Article body

Introduction

Je vais présenter ici ce qui m’a conduit au sein du duo Hantu à créer des dispositifs, mises en scène et actions performatives associant des humains et des plantes, pour lesquels la question du portage est centrale, car dans nos performances il s’agit essentiellement de nous déplacer chargés de réceptacles végétalisés.

Rien n’est plus curieux que de vouloir porter des plantes. Si l’arbre nous fascine, c’est par son enracinement, sa présence muette et définitive, à l’endroit de sa germination. C’est précisément parce que le végétal n’a pas développé les qualités motrices des animaux qu’il va solliciter ces « partenaires », pour se développer plus loin et entretenir la biodiversité. Porter une plante nous confronte à l’altérité radicale du végétal, que l’on vive en zone urbaine ou « naturelle », et nous permet de saisir la diversité et la complémentarité de nos conditions d’existence au sein d’une symbiose vitale. Ce geste atteste de liens affectifs et de nouvelles socialités que nous pourrions développer.

Porter une plante peut être un acte involontaire : les voyageurs transportent ou déplacent des graines sans le vouloir, des algues exotiques prolifèrent suite au rejet de l’eau d’un aquarium dans une rivière, etc. Dans cet article, le portage est envisagé comme un acte délibéré : matériel mais aussi mémoriel, habité de sédiments du passé, de contenus incorporés, multidimensionnels. Une histoire de l’humanité pourrait être écrite à partir de celle du portage : organisation du territoire, pouvoir et asservissement des porteurs, répartition genrée mais aussi histoire de nos interrelations avec le non-humain, ce que l’on trans-porte et rapporte de nos voyages. Il s’agira donc autant de portage de plantes que de portage de mémoires ou d’un récit identitaire, à l’échelle de soi et de sa communauté.

Un second principe, celui de l’adoption, structure les performances de Hantu. L’adoption est liée au consentement (G. Fraisse), à la négociation (B. Morizot) et implique un mutuel engagement. D’une part, être adopté signifie faire siennes des règles qui ne le sont pas d’emblée. L’élément exogène doit ainsi faire un effort de conformation, qui est aussi un effort d’appropriation (faire siens des codes et une culture). Mais en tant qu’élément exogène, il doit agir avec attention et diplomatie pour recueillir la confiance ; d’autre part, celui qui accueille s’engage à respecter son hôte et à se laisser transformer par cette altérité. L’adoption est ainsi l’espoir d’une hospitalité durable par consentement mutuel. Dans quelle mesure ce principe d’adoption est-il transposable au monde végétal ? Que signifie adopter, respecter, prendre soin d’une plante ? Comment nous transforme-t-elle ? Comment faire coïncider notre histoire avec la sienne ? Si l’être humain a le pouvoir d’agir sur la plante sans l’envisager comme sujet vivant et si porter une plante tend à conforter une vision passive du végétal, l’adopter est une façon de reconnaître son agentivité et de faire l’hypothèse d’une relation partagée. Le principe d’adoption végétale s’est ainsi imposé en contrepoint du portage qui réduisait le végétal à un matériel vivant à disposer comme on l’entend en nous invitant à imaginer les termes d’un consentement mutuel. Cela a transformé notre façon de performer et de vivre.

Je décrirai dans un premier temps des artefacts et dispositifs que nous avons réalisés pour déambuler avec des plantes. Puis je m’interrogerai sur les signifiances des actes de portage pour l’être humain aux niveaux physique, culturel, symbolique : nous portons ce que nous partageons, un héritage, des connaissances, des revendications, des espoirs de changements… J’appliquerai enfin à la relation que nous pourrions nouer avec les plantes le principe d’adoption comme un moyen de dépasser la conception que nous avons parfois encore d’une altérité végétale passive, transportable, indifférente à ce qu’on lui fait.

Des dispositifs artistiques de portage de plantes

Plusieurs des performances que nous avons réalisées nous ont permis de considérer et d’entrelacer les signifiances des actes de portage. Que signifie porter en tant qu’humain, en tant que performeur, le corps chargé de réceptacles végétalisés ? Que signifie porter comme une souveraine, avec arrogance et port royal, ou comme un animal de charge ? Que signifie enfin porter quand il s’agit d’une parole, depuis soi, depuis la communauté dont on est issu et que l’on représente malgré soi, depuis son époque et ses contemporains, depuis ses engagements ou son silence ?

Portare a d’abord signifié « faire passer », par une porte ou par un port, qui est une autre entrée sur le territoire, puis plus généralement « porter d’un point à un autre ». Le verbe s’est ensuite enrichi de préfixes : l’humain n’a eu de cesse de trans-porter, im-porter, ex-porter. Se déplaçant, de port en port, en porte à porte, cherchant à faire prospérer son affaire, portant, ou faisant porter, des marchandises, parmi lesquelles des plantes. Ce sont bien ces passages que nos performances ont tenté de créer.

Porter une plante peut sembler incongru et peu pratique. Car le végétal est généralement enraciné dans la terre, relié aux espèces qui l’entourent et il pousse – sauf lorsqu’il rampe – en ascension vers la lumière. Le corps humain, lui, est mobile, ses membres et son tronc se déployant tantôt à l’horizontale, tantôt à la verticale, et la plante de se retrouver la tête en bas… Cette sorte d’incompatibilité a été pour partie le moteur des dramaturgies de Hantu et pour des raisons d’encombrement évidentes, les plantes miniatures, parmi elles les bonsaïs, ont polarisé notre attention.

Attacher une plante à son corps invite, dès l’instant où doit se régler la question technique de la fixation, à considérer l’histoire de la relation de l’humain au végétal, à reconnaître le lien invisible, parfois invisibilisé, difficile à saisir, que nous avons avec cette altérité. Comparées à notre propre corps, les plantes sont souvent fragiles ; s’altérant au simple toucher, elles demandent des gestes d’une grande délicatesse et une attention particulière, que l’on répercute sur son corps ou sur celui de son partenaire. Cette expérience, ritualisée par la performance, de l’extrême fragilité du vivant échappe pour partie au langage.

Notre duo a conçu différents types de contenants et divers systèmes d’attache. La fabrication de ces objets nous aura permis de parcourir différentes traditions artisanales : tissage et couture (lin, coton), verre soufflé, céramique, utilisation de la pierre. Fondamental dans notre mise en relation, le réceptacle est apparu comme un corps intermédiaire entre l’humain et le végétal.

