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Les problèmes du quotidien ne nous intéressent pas [2].

Heinrich Himmler

À la suite de la déclaration de Himmler mise en épigraphe et rejetant toute considération pour la vie quotidienne, devait se mettre en place une politique qui délaissa très vite le domaine du quotidien et marqua un moment essentiel dans ce qu’Eric Hobsbawm a appelé « l’âge des extrêmes [3] ». Cependant, passer de l’extrême à l’ordinaire n’est jamais simple. Comme l’illustrent clairement les mémoires de Ruth Klüger, Weiter leben : eine Jugend (parus en français sous le titre Refus de témoigner [4]), l’inévitable imbrication des expériences ordinaires et exceptionnelles constitue l’un des legs les plus troublants du génocide nazi — et l’un des problèmes les plus difficiles rencontrés par les autobiographes. Mêlant le récit autobiographique à l’essai critique, les mémoires de Klüger dessinent l’univers concentrationnaire comme une zone frontalière où coexistent l’extrême et la quotidienneté [5].

Dans Weiter leben, l’extrême et l’ordinaire ne sont ni opposés, ni superposés, ni même transcendés par une synthèse dialectique — ils sont tout à la fois maintenus ensemble et, paradoxalement, séparés par un mode de représentation et de connaissance historique relevant de ce que j’appellerai ici le réalisme traumatique. Ce concept sur lequel je reviendrai se pense au sein d’un parallèle avec celui élaboré par Hal Foster dans son livre majeur consacré à l’art de la néo-avant-garde, The return of the real [Le retour du réel[6]. Cependant, développer ce concept en réponse à l’extrême historique — et en s’appuyant sur des textes littéraires plutôt que sur des objets visuels — présuppose un réajustement critique de la notion. En m’inspirant des travaux de Fredric Jameson et de sa notion de discours réaliste comme forme de carte cognitive, je recours ici à l’idée de réalisme traumatique à la fois comme une catégorie épistémologique et une catégorie sociale, afin de résoudre le dilemme que génère toute représentation de l’Holocauste [7]. Comme le montreront, de plus, des passages extraits des écrits de Charlotte Delbo, la pratique du réalisme traumatique ne se limite pas exclusivement à Weiter leben, mais constitue plutôt un trait essentiel, bien que trop souvent négligé, du témoignage comme genre. En représentant un lieu où se déploie la violence, le réalisme traumatique produit un savoir sur l’extrême, en même temps qu’il invite à la reconnaissance publique d’un contexte social post-traumatique.

Weiter leben retrace l’enfance de Ruth Klüger, petite fille juive vivant à Vienne sous le gouvernement national-socialiste, puis ses premières années d’adolescence, qu’elle passe dans les camps de concentration. Après la guerre, Klüger reste quelques années en Allemagne avec sa mère, avant d’émigrer aux États-Unis où elle devient professeur d’allemand. Alliant la réflexion au genre autobiographique, l’ironie caractéristique de son style à une satire particulièrement mordante du monde de l’après-guerre, Klüger fait de son texte un objet de questionnement critique extrêmement riche. Si Weiter leben offre sans doute à l’analyse la possibilité de multiplier les approches, j’aimerais toutefois m’attarder plus précisément ici aux différents types de savoir que ce texte autobiographique peut produire sur le génocide nazi et, notamment, sur le monde des camps, un monde que David Rousset désigne par la formule désormais célèbre d’« univers concentrationnaire [8] ». Une telle approche nous permet de mieux comprendre la nature et l’épistémologie des « situations extrêmes » (« extremities ») ainsi qu’un mode de discours autobiographique qui tente de lutter avec l’extrême.

Le fil de fer barbelé du monde d’après-guerre

On peut mieux apercevoir le territoire qu’occupe l’univers concentrationnaire et que cartographie Klüger en prêtant attention à l’image principale, et répétée à plusieurs reprises, qu’elle utilise pour représenter les frontières, à savoir le fil de fer barbelé. Élément du camp fréquemment mentionné dans nombre d’écrits sur l’Holocauste, le fil de fer barbelé y occupe non seulement une fonction métaphorique, à laquelle sont aussitôt associées certaines évocations du mal rebattues depuis longtemps, mais aussi une fonction métonymique qui suggère une topographie particulière. Selon Sidra Ezrahi, de telles figures métonymiques, choisies dans l’univers même du camp, ont en général pour fonction de mettre en valeur la « clôture [9] » de celui-ci, puisqu’elles révèlent l’enfermement du langage à l’intérieur même des possibilités extrêmement réduites de la vie concentrationnaire. En proposant une critique et en ravivant ce stéréotype, Klüger transforme le barbelé en un instrument qui lui permet d’ouvrir les relations qui prennent place à l’intérieur des camps sur un monde où entrent en dialogue les victimes et leurs contemporains libres (aussi bien pendant qu’après la guerre).

