Abstracts
Résumé
En tant qu’architecte, c’est par une approche pluridisciplinaire que Catherine Aventin étudie les arts de la rue, d’un point de vue spatial et sensible par le biais des ambiances architecturales et urbaines. Elle travaille entre autres sur la réception de ce type d’action artistique, où la scène peut être une rue, une place, voire une ville entière. Son article aborde la réception par les différentes composantes de l’espace public à l’oeuvre (physique, sociale et sensible) et montre quels liens peuvent se créer entre le lieu de représentation, l’événement artistique et les pratiques et représentations sociales. Elle présente aussi des stratégies développées par les spectateurs lors de représentations, ainsi que les changements de perception et de représentation des espaces après ces spectacles. Pour cela, elle s’appuie sur ses enquêtes et analyses menées en France (particulièrement à Grenoble et à Calais), principalement sur la base d’observations participantes, de spectacles de différentes échelles (intimes comme s’adressant à une ville entière) et de tous types (fixes, déambulatoires, courts ou durant plusieurs jours).
Abstract
As an architect, the author uses a pluridisciplinary approach to study the street arts from a spatial viewpoint sensitive to architectural and urban ambiances. She works, among other things, on the reception of this type of artistic action, where the stage can be a street, a place, even an entire city. Her article focuses on the reception of the different components of the public space at work (physical, social and sensory) and demonstrates the links that can be created between the place of representation, the artistic event, and social practices and representations. The author also presents strategies developed by the spectators during representations, as well as changes in the perception and representation of the spaces following these performances. To this end, she relies on surveys and analyses she conducted in France (particularly in Grenoble and Calais), which are largely based on participating observations and performances of varying sizes (from small-scale to city-wide) and types (fixed, moving, brief or of several days’ duration).
Article body
Quels liens rapprochent l’architecture et les arts de la rue, l’architecture et les spectateurs de théâtre de rue ? Comment les spectateurs s’engagent-ils dans ce type d’actions artistiques ou, autrement dit, comment prennent-ils part, à des degrés divers, à ces spectacles, d’un point de vue physique, sensible, social ? Suivent-ils des conventions liées au partage d’un espace commun public tel que la rue ? Subsiste-t-il quelque chose de cet « engagement » après la représentation ? Avant de proposer des pistes de réponses à ces questions, il paraît nécessaire de préciser le contexte thématique et interdisciplinaire de notre travail. Ainsi, c’est en tant qu’architecte que nous nous intéressons aux rapports entre la ville et les interventions artistiques que sont les arts de la rue. Nous abordons l’espace dans sa complexité et nous considérons que l’architecture est bien plus que des formes ou des « objets » répondant à des fonctions, mais des formes construites habitées et appropriées de multiples façons. Nous devons également préciser que nous nous inscrivons dans la lignée des chercheurs pour qui l’espace public est en fait l’ensemble de dimensions construites (le bâti), sensibles (ce que nous percevons par nos différents sens) et sociales (les pratiques, les usages et les représentations)[1]. Ces trois dimensions sont en interrelation. Pour cela, il est nécessaire de prendre appui sur différentes disciplines telles que l’architecture, la sociologie, la psychologie de la perception, ou encore des disciplines techniques (l’acoustique par exemple).
Nous nous sommes intéressée aux arts de la rue en les prenant comme un « biais », un révélateur pertinent des qualités et des « vécus » des espaces publics urbains[2]. Comme nous l’avons montré dans notre thèse[3], l’étude de ces actions artistiques permet également de mettre à jour aussi bien des caractéristiques de l’espace que des comportements qui sont donnés comme habituels, évidents. En fait, comme l’écrit le sociologue Bruno Péquignot, « les artistes mettent à notre disposition des instruments supplémentaires, différents de ceux acquis auparavant, de notre perception, de reconnaissance et donc de connaissance de ce qui constitue notre expérience du monde[4] ».