La ceinture ventrale et autres linges

Dès 2013, nous utilisons des bandes de tissus, sortes de pansements de gaze pour attacher un corps à un arbre (branche ou tronc). L’image d’une momie enveloppée de bandelettes nous intéresse pour plusieurs raisons. De nombreux rites funéraires associent le végétal au corps du défunt. Nous nous intéressons en particulier aux arbres-tombes de Sulawesi. Mais nous voulons trouver une transposition culturelle de cette pratique du village de Kambira en évitant l’écueil d’une sorte de néo-exotisme, et sans renoncer à la dimension sacrée du rituel. La référence à la momie, qui à la fois évoque l’art funéraire et la culture populaire (bande-dessinée, cinéma…) élargit la référence exotique ; les bandelettes de lin ou de coton permettent ensuite de relier le corps à la plante sans rompre l’intimité entre l’humain et le végétal. Pour finir, la gaze évoque le soin, qu’il s’agisse des langes du nourrisson ou du pansement du blessé. Avec ces bandelettes qui permettent une proximité du corps et de l’arbre se joue quelque chose de l’ordre de la réparation. Or, en enveloppant un corps sur une branche, on ne sait plus qui, de l’humain ou de l’arbre, est soigné ; notre interdépendance n’en paraît que plus évidente (le sort de l’arbre semblant dépendre de plus en plus de ceux qui le défendent contre la logique extractiviste).

En 2018, s’opère un renversement : nous utilisons le tissu pour fixer des plantes sur le corps. Délaissant l’arbre qui nous porte, nous nous faisons à notre tour porteur et commençons la série des conteneurs végétalisés. Le premier est une ceinture ventrale en lin. Nous faisons successivement trois performances avec cet objet.

Dans Arboretum – Performance pour humains et plantes, présentée au Théâtre de la Resserre de la Cité Internationale de Paris en 2018, la poche ventrale apparaît dans une projection vidéo en fond de scène en début de représentation. Après l’ouverture sur ces images d’un ventre gonflé par une maternité végétale, les 24 performeurs vont, opérant en binôme, fixer à leur tour des plantes sur leur corps à l’aide de bandes de tissus. Dans Ela : Vegetal, réalisée la même année à lInstitut Polytechnique de Coimbra au Portugal, je porte dans cette même ceinture ventrale un cactus queue de rat couvert de petites aiguilles et retombant en grandes mèches de cheveux. Contrairement aux épines de la rose que Gina Pane enfonce dans son bras (Action sentimentale, 1973), il ne s’agit ni de body art, ni de scénographier la douleur, mais de mettre en scène les fantasmes et les difficultés de la relation humain-plante tant les expériences de vie animale et végétale sont étrangères ; si toucher et se laisser toucher témoigne chez l’humain d’une attention, voire d’une affection, les plantes au contraire développent des stratégies pour se protéger d’une simple caresse qui peut les altérer. Le cactus queue de rat, par exemple, est couvert d’aiguilles qui ne se voient pas.

La mise en scène de Transplant (2018), enfin, consiste en plusieurs carrés de sable du désert, avec des réserves de terre pour y planter les végétaux que je porte dans la ceinture (voir Figure 1). Nous montons ensuite des structures en bois et bâches de plastique sur les carrés végétalisés. Les serres en forme de pyramide rappellent l’expédition d’Hatshepsout, pharaonne d’Égypte à Pount, qui aurait donné lieu, s’il ne s’agissait d’un anachronisme, au premier « arboretum » de l’Histoire. Cinq navires rapporteront du pays de Pount des arbres dont les racines ont été protégées par des boules de terre dans des paniers. Il s’agit de la première tentative enregistrée de transplantation d’arbres étrangers[1]. Les plantes de l’installation seront entretenues durant l’exposition pour être ensuite, à nouveau, transplantées dans le complexe architectural qui accueille la biennale.

On ne sait jamais vraiment quel imaginaire et quelle part de réel porte une performance, c’est-à-dire quel passage elle opère entre la fiction et l’actualité : l’image au sol du carré jaune avec un losange vert en son centre est l’inverse du drapeau brésilien. L’image de la tente translucide, espace de réanimation, rencontre l’actualité : la veille, Jair Bolsonaro a remporté les élections dans son pays. Pour les Brésiliens présents à la Biennale, notre geste affirmant la vie dans un contexte précaire, le désert, et le souci du soin que nous apportons aux plantes, résonnent dans un contexte de mise en cause du vivant par la situation de l’Amazonie et le recul de la démocratie.

Le travail de Hantu est intuitif : comme le parterre des pyramides n’a pas été imaginé pour ressembler au drapeau brésilien, la poche ventrale a été conçue à partir du tablier et de la besace traditionnels du semeur, et non pour donner l’illusion d’une grossesse. Mais l’image est immédiatement apparue, résonnant avec d’autres principes qui sont au centre de nos préoccupations : le portage, la fragilité, le souci du soin, le cycle de la vie.

Figure 1

Transplant, Biennale Something Else, Le Caire, 12 novembre 2018 (performance)-15 novembre 2018 (installation construite pour et durant la performance) © Hantu : P. Weber jardine des plantes dans une petite réserve de terre, cernée de sable infertile, sur le sol bétonné du lieu.