C’est à l’épilogue de ses mémoires que Klüger décrit la « scène primitive » qui déclenche le récit de sa vie et son recours à la littérature. De retour en Allemagne où elle occupe un poste de professeur associé en littérature allemande, Klüger se fait renverser par un cycliste à Göttingen dans la Judenstraße (la rue du Juif !). C’est pendant sa convalescence qu’elle commence à écrire ses mémoires. En se remémorant le moment où le cycliste s’est accroupi près d’elle, le vélo et le phare se métamorphosent en fil de fer barbelé et en projecteur, elle écrit :

Je crois qu’il me poursuit [verfolgt], veut me renverser, vif désespoir, une lumière dans la nuit, son phare, métallique, comme un projecteur sur du fil barbelé, je veux me défendre, le repousser, les deux bras tendus, l’impact, l’Allemagne, un moment semblable à un combat à mains nues, cette lutte que je perds, du métal, l’Allemagne encore, qu’est-ce que je fais ici, pourquoi suis-je venue, suis-je seulement jamais partie ?

RT, p. 272

Dans la description qu’elle fait de cet épisode, Klüger met en place une constellation regroupant la menace oppressante du barbelé, l’écho en elle d’événements extrêmes qui se fait entendre à la suite d’un accident et l’agitation que suscitent ses souvenirs des camps qui finit par contaminer tout le récit-mémoire qui précède. En fusionnant ainsi des temporalités et des espaces divers, elle suggère l’origine essentiellement traumatique de son histoire. Cette « origine » se situe à la fois au moment de l’énoncé de ses mémoires et dans les blessures ouvertes des souvenirs qu’elle sonde. Dans la mesure où il suppose en même temps que soient marquées de manière aussi poreuse que douloureuse les frontières, le fil de fer barbelé de Weiter leben se trouve ainsi investi d’un rôle particulièrement significatif dans la représentation des relations complexes qui relient passé et présent, ici et là-bas. Alors que tous les autobiographes doivent considérer cette zone d’expérience et de mémoire comme fortement chargée sur le plan émotionnel, ceux qui survivent au traumatisme portent un fardeau supplémentaire en ne cessant jamais de se démener dans l’entrelacs que forment l’extrême et le quotidien le plus banal.

L’image du barbelé apparaît pour la première fois dans le chapitre de Weiter leben qui s’intitule « Les camps » et se retrouve tout au long du livre. Il est significatif, cependant, que l’image survienne d’abord, non pas dans une description de l’expérience concentrationnaire de l’auteur, mais plutôt dans le long essai sur lequel s’ouvre ce chapitre. En inversant l’ordre attendu d’une présentation autobiographique — d’habitude, la réflexion suit l’expérience —, le récit insiste sur l’impossibilité d’accéder directement aux événements et sur la nécessité de passer par les formes de discours préexistants qui articulent et délimitent l’expérience. Alors qu’elle décrit sa vie à Theresienstadt, Auschwitz-Birkenau et Christianstadt, Klüger s’interroge sur les différents types de camps et de ghettos qui existent dans l’univers concentrationnaire ainsi que sur la réticence du public à les reconnaître :

Le refus de la plupart des gens […] à noter le nom des camps les plus petits tient peut-être au fait que l’on souhaiterait maintenir les camps aussi unifiés que possible et sous les larges étiquettes des camps de concentration qui sont devenus célèbres. C’est moins fatigant mentalement et émotionnellement que d’essayer de comprendre les différentiations. J’insiste sur ces distinctions […] afin de percer le rideau de barbelés que le monde de l’après-guerre a tiré devant les camps. La séparation qui s’est établie entre avant et maintenant, nous et eux, ne sert pas la vérité, mais plutôt la paresse.

