assure le bonheur. En effet, la pauvreté et la misère sont les plus grands ennemis matrimoniaux qui soient. Avant d’édifier la vie conjugale il faut bâtir le nid où cette vie se déploiera. Avant les caresses, il faut les piastres[36]. » De là, l’intérêt pour l’héroïne d’épouser par amour un homme d’affaires, tout en faisant montre, apparemment, d’une complète indifférence envers ses gains financiers[37].

Les héroïnes des romans d’amour de P-J finissent toutes dans les bras d’hommes capables de leur offrir le confort. On croirait que cette injonction, non seulement inavouée mais sans cesse niée, les porterait à marier des personnages beaucoup plus âgés qu’elles, le capital d’un épargnant s’accroissant avec les années. Pourtant, les romans à dix sous imposent une interdiction à ne pas transgresser : les héroïnes et les héros doivent être jeunes (entre dix-huit et trente ans) et ne pas souffrir une différence d’âge de plus d’une dizaine d’années. Dans un couple, de plus grands écarts d’âge sont pointés comme d’affreuses anomalies qui mineront irrévocablement le bonheur des époux, quand ils ne sont pas associés à l’inceste dans les passages où le héros agit comme figure paternelle pour l’héroïne[38]. Ainsi, quiconque a l’habitude de lire ces romans reconnaîtra dès les premières lignes du Démon du désir l’inéluctable déconfiture qui attend le duo initialement mis en scène. Dominique Morency est grand patron de la « Morency Import Association[39] ». Cet homme de soixante ans, qui a su accumuler « une fortune qui frisait le demi-million[40] », jette son dévolu sur Béatrice, sa sténographe, qui n’en a que vingt-cinq. Elle fuira ce flirt dénaturé et renouera avec son amour de jeunesse, un ingénieur de vingt-huit ans.

L’interdit qui pèse sur des écarts d’âge trop prononcés rend plus compliqué l’établissement en affaires du prétendant idéal. Les qualités de ce dernier le destinent à la réalisation d’une grande et belle carrière, mais il ne peut réalistement, à défaut d’être en possession d’un quelconque héritage, avoir déjà accumulé une fortune. Pour contourner le problème de cette richesse promise mais non encore matérialisée, il arrive que le héros des romans des Éditions P-J soit un fils de patron. Celui-ci est certain d’être riche plus tard, par la seule vertu de la transmission du patrimoine. Sa figure ne manque pourtant pas d’être ambiguë. S’il a été gâté par l’argent de son père, le fils sera viveur et paresseux, et sera donc a priori déconsidéré comme mari potentiel. Faisant irruption dans le roman, le fils trop gâté sera prestement écarté et remplacé par un rival plus acceptable, car plus honnête et travaillant (les deux qualités allant de pair, dans la mesure où l’oisiveté est vue comme la mère de tous les vices). Sa seule rédemption tient dans la rencontre possible avec une héroïne au coeur pur : ayant renoncé à sa vie d’indiscipline et d’inconduite, il sera prêt, réveillé par l’affection de sa belle, à assumer son rôle de protecteur et de pourvoyeur.

Le premier cas de figure, soit celui du fils viveur et paresseux qui ne s’amende pas, est illustré par de nombreux romans. Dans Les amours d’un viveur, Jacques Dulier arbore tous les attributs du « fils de richard », récurrent dans notre corpus. Ingrat envers sa mère, il rudoie les domestiques[41], se montre grossier et, concupiscent, semble toujours à un cheveu de commettre une agression sexuelle. Après avoir voulu peu de temps auparavant arracher un baiser à l’héroïne, il profite d’une de ses promenades dans le bois pour tenter de la violer : « Inutile de résister ou je t’assomme[42] », lui lance-t‑il sans détour. La figure de Jacques Dulier sert ici à exemplifier le danger que peuvent incarner les garçons élevés dans l’opulence. Après une vive discussion où le fils se targue d’avoir pu profiter des millions amassés par son père, Madame Dulier rétorque à Jacques : « C’est bien pour cette raison que tu as toujours mené une existence sans but[43]. » À la fin de l’intrigue, Jacques, repentant de s’être montré indigne de l’héroïne, déniche un travail dans une firme de courtage, au grand contentement de sa mère qui se réjouit que son fils, enfin, « s’occupe d’affaires[44] ». On comprend qu’il pourra sans doute, une fois sa conversion achevée, trouver lui aussi l’amour, son cousin (droit et sérieux) lui ayant entre-temps ravi le coeur de l’héroïne.