-> See the list of figures

Travailler avec la plante oblige à considérer ses besoins pour assurer sa survie. L’esthétique est guidée par des raisons techniques : éviter l’écrasement, permettre de se mouvoir, conserver l’humidité mais éviter l’eau stagnante, respecter la verticalité de la plante, etc. Cela se complique dès que l’on porte plusieurs contenants végétalisés ; nous avons alors utilisé des sortes de bourses en tissu à fixer sur différentes parties du corps et resserrées à la base de la plante par un cordon, cela évitait que la terre ne verse. Dans la performance l’homme qui prenait sa femme pour un jardin[2] à la Galerie Journiac en 2020, un personnage masculin fixe une quarantaine de plantes sur un personnage féminin. S’il est question ici de personnages, c’est bien parce que la performance prend des distances avec le présent de l’expérience (mis en avant dans certaines performances précédentes) pour raconter une fiction, celle d’un délire, qui nous permet également d’interroger les stéréotypes masculins-féminins. Le titre de la performance se réfère à l’ouvrage d’Oliver Sacks[3]. La performance confronte l’homme, la femme et la nature, et présente la plante comme un sujet vivant et non comme un objet à posséder. Le personnage masculin fixe précautionneusement des poches emplies de terre et de plantes sur le corps de la femme, associé à un sol fertile. Durant ce temps, impassible voire absente, elle lit un ouvrage fondateur de l’écologie (Walden d’Henry David Thoreau[4]). L’écoféminisme affirme que la compréhension que les femmes ont de la nature passe nécessairement par leur corps. Cette performance interroge l’ambiguïté de cette vision genrée de l’écologie, tandis que l’homme entre en contact avec la nature en passant par le corps de la femme et que celle-ci s’abstrait de son corps pour parcourir un récit d’expérience écrit par un homme :

La rencontre entre luttes de femmes et luttes écologiques n’est pas le fait du hasard, elle n’est pas éphémère, il y a entre les deux types de luttes une connexion étroite qui renvoie à la commune domination des femmes et de la nature. […] C’est dans leur corps que les femmes, qui appartiennent souvent à des communautés autochtones, éprouvent le lien entre les dominations, et, dans leurs luttes, elles ne séparent pas défense de leur corps et défense de leur terre[5].

L’homme, dans son délire, met du soin, de l’attention et de la douceur à soigner et à fixer les plantes ; la femme ne lui oppose pas de résistance pour finalement incarner un jardin en mouvement. Il se dessine une sorte de consentement, chacun cherchant à entrer en contact avec cette Nature, à saisir l’altérité du végétal. La plante et sa fragilité deviennent un médium entre les deux personnages.

L’orthèse

L’argile poreux en monocuisson conserve davantage l’humidité que le tissu tout en permettant aux racines de respirer. Certains végétaux peuvent ainsi rester dans les contenants après la performance (même si cela pose d’autres problèmes de logistique : transport, stockage, entretien des plantes). J’ai modelé des réceptacles qui nous ont fait penser à des orthèses car la céramique, rigide, contraint fortement la partie du corps en contact avec la terre cuite. L’orthèse, par son nom, renvoie au soin, à la convalescence, aux principes de redressement et de justesse. On porte une orthèse pour que l’os se reconstitue selon le bon axe.

Par sa forme et son matériau, cet artefact renvoie également à l’archéologie des premiers objets en terre cuite et à l’histoire du portage des plantes. La technique de l’arbre en pot remonte à la haute Antiquité, pour des raisons de survie et d’esthétique, notamment en Inde, où les nomades transportaient dans des calebasses les végétaux qui servaient pour la médecine ou l’alimentation, voyageant ainsi avec des champs et des jardins portatifs[6]. D’un jeu formel sont nées d’étranges figures, à poser sur le visage, le ventre, une épaule… Ces réceptacles devaient à la fois être adaptés à la physiologie humaine et à la plante en offrant une cavité suffisante à sa survie. La fabrication d’une série de 24 pièces m’a conduite à organiser des performances collectives. Puisque les pièces avaient été modelées sur mon corps, il revenait aux performeurs d’inventer comment et sur quelle partie les fixer. Les orthèses sont devenues une interface qui permet la rencontre entre un corps et une plante.

La rudesse de la terre chamottée nous relie à un savoir-faire préhistorique et au jeu du corps avec la matière. Les artefacts ont d’ailleurs été exposés comme des vestiges archéologiques d’une activité humaine indéfinie[7]. Cette indétermination permet aux performeurs leur appropriation. L’orthèse permet aussi des passages entre performance et workshop participatif, mise en scène et exercice de manipulation de l’objet[8].

Diorama : essai de réalité diminuée

Cherchant à perfectionner les orthèses et leur portage, notre duo a conçu une sorte de récipient circulaire en deux parties à poser sur une structure elle-même fixée sur les épaules. Cet artefact nous permettait de présenter un véritable petit paysage végétal portatif que nous avons appelé Diorama (Figure 2). Le premier dispositif de ces spectacles rapprochés a été conçu lors d’une résidence d’artistes dans la Brenne durant l’été 2021[9]. De nombreux problèmes techniques se sont posés : les plantes occultaient la vue ou séchaient par manque de terre, le disque basculait… L’enjeu était de laisser les plantes de façon pérenne dans le contenant et de trouver une ergonomie pour que le Diorama soit porté durant des performances déambulatoires régulières de 30 minutes voire davantage.

Notre projet semblait relever d’une impossibilité essentielle : il a fallu composer avec le poids du Diorama et le besoin des plantes (quantité de terre, épaisseur du conteneur, structure portante et stabilisée). Invité par l’ESADTPM[10] notre duo a performé avec le dispositif qui comportait alors un bosquet de bonsaïs sur la droite, un jardin zen avec des éléments minéraux et des algues dans de petites coupelles d’albâtre sur la gauche. La structure globale pesait 8 kilos, sa stabilité était moyenne et son port inconfortable : nous avons réalisé un travail de photo-performance en résidence à la Villa Tamaris (Figure 2), puis une performance publique dans le jardin Alexandre ier dans laquelle Jean Delsaux arrime le Diorama sur moi face aux spectateurs[11].

Le public voit alors un homme chargeant une femme comme une bête de somme et une femme silencieuse, stoïque sous le poids de son fardeau, en équilibre sur des chaussures à talon, la tête tirée en arrière, ligaturée et haubanée comme un bonsaï. Cette image évoque la violence faite au corps durant le confinement et l’assignation à résidence ; elle évoque aussi la violence faite à la nature, conditionnée, surexploitée, objectivée ; enfin elle évoque la condition de la femme, qui se présente digne et « souveraine » mais qui est malmenée, tout cela sans hiérarchie, car il s’agit d’une seule et même violence qui s’attaque à la liberté individuelle de disposer de son corps, de la violence liée à la culture et à l’exploitation du Vivant : notre duo ne souhaitait pas spécifiquement traiter de la représentation stéréotype du couple génie inspiré-muse inspirante, ni de la conception essentialiste d’une version écoféministe qui associe la femme à la terre-mère et l’homme au possesseur-cultivateur d’un astre mort ; nous voulions davantage faire une critique du capitalisme et du patriarcat, responsables d’une triple violence faite aux corps, aux femmes et au vivant depuis la modernité, ainsi qu’a pu le faire Carolyn Merchant dans son ouvrage La mort de la nature[12].