RT, p. 82

En insistant sur les différenciations entre les camps et en critiquant toute forme de séparation entre les temporalités, Klüger fournit des outils permettant de poser le problème dans des termes qui vont au-delà des habitudes de pensée qui ont jusqu’à présent dominé les études sur l’Holocauste. Celles-ci invitent, le plus souvent, à homogénéiser les camps, soit en ayant recours à un discours hyperbolique de l’extrême, soit en les banalisant. Le rideau de barbelés qu’elle évoque permet non seulement d’éluder les distinctions entre les camps, mais également d’instaurer une séparation commode entre le monde des camps et celui de l’après-guerre. Différencier ne signifie pas mettre à distance ces événements du présent ; cet extrait laisse plutôt entendre que — aussi bien pour des étrangers que peut-être aussi pour d’anciens prisonniers — surmonter cette distance est en fait une démarche nécessaire à toute compréhension des spécificités de l’univers concentrationnaire. Percer le rideau de barbelés signifie apprendre à distinguer entre différenciation et séparation. Contrairement à la séparation, qui fait clairement ressortir les frontières, la différenciation peut être envisagée comme un processus non totalisant de distinction, par lequel on peut maintenir ensemble les différences tout en entreprenant un « déplacement des limites précises de la pensée » (RT, p. 86). La proximité, dans le texte de Klüger, des limites de la pensée et des frontières matérielles des camps manifeste à l’évidence que la mise en question de la fonction « disciplinaire » du fil de fer barbelé concerne non seulement ce que nous pensons des camps, mais aussi la manière dont nous y pensons. Déplacer des frontières n’équivaut pas à les effacer : c’est plutôt remettre en question toute tentative d’équivalence [10].

Dans notre extrait, en rappelant « le rideau de barbelés que le monde de l’après-guerre a tiré devant les camps », le texte de Klüger remet en cause le travail de conceptualisation des camps, en insistant tout particulièrement sur la question des discours autobiographiques écrits par les survivants de cette expérience extrême. Si Klüger se retrouve prise et partagée entre le quotidien et l’extrême, elle affirme tout aussi nettement que l’autobiographe et ses interlocuteurs s’enferment trop facilement dans des approches de l’extrême qui fétichisent ou effacent les différences. Considérant la transmissibilité des expériences extrêmes, Klüger critique Gisela, son double dans le livre ; mais chaque comparaison entre les deux finit toujours par faire émerger une équivalence, bien qu’elle remarque que « l’on ne peut pas s’en sortir sans comparaisons » (RT, p. 111). Différenciation, comparaison et déplacement constituent les outils conceptuels qui permettent à Klüger aussi bien de témoigner de l’expérience que de représenter les événements de l’Holocauste. La « vérité » de l’univers concentrationnaire est qu’elle n’est pas unique — pour reprendre les mots de Klüger : « Derrière le rideau de barbelés tout le monde n’est pas le même ; un camp de concentration n’équivaut pas à un camp de concentration » (RT, p. 83). Pourtant, le fil de fer barbelé n’est pas qu’un terme renvoyant à un usage rhétorique négatif et auquel il faudrait renoncer dans la mesure où il ne produit qu’équivalence ou séparation. Il reste aussi une métonymie rattachée à la description des conditions matérielles des camps, frontière derrière laquelle, en effet, a eu lieu l’expérience de la mort, au sens littéral. Cependant, la mort littérale ne peut être représentée, non seulement parce que le langage a toujours un sens figuré, mais aussi parce que, comme Klüger le fait remarquer, « celle qui écrit vit » (RT, p. 140). Le médium vivant fait lui-même mentir son message sur la mort. Comment l’autobiographe représentera-t-il, de manière réaliste, cet espace où règne la mort et qui se trouve derrière le rideau de barbelés ? Comment un langage qui doit rester ordinaire pourra-t-il décrire l’hétérogénéité de l’extrême sans le neutraliser ? En mettant en lumière le fait même que survivre affecte la représentation de la mort, Klüger nous rappelle que la théorie de la « mort de l’auteur » et la critique du réalisme qui l’a accompagnée dans le discours théorique des années 1960 et 1970 participaient d’un contexte bien différent de celui dans lequel s’inscrit le témoignage autobiographique — genre dans lequel la survie de l’auteur s’avère aussi troublante qu’est troublant l’échec du langage à correspondre à la réalité.

Le texte de Klüger donne à penser que le domaine de l’extrême ne correspond pas seulement à ce qui excède le langage, mais qu’il comprend tout autant ce qui reste pris dans les filets qui l’enserrent. À partir de la topographie physique de Birkenau, où plusieurs mini-camps étaient accolés les uns aux autres, séparés seulement par du fil de fer barbelé, Klüger représente une situation où coexistent proximité et distance. Un court paragraphe décrit la rencontre de la narratrice et de sa mère avec deux prisonnières hongroises, toutes deux victimes de l’une des dernières et des plus terribles phases du génocide nazi :

Un jour, le camp à côté du nôtre était rempli de femmes hongroises. Elles étaient directement venues de chez elles, et ne savaient encore rien. À travers les barbelés, nous leur avons parlé, rapidement, avec agitation, sans pouvoir dire grand-chose. J’ai réalisé combien mon expérience de Theresienstadt m’avait appris de choses par rapport à elles. Il y avait une femme qui parlait bien allemand, accompagnée de sa fille, qui avait à peu près mon âge… Ma mère s’est souvenue que nous avions une paire de chaussettes de laine en plus, elle est allée la chercher et s’est mise à la lancer par-dessus les fils. Je me suis interposée, je pourrais mieux la lancer, qu’elle me la donne. Ma mère a refusé, l’a lancée et l’a très mal lancée, les chaussettes sont restées pendues en l’air dans les barbelés. Regrets des deux côtés. Des gestes futiles. Le lendemain, les femmes hongroises étaient parties, le camp restait vide, fantomatique, dans les fils barbelés, nos chaussettes toujours pendues.

