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Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots.

RolandBarthes[1]

Le savoir n’a de sens dans la vie que […] s’il fonde l’activité de l’homme en tant que quête ou en tant que générosité. Tel est le double enjeu de la sémiotique qui se veut un savoir sur ce savoir pour l’homme qu’est la signification et dont il est à la fois le producteur et l’interprète, le sujet et l’objet, le manipulateur et la première victime.

Algirdas JulienGreimas[2]

En 2005, Roland Gori et Marie-José Del Volgo reprennent un diagnostic sur la médecine moderne, à la suite des thèses foucaldiennes de Naissance de la clinique[3] :

En se dégageant de manière radicale et irréversible des croyances métaphysiques, des préjugés imaginaires et des fantaisies avec lesquels elle était jusque-là confondue, la médecine moderne a opéré une véritable révolution éthique dans la pratique de son art et une rupture dans la logique de son propre discours. S’efforçant d’exiler la subjectivité et l’intersubjectivité du soin et de la maladie, le discours médical n’est plus apte à prendre en compte dans sa pratique comme dans sa pensée le drame imaginaire, la détermination symbolique, la finalité éthique de la souffrance dans la relation médecin-malade[4].

Dans ce constat, les auteurs évoquent une révolution éthique de la médecine qui aurait laissé derrière elle croyances, préjugés et fantaisies pour adhérer pleinement au modèle scientifique de la biomédecine, réduisant ainsi toute une dimension réflexive du soin associée au souci de soi[5] et à une éthique narrative. Ce changement paradigmatique a eu une incidence tant sur le plan des pratiques que sur celui des discours puisqu’il remet en question le fondement de l’épreuve dans l’expérience intersubjective de la maladie. Foucault précise dans son cours sur Le pouvoir psychiatrique le rôle fondamental joué par le moment pasteurien dans cette évolution :

Quant à la fonction de l’épreuve, on voit qu’elle peut disparaître. Le lieu où se produira la maladie, ce sera le laboratoire, l’éprouvette ; mais là, la maladie ne s’effectue pas dans une crise ; on en réduit le processus à un mécanisme qu’on grossit, on la ramène à un phénomène vérifiable et contrôlable. […] l’épreuve se transforme en preuve dans la structure technique du laboratoire et dans la représentation du médecin[6].

Foucault insiste ainsi sur le fait que la maladie n’appartient plus au vivant et bascule plus précisément ici dans la science. En intégrant le régime de « la preuve », à savoir l’Evidence-Based Medicine, la médecine peut oublier « l’épreuve » alors même que le soin lui est indéfectiblement lié.

Or, dans ses travaux sur les pratiques de soi, Foucault souligne combien la dimension d’épreuve relevait d’un autre régime de vérité qui donnait au sujet qui s’y prête une autre expérience que le simple accès à la connaissance : si celle-ci suscite comme effet sur le sujet une forme d’épuisement dans « un cheminement indéfini[7] » vers le savoir, le régime de vérité propre au souci de soi induit des « effets de retour de la vérité sur le sujet […] qui transit, traverse, transfigure son être[8] ». Ainsi, dans le contexte de la médecine moderne, c’est-à‑dire dans le cadre du paradigme biomédical, l’expérience subjective de la maladie, cette rupture existentielle[9], est privée du processus de l’épreuve qui permet l’accompagnement de la transformation du sujet, afin d’intégrer « une autre allure de vie[10] » : le sujet de la relation de soin – aussi bien le patient que le soignant – est projeté dans une obscurité sans réponse qui ne comble pas son besoin de sens et ne répond pas, ou insuffisamment, à ses questionnements existentiels.

C’est à ce niveau que peut intervenir la médecine narrative dans sa volonté de réintroduire, par le recours au récit, du sens dans le soin. Cette assertion peut paraître réductrice en soi, mais c’est bien en repartant du récit comme support possible pour faire atterrir le souci de soi dans le contexte médical que le soin peut être réinvesti comme accompagnement de la transformation du sujet relationnel. On verra par la suite que la médecine narrative, qui s’appuie sur la transversalité de la littérature, englobe toute une réflexion et des pratiques qui débordent le simple usage du récit comme processus cognitif. Néanmoins, l’apport fondamental de la médecine narrative est bien d’avoir perçu l’importance du récit et de la narrativité dans la prise en compte de l’épreuve en contexte médical. Entendons bien : il ne s’agit pas de considérer seulement l’expérience de la maladie comme une épreuve au sens d’un élément perturbateur dans la trame existentielle d’une personne. La notion d’épreuve implique aussi et surtout la possibilité d’accéder à un autre régime de vérité propre à l’expérience vécue : le sujet en acquiert une autre compréhension. En outre, cette dimension de l’épreuve est essentielle si l’on veut que le patient puisse intégrer cette rupture à son expérience de vie – et le récit favorise, comme l’a analysé Paul Ricoeur, cette agrégation par le travail de l’identité narrative[11] –, mais aussi pour qu’il puisse en tirer des « effets de retour », que l’on pourrait associer à une forme de joie, telle une augmentation de sa puissance d’exister. Il ne s’agit pas simplement, dans le cadre de l’expérience de la maladie, de revenir à une situation initiale comme le laisserait entendre un schéma narratif – il n’y a jamais de retour à une situation initiale après une expérience de rupture –, mais de retrouver un autre niveau d’existence qui suscite un désir renouvelé de vivre. Tel est l’enjeu que porte la mise en oeuvre de la médecine narrative en réintroduisant l’épreuve dans le contexte médical.