Il ne suffit donc pas au fils de l’homme d’affaires de pouvoir un jour hériter du capital de son père. Il lui faut également prouver qu’il possède des valeurs qui le rendent digne de cette (bonne) fortune. Le roman Un mariage blanc rejoue le drame des Amours d’un viveur mais en lui donnant, par un dénouement rocambolesque typique de la littérature populaire, une fin différente. Victor Douville, dont la jeune et jolie Lucrèce est amoureuse, n’a rien du prétendant modèle. Fils de Zéphirin Douville, un « gros négociant » qui oeuvre dans le domaine de l’importation et l’exportation, Victor, pourtant âgé de trente ans, n’a « pas encore trouvé le jour de faire un homme de [lui][45] ». « [Il] continu[e] d’être la honte de la famille », déclare le père, ainsi qu’une « disgrâce pour [leur] commerce et [leurs] relations ! » (MB, p. 5) Ivrogne et coureur de femmes, il ne pense qu’à s’amuser, lui qui a pourtant des dispositions innées comme acheteur et vendeur. Menacé d’être déshérité, Victor croit pouvoir convaincre son père de sa volonté de mener une vie rangée en épousant Lucrèce, décrite comme « une enfant pure comme un lys, d’une blancheur immaculée, un ange d’innocence » (MB, p. 6). Toutefois, ce n’est qu’une façade et Victor ne change rien à son ancienne conduite après son mariage. Il fréquente toujours Colette Genest, à qui il paye un splendide appartement, et passe ses soirées à boire et à jouer aux cartes.

Délaissée par son époux, Lucrèce imagine celui-ci s’éreinter à l’ouvrage. Elle l’excuse de se donner à ses affaires au lieu de s’occuper d’elle et n’ose l’importuner avec ses questions, et ce, d’autant plus que « [s]ous les apparences d’une douce bienveillance, Victor lui avait déjà montré qu’il pouvait se faire brutal et cruel à l’occasion » (MB, p. 19). Dans un étrange sursaut de fidélité qui détonne avec son caractère lubrique, Victor s’obstine à respecter la promesse faite à Colette, à qui il a juré de ne jamais toucher au corps de Lucrèce, même après la célébration du mariage. Cette ficelle narrative relativement grossière, qui permet de mettre en scène un triangle amoureux tout en émoustillant le lectorat, peut pourtant générer une lecture de second niveau : est-ce un hasard si la possession du corps de la femme et la poursuite de la richesse sont ainsi mises en tension, présentées comme incompatibles, le soir de la nuit de noces ? Le désir sexuel de Lucrèce est pourtant manifeste : « Elle roulait sa tête dans le creux de son épaule et s’étirait contre lui. Puis, immobile, troublait le silence de ses soupirs » (MB, p. 17). Toutefois, indifférent à ses avances, Victor feint de vouloir « reven[ir] toujours à son commerce, à ses affaires » (MB, p. 17). Lucrèce n’exige pas de son mari un tel degré d’ambition professionnelle, mais ce dernier lui répète qu’il veut être riche et que rien ne doit entraver sa réussite matérielle, serait-ce l’amour de son épouse, brisant ainsi le contrat qui exige « la prise de possession du mari sur la femme qui allait être sienne, toute sienne » (MB, p. 16). Victor se révèle, malgré l’espoir d’hériter un jour de la compagnie de son père, un piètre parti : tant qu’il refuse de s’unir physiquement et sentimentalement à Lucrèce, la richesse lui est niée en retour (son père ne lui fait toujours pas confiance) ; sa dissipation est symboliquement présentée comme la cause de son impuissance (professionnelle, surtout, et physique, avec Lucrèce).