RT, p. 123

Ici, Klüger mêle identification et non-identification, familiarité et aliénation. Le couple mère-fille que forment les deux Hongroises répond en tous points à celui de la narratrice et de sa mère : elles parlent la même langue, la fille a le même âge que la narratrice et il semble possible d’accéder à elles à travers les barbelés. De même, le lancer des chaussettes rappelle la familiarité des gestes que requièrent les soins quotidiens du corps. Et pourtant, cette simplicité et cette familiarité des femmes, ainsi que le geste ordinaire de la mère, prennent un caractère étrange dans ce contexte — une étrangeté qui aide la narratrice à voir comment son expérience des camps l’a rendue étrangère à elle-même. Le même fil de fer barbelé, qui trace une frontière dont la porosité permet aux différents camps de communiquer entre eux, instaure également une limite au-delà de laquelle les gestes deviennent futiles et les mots se teintent de regrets. Lorsque les deux Hongroises disparaissent, leur fin peut certes se concevoir, mais elle ne saurait être rendue par une écriture de la mimèsis. Aussi leur absence est-elle signalée par ces chaussettes qui pendent dans les barbelés. Si elles ne se sont pas encore tout à fait abîmées dans le vide fantomatique, elles ne sont pas non plus désormais en la possession des vivants, qui se trouvent de l’autre côté : ces chaussettes deviennent dès lors les agents d’une médiation entre le quotidien le plus ordinaire et l’expérience de l’extrême. Les morts possèdent le territoire où habitent les vivants, dans la mesure où ils les dépossèdent — de leurs mots, de leurs gestes et des autres objets du quotidien.

En ce sens, les mémoires de Klüger nous enseignent comment reconcevoir la relation qui lie le langage à la mort — une relation qui n’a cessé d’animer le débat au sein des études sur le genre autobiographique depuis au moins Paul de Man [11]. Victimes de l’extrême, les morts de Weiter leben ne peuvent plus être l’objet d’une écriture autobiographique ordinaire se réclamant d’un réalisme convenu, parce qu’ils incarnent « quelque chose de plus réel que la réalité dans laquelle nous habitons [12] ». Leur réalité s’inscrit plutôt dans un événement traumatique. En effet, l’extrême, dans les termes où je l’ai décrit jusqu’à présent, ressemble fortement à la notion lacanienne de réel [13], notion dont Hal Foster s’est, du reste, fortement inspiré pour décrire une esthétique du « réalisme traumatique [14] ». Dans son excellente étude, Foster explique en effet que les images d’accident récurrentes que l’on trouve chez Andy Warhol ont une double fonction, puisqu’elles « visualisent le réel entendu comme traumatique » et orientent vers le réel qui « rompt l’écran de la répétition [15] ». La répétition produit une situation paradoxale : « Nous avons presque l’impression de toucher le réel que la répétition des images éloigne en même temps qu’elle le précipite vers nous [16]. » Dans le texte de Klüger, ce que j’appelle « réalisme traumatique » entretient, de la même façon, une double relation au réel. Le barbelé semble aussi bien donner accès au réel que frustrer toute tentative de l’atteindre, et les chaussettes expriment cette dualité sous une forme condensée. Pourtant, si l’extrême tend à ressembler fortement au réel dans Weiter leben, il ne l’égale pas et il ne peut pas non plus être assimilé au traumatisme — car la relation qui se noue entre eux est beaucoup plus complexe et exige des distinctions supplémentaires.