Figure 2

Diorama – essai de réalité diminuée, détail d’une photo-performance, Villa Tamaris, Toulon, 18 novembre 2021

© Hantu

-> See the list of figures

Mais le Diorama est aussi une réponse formelle à notre expérience du confinement : il parle de la restriction de l’espace, de l’enfermement, de l’isolement. Nous avons créé le concept de « réalité diminuée » en référence aux dispositifs technologiques de réalité augmentée, qui prétendent élargir l’espace en incrustant des informations virtuelles qui interfèrent entre notre regard et l’espace réel, et nous décollent de la réalité en la doublant d’une fiction ou d’un commentaire. La « réalité diminuée » est l’expression contraire d’un monde rétréci par l’assignation mondiale à résidence durant la pandémie. Cette réduction de l’espace nous fait découvrir la réalité condensée de ce qui est à portée de main, l’occasion parfois d’un recentrement. Mais le Diorama n’est pas seulement une tentative d’explorer un paysage à l’échelle du corps, car il se produit une autre expérience : si le paysage miniature autour de moi est un monde clos et diminué, il se déplace avec moi à l’intérieur d’un paysage plus vaste, il se superpose et parfois obstrue la vue sur le monde élargi des spectateurs-témoins de la déambulation.

Cette expérience d’écologie et d’économie du corps et de l’espace trouve un écho particulier dans la pratique du bonsaï. L’art du bonsaï, littéralement « plante en pot », provient de Chine où des arbres sont cultivés en réceptacles à des fins esthétiques dès le iiie siècle avant Jésus-Christ. Ils sont classés en trois catégories selon leur portage : les bonsaïs à une main, à deux mains, et à quatre mains (portés sur un brancard par deux personnes)[13]. Les bonsaïs et les jardins miniatures nous offrent la possibilité de considérer un paysage à portée de notre corps, à l’échelle d’une action possible sur ce territoire. Condensé d’un monde dont je ne peux saisir que très partiellement les transformations à l’oeuvre, le bonsaï ne relève pas juste d’un art du temps ou de la survie, mais d’une compréhension de ce qui relie l’humain au végétal. Ce lien se développe dans une dimension qui ignore la classification des activités : beaux-arts, bien-être, art de vivre, ethnobotanique, méditation, jardinage, étude du vivant… Il est ce qui donne sens à ma vie, en tant qu’être vivant en relation avec le vivant. Les plantes enseignent la fragilité et la pugnacité de la vie dans des conditions austères, sans réduire leur potentiel de nous survivre. Le plus vieux bonsaï que j’aie observé était un épicéa Ezo de 1000 ans, du Musée du Bonsaï d’Omiya, entretenu par des générations de jardiniers. J’aime l’idée que des humains l’ont accompagné et servi le temps de leur propre existence.

Le bonsaï évoque également l’idée de la domestication et de l’instrumentalisation des végétaux par l’être humain. Et pour la majorité des spécimens que l’on trouve en vente, le bonsaï est emblématique d’un nouveau problème, celui de la condition du végétal massivement cultivé en pot, transporté par milliers de containers à travers le monde[14]. L’art du bonsaï dont il est question ici relève d’une logique aux antipodes de la culture industrielle extractiviste de plantes, mais d’une pratique patiente voire méditative d’observation de la nature. Ce type de bonsaï n’est pas « poussé », il n’est pas davantage génétiquement modifié : il suffit de le mettre en terre pour qu’il retrouve la taille d’un arbre commun. D’ailleurs, les plus vieux bonsaïs ont été contraints à la miniaturisation par une restriction naturelle des ressources pour être ensuite mis en pot par l’humain. Si le jardinier exerce une contrainte sur le bonsaï comme sur tous les arbres taillés, s’il le ligature avec du fil de cuivre, c’est davantage pour en accentuer la forme « essentielle » que pour lui imposer son propre design. À travers les soins constants qu’il prodigue à la plante, le jardinier développe une compréhension globale de la Nature et une attention au végétal, qui ne se double pas d’une projection anthropocentrée.

Le poids et l’instabilité du Diorama nous ont incités à envisager depuis de nouveaux procédés de réalisation, notamment l’impression 3D avec des matériaux plus légers et respectueux de l’environnement, issus de ressources végétales renouvelables et compostables comme la pomme de terre ou l’amidon de maïs (bioplastiques). Le projet se poursuit aujourd’hui avec la collaboration du Canadien Jérémie Bellemare et le soutien du bureau d’étude de Broetje Automation France pour la création de nouveaux conteneurs transparents qui reprennent la forme d’une fraise et dont la tranche, ajourée pour évoquer les plis du tissu, peut laisser passer les racines de la plante.

Tous les réceptacles que nous avons créés jusqu’à aujourd’hui sont des corps intermédiaires qui ne nous mettent pas seulement en relation avec le végétal mais avec l’énergie de la matière et de sa mise en forme par une action : tisser et coudre pour les orthèses en tissu ; pincer, tourner pour celles en céramique, mais aussi souffler pour les pièces en verre contenant de l’eau et des algues[15], ou encore imprimer en 3D. La mise en forme de chacun de ces conteneurs est un dialogue avec le monde vivant dont la matière porte la trace. La forme en surgissant harmonise nos sens et nos gestes, nous permet d’intégrer la boucle permanente de ce qui se fait et se défait. Ce qui travaille alors en nous, c’est cette matière qui ne cesse de se recycler naturellement, parce que les artefacts portent la mémoire des matériaux qui les constituent : l’argile, celle de la terre et de ses sédiments, le verre, celle du sable et de l’eau, ou le végétal tissé ou transformé chimiquement pour constituer un bio-plastique.

Em-porter et accumuler

Après avoir décrit certains de nos artefacts et dispositifs, je souhaite revenir sur les conditions et signifiances des actes de portage.