Une des particularités de ces pratiques artistiques, c’est qu’elles ont généralement lieu hors les murs, c’est-à-dire littéralement en extérieur, dehors, souvent aussi hors de l’institution et le public peut également y assister gratuitement. Un certain nombre d’artistes disent faire ce choix parce qu’ainsi ils s’adressent plus facilement et plus directement à un public fréquentant peu, d’ordinaire, les lieux de l’art[5]. Mais ce qui nous semble important et qui nous intéresse directement, c’est que ces pratiques sont fondamentalement plurielles, souvent théâtrales mais pas uniquement, que l’espace public urbain constitue la base de la création, c’est-à-dire sa matière même, le lieu étant à la fois support, prétexte, imaginaire, etc. Il est aussi le cadre de la représentation. Ce qui nous semble à retenir ici, c’est qu’en s’inscrivant dans l’espace public, ces actions artistiques mettent en jeu des liens sensoriels et envers autrui tout à fait particuliers. En effet, comme l’a montré Erving Goffman[6], l’espace public est en quelque sorte un espace de représentation pour tout citadin, au sens où ce dernier est en « représentation » dans l’espace public. Les individus s’y comportent généralement de la façon qui leur semble la plus adéquate au regard de la situation (configuration spatiale, action, environnement social, météo, etc.) et des codes culturels implicites de comportements en public. Constamment, il s’agit de voir et d’être vu, et de maîtriser le mieux possible ce « jeu » public ordinaire, ce qui se rapproche de la situation théâtrale que le metteur en scène Peter Brook résume ainsi : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène : quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé[7]. » L’espace scénique n’existerait donc que parce qu’il y a des individus qui s’y trouvent. Être dans un espace, c’est à la fois se montrer et observer, autrement dit, être en quelque sorte à la fois acteur et spectateur, les deux devant s’engager dans un espace, face à autrui.
Ordinaire de la ville et événement
La vie urbaine est peuplée d’événements de tous ordres qui interrompent le quotidien, modifient les rythmes et les pratiques. L’événement crée en quelque sorte un « arrachement aux perceptions et représentations routinières[8] ». Ces événements étrangers au quotidien, extraordinaires, tels que les spectacles de rue, permettent de faire apparaître différemment l’espace : le philosophe et psychologue Henry Maldiney en convient pour qui « tout événement est transformation[9] ». La perception du monde s’en trouve renouvelée, nous faisant, en quelque sorte, renaître au monde, dans toute sa dimension « ordinaire ». L’ordinaire de la ville, le banal, pourrait être défini comme « n’étant pas l’étrange[10] ». L’ordinaire, c’est ce qu’on ne voit plus, « ce qui a semblé avoir cessé à jamais de nous étonner[11] » et qui est la composante essentielle de notre quotidien. Cet ordinaire de l’espace public, c’est l’espace qui finit par disparaître aux yeux des citadins, comme à force d’être vu, qui n’est plus regardé, qui repose et détache l’attention. Ce qui nous intéresse avec le théâtre de rue, c’est qu’ordinaire et extraordinaire sont constamment et intimement liés, les artistes puisant dans le quotidien et le banal de la ville, leurs actions se superposant aux usages quotidiens, l’ordinaire apparaissant au détour de l’événement.
Nous avons montré dans nos travaux[12] que les spectacles de théâtre de rue se produisent comme autant d’événements (en l’occurrence artistiques) qui s’insinuent, perturbent, rompent l’ordinaire de la ville et de la vie qui s’y développe. Cela peut par exemple s’inscrire dans le quotidien bien huilé du citadin, comme en témoignent des habitants de Calais à l’occasion de la venue de la petite géante et de l’éléphant de Royal de Luxe en 2006[13] : « Il faut des trucs comme ça dans une ville, sinon les gens se lèvent le matin, prennent leur café, font leur jardin, vont au travail, font leur marché, leurs courses, et puis qu’est-ce qu’ils font en plus ? ! Pas grand-chose » ; « Il y a des gens qui ne sortent pas mais pour voir ça ben ils sortent, ça leur fait un petit plus dans leur vie, dans leur vie de tous les jours[14]. » Ces spectacles peuvent aussi rendre possibles une perception et une prise de conscience de l’existence et de la forme de cet ordinaire, nous permettant alors d’accéder aux « relations publiques » ordinaires. Les spectacles des arts de la rue sont donc des biais, c’est-à-dire des moyens détournés intéressants pour aborder ces questions car ils bousculent l’habituel et activent les capacités d’adaptation des citadins[15]. Ces derniers sont conduits à réagir rapidement face à une situation nouvelle et exceptionnelle, révélant ainsi au chercheur des pratiques et des savoirs ordinaires qui ne sont généralement pas formalisés.