En effet, la médecine narrative relève, comme l’analyse Brian Hurwitz,

d’une pratique et d’une attitude intellectuelle qui permettent de […] regarder au-delà des mécanismes biologiques, au coeur des approches conventionnelles de la pratique médicale, et d’englober des domaines de pensées et des modes de parole qui prennent en compte le langage et les représentations, les émotions et les relations, de façon à éclairer la pratique de soin[12].

La médecine narrative nous invite à penser et réaliser une autreclinique des signes pour reprendre l’expression de Gori et Del Volgo :

C’est sans nul doute ce qui explique que durant toute notre histoire et jusqu’à nos jours, deux médecines n’ont cessé de coexister – l’une naturaliste, positiviste, phénoménale, logico-empirique, l’autre magique, interprétative, paranoïaque – convergeant l’une comme l’autre vers ce qu’il nous faut bien appeler une clinique des signes[13].

En 2021, l’Université de Bordeaux a vu la création, dans le cadre du Collège des Sciences de la santé, d’un Diplôme Universitaire (D. U.) de Médecine narrative[14]. Il est ouvert à l’ensemble des personnels soignants dotés d’un niveau Master, mais encore à des personnes disposant d’un niveau identique en Humanités et « Sciences Humaines ». Il vise à former en 90 heures des personnes à la médecine narrative, non seulement à ses pratiques, ce qui est assez courant – un Certificat Universitaire à l’Université de Cergy, en faculté de Sciences Humaines, le propose –, mais encore à ses concepts, élaborés dans le cadre d’une réflexion interdisciplinaire à Columbia University. L’ancrage philosophique apporte une réflexion phénoménologique liée à la prévalence de l’expérience, épistémologique et éthique, en lien avec le soin ; de même, un éclairage sur la philosophie et la culture de soi antiques favorise la prise en compte d’un régime de vérité fondé sur l’épreuve.

Dans le cadre de notre réflexion, nous proposons d’analyser les enjeux épistémologiques, éthiques et politiques qui ont guidé l’ouverture de ce D. U. afin d’explorer les principes pédagogiques qui ont été mis en oeuvre. On proposera d’évaluer la place de la littérature dans ce nouveau diplôme, et plus largement en médecine narrative, pour poser les fondements d’une nouvelle clinique des signes en médecine.

Quels enjeux pour une formation de médecine narrative ancrée dans un Collège des Sciences de la santé ?

Depuis l’effort de conceptualisation de la discipline réalisé à Columbia, la médecine narrative s’est diffusée essentiellement sur un versant pédagogique, puisqu’il s’est agi de former les soignants et futurs-soignants à des compétences narratives :

Les médecins ont besoin d’acquérir, en même temps que leur savoir scientifique, une expertise au niveau de l’écoute, pour comprendre au mieux les difficultés extrêmes de la maladie, pour rendre hommage au sens des récits de leurs patients sur la maladie et pour être émus par ce qu’ils constatent afin qu’ils puissent agir dans l’intérêt de leurs patients[15].

Le développement pédagogique promu par Columbia peut poser problème quant à la compréhension globale de cette discipline académique et clinique, car le versant clinique n’est investi bien souvent qu’à l’aune des actions pédagogiques, en vue d’une application des principes pédagogiques dans la relation soignant-soigné[16]. Ainsi, la formation en médecine narrative est soit prise en charge dans le cadre de la formation continue[17], soit directement implantée en formation initiale[18] ; elle est assumée, la plupart du temps, par des médecins et/ou par des littéraires, le binôme soignant-littéraire étant le plus adapté. Le D. U. de Médecine narrative créé à Bordeaux s’adresse à la fois aux internes et étudiant·e·s (en Master, Doctorat), et aux soignants en activité. S’il s’inscrit dans le cadre des formations proposées au Collège des Sciences de la santé, il est coordonné par un médecin psychiatre et une littéraire, auteurs de cet article. Quels sont les enjeux d’un tel diplôme ?