On porte ce que l’on cueille, attrape : on porte ce que l’on s’approprie, avant de l’utiliser ou de le stocker (vendre ou exposer sont des façons de faire porter par d’autres ce que l’on crée), car on ne peut embrasser que peu de choses à la fois. L’encombrement et la spéculation expliquent qu’on veuille en finir avec l’objet d’art et l’idée de propriété, pour faire de la création exclusivement un espace d’expérimentation. Ce parti-pris s’inscrit dans un rapport au réel hérité de l’exposition Quand les attitudes deviennent forme (1969)[16] – arguant que les oeuvres n’ont plus pour fonction de représenter le réel mais de faire avec lui –, du Black Mountain College, du happening et du désir d’Allan Kaprow de confondre l’art et la vie, enfin de John Dewey[17] pour qui l’art n’est plus un signe de richesse et de pouvoir mais le produit d’un vécu et d’une émancipation. Créer avec le végétal, comme Ana Mendieta s’immergeant dans la nature, c’est se soumettre davantage au temps des saisons qu’à celui des institutions. Lorsque le land art rejoint le musée, c’est en se soumettant aux conditions d’exposition qu’il impose : il y a loin entre « a line made by walking » tracée par les réguliers passages de Richard Long dans une aire herbeuse du Wiltshire et les cercles de boue réalisés de façon esthétisante selon ses consignes par son assistant. Mais c’est paradoxalement à la Documenta (Kassel, 1982), avec son oeuvre 7000 chênes, que Beuys affirme son engagement écologique et ouvre la voie d’un art politiquement engagé, émancipé des contraintes du musée : les actions d’Ackroyd & Harvey (comme les manteaux d’herbes lors de la Fashionweek londonienne, en soutien à Extinction Rebellion) s’inscrivent dans cet héritage.

La performance et la pratique du jardinage que l’on trouve chez David Nash avec son Dôme de frênes (un cercle d’arbres plantés en 1977 malheureusement aujourd’hui malades, dont il modèle la forme pour constituer un dôme « naturel ») sont des formes d’art puissantes dans notre société, car elles proposent une autre logique que la production de biens et l’inscription dans le temps du Vivant.

Si dans notre travail l’objet persiste, c’est pour être utilisé comme réceptacle ou accessoire. La valeur de l’artefact est d’usage. Dans la tradition du Bonsaï et de l’Ikebana, l’objet, support et contenant, est un élément essentiel. En Chine, en Corée, en Indonésie, au Japon, il existe différentes typologies de très anciens réceptacles, qui portent, mettent en valeur, délimitent et prolongent le végétal, construisant une architecture, dessinant le territoire de la plante. Chaque contenant est un monde en soi, un cabinet de curiosités vivant qui associe éléments minéraux, terre, mousses et plantes.

Trans-porter et déplacer

L’animal participe involontairement de la régénération de l’environnement, avalant ici une graine, la rejetant plus loin dans ses excréments, déplaçant une branche qui se décompose ailleurs. L’arbre nourrit l’animal qui par sa mobilité garantit la diversité végétale. Le « dérangement », moteur d’une vie en mouvement, permet des ajustements, des négociations entre des êtres vivant en symbiose. Longtemps, les perturbations causées localement par l’être humain ne remettaient pas en cause l’équilibre de l’écosystème planétaire ; ce n’est plus le cas aujourd’hui et notre incapacité à autoréguler nos actions conduit à la mise en place de nouveaux équilibres dans lesquels des milliers d’espèces – parmi lesquelles la nôtre – n’auront bientôt plus leur place.

La circulation par cargos entiers de plantes issues des cultures globalisées (18 000 plantes par conteneur[18]) détruit les symbioses locales. Parfois ces plantes poussent, voyagent et restent en pot avec une interaction réduite avec l’environnement, parfois elles sont replantées en pleine terre avec ce qu’elles transportent d’êtres vivants, de virus, de champignons. Ces parasites, inoffensifs ailleurs, peuvent devenir très agressifs sous nos latitudes[19]. Déplacer une plante ou se déplacer soi-même affecte l’environnement. Nous devons prendre la mesure de notre lien à l’ensemble du vivant et de l’impossibilité de soustraire aucun de nos actes à un contexte mondialisé.

Performer avec des plantes est une école d’observation des interrelations et des dynamiques de négociation entre des altérités radicales. Selon les performances, nous choisissons de jardiner du lin pour mettre en lumière les avantages de sa culture (le lin est utilisé dans son entièreté et nécessite peu d’eau), des graines d’acacia capables de traverser les océans et de germer sur un autre continent, représentant une promesse de développement agricole en Afrique mais un danger d’invasion en Australie (interrogeant alors l’intervention et la régulation humaines), des plantes locales médicinales (l’armoise, la primevère, le thym…) et bien sûr, pour des raisons esthétiques et symbolique, diverses essences de bonsaïs (comme le pin du bouddhiste au feuillage persistant, mais aussi l’érable, le hêtre, etc).

Le choix des plantes nous oblige à considérer la géographie et l’écologie des milieux mais aussi l’histoire et la symbolique : porter des orthèses végétalisées, c’est porter son regard sur des savoir-faire (artisanaux, jardiniers…), des savoir-vivre (collaboration, méditation, promenade…), sur la résistance des agriculteurs qui refusent la logique industrielle, sur un héritage alternatif : les plantes médicinales utilisées avant l’Inquisition ou vendues dans les herboristeries avant l’interdiction faite par Pétain en 1941, ou encore celles connues des désorceleuses[20]. Le portage matériel d’orthèses végétalisées dans nos performances renvoie à cet autre portage, symbolique, de l’histoire et des idées.

Ce poids que nous portons

Notre héritage est à la fois un bagage et un fardeau. Lourdes, fragiles et inconfortables, les orthèses parviennent, je crois, à matérialiser le poids de l’héritage. Organisées en installation en début de performance, elles sont saisies par les participants qui les fixent sur leur corps mais qui, au terme de l’action, les reposeront à nouveau. Une histoire se dessine avec ces artefacts en rapport dialectique avec ce que nous portons culturellement :

Les humains font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants[21].

La charge végétale portée dans L’homme qui prenait sa femme pour un jardin ou dans le Diorama est la conversion poétique du poids de l’incompréhension, de l’anxiété et de la colère face à la disparition des espèces végétales et à la difficulté de faire respecter la vie par ceux qui ont le pouvoir de la détruire, parce que 12 000 ans d’histoire d’accaparement de territoires, de l’émergence de l’agriculture à l’extraction irraisonnée de l’environnement, ont fait de nous des Homo Domesticus[22].