Pour Victor, une transformation est nécessaire. Elle aura lieu dans les mois qui suivent : envoyé pour un très long voyage au Mexique et en Amérique du Sud, il part sans être accompagné de son épouse. C’est pendant cette mission que s’opère sa conversion : il se lasse de Colette et se prend d’une véritable passion pour la carrière de businessman. S’étant « jeté de plein coeur à son travail », il « aba[t] de la bonne besogne » et « fai[t] des affaires d’or » (MB, p. 24) : « Oui, depuis les derniers cinq mois, Victor avait réussi à établir un commerce fructueux, grâce à son talent d’homme d’affaires » (MB, p. 24). De retour chez lui, Victor avoue ses torts : « J’ai semblé négliger Lucrèce… Je me suis laissé emporter par mon ambition… je n’ai pensé qu’à l’argent, j’ai oublié que j’étais marié, que j’avais une femme là-bas à la maison… » (MB, p. 25) Ayant été pardonné par Lucrèce, Victor pourra poursuivre sa quête capitaliste dans les limites de l’acceptable, ce qui suppose de ne jamais négliger son épouse, qui attend un enfant…

Jacques Dulier, Victor Douville et tant d’autres personnages de fils de patron des Éditions P-J s’avèrent des violeurs, des buveurs, des joueurs et des menteurs. Si la figure du « fils du patron » n’est pas nette, ce n’est pas seulement parce qu’elle soulève des questions quant à la vaillance du héros, toujours suspect d’avoir été élevé dans un milieu peu propice à développer les qualités primordiales de l’ardeur au travail. Ce n’est pas non plus que sa richesse acquise sans mérite s’accompagne souvent d’un déficit moral, dont le viol constitue l’expression la plus effrayante (car, au-delà de l’horreur de l’agression, elle fait perdre à l’héroïne – toujours selon les valeurs de l’époque – son « bien » le plus précieux : sa virginité, sans compter qu’elle menace de la projeter dans le camp réprouvé des filles-mères). On peut croire que si la figure du « fils du patron » est trouble, c’est aussi parce qu’elle représente la possibilité d’une mésalliance de classes. En effet, contrairement au roman bourgeois des années 1930, où des membres de bonnes familles contractaient des unions homogènes[46], les romans des Éditions P-J mettent en scène à peu près invariablement des jeunes filles de milieux modestes, voire très modestes. L’attirance pour un jeune homme déjà prospère n’est pas sans poser pour elles un épineux problème d’exogamie. Mieux vaut, dans ces conditions, faire le récit de maris potentiels, qui, partis de rien, parviennent à ériger leur entreprise par leur force de travail[47]. N’ayant pas été élevés dans le luxe, mais dans le culte du labeur, ils ne risquent pas de bifurquer du droit chemin par la suite[48].

Du bon usage des capitaux : le patron paternaliste

On sait comment le roman sentimental de l’après-guerre s’échine à conjuguer rêve de confort, sinon de richesse, et bonheur amoureux. Il ne saurait être question, toutefois, de sanctionner entre l’héroïne et le héros une transaction marchande, celui-ci échangeant sa protection (physique et financière) contre le dévouement (domestique et sexuel) de celle-là. L’homme d’affaires des romans à dix sous montre régulièrement sa piètre maîtrise des codes amoureux en croyant que l’affection s’achète comme une vulgaire marchandise. Dans l’exemple, déjà évoqué, du richissime Dominique Morency, on peut lire que ce dernier pensait pouvoir acquérir le coeur de Béatrice en lui faisant miroiter la somme de 100 000 $, inscrite à son intention dans son testament. Devant l’accusation qu’il formule à l’égard de son rival, qui lui « vole », selon lui, ce qui lui revient, Béatrice s’insurge : « Mais je ne vous ai jamais appartenu, Dominique[49]. » Dans d’autres scénarios, c’est un père ruiné qui voudra éponger ses dettes en faisant contracter à sa fille un mariage de raison avec quelque homme d’affaires très prospère.