Des corps sensibles
Le corps des citadins est un corps sensible, c’est-à-dire percevant et agissant in situ en relation dynamique avec l’environnement (au sens large) et ses ambiances. Nos enquêtes puis nos analyses[16] montrent que lors des spectacles de rue, les sens du public sont éprouvés de façon inhabituelle par les spectacles et la ville s’en trouve alors, pour eux, transformée. En effet, les personnes prennent conscience de leurs sens (pas uniquement de la vue) et de la richesse de l’espace public par le truchement de ces spectacles. Des personnes interrogées après les spectacles, en disent d’ailleurs que « c’est surtout des sensations[17] » ; il semble qu’en quelque sorte cela exacerbe la perception sensible des composantes de la ville et de son environnement. Nous avons effectivement pu vérifier que ces propositions artistiques, comme l’expriment des spectateurs, « réveille[nt] les sens », « décapent les capteurs sensoriels », capteurs qui étaient peut-être un peu engourdis. Cela semble donc provoquer pour les spectateurs une visite quasi neuve des lieux urbains, dans la mesure où les compagnies leur procurent des points de vue originaux sur la ville. Par exemple, la position prise par le public dans l’espace où se déroule une action artistique joue un rôle dans la perception de la ville, car le spectateur découvre cette dernière selon des perspectives[18] inédites (« Ça fait vraiment regarder en haut alors que quand on se balade dans la rue, on regarde pas souvent autour de soi, en hauteur quoi. ») C’est l’occasion d’expérimenter une autre façon de percevoir l’espace public en se situant à un emplacement différent. Les éléments constitutifs de la ville ne sont pas nouveaux mais le panorama s’en trouve bouleversé car reconstruit sur cette perception inédite, le spectateur pouvant, par exemple, alors accéder à des endroits d’où les piétons sont généralement exclus (formellement ou implicitement parce que « ça ne se fait pas[19] ») tels que, entre autres, la chaussée, les couloirs de bus, les voies de tramway, ou encore les pelouses sur lesquelles il est interdit de marcher. On peut aussi se retrouver avec un champ de vision décalé, par exemple un léger surplomb (que l’on aura parce qu’on se perche sur des jardinières, un escalier proche, un abribus) ou au contraire une vue en contre-plongée quand on s’assoit sur le sol. Petits et grands changements peuvent se côtoyer, les deux ayant autant d’importance.
Un corps engagé avec les autres
Différentes situations peuvent faire prendre conscience à chacun des individus que l’ensemble des spectateurs compose une « masse », faisant vivre une expérience commune, voire, comme le dit le sociologue Louis Quéré, une « communauté d’aventure[20] ». Cela peut passer par des propositions ou des sollicitations diverses par les acteurs, qui font faire des choses inhabituelles en commun. Pensons par exemple au personnage du parcours « La soupe » faisant partie du spectacle Le point de vue de la compagnie du Groupe ZUR[21] qui offre de la soupe au pistou, avec pour résultat que presque tous les spectateurs vont en chercher et la mangent ensemble au cours du spectacle. Le spectateur se trouve alors engagé dans un espace collectif de partage, tout le monde se retrouvant à souffler sur la soupe chaude avant d’y goûter. On entend les gens se parler à voix basse et échanger des commentaires sur la recette, sur le fait que ce soit très chaud ; on entend aussi le bruit des cuillères qui raclent les bols et celui des gens qui mangent, voire qui discutent un peu du spectacle lui-même, comme si cela les autorisait à être moins silencieux. Les interpellations du public par les acteurs[22], si elles sont souvent ludiques, peuvent néanmoins mettre le public mal à l’aise à certains moments, comme lorsqu’on demande inopinément à des spectateurs, qui ne l’ont pas choisi, de jouer un rôle dans le spectacle. C’est par exemple le cas dans une séquence du spectacle Tout va mal de la Compagnie Embarquez, où des comédiens, pour des consultations médicales, attrapent quelques personnes dans l’assemblée et les font entrer dans l’aire de jeu et participer à l’action. On observe alors que les gens constituant le public sont mal à l’aise, semblant redouter de faire partie des « patients » sélectionnés. À l’issue du spectacle, un spectateur avoue d’ailleurs avoir été tiraillé entre soulagement (de ne pas être à la place de l’autre) et malaise, entre individuel et collectif : « Il arrive qu’ils prennent des gens, les manipulent. Tout le monde est gêné. Tu te sens mal pour le type qui est choisi et en même temps, tu as peur pour toi ! Tu te focalises sur ce qui se passe. Là, le public a conscience d’être le public. » Ces types d’engagements provoqués par le spectacle, qui peuvent être de nature très différente comme on vient de le voir, ont pour incidence de faire prendre conscience (au moins par moments) au public de son « rôle » et de son « territoire » de spectateur, de son existence en tant que groupe engagé.