La performance a un rôle cathartique, elle purge les passions en activant la mémoire dont nous sommes porteurs et en actualisant notre adhésion à une culture commune ; de quelle vérité sommes-nous porteur·e·s ? À quelle culture appartenons-nous, qui en retour nous appartiendrait ? L’anthropologie et la psychologie sociale en particulier[23] montrent que c’est d’un rapport d’altérité qu’affleure ce que chacun considère comme son identité propre. Nous croyons au surgissement spontané des pensées ou des rêves et que nous pouvons circonscrire les images mentales autant qu’en exiger la paternité exclusive. Nous revendiquons la propriété de nos idées comme celle d’une maison que l’on aurait bâtie seul, oubliant ceux dont on hérite, les rencontres qui nous transforment, les proches qui nous permettent d’agir et tout ce qui nous accompagne, humain et non-humain. Nos imaginaires sont contaminés par ce que portent tous nos contemporains.

Rencontres et ajustements des représentations

L’histoire que je porte abonde également en désir d’émancipation et en rencontres fertiles. Elle témoigne de ce que je ne veux ni endosser ni défendre, par désir d’autre chose. La performance cherche cette autre chose de façon contradictoire en affirmant une continuité fluide du vivant, des cultures, des genres. L’action participative, l’expérimentation individuelle ou collective, l’auto-organisation du groupe, la diversité du public, l’altérité végétale sont autant de moyens inconfortables et nécessaires d’élargir nos perspectives. L’exercice de la rencontre aide à se défaire du poids que l’on porte car il demande de neutraliser la distorsion de l’espace et du temps, héritée de l’âge industriel, du pointage, de la découpe de la journée en tranches horaires, qui nous donne l’illusion que l’on peut se rendre disponible instantanément. La rencontre ne peut avoir lieu sans ajustement, sans une approche progressive durant laquelle on se montre, on s’observe, on s’estime. Hors de ce temps, toute situation est un spectacle impudique. Cela est d’autant plus vrai, dans le contexte d’un tourisme de masse mondialisé, que l’espace de la rencontre est exotique.

Notre relation avec les Mentawai, par exemple, s’est tissée en apprenant à cuisiner le sagou[24], en buvant le thé, en jouant avec les enfants, en herborisant, en écoutant chanter, en nous exerçant aux danses rituelles, en prenant le temps. La rencontre est une des formes de la performance parce qu’elle induit un écart, un déplacement quant aux définitions et catégories que nous reconnaissons. Elle oblige à clarifier les intentions et les enjeux de la visite : nous tentons de parler de notre travail aux Mentawai qui n’ont aucun mot pour traduire « art », « performance », « spectacle », « scène », « critique ». Comment en retour rendre compte ici de cette expérience de vie ? Du pouvoir de la rencontre à déjouer les rôles assignés à chacun (« hommes-fleurs » ainsi surnommés par les occidentaux, hôtes, sikerei/chamans, habitants de la jungle ou voyageurs, anthropologues, étrangers, performeurs…) et à nourrir nos imaginaires en ajustant nos représentations, les nôtres et celles de nos hôtes ?

Cette immersion constitue pour notre duo une performance in situ[25], prolongée par sa restitution aux Beaux-Arts de Jakarta[26]. Cette performance en immersion est intimement liée à la question du portage car elle nous a permis d’échanger avec les Mentawai sur ce que l’on apporte de l’Occident en nous rendant sur l’Archipel, ce que l’on échange et enfin ce que l’on en rapporte, d’altérité, de connaissance et de compréhension du lien humain-végétal notamment. Les expériences « anthropologiques » font partie du processus de création de l’ensemble de nos performances collectives ; elles permettent d’explorer le tissage des altérités et des responsabilités, de penser l’initiative individuelle et l’expérience collective. Chaque expérience d’altérité, dans la jungle ou sur une scène, s’inscrit dans une temporalité propre et dépend de la faculté d’attention des uns envers les autres et de la liberté que l’on s’offre mutuellement de se définir autrement. Le collectif s’auto-organise en partageant un temps commun. L’hôte et le visiteur doivent être capables d’un déplacement de leur habitus de penser et d’agir pour adopter, ne serait-ce que temporairement, le point de vue de l’autre. L’adoption résulte d’un changement radical de perspective.

Être porteur d’une culture ne suffit donc pas à créer la rencontre, force est de constater que malgré nos efforts, une grande part de ce que l’on cherche à comprendre en changeant de point de vue nous échappe. C’est pourquoi l’intérêt de notre duo pour la thématique du portage a progressivement évolué vers celle de l’adoption, faisant émerger les concepts d’intention, d’empathie et de reconnaissance de l’altérité.

Expérience initiatique de l’altérité végétale

Le jeu de projections que nous mettons en place par empathie, par souci de comprendre d’autres cultures ou d’autres formes de vitalité, nous empêche de penser la différence radicale et nous empêche de penser au-delà de l’impossible échange, la nécessité du respect de cette impossibilité, qui est le garant de la vérité de chacun. Il existe des vérités auxquelles nous n’avons pas accès : la condition du monde végétal, par exemple, excède la faculté humaine de connaître. Cela signifie, et c’est le pari de l’art, que la connaissance n’est pas la seule façon de relier les êtres : l’émotion, le secret, le mystère aussi font de nous des complices. C’est pourquoi la notion d’adoption est plus fertile encore que celle du porter. Elle part de l’impasse de la connaissance et des limites du partage de l’expérience en instaurant pourtant une relation très forte avec les plantes.

Le principe juridique d’adoption

Il ne suffit pas d’admettre un enfant dans le cercle familial pour qu’il y adhère[27]. Il faut, pour que l’adoption ait lieu, un consentement mutuel : non pas une simple reconnaissance mais un engagement réciproque.

L’adoption de mineurs remonte seulement à 1923 ; elle offre une famille à un enfant qui n’en a pas (et auquel on ne demande son consentement qu’à partir de 13 ans). Avant d’être une affaire de parentalité, l’adoption a donc été une question de patrimoine, pour sauver le nom que l’on porte par exemple. Prolongement du portage donc. Je me suis intéressée au principe d’adoption pour le transposer à des cultures dites mineures et pour nommer les termes de notre échange. Je l’ai ensuite extrapolé au végétal pour penser ma relation avec cette altérité.