Enjeux épistémologiques

La médecine narrative propose une passerelle[19] entre les sciences humaines et sociales et les sciences de la santé. Elle s’inscrit de plain-pied dans le domaine des humanités en santé mais en donne une nouvelle approche. En effet, elle ne se contente pas de proposer des connaissances en sciences humaines, elle les intègre directement au niveau des pratiques cliniques : son approche est transdisciplinaire puisqu’elle dépasse l’interdisciplinarité et prend en compte une dimension pragmatique. Cette transversalité, de l’université vers le terrain clinique, a des répercussions sur le plan épistémologique. Tout d’abord, comme dans tout contexte interdisciplinaire, un travail de dialogue et de traduction est à entreprendre entre les disciplines afin de favoriser une bonne compréhension des différentes parties pour l’ensemble. D’autre part, il s’agit à la fois de considérer et d’intégrer l’expérience clinique au niveau d’une réflexion académique sur le terrain des sciences humaines, mais encore de favoriser cette oscillation entre théorie et pratique en abordant les humanités en santé à l’aune de différentes praxis (narratives, artistiques), sans les restreindre à une approche théorique. Ce point nous semble essentiel car il porte une autre conception de la connaissance et de la production des connaissances : on retrouve ici l’importance de l’épreuve qui ancre la réflexion épistémologique sur le terrain de l’expérience. C’est un autre savoir sur les sciences de la santé que permet la médecine narrative en développant une pédagogie, une réflexion scientifique et clinique. En outre, il s’agit de préciser que cette approche est à appréhender à l’aune du pragmatisme de John Dewey[20] puisque c’est à partir des praxis artistiques que sont réinvesties les connaissances cliniques, éthiques et en sciences humaines : la médecine narrative relève d’une approche pragmatiste des humanités en santé. Le déplacement épistémologique que permet le travail pragmatiste en médecine narrative se situe à deux niveaux. D’une part, les questions éthiques, cliniques et sociologiques sont observées à travers la perspective d’oeuvres d’art, en particulier de la littérature. D’autre part, le travail de lecture et d’écriture constitue en soi une expérience et il permet d’intégrer les connaissances théoriques à travers des processus sensibles. C’est non seulement un autre mode d’apprentissage, mais encore une autre mémorisation et une autre connaissance qui, elles aussi, sont sensibles et associent des émotions (meilleure efficacité de la mémoire). On constate ainsi les capacités heuristiques de la médecine narrative de par les méthodes et approches épistémologiques qu’elle développe.

En quelque sorte, les enjeux épistémologiques de la discipline consistent à mettre en lumière et à déplacer le regard : il s’agit d’allier l’observation, chère à la clinique[21], à la considération[22]. Le recours à l’expérience sensible à travers les arts et les pratiques artistiques permet de faire émerger de nouvelles lisibilités des sciences médicales en apportant un statut spécifique de la connaissance relatif à sa dimension expérientielle et à l’implication de l’art.

Enjeux éthiques

Sur le terrain éthique, il s’agit d’aborder la relation de soin à travers une approche narrative, en complément de la bioéthique. Ce déplacement n’est pas anodin, il invite, selon Jérôme Bruner, à un changement paradigmatique puisqu’il implique de passer d’un mode de pensée logico-paradigmatique à un mode de pensée narrative[23]. Or l’approche bioéthique reste majoritaire en sciences de la santé. Comment alors envisager, dans un cadre universitaire, d’ouvrir un espace de réflexion à l’éthique narrative ? La dimension éthique de la médecine narrative a trait à l’éthique du témoignage agrégée à l’éthique du soin. Le récit de soi rend saillante la singularité du narrateur et de la relation : elle permet de redonner au patient sa dignité en le réinscrivant dans son histoire de vie en tant que personne. C’est toute la différence, que souligne ici Oliver Sacks, entre un récit de cas propre à l’épistémologie des sciences de la santé et le récit éthique qui redonne au patient, mais aussi au soignant, toute sa place dans la relation de soin :

Hippocrate a institué le récit de cas […]. Les histoires de ce genre sont des formes d’histoire naturelle de la maladie, mais elles ne nous apprennent rien sur l’individu et son histoire ; elles ne traduisent rien de la personne, de son expérience lorsqu’elle affronte la maladie et lutte pour lui survivre. Il n’y a pas de « sujet » dans un récit de cas au sens étroit du terme ; les récits modernes font allusion au sujet en une phrase succincte (« femme albinos trisomique de vingt et un ans ») qui peut tout aussi bien s’appliquer à un rat qu’à un être humain. Pour ramener le sujet humain – le sujet humain affligé, luttant, souffrant – au centre du débat, il nous faut approfondir l’anamnèse jusqu’au récit ou au conte : car c’est seulement là que nous avons à la fois un « qui » et un « quoi », une personne réelle, un patient confronté à la maladie – à la réalité physique[24].