Autant l’héroïne doit être raisonnable (toute émotive et douce soit-elle), autant le héros doit avoir du coeur (tout rationnel et impérieux soit-il). Aussi, le capitaliste sauvage, qui ne répugne devant aucun moyen pour engranger toujours davantage de profits, fait-il l’objet d’une réprobation générale dans les récits des Éditions P-J. Par exemple, il est fréquent que les déboires de certains protagonistes (féminins ou masculins) découlent de mauvaises décisions de la part d’un père businessman, mu par un appât immodéré du gain. Et les conséquences sont encore aggravées si les investissements ont été faits à l’étranger, en contradiction avec l’impératif d’endogamie nationale des romans. La chute financière de Dollard Decelles était ainsi prévisible, lui « qui avait engagé tous ses capitaux dans une gigantesque entreprise américaine qui promettait des bénéfices fabuleux[50] ». Cette compagnie, la Gonsalez Mining, a vu son action chuter en bourse après le retrait soudain de « tous les actionnaires américains[51] ».

À ces capitalistes ambitieux est opposée la figure du « bon patron », que l’on reconnaît à trois qualités maîtresses. Premièrement, le « bon patron » jouit d’une richesse qu’il a « bien méritée[52] ». Il est fait du même bois que le personnage de Grégoire Coulonge, qu’on peut observer

dans son bureau, travaillant ferme. Pour lui, les heures ne comptaient pas. C’était à force de travail, d’énergie et de courage qu’il avait réussi à bâtir sa compagnie, à la faire prospérer et à lui faire rapporter des revenus intéressants. Maintenant, Grégoire Coulonge était riche, très riche. Il l’avait mérité. Cet argent n’avait pas été volé, mais gagné de peine et de misère[53].

On peut citer un autre exemple, celui d’Alex des Amours d’une vierge. Très jeune, Alex fait du porte-à-porte pour solliciter des réparations de chaussures qu’il amène à son père, cordonnier. Il continue de travailler, agrandit l’aire de commerce de son père et s’achète deux camions. Bientôt, ils ont suffisamment d’argent pour réaliser leur rêve : celui d’ouvrir une manufacture de souliers. « Quelques mois plus tard, la manufacture de chaussures Saint-Laurent et Fils limitée commençait à fonctionner. Tout de suite l’entreprise fut un succès[54]. » On comprend que la réussite d’Alex, résultat du labeur et de la prévoyance, est parfaitement honorable.

Deuxièmement, le « bon patron » n’échappe pas à sa communauté. Dans un formidable pied de nez à la réalité historique, les récits des Éditions P-J refusent de donner à voir de grands patrons canadiens-anglais. Nous n’avons rencontré dans nos lectures de 200 romans que deux patrons anglophones, personnages d’ailleurs très secondaires. Dans Cendrillon et son beau prince, Monsieur McLeod, qui dirige une manufacture, est secondé dans sa tâche par M. Lambert, « nom qu’il fallait prononcer à l’anglaise. Mais cet homme parlait un excellent français quoiqu’il fut d’origine américaine[55] ». Dans ce même roman, l’héroïne fait la rencontre de son « prince charmant » à Toronto, et contre toute attente, c’est un Canadien français. Pour enfoncer le clou, dans La belle de Boucherville, l’héroïne explique qu’il arrive souvent que l’amour naisse entre une et un camarade de classe ou entre une voisine et un voisin, les affinités étant naturelles entre ceux qui grandissent ensemble. « J’ai souvent lu ces choses dans les romans[56] », précise-t-elle.

Troisièmement, en continuité avec l’endogamie nationale, le « bon patron » reste près de ses employés, adoptant envers eux une attitude bienveillante et paternaliste. On peut dire que l’aménagement de sa richesse ne lui fait pas perdre de vue le respect des valeurs familiales qui s’étendent en quelque sorte à son personnel. Dans le roman La sirène, Jacques Paré se conduit en véritable goujat dans l’entreprise de son père. Il congédie un employé, Pierre Ménard, pour mieux parvenir à séduire sa compagne Liane, à qui il accorde une promotion pour le plaisir de l’avoir à ses côtés comme secrétaire toute la journée[57]. Depuis quelques années, Gaston Paré, le père, pourtant un homme fondamentalement généreux et droit, s’est laissé éblouir par l’appât du gain au point d’en perdre de vue l’éducation de son fils : « C’était l’âge d’or de son commerce. Monsieur Paré, homme d’affaires, ne pensait qu’à ses affaires depuis dix ans. Mais depuis le début de la guerre, c’était devenu une véritable obsession. Il tenait à s’enrichir vite. Aussi avait-il négligé un peu sa charmante femme et l’éducation de son fils[58]. » Prenant conscience de toute la fourberie de son fils à la fin du roman, Gaston Paré se ressaisit à temps et agit en justicier pour réparer ses torts : Jacques, congédié, devra retourner sur les bancs des HEC pour redresser son caractère ; quant à Ménard, l’employé injustement mis à pied, il deviendra chef du service d’expédition, pour un salaire de 60 $ par semaine[59]. Un bon homme d’affaires, nous disent ces récits, c’est donc un Canadien français travaillant et juste, qui n’a jamais laissé l’ambition l’aveugler, et surtout pas au point d’oublier ses devoirs envers sa femme et ses enfants.