Adopter une culture ?

À l’ère post-coloniale, voire post-exotique, quiconque peut adopter une culture qui vise l’hégémonie. A contrario le concept d’adoption met en lumière la difficulté d’adhérer par consentement réciproque à une culture mineure, dont l’enjeu est d’assurer la préservation d’un patrimoine menacé par les prérogatives de la culture dominante. Machinerie infernale d’une culture néolibérale qui revendique le monopole et qu’un individu ne peut déjouer à son échelle.

L’intérêt de la performance participative est de produire une oeuvre plurivocale, chaque performeur convoquant un vécu, une identité, une culture spécifique. Cette dynamique de la diversité permet à chacun de se demander de quelle histoire il est porteur et quel geste définit le plus justement sa relation au groupe, à la terre, au vivant. La thématique de la relation humain-végétal rassemble et responsabilise à la fois. Elle permet une réponse individuelle au débat collectif : quelle culture commune partageons-nous ?

Dans le groupe, chaque initiative – de la prise de parole au geste improvisé – impose des précautions d’usages, mais ne doit pas interdire la part de métamorphose à laquelle chacun a droit, en se rêvant à travers l’autre pour saisir ce qu’il veut et ne veut pas être[28]. Le rôle de l’art est de déborder les identités et les particularismes pour retrouver la singularité d’un ressenti individuel et la verser au compte de notre patrimoine commun. Ce que l’on porte serait alors ce qui nous est donné pour nous construire comme être social, et ce que l’on adopte serait ce que l’on demande à porter sans que cela nous ait été donné de le faire. Cette opération est le fruit d’une implication (de soi vers l’autre) mais aussi d’une négociation.

La relation que tisse la plante avec ce qui l’environne, végétaux, champignons, insectes, est faite de négociations et d’auto-régulations permanentes : « Les végétaux représentent les modèles privilégiés de la “capacité auto-harmonisante” du vivant[29]. » Adopter cette capacité auto-harmonisante est un moyen efficace de renouveler notre relation au vivant, et de penser l’altérité comme une recherche d’équilibre entre ce que l’on porte chacun et ce que l’on tente d’adopter (à toutes les échelles du vivant). Le déplacement que propose l’adoption signe alors une prise de distance avec ce qu’il nous incombe de porter.

Comme il y a un art de la négociation et de la transposition, il y a un art de l’adoption. Cela consiste à se faire accepter sans pour autant ignorer l’altérité que l’on porte. Dans la série d’images-performances et de performances rituelles Corps et arbres, un corps humain est lentement enveloppé de gaze avec la branche sur laquelle il est allongé et disparaît dans une sorte de pansement. Ces performances, réalisées dans plusieurs pays, naissent du rituel Toraja des arbres-tombes[30], et résultent d’un nécessaire travail de trans-position. La négociation implique une forme de diplomatie et de retenue : elle participe d’un travail d’ajustement de son point de vue pour considérer des points de vue divergents. Se soustraire à cette transposition serait porter atteinte aux Toraja, à leur connexion à l’arbre et à la possibilité d’une relation charnelle avec le végétal, au souvenir perdu de chaque enfant. Se soustraire à cette transposition serait une spoliation par appauvrissement de l’énergie activée par le rituel et sans instillation de force nouvelle. Les images et performances Corps et arbres sont tendues vers Kambira[31], elles invoquent la puissance du lien que les Toraja ont noué avec l’arbre avec notre propre force, en insufflant notre énergie et en mettant en scène mon corps. Elles disent notre affinité avec une culture à laquelle on répond depuis le lieu qui est le nôtre. En d’autres mots nous ne sommes pas porteurs du rituel Toraja, mais nous avons adopté la conception que les Toraja ont de leur lien affectif au monde végétal.

Adoption d’une plante, du mode végétal

Performer avec des plantes qui nous portent (un arbre) ou que l’on porte (dans des orthèses) nous a permis de comprendre la réalité tangible de l’attachement au végétal des Toraja et des Mentawai. Nous avons conçu de communes expériences avec des plantes, conscients de n’avoir pas idée de ce que c’est qu’être une plante et de ne connaître de réalité que la nôtre. Parmi ces expériences, Germinations (Figure 3) propose d’imaginer la possibilité d’un échange « empatho-chimique » entre humain et plante.

La performance a consisté à faire germer durant sept jours et nuits sur mon corps des graines dans un mélange de terre et de sphaigne, retenu par un pansement de Hanji humidifié[32]. Cette performance est un exemple d’adoption (même si elle emprunte au principe de mère-porteuse) car une interaction chimique a lieu entre l’humain, la plante et le substrat (la terre irrite la peau, les germes végétaux cuisent à sa chaleur) qui oblige mutuellement le corps et la plante à composer ensemble.

Le dispositif traduit un élan d’empathie pour le végétal et propose une rencontre entre deux vitalités qui s’ignorent. Est-ce une pure fiction ou le végétal et l’humain peuvent-ils mutuellement se transformer par contact ? La réponse convoque la chimie et la psyché, car l’expérience affecte l’imaginaire – de l’artiste et du public – et, de fait, leur relation au végétal. Au terme de l’expérience, le pansement est retourné, les germes continuent de pousser dans leur substrat avant d’être plantés en pleine terre.

Figure 3

Germinations, photographies sur papier bambou, 60 cm × 80 cm, Centre d’Art Tipografia, Rio, 2019. Les graines sont choisies selon la partie du corps sur laquelle elles sont posées : l’hibiscus agit sur l’essoufflement et la tension artérielle (image de gauche), le radis agit contre l’insuffisance hépatique (image de droite).

© Hantu

-> See the list of figures

La transposition symbolique du principe juridique d’adoption à une plante permet de l’intégrer à la famille des êtres vivants en actant que végétaux et animaux sont issus d’une évolution commune, qui s’est dédoublée il y a 700 millions d’années. Adopter une plante, c’est lui promettre protection et attention et lui donner le droit d’exister qu’on a reçu en héritage, mais pour que le principe juridique soit totalement transposé, la relation doit être partagée. Si, comme les humains, les plantes sont des êtres relationnels, est-il possible que je représente quelque chose pour elles ? Mais que signifie représenter pour le végétal ? Est-il possible qu’il cherche à entrer en relation avec moi ? Mais que signifie entrer en relation pour une plante ? Je solliloque dans le silence végétal et invente la réponse à mes questions en reconnaissant l’imbrication naturellement harmonieuse de nos existences : adopter une plante, c’est chercher un accord avec une réalité qui nous dépasse.

C’est ainsi qu’il faut comprendre le titre Arboretum-performance pour humains et plantes[33] : les plantes ne sont ni des accessoires, ni le décor de la performance, ni le sujet de la pièce. Elles font partie, au même titre que les humains, des destinataires et des acteurs : d’une part, elles assistent à l’événement et à leur manipulation par les performeurs (qui doivent les fixer sur leur corps à l’aide de bandelettes de lin, d’épingles à nourrice, fil, sparadrap médical…), comme elles assistent au spectacle du monde que nous dévastons. D’autre part, elles participent de la performance, guidant nos gestes, nos attitudes, nos pensées. Subissant nos choix et nos actions, le végétal a également une agentivité et nous fait signe. Cette performance expérientielle met en scène l’auto-organisation du groupe humains-plantes et montre la diversité des ressources et des possibilités d’ajustements individuels.

Obtenir le consentement d’une plante, comprendre son expérience de vie, c’est, davantage que l’histoire d’une impossibilité, celle d’une limite indépassable. Communiquer avec les plantes serait comme parler avec les morts, présents-absents, que nous faisons parler en leur prêtant attention. Ces projections fictionnelles n’en sont pas moins opérantes : elles changent notre regard sur le végétal, elles affirment la nécessité d’une relation au vivant plus harmonieuse et respectueuse, de basculer de la logique extractiviste à la négociation responsable. La plante est un partenaire qui nous permet de réinventer nos modalités d’action, individuelle et collective. Se préoccuper du végétal c’est d’abord s’intéresser à ce qui fait de nous des humains ; parler aux plantes, les soigner, parcourir la forêt, se mettre au vert… le contact avec le végétal est bénéfique à l’être humain, qu’il le soit également aux plantes (ou, dans le cas de nos performances, qu’il soit le moins néfaste possible, car même si les gestes sont guidés par le soin de l’humain et de la plante, on fait faire aux plantes une gymnastique qui n’est a priori pas bonne pour elles…) !

Le modèle collaboratif, auto-organisé, symbiotique du végétal

Les plantes m’ont permis un double apprentissage : reconnaître l’altérité sans vouloir annuler la différence et utiliser en priorité la force d’auto-organisation du groupe.

Depuis 2015[34], Hantu propose parallèlement aux actions individuelles des performances collectives que l’on peut classer en trois catégories : la première implique des duos de performeurs, démultipliant comme une chambre d’écho nos propres performances[35], la deuxième regroupe des performances structurées autour d’actions questionnant la relation du performeur à la communauté : expérimentation individuelle, en binôme, déambulation collective. La troisième catégorie regroupe des déambulations, marches collectives ou parcours dansés[36] avec des réceptacles végétalisés. Parmi ces performances, certaines sont davantage de l’ordre de l’expérimentation d’un geste performatif (porter, marcher…), d’autres sont davantage chorégraphiées et scénarisées. Les performeurs sont des forces de proposition inépuisables. Entre spectacles et workshops collectifs, ces performances se développent en laissant une part de plus en plus importante à l’initiative individuelle et à l’auto-organisation du groupe et en écrivant l’histoire in progress d’un peuple nomade chargé de jardins portatifs.

Associer les principes de symbiose et de consentement change la compréhension de ce qui lie l’humain à l’humain et au non-humain. Les capacités auto-structurantes du groupe et l’initiative individuelle dans nos performances collectives en témoignent. Quelque chose s’organise, par ajustement, suivant une logique des corps et des initiatives en évitant autant que possible d’attribuer des rôles et des responsabilités. Après avoir rédigé des partitions[37], proposé des motifs, des incitations, fait des lectures commentant les actions d’un peuple nomade obligé de porter son jardin[38], nous proposons aujourd’hui des performances dont la trame est à la fois plus lâche et plus serrée, pour imposer le moins possible une temporalité, intervenir prioritairement pour assurer un cadre respectueux de la place de chacun, accueillir et intégrer l’émotion des performeurs, le potentiel qu’offre l’énergie du groupe, son éco-système. Empruntant à la capacité d’auto-harmonisation du vivant, le groupe s’organise par une suite d’initiatives individuelles, soutenues, adoptées et relayées par les autres performeurs. Tous « tirent leur fiabilité d’une interaction continuelle avec le milieu dans lequel est intégré en permanence le résultat de leur propre activité » ; ils ne sont pas « l’expression aveugle et rigoureuse d’une information préexistante, d’un “plan de construction et de fonctionnement”[39] ».

Dans mon adresse au végétal, dans sa présence muette et mon insistance se joue à mon échelle la naissance de l’art. Comme certains construisent des arbres à prières, d’autres organisent la vie collective autour du banian, je prends à témoin le végétal de ma difficulté à respecter sans connaître. Pourquoi a-t-on tant de mal à considérer ce qui ne fonctionne pas comme nous ? Comment apprendre à respecter ce que l’on ne peut pas atteindre et qui semble nous ignorer ? L’altérité est l’affirmation d’une irréductibilité et d’une incompréhension de ce qui se joue dans nos différentes manières d’être vivants : le concept de relation humain-plante est humain, et tout est humain dans ce texte, de la critique de l’anthropocentrisme au désir de reconnaissance par la plante. La vitalité non-humaine constitue la part du réel que je ne peux saisir. Certains la détruisent par profit ou frustration, mais aucun ne peut la connaître par le corps ou la pensée ordinaire. Je crois dans une forme d’ignorance qui n’est pas seulement un défaut de connaissance mais une nouvelle forme de connaissance, qui prend en compte et accepte les limites de notre intelligence pour inviter à l’attention à soi et au vivant, en mesurant autant que possible l’instabilité de tout équilibre, pour ne déranger que le nécessaire.