Le soin apporté aux patients se déroule dans les histoires qui en sont non seulement un médium mais aussi un vecteur : le récit participe du soin en tant qu’accompagnement, et il permet au soin d’atteindre son but, le rétablissement dans le cours de l’existence au-delà de la guérison. En effet, si la guérison n’est pas toujours possible, le soin s’inscrit dans la relation soignant-soigné qui perdure malgré tout. En outre, l’éthique que porte la médecine narrative procède par le redoublement du processus narratif : dans l’écoute du récit, se manifeste une reconnaissance du patient ; dans sa profération, le patient élabore son identité narrative en tant que personne traversant une expérience de la maladie.

Ainsi, les enjeux éthiques soulevés par un diplôme de Médecine narrative soulignent combien le soin et la narrativité se rejoignent au coeur d’une éthique relationnelle pour laquelle la dignité de la personne est le centre. Il porte une conception d’un soin non pas personnalisé qui viserait à individualiser une approche thérapeutique et coïnciderait au mieux avec le profil du patient objectivé, mais la conception d’un soin centré sur la personne, dans une perspective holistique.

Enjeux politiques

Enfin, la réévaluation du récit de soi comme processus de subjectivation dans le soin que propose la médecine narrative a des implications politiques, puisque toute prise de parole en première personne dans un espace public et sa prise en compte[25] constituent un geste politique[26].

De même, si nous avons présenté la médecine narrative comme une approche transdisciplinaire, il s’agirait ici de compléter en précisant aussi sa dimension « indisciplinaire ». La médecine narrative remet en question les partages disciplinaires mais elle sème aussi le trouble, comme nous l’avons vu, dans la toute-puissance des savoirs institués[27]. Yves Citton aborde cette idée à partir de la littérature et précise que cette dernière vise à « tirer des “concepts étrangers” qui permettent de “déformer et subvertir”, de transformer et réorganiser son propre dispositif conceptuel, son partage du sensible, sa langue familière[28] ». Si la médecine narrative reconnaît les fondements théoriques propres aux disciplines des sciences humaines, si des méthodologies ont été éprouvées et validées, elle valorise aussi une réflexion éthico-politique critique qui prend en compte les relations subjectives, intersubjectives et institutionnelles. Ainsi, la présence des pratiques artistiques, la dimension critique intrinsèque à la discipline et l’importance dédiée à la réflexivité par les pratiques de soi, en font une discipline étroitement liée au politique au sens foucaldien du terme, puisqu’elle favorise, à travers des pratiques narratives et artistiques, le développement de processus de subjectivation.

Aussi, la mise en place d’un diplôme de Médecine narrative implique-t-elle des enjeux politiques. Il ne s’agit pas ici, on l’aura compris, de penser qu’une réflexion politique innerve la discipline, ou d’envisager la médecine narrative en opposition combative à la biomédecine, mais c’est bel et bien sur le plan des pratiques que se dessinent ces enjeux qui impliquent non pas de prendre parti mais de prendre position[29] au sein du système de santé. Créer une telle formation, mais encore la suivre, a pour conséquence de se situer dans un milieu hospitalier actuellement en crise et d’envisager des issues pour en sortir avec, notamment, les moyens de la médecine narrative. C’est s’engager – en prenant soin d’y rester – vers un hôpital de la qualité autant que de la quantité[30]. Il ne s’agit pas d’entrevoir la médecine narrative comme un militantisme mais de comprendre qu’elle constitue un savoir situé[31] qui prend en compte le monde habité et les personnes qui l’animent.

Les principes pédagogiques du Diplôme Universitaire de Médecine narrative

Si l’équipe de Columbia a élaboré un appareil conceptuel et pédagogique qui a fait ses preuves, il s’agit néanmoins de le faire atterrir dans un contexte à la fois francophone, d’un point de vue linguistique, et français, d’un point de vue clinique et universitaire. Ainsi, par exemple, le module 1 du D. U. de Médecine narrative propose une généalogie des rapports entre médecine et récit depuis l’Antiquité, car il semble important de mettre en perspective les liens étroits entre narrativité et soin au fil de l’Histoire, relations qui ont innervé à la fois le développement scientifique, épistémologique et clinique de la médecine. En l’occurrence, l’Histoire de la médecine n’est pas actuellement un objectif pédagogique développé en tant que tel dans le cadre du Master de Columbia.