Des corps en mouvement
Être spectateur de théâtre de rue, c’est être en lien avec la représentation qui se produit, avec les autres spectateurs, mais aussi avec l’espace public qui accueille cet événement. Chacun est physiquement engagé pour assister à la représentation, c’est-à-dire mobile et actif face à l’événement artistique qui se déroule, que ce soit par la posture corporelle ou par la perception (le cadrage) des choses. Quelle que soit la forme de la représentation (fixe, itinérante comme par exemple les sound-walking, les spectacles multiscènes, les déambulatoires, etc.), il faut au minimum que la personne mette son corps en mouvement, rencontre l’espace public et les autres personnes (spectateurs, passants ordinaires, acteurs…). Lors d’entretiens avec des spectateurs, leur engagement actif pour suivre (au sens de suivre quelqu’un dans l’espace et aussi de suivre la narration) est souvent évoqué. De plus, le spectateur doit sans cesse ajuster sa posture, sa localisation, par rapport au spectacle, aux autres spectateurs et à l’espace public et ce qui s’y déroule (et cela d’autant plus s’il faut se déplacer, choisir les scènes à suivre, etc.). Cela se traduit par une certaine instabilité du corps et de la perception de l’événement. C’est ce dont témoigne cette spectatrice venue avec des amis assister au Point de vue du Groupe ZUR qui, comme son titre l’indique, oblige le spectateur à faire des choix et à bouger : « Ben moi je ne faisais que de dire “Regarde, regarde ! Regardez là-bas !” C’était juste… ils rataient un truc mais il y en avait un autre là-bas ! C’est comme dans la vie, on peut pas tout faire en même temps ! »
L’espace entre les corps des spectateurs : une « élasticité » exacerbée
Le nombre de personnes assistant à un spectacle, leur disposition par rapport à l’espace, à la représentation et aux autres spectateurs présents, ou encore le fait de se rassembler vers un point précis, tout cela participe des changements qui se produisent aussi dans les rapports interpersonnels de cet espace particulier qu’est l’espace public. Les distances physiques, sensibles et sociales se mêlent et interagissent. Il est important de préciser que cela n’est pas propre aux situations spectaculaires que nous avons observées. Ces distances et leurs ajustements constants font partie de l’ordinaire de tout un chacun. En effet, une personne en présence d’étrangers se maintient à une certaine distance, comme l’ont montré Edward T. Hall, avec son concept de « proxémie[23] », et Erving Goffman[24]. Or la situation déstabilisante provoquée par les arts de la rue, par leur caractère extraordinaire et stimulant, nous a permis d’observer que ces distances publiques entre spectateurs deviennent encore plus évidentes, qu’elles se modifient ou acquièrent une forme propre parmi les distances habituellement adoptées dans les espaces publics (éloignement ou proximité). Par exemple, on remarque souvent que les distances entre les corps se réduisent peu à peu, jusqu’au moment de la représentation où les gens sont amenés à se rapprocher, se tenir près les uns des autres, beaucoup plus qu’en temps ordinaire dans le même type d’espace[25]. Les distances intercorporelles se réduisent (jusqu’à n’être plus parfois que de quelques centimètres), les corps se frôlent, se touchent, se bousculent parfois ; il y a du frottement entre les gens. L’autre est vu (et réciproquement) mais la présence est aussi sentie, par des rapports tactiles, par l’odorat (parfum, transpiration, etc.) et l’ouïe (personnes qui discutent entre elles). C’est le mode de « l’inattention polie[26] », où l’autre est pris en compte mais sans engagement important, ce qui permet de gérer ce type de situation particulière. Même si l’on observe que chacun tente du mieux possible, même dans les groupes denses, de ne pas entrer en contact physique avec ses voisins, faire partie du public d’un spectacle de rue, c’est aussi, semble-t-il, accepter, pour