Un ours en peluche

L’évocation de la relation traumatique qui se joue entre l’extrême et le quotidien ordinaire au moyen d’un simple objet inscrit dans un environnement complexe n’est pas propre à Weiter leben : cette technique constitue au contraire un sous-genre de l’écriture réaliste, relevant de ce réalisme traumatique déjà mentionné et au demeurant caractéristique d’oeuvres autobiographiques, littéraires et artistiques récentes. Par exemple, dans sa trilogie Auschwitz et après, la prisonnière politique et autobiographe française Charlotte Delbo a recours à des stratégies disjonctives qui ne sont pas sans rappeler celles employées par Klüger, afin de suggérer la complexité traumatique de la vie face à l’extrême. Un chapitre d’un ouvrage comme Une connaissance inutile, deuxième volet de la trilogie de Delbo, commence de manière assez anodine par la description d’une fête de Noël célébrée dans le laboratoire de Raisko, unité dans laquelle Delbo dut servir pendant une partie du temps qu’elle passa à Auschwitz. Bien évidemment empreint de mélancolie, cet épisode semble représenter l’un de ces « moments de sursis », pour reprendre le terme de Primo Levi, pendant lesquels ces prisonniers privilégiés pouvaient presque faire l’expérience d’une vie normale au coeur de l’extrême. Les festivités se terminent avec l’échange de petits cadeaux, dont l’un, donné à une petite fille, se trouve être un ours en peluche. Le plus innocent des cadeaux révèle pourtant sa terrible provenance, laquelle, une fois racontée par la narratrice, fait vaciller le sentiment de normalité dont aurait pu être empreint toute la scène.

Un matin que nous passions près de la gare pour aller aux champs, notre colonne avait été arrêtée par l’arrivée d’un convoi de juifs. […] Voilà comment une poupée, comment un ours en peluche arrivaient à Auschwitz. Dans les bras d’une petite fille qui laisserait son jouet avec ses vêtements bien pliés, à l’entrée de la douche. Un prisonnier du commando du ciel, comme on nommait ceux qui travaillaient aux crématoires, l’avait trouvé parmi les vêtements entassés dans l’antichambre de la douche et échangé contre des oignons [17].

Dans cette petite anecdote, pourtant si emblématique, une chaîne d’événements reliant entre eux comme par contagion le meurtre d’une petite fille juive aux célébrations d’une fête chrétienne s’étend sur plusieurs régions du monde des camps — du crématorium aux lieux où s’opèrent les transactions auxquelles se livre la société concentrationnaire, en passant par les chambres et les antichambres de la mort. Le même processus qui est à l’origine d’un génocide génère également ce qui permet d’égayer une fête ordinaire à l’autre bout, plus privilégié, de la chaîne hiérarchique du camp. En passant d’une petite fille à l’autre, l’ours qu’évoque la narratrice est porteur d’un double héritage marqué au coin de l’étrangeté. Face à l’extrême, le prix de la normalité est certes bien élevé. Et pourtant, il n’est pas clairement établi que la fête de Noël ait été un échec, hormis le fait que la narratrice a par hasard entraperçu le premier propriétaire de l’ours, un accident qui garantit la survie des preuves établissant le lien entre le meurtre et la fête. C’est de cette survie accidentelle que naît le témoignage au sein d’une écriture relevant du réalisme traumatique — l’énonciation d’un terrible message contaminant dès lors le destinataire démuni en lui procurant un savoir inutile [18].

Contrairement au rideau de barbelés du monde d’après-guerre — qui tente d’éviter le réel traumatisant en séparant maintenant et alors, nous et eux, mais aussi l’extraordinaire et le banal —, les barbelés de Klüger et le savoir inutile de Delbo occupent un espace intermédiaire et révèlent un héritage embrouillé fondé sur plusieurs différenciations. L’histoire des femmes hongroises, tout comme celle de l’ours en peluche, illustrent comment, au beau milieu de l’univers concentrationnaire, la relation entre extrême et normalité ne cesse de glisser en fonction de la position et de la perspective adoptées : alors qu’elles vivent à l’ombre du crématorium, la narratrice et sa mère habitent, de manière incroyable, de ce côté-ci de l’extrême en se retrouvant à exercer le rôle bien ordinaire de la bienveillance. Mais bien que surgissant au sein même de l’ordinaire, l’extrême reste une limite externe, toujours située de l’autre côté de la barrière. De retour du pays des morts, le témoin tente de repasser de l’autre côté de la barrière à la faveur d’un acte de témoignage. Cependant, lorsqu’elle essaie de se ressaisir de l’expérience extrême par le langage, celui-ci lui échappe, laissant ses domaines aussi désolés qu’une ville fantôme. Lorsqu’elle tente au contraire d’éviter l’extrême, celui-ci revient, ou plutôt manifeste qu’il n’a jamais cessé d’être présent, tout comme les chaussettes prises dans le barbelé.

Repenser le traumatisme

En plus de mettre au jour le dilemme qui envahit l’autobiographe confronté à la nature contradictoire de l’extrême — le fait qu’il déborde toujours le langage tout en l’animant —, Klüger révèle également l’