Renouer avec l’expérience sensible

Comme nous le soulignions dès l’introduction, dans le contexte paradigmatique de la biomédecine, la crainte pourrait être d’évoluer vers une « extinction de l’expérience », pour reprendre le titre d’un article célèbre de Robert Pyle[32] dans le domaine de l’écologie. La médecine narrative va chercher, par ses méthodes et les sujets qu’elle aborde, à renouer avec l’expérience sensible. C’est le terrain clinique de la relation de soin, dans une perspective singulière et subjective, qui va être au coeur des réflexions phénoménologiques et des pratiques. Ainsi, les pratiques artistiques, et la littérature en premier lieu vont constituer l’espace à partir duquel l’expérience sensible va être retravaillée : il s’agit, en quelque sorte, de faire « atterrir[33] » l’expérience sensible désinvestie dans le cadre biomédical de la relation de soin, sur un terrain esthétique, à partir d’un travail sur les textes et les supports artistiques. Par le détour de l’expérience esthétique[34], le soin est appréhendé comme une expérience sensible où chacun perçoit, ressent et expérimente.

Ainsi, sur six modules du D. U., deux sont construits sur le modèle d’ateliers : les modules 3 et 4 sont des modules « éthico-pratiques », ils se déclinent selon l’expérience du soignant et celle du patient. Cette pédagogie active évolue, à la suite du sixième module, le module pédagogique, vers trois journées de séminaire de fin de formation[35] où les étudiant·e·s inscrit·e·s sont amené·e·s à construire eux-mêmes, en binôme, des ateliers. La progression du programme permet de mettre en place une pédagogie de coopération qui fait écho au principe d’affiliation de la médecine narrative[36]. En retissant une communauté soignante, par le partage du sensible[37] qu’offre le travail de la littérature et des arts, cette pédagogie active et coopérative n’est pas sans rappeler le travail sur le sensible mis en oeuvre par Bruno Latour[38] sur le terrain de l’écologie. Afin de rendre compréhensible l’anthropocène, le philosophe propose des dispositifs artistiques pour que chacun puisse dresser, par le détour d’une pratique artistique (écriture, théâtre, chant), un diagnostic de son inscription personnelle dans un environnement en pleine mutation et en percevoir ainsi, au coeur de son existence, les changements.

Le travail de l’interprétation

Le geste central de la médecine narrative est fondé sur un geste herméneutique : celui de l’interprétation. Il invite à se détacher d’une seule interprétation cognitive, ou une recognition, afin d’évoluer vers une interprétation inventrice[39]. Si le geste du diagnostic médical constitue une interprétation, il se situe du côté de la recognition, puisqu’il vise à retrouver dans la mémoire des connaissances acquises, ce qui se présente dans l’expérience. Avec la médecine narrative, il s’agit d’ajouter un autre niveau interprétatif qui est propre à l’analyse poétique et esthétique et relève alors d’une projection dans le futur :

L’interprétation y apparaît comme relevant du pressentiment, de l’intuition, du tâtonnement et du hasard, et l’art de la voyance – bien davantage que de la science, de l’expertise, de la technique ou de la discipline. Son activité est orientée par une certitude subjective instantanée, à travers laquelle on sait qu’on a trouvé (quelque chose), sans savoir encore ce que l’on a trouvé[40].

Travailler cette interprétation inventrice a pour objectif d’améliorer le diagnostic en lui associant une analyse fine de l’histoire du patient, mais plus encore d’entrainer le soignant à l’incertitude, l’ambivalence[41].

Ainsi, dans une perspective pédagogique, l’interprétation relève à la fois d’un savoir-faire mais aussi d’un savoir-être, ce qui est essentiel pour le soignant car cette dimension n’est pas abordée, ou l’est très peu, dans les cursus de formation aux métiers de soignants. L’analyse des textes littéraires est au coeur de cet entrainement. Notons en l’occurrence que, selon Yves Citton, la lecture de la littérature constitue « une illustration paradigmatique de l’interprétation inventrice[42] ». Or ce geste constitue le point le plus complexe dans la formation du D. U. car il ne s’agit pas simplement de donner aux étudiant·e·s en sciences de la santé des outils littéraires mais plutôt une aisance et une subtilité dans l’interprétation, ce qui est différent : cette aisance ne se gagne pas nécessairement par la pratique, dans la durée, mais davantage par la confiance en sa propre parole créatrice, telle « une certitude subjective instantanée ». Les étudiant·e·s soignant·e·s l’ont effectivement remarqué. Une pédagogie positive et bienveillante envers les capacités de chacun est donc indispensable.