Étrangement, le roman qui synthétise le mieux le rapport trouble entre capitalisme et amour, tel qu’il se dessine dans le roman sentimental de l’après-guerre, est l’un des seuls mettant en scène une femme d’affaires. De fait, les trois qualités essentielles du « bon patron » sont parfaitement réunies dans la figure de Line, héroïne d’Une fille de rien, sans doute pour excuser davantage ce flagrant accroc au patriarcat de l’époque. Ce texte évoqué plus haut mérite donc qu’on y revienne. L’erreur de Line, on s’en souviendra, avait d’abord été d’accepter la demande en mariage d’un fils de millionnaire, « un imbécile qui n’a même pas besoin de travailler pour gagner sa vie » (FR, p. 13). Le manque d’ardeur au travail, comme on l’a vu, est une tare impardonnable dans notre corpus et, ici, il n’est que l’autre face de la fourberie et de la lâcheté de Roger. Line est l’exact contraire de Roger, et André souligne lui-même les qualités entrepreneuriales de sa jeune épouse, quand Line le remercie pour l’avoir sauvée de la faillite : « Non, ma petite Line, c’est toi qui as tout fait. Tu leur as prouvé que n’importe quelle petite, même si elle vient de l’autre côté de la rivière, peut lutter avec n’importe quel gros et gagner » (FR, p. 32). Ensuite, Line s’est souvenue à temps du milieu où elle a grandi. Après avoir « eu peur de déclarer [qu’elle était] une petite fille de basse classe… de famille pauvre… », elle s’est sentie, au contact d’André, « fière de [s]on rang social » (FR, p. 23), fière de ne pas être « une fille de millionnaire, une parvenue » (FR, p. 23). Fière aussi de son appartenance à la nation canadienne-française, elle qui a refusé de vendre son entreprise, comme le lui suggérait Roger, à des acheteurs californiens, c’est-à-dire étrangers. Enfin, même si ce n’est pas aussi développé que pour les autres aspects, Line montre qu’elle est une « bonne patronne » dans ses relations avec ses subordonnés. Preuve de la bonne entente qui règne entre elle et son personnel, à la fin du roman, « toutes [s]es employées assistent à [s]on mariage » (FR, p. 31).

Le paternalisme qui enveloppe les publications de P-J facilite le désamorçage des situations conflictuelles et des débats sociaux ou politiques. L’entreprise est en effet décrite comme une petite famille. Qu’on ne s’étonne donc pas que le patron exhibe les mêmes qualités dans son commerce que le père de famille dans sa maison. Les chefs d’entreprise, qui forment une galerie nombreuse de personnages secondaires, développent d’ailleurs parfois une telle intimité avec les héroïnes et les héros qu’ils acceptent d’agir, à l’annonce d’une naissance prochaine, comme parrains. Dire par conséquent que P-J refuse aux femmes d’occuper le rôle de businesswomen ne va peut-être pas assez loin : P-J trace le portrait de businessmen qui expriment une conception plus traditionnelle du capitalisme, faisant du patron une sorte de père pour ses employés et transformant les rapports de classe en rapport familiaux. Dans ces conditions, il n’y a pas plus de place pour une femme cheffe d’entreprise, que pour une femme père de famille.