un moment, que le code tacite de conduite en public soit moins rigide, qu’il soit en quelque sorte renégocié temporairement : par exemple, les regards sont moins retenus (la disposition du public en cercle ou en demi-cercle le permet bien), on peut se sourire, dire quelques mots à son voisin (« on peut échanger deux trois paroles… le temps du spectacle »), voire démarrer une vraie discussion en attendant que le spectacle commence (« S’il y a quelqu’un à côté de moi qui veut discuter avec moi, il n’y a pas de problème. C’est super, j’aime beaucoup »). Cette élasticité des distances interpersonnelles à l’occasion de ces actions artistiques nous montre que les corps des spectateurs eux-mêmes forment et reforment l’espace public au gré des situations (et même parfois très rapidement quand, par exemple, il faut courir derrière des acteurs ou, par réflexe de fuite, quand une situation « dangereuse » se produit[27]).
Une empreinte durable dans les corps des spectateurs ?
Les artistes redonnent à agir dans ces espaces quotidiens, en révélant mais également en activant des potentialités d’action, de perception et en rendant plus « tangible » la dimension charnelle et sensible des citadins eux-mêmes. Nous avançons l’idée que les spectateurs sont conviés par les artistes non seulement à une expérience artistique, mais peut-être tout « simplement » à une expérience urbaine : ils doivent y développer et mettre en oeuvre des compétences et des stratégies spatiales complexes où également une permissivité des pratiques est peut-être plus grande qu’en temps ordinaire par rapport aux codes de conduites implicites entre citadins.
Et que reste-t-il une fois le spectacle terminé ? Ces actions artistiques en milieu urbain, quoiqu’éphémères, laissent des traces, des empreintes, dans les esprits des personnes qui y ont assisté, et nous avons vérifié l’hypothèse qu’elles peuvent aussi s’inscrire dans les corps de façon très durable. Plus qu’un souvenir « sensible » de spectacles pouvant resurgir à l’occasion d’un nouveau passage sur les lieux, on peut constater que parfois les comportements et les habitudes sont touchés, poussant éventuellement à retourner sur les lieux et à les inclure dans des usages quotidiens (« Peut-être que j’y passerai maintenant, pour voir comment c’est en temps normal »). Pour certains, les parcours urbains peuvent s’en trouver modifiés, liés aux nouveaux lieux et à leurs ambiances que l’on intègre, comme c’est le cas pour cette spectatrice qui nous raconte, plusieurs mois après le spectacle : « Je suis retournée plusieurs fois sur cette place au point que je suis allée y lire, etc. parce que c’est un endroit qui m’avait plu. » Est-ce que cela enrichit la pratique intime des rues et des places ? Plus avant, cela élargit-il la connaissance du territoire de la ville par les citadins[28] ?
Cette découverte de lieux ou d’actions possibles grâce à ces propositions artistiques ouvre des possibles pour l’usage des espaces publics mais aussi, pourquoi pas, libère un espace de rêve qu’elle met au service de l’imagination, élargissant en quelque sorte le spectre des possibles de vie et d’usage d’un espace public urbain. La pratique de la ville par chaque individu n’est en effet jamais définie et construite une fois pour toute, puisque des expériences de toutes sortes (entre autres artistiques) ne cessent de la transformer, de la déconstruire pour mieux la reformer et donner corps à la ville.
Appendices
Note biographique
Catherine Aventin est architecte DPLG (diplômée par le gouvernement), docteure en sciences pour l’ingénieur (spécialité architecture), et travaille depuis une quinzaine d’années sur les rapports entre espaces publics et actions artistiques urbaines et, plus précisément, les arts de la rue. Elle est maître-assistante à l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse (ENSA) et chercheuse au Laboratoire de recherche en architecture (LRA, Toulouse).
Notes
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[1]
Voir, par exemple, Jean-François Augoyard et Henry Torgue. La plupart des chercheurs travaillant dans cette optique font partie du Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain (Laboratoire Cresson, UMR CNRS 1563 sur les Ambiances architecturales et urbaines), à l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble, où nous avons fait notre thèse (www.cresson.archi.fr).
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[2]
Les arts de la rue existent bien entendu aussi en milieu rural (et même de plus en plus semble-t-il), mais dans le cadre de nos recherches nous nous sommes focalisée sur la ville. Aussi quand nous utiliserons l’expression « espaces publics », il sera sous-entendu qu’ils sont aussi « urbains ».
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[3]
Catherine Aventin, Les espaces publics urbains à l’épreuve des actions artistiques, thèse de doctorat en sciences pour l’ingénieur, spécialité architecture, École polytechnique de l’Université de Nantes, 2005.
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[4]
Bruno Péquignot, « Préface », dans Pascale Ancel, Une représentation sociale du temps. Étude pour une sociologie de l’art, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 10.
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[5]
C’est un discours tenu par de nombreux artistes se revendiquant des arts de la rue depuis la fin des années 1960, dont on trouvera trace dans des entretiens, dans des articles ou encore des travaux de recherche s’intéressant aux discours des acteurs. Nous renvoyons par exemple à Philippe Chaudoir, Discours et figures de l’espace public à travers les « arts de la rue », Paris, L’Harmattan, 2000 ; Floriane Gaber, Comment ça commença : les arts de la rue dans le contexte des années 70 et 40 ans d’histoire des arts de la rue, Paris, Éditions Ici et là, 2009.
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[6]
Cette idée traverse ses différents ouvrages, en particulier La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973, 2 vol. (vol. i, La présentation de soi, vol. ii, Les relations en public) et Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.
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[7]
Peter Brook, L’espace vide. Écrits sur le théâtre, Paris, Seuil, 1977, p. 25.
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[8]
Jean-François Augoyard, À l’écoute d’une épiphanie sonore. Étude d’accompagnement de l’action sur l’environnement sonore urbain de Nicolas Frize à Saint-Denis entre 1991 et 1993, Rapport de recherche pour le Plan Urbain — Ministère de l’équipement, du transport et du tourisme, Grenoble, CRESSON, 1994, p. 51.
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[9]
Henry Maldiney, « La vérité du sentir », Art Press, no 153, 1990, p. 17.
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[10]
Mahmoud Sami-Ali, Le banal, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1980, p. 195.
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[11]
Georges Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 11.
-
[12]
Jean-François Augoyard (dir.), avec la collaboration de Catherine Aventin et Martine Leroux, L’espace urbain et l’action artistique, Rapport de recherche, Ministère de l’équipement, Plan Urbain Construction Architecture (PUCA), Recherche PUCA no 98.LC.CV.05 (LC n° 98), Grenoble, CRESSON, 2000 ; Catherine Aventin, Les espaces publics urbains, ouvr. cité ; Catherine Aventin, « Créations et usages autour d’un espace public », dans Philippe Chaudoir (dir.), Généalogie, formes, valeurs et significations : les esthétiques des arts urbains, Rapport de recherche pour le Ministère de la culture et de la communication, DMDTS, 2007, p. 100-116.
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[13]
Royal de Luxe est une compagnie française de théâtre de rue qui existe depuis 1979. Entre autres créations, cette compagnie présente des spectacles avec des marionnettes géantes (l’éléphant mesure par exemple 11,20 mètres de long et 7,20 mètres de large), créant une véritable saga à suivre sur plusieurs années dans les villes qui l’accueillent. Chaque fois les épisodes durent trois à quatre jours et nuits et les rues et les places des villes sont le terrain de jeu de ces actions artistiques monumentales. Ces spectacles associent parcours (parade) et stations (par exemple le bain de pieds du géant, la sortie de la petite géante de sa fusée, etc.) et ne comprennent quasiment pas de texte au sens où il n’y a presque pas de « scènes parlées ». En 2006, à Calais, Royal de Luxe racontait « La visite du Sultan des Indes sur son éléphant à voyager dans le temps », qui rencontre une petite géante ayant atterri dans la ville en fusée.
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[14]
Ces deux citations d’habitants-spectateurs sont extraites des enquêtes que nous avons menées à Calais (France) à l’occasion des « Jours de fête » organisés par Le Channel — scène nationale de Calais, du 27 septembre au 1er octobre 2006.
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[15]
Et aussi celles du chercheur !
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[16]
Outre les recherches bibliographiques, nous avons utilisé les méthodes de l’observation participante de spectacles et de repérages avec des artistes, mais aussi mené des entretiens semi-directifs à l’issue des spectacles ou longtemps après (avec des spectateurs et des artistes), etc. Pour en savoir plus sur les méthodes utilisées et sur la discussion méthodologique, on se reportera en particulier à la deuxième partie de notre thèse : « Exploration d’une méthodologie pluridisciplinaire », Les espaces publics urbains, ouvr. cité, p. 41-74.
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[17]
Cette expression et toutes les citations de spectateurs dans la suite de cet article sont tirées d’entretiens réalisés auprès de spectateurs dans le cadre de notre travail de thèse déjà cité.
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[18]
Au sens géométrique du terme.
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[19]
Par exemple, il n’est pas interdit de s’asseoir ou de s’allonger sur le sol, de courir dans la rue, etc.
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[20]
« […] le public peut être caractérisé comme une communauté d’aventure : ce qu’il fait collectivement, à travers l’assistance à une représentation […], c’est parachever une configuration et s’exposer ensemble à quelque chose qui a le pouvoir d’affecter et de révéler. C’est ensemble, en tant que membres d’un public, ou au titre de public, et pas seulement en tant qu’individus particuliers, les uns à côté des autres, que les personnes s’exposent ainsi à l’oeuvre jouée ou au jeu présenté » (Louis Quéré, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience », dans Daniel Cefaï et Dominique Pasquier (dir), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 119).
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[21]
Spectacle observé dans le cadre de notre travail de thèse.
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[22]
Certaines troupes revendiquent cette posture avec l’idée, selon elles, de rendre les spectateurs actifs et plus impliqués dans le spectacle. Pour autant, comme Serge Chaumier, nous pensons que les spectateurs ne deviennent ni « acteurs » ni, pour utiliser un néologisme à la mode, « spectacteurs ». À ce propos on pourra se référer à Serge Chaumier, « Mythologie du spect’acteur : les formes d’interaction entre acteurs et spectateurs, comme révélateur d’esthétiques relationnelles », dans Philippe Chaudoir (dir.), Généalogie, formes, valeurs et significations, ouvr. cité, p. 80-99.
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[23]
« […] le terme de proxémie définit l’ensemble des observations et des théories concernant l’usage de l’espace par l’homme » (Edward T. Hall, La dimension cachée [1966], trad. d’Amélie Petita, Paris, Seuil, 1971, p. 129).
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[24]
Nous faisons référence aux travaux du sociologue américain Erving Goffman (La mise en scène de la vie quotidienne, vol. ii, Les relations en public, ouvr. cité ainsi que Les rites d’interaction, ouvr. cité).
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[25]
On pourrait opposer que les voyageurs des lignes de métro aux heures de pointe (par exemple) sont souvent très très proches les uns des autres ! Mais c’est là une situation, bien que souvent vécue comme désagréable, à laquelle ils s’attendent dans ce contexte précis et que les personnes savent généralement gérer.
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[26]
Cette idée est développée par Erving Goffman (Les rites d’interaction, ouvr. cité).
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[27]
Nous pensons par exemple au recul des spectateurs lors du rodéo de voitures de Taxi par la Compagnie Générik Vapeur, dont les spectateurs se demandent si tout est vraiment sous contrôle, ou encore lorsqu’un comédien de la Compagnie Embarquez lors de la représentation de Tout va mal fait le tour du cercle du public pour le « désinfecter » à l’aide d’une bombe aérosol parfumée.
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[28]
Mais aussi celle du chercheur ?