La création au centre

Cet entrainement à l’interprétation inventrice relève ainsi d’un geste de création et c’est bel et bien un encouragement à la création qui est transversal dans l’enseignement de la médecine narrative. Il s’exerce dans le travail de l’imagination par l’écriture, et dans une attitude valorisant une confiance en soi à travers l’expérience créatrice. Le travail de l’imagination, s’il constitue le fondement des exercices de création dans les ateliers de médecine narrative, est aussi important dans la pratique clinique car il permet d’exercer la proxémie[43] et de comprendre l’expérience du patient : il consiste en la possibilité, comme le rappelle Hannah Arendt, de trouver la juste distance :

Seule l’imagination nous permet de voir les phénomènes selon la perspective qui convient, de mettre à distance ce qui est trop proche afin de le voir et de le comprendre sans préjugé ni déformation, de franchir les abîmes de l’éloignement, jusqu’au moment où il devient possible de voir et de comprendre tout ce qui est trop éloigné comme une affaire familière[44].

En outre, au-delà de l’imagination comme procédé dans les pratiques d’écriture, et comme processus dans le développement de compétences, il s’agit de valoriser l’improvisation. Cela fait écho à ce que nous venons de préciser dans la possibilité de se prêter à « une certitude subjective instantanée ». Arnold Davidson propose de l’aborder comme une forme de pensée, peut-être, pourrions-nous avancer, l’idée de pensée en acte :

L’improvisation n’est pas seulement une technique, elle est peut-être aussi et surtout une attitude, un esprit. Sans cette attitude ou cet esprit, la médecine ne peut pas continuer et ne peut pas voir ses propres problèmes. C’est une ouverture pour un nouvel espace de pensée et d’action, une nouvelle vision du monde. Grâce à l’improvisation, un monde clos peut devenir un monde ouvert. Forcément un médecin fermé, sans le courage d’improviser, tôt ou tard se trompera et on en paiera le prix[45].

Travailler l’improvisation comme technique et attitude, comme le souligne Davidson, demeure un enjeu important dans le cadre médical.

Ainsi, la création relève d’un principe jusque dans les méthodes pédagogiques enseignées dans le cadre du D. U. de Médecine narrative. C’est la raison pour laquelle nous avons insisté sur le fait de ne pas figer les dispositifs, les pratiques, les exercices : remettre l’ouvrage sur le métier afin d’aborder un atelier en y découvrant une nouvelle perspective. Aussi avons-nous demandé aux enseignants des modules 3 et 4 de proposer un atelier sans préconiser un cadre méthodologique particulier – on le sait, les ateliers de Columbia suivent trois temps : la lecture, l’écriture et l’échange sur les textes produits. Il s’agissait ici d’offrir la possibilité aux étudiant·e·s de découvrir de nouveaux modèles, de percevoir les possibles de la création à travers la diversité des approches, et de considérer que l’on peut toujours faire de la médecine narrative sans nécessairement passer par un modèle figé.

Se nourrir des marges

Enfin, dans la perspective d’une approche « indisciplinaire », le dernier principe pédagogique porte sur une invite : « aller voir ailleurs », se nourrir des marges afin de poursuivre un apprentissage et de préserver une attitude de découverte. En méditation pleine conscience, on nomme cette attitude « l’esprit du débutant ». Il s’agit non seulement de préserver une forme d’innocence disciplinaire feinte mais encore de préserver la joie de la découverte. Le franchissement des limites disciplinaires, des pratiques, permet d’enrichir les connaissances par le croisement des perspectives ainsi que dans une perspective de métissage, il ouvre à un développement heuristique[46].

Ces deux derniers points, maintenir un processus en création et se nourrir des marges, ont été présentés comme les deux enjeux pédagogiques majeurs de la formation lors du module pédagogique.

Le rôle de la recherche et de la création littéraires

Ainsi, si la littérature et les études littéraires ont constitué les bases d’une réflexion majeure dans l’élaboration de la médecine narrative, si on peut leur attribuer une place transversale[47] dans la discipline, qu’en est-il de leur présence dans la formation ? Quelle fonction ont-elles ? « La littérature pour quoi faire ? », si l’on reprend le titre de la Leçon inaugurale au Collège de France d’Antoine Compagnon[48].

Dans le cadre de Columbia, on l’a vu, le littéraire relève de supports de travail dans les ateliers, et il donne lieu à une réflexion narratologique et méthodologique. Mais il semble que ce que nous nommons « travail de la littérature », qui renvoie, dans une perspective pragmatiste, au travail que l’on fait à partir de la littérature (analyse, lecture, écriture) et qu’elle effectue en nous[49], déborde ce cadre pragmatique de Columbia.

Un laboratoire esthétique ouvert sur le réel

De prime abord, la littérature offre un terrain d’exploration pour les soignants : c’est une expérience de pensée autre que celle que propose la philosophie[50]. En outre, par le détour d’une expérience esthétique, elle permet de réinvestir des difficultés rencontrées sur le terrain clinique. Ainsi, l’analyse de Marta Nussbaum sur la fiction comme exercice de l’imagination morale[51] peut être étendue au récit littéraire de façon générale.

Mais ce qui nous semble tout aussi intéressant est le double mouvement par lequel cet exercice opère dans le type de lecture proposé pendant les séances : celui de l’estrangement et de la quotidiennisation. Le premier ne se résume pas à un procédé littéraire comme l’a analysé le formaliste russe Victor Chklovski[52], mais relève d’un véritable processus de pensée sensible tel que le conçoit Carlo Ginzburg[53] : il déplace le lecteur qui, par un sentiment d’inquiétante étrangeté de l’ordinaire[54], trouve dans la lecture une résonnance avec son expérience personnelle. C’est là aussi une expérience de pensée critique puisque, dans l’écart entre le vécu et le texte, par la lecture, se manifeste une distance qui permet la réflexion. Le second mouvement renvoie à un exercice de quotidiennisation[55] qui est inhérent à la lecture comme processus de subjectivation. Cette expérience de défamiliarisation/familiarisation fait écho aux travaux de Florent Coste[56] qui appréhende la littérature comme une expérience pragmatiste, non seulement comme laboratoire, en lien avec le réel, mais plus encore comme processus et expérience esthétique d’un être-au-monde. Ses travaux s’inscrivent à la suite de ceux de Jean-Christophe Bailly, Marielle Macé ou Yves Citton qui envisagent un élargissement du littéraire[57].

Ainsi le travail de la littérature, en médecine narrative, ne se contente pas de proposer une expérimentation pour réinvestir le vécu du soignant, il donne aussi à voir la possibilité d’un autre être-au-monde. Cette ouverture à d’autres possibles dans le soin résulte d’un élargissement du littéraire : on le comprend bien, la littérature n’est pas alors un simple procédé expérimental, un exercice de pensée, mais, en tant que processus, en tant que travail, elle pose les conditions d’une forme d’existence autre dans le soin qui s’appuie sur une sensibilité, une capacité d’analyse, une perception aiguë de ce qui fait sens et émotion.

Renouer avec le trouble

On l’aura compris, la littérature dans le D. U. de Médecine narrative n’a donc aucune fonction prédicative ni même propédeutique : elle ne sait pas ce qui doit être fait. Rien à voir donc ni avec la morale, ni avec la déontologie. Si la littérature peut être considérée comme un support pour travailler l’éthique dans la perspective de l’éthique narrative, elle constitue davantage un exercice éthique en tant que tel, dans la perspective des travaux de Foucault, afin de développer une esthétique de l’existence[58] ; cette dernière est le résultat de l’ethos que tout soignant est invité à constituer au cours de sa formation et de sa carrière[59]. Le travail de la littérature peut, dans ce contexte, être un support important pour élaborer ce qu’être soignant veut dire et quelle forme lui donner.

Aussi, le geste de la littérature est-il préservé dans la mesure où il invite le soignant à renouer avec le trouble, cette coloration du réel[60]. Face à la quête de certitude pour laquelle oeuvrent souvent les sciences médicales, le travail de la littérature va favoriser un retour du réel en réintroduisant, dans la relation de soin, le trouble. Il s’agit alors de s’appuyer sur ce qui suscite l’incertitude, l’idée d’une défatalisation du récit, mais aussi l’ambivalence propre au langage et que valorise la littérature : refuser l’idée selon laquelle tout récit, sur le modèle du récit de cas, doit être univoque ; être capable d’entendre le malaise de l’ambiguïté et se familiariser avec cette zone critique du langage-malentendu ; trouver dans le silence un possible de la relation ; se tenir avec l’ambivalence tout en étant affecté par ce qu’elle suscite. Voilà le travail de la littérature que le D. U. de médecine narrative met en oeuvre. C’est pourquoi il n’a pas pour vocation d’apporter des outils performants assurant une efficacité dans le diagnostic[61] ; il relève davantage d’un entraînement à la performativité du langage qui ouvre sur d’autres possibles.

Une clinique du tact – vers une sémiotique élargie

N’est-ce pas alors un risque de fragiliser les soignants ? Si la méditation pleine conscience, par exemple, vise à donner des ressources aux soignants pour retrouver une stabilité face aux émotions, la médecine narrative fait le choix de considérer le soignant dans sa vulnérabilité pour y puiser une nouvelle puissance tirée de l’augmentation de la puissance d’exister suscitée par la joie, de la puissance de la langue, des liens faibles[62] dans la rencontre avec les patients, et de la reconnaissance[63] du soignant et du patient comme personne.

L’enjeu pour la médecine narrative est alors de proposer une clinique renouvelée, fondée sur une sémiotique élargie. Cette clinique qui s’appuie, entre autres, sur le travail de la littérature, pourrait répondre de la notion de tact étudiée depuis Goethe et reprise à nouveaux frais par Lia Kurts. Selon elle, le tact consiste pour Goethe en :

Un art de l’occasion et du cas, assorti d’un geste d’autolimitation : c’est en ce double sens qu’une telle catégorie pourrait prendre aujourd’hui une valeur heuristique pour penser le geste interprétatif dans le cadre d’une herméneutique moderne tout à la fois critique et participative. […] Pour saisir l’analogie des formes, grand principe de la science goethéenne, comme pour établir le mouvement de pendule entre expérience et idée, entre pratique et théorie, il faudrait du tact[64].

Lia Kurts propose ainsi un élargissement du geste interprétatif, ce vers quoi tend la médecine narrative, à partir de la notion de tact, faisant le lien entre une approche pragmatique et théorique, et « capable de respecter à la fois un principe de scientificité et une volonté de caractérisation du singulier[65] ». En reprenant les travaux de Greimas, elle propose d’envisager un mode de pensée sémiotique à l’aune de la notion de « gestualité », et plus particulièrement comme « tact critique de l’interprétation[66] ». Cette approche nous semble pertinente dans le contexte de la médecine narrative puisque nous avons souligné combien l’interprétation en constituait le fondement, dans une approche augmentée du modèle médical. Partir du tact, à la lisière du toucher clinique et d’une éthique sensible, paraît le point juste, le lieu idoine pour repenser une clinique dans le soin. Voici encore ce que livre Lia Kurts sur le tact critique de l’interprétation qui :

Suppose la figure d’un interprète doué d’affects et de responsabilité, à la fois capable de reconnaître une certaine inhérence dans la situation interprétative, voire d’être touché, de connaître des fulgurances au contact des oeuvres, tout en maintenant une distance critique nécessaire au projet de connaissance – donc qui sache tenir simultanément un « entre » et un « écart » et discerner consécutivement des régimes de sémioticité lui permettant non seulement de théoriser mais aussi de mettre en pratique une telle posture au contact des textes et des oeuvres[67].

Cette sémiotique que propose Lia Kurts pour les textes et les oeuvres, pourrait être élargie au domaine du soin clinique avec le contact des patients : non seulement elle peut constituer le cadre théorique de la démarche pédagogique de la médecine narrative en tant que telle, appliquée aux oeuvres, mais plus largement elle peut être réinvestie sur le terrain clinique, dans un mouvement d’élargissement. Voilà donc le programme d’un développement de la médecine narrative dont le D. U. n’est qu’un jalon.

Conclusion

L’enjeu du D. U. de Médecine narrative du Collège des Sciences de la Santé de l’Université de Bordeaux, en lien avec ces fondements épistémologiques, pédagogiques et éthiques, est de renouer avec l’expérience sensible à partir d’une approche pragmatiste qui valorise l’interprétation, la création et une culture in(ter)disciplinaire. Le travail de la littérature dans une perspective élargie y est central puisqu’il constitue un véritable laboratoire esthétique ouvert sur l’expérience.

Aussi, dans Regarder, écouter, lire, publié trente ans après La pensée sauvage, Lévi-Strauss pose-t-il un regard particulier pour comprendre la place que l’art occupe entre la science et la pensée mythique : « L’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique ; car tout le monde sait que l’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur[68]. » Aborder l’artiste comme un passeur entre ces deux formes de pensées nous invite à reconsidérer le soignant du D. U. de Médecine narrative. Faut-il le voir comme un artiste en écho lointain avec Hippocrate ? Peut-être. Ce qui est certain, c’est que pour la médecine narrative le soignant « tient à la fois du savant et du bricoleur ». Et ce qui compte dans cette perspective, c’est bien le « à la fois », c’est la possibilité du mouvement, l’alternance et l’association, « tenir simultanément un “entre” et un “écart” et discerner consécutivement des régimes de sémioticité lui permettant non seulement de théoriser mais aussi de mettre en pratique », pour reprendre les termes de Lia Kurts.

Ainsi, c’est dans ce (mé)tissage – dans un dépassement du récit – entre pensée scientifique et pensée mythique, entre bonne distance et pont interdisciplinaire, que le D. U. de Médecine narrative propose une pensée en acte, vers une clinique des signes renouvelée, une clinique du tact, afin de réintégrer l’épreuve au centre de la relation de soin.