Conclusion

Les fascicules de la série « Romans d’amour » de P-J sont intéressants à double titre. D’une part, de manière générale, ils nous en apprennent plus sur les rapports de l’amour et de l’argent. Placées du côté des sentiments, les femmes sont non seulement désargentées (orphelines, pauvresses, ouvrières… effeuilleuses !) mais aussi régulièrement endettées par la faute de leurs pères ruinés. Leur manque de capital les pousse à rechercher un homme beau, fort, viril et fortuné. Sans jamais chercher à se prostituer, elles doivent apprendre à négocier leur besoin de sécurité matérielle (symbolisée par l’achat d’une maison coquette, voire cossue) et leur recherche du grand amour. Quant au héros, il ne devra pas faire passer sa quête de la richesse par-dessus celle de l’amour. L’homme d’affaires qui croit que tout s’achète avec des billets devra faire repentance s’il veut conquérir le coeur de la belle. Lui qui dans son travail ne fait pas de sentiments, se révèlera un homme tendre, attentif et doux dans les bras de celle qui s’est totalement (corps et âme) donnée à lui.

D’autre part, en tentant de réaménager la figure de l’homme (et exceptionnellement de la femme) d’affaires en la dessinant à l’intérieur des limites d’une quête de richesse acceptable, les fascicules de notre corpus éclairent les normes plus spécifiques de la société québécoise des années 1940 et 1950. Dans la longue histoire du roman sentimental québécois, ces bornes sont intéressantes en ce qu’elles donnent à voir, de manière récurrente, la nouvelle possibilité, pour des personnages issus des classes ouvrières et paysannes, d’accéder à la grande richesse[60]. Mais force est d’admettre qu’à travers sa représentation du capitalisme, notre corpus continue de formuler la peur d’un reniement des origines. La richesse n’est pas inatteignable, elle n’est pas foncièrement mauvaise, mais elle impose encore et toujours à l’héroïne et au héros de ne pas trahir le milieu d’où ils viennent. En proposant des romans de fabrication « entièrement canadienne », les Éditions P-J publient certes des textes urbains, alignés sur un nouveau mode de vie « à l’américaine », et pourtant endogènes, fondés sur « l’entre-soi ». Il n’est pas étonnant que la figure de l’homme d’affaires y constitue un pivot narratif particulièrement fécond, puisqu’il incarne à la fois l’ambition de vivre dans un monde de luxe (et de fuir, par conséquent, l’idée de la Canadienne française et du Canadien français « né·e pour un petit pain »), tout autant que la crainte d’y perdre son identité.

En conclusion à son article sur l’origine et l’ascension de l’homme d’affaires dans la société canadienne-française, Jean-Charles Falardeau rappelait que

[Les] hommes d’affaires ont été à la fois le véhicule et le symbole d’un élément nouveau de prestige et de pouvoir, l’argent – cet argent qui, avant eux, avait été associé avec « les autres », les Anglo-Saxons, et avec la domination de ces autres sur la société canadienne-française. Ils ont incarné une réussite matérielle longtemps désirée et une revanche, longtemps aussi désirée[61].

Faut-il voir aussi dans la figure de l’homme d’affaires, telle qu’elle se déploie dans les romans sentimentaux de P-J, une forme de revanche imaginaire sur la réalité historique de l’époque ? Chose certaine, en permettant à l’héroïne d’épouser un homme d’affaires dont elle a d’abord confirmé la validité morale (il n’est ni un viveur, ni un violeur), le roman sentimental québécois de l’après-guerre autorise un rêve de confort, sinon de faste, à l’intérieur d’un pacte de fidélité envers la grande famille canadienne-française. La leçon de ces récits est limpide : nul ne saurait prétendre à la réussite aux dépens de ses origines, même les plus modestes, mais inversement, des origines modestes ne sont plus une excuse pour être pauvre. La fortune ne doit pas s’être acquise sur la base d’un renoncement identitaire qui pourrait être assimilé à une forme de trahison, d’association avec ces « autres », dont parlait Falardeau. Et pourtant, il semble bien, pour reprendre la formule de Line Malouin et d’André Lambert, que dans le Québec de l’après-guerre, la fortune sourit enfin aux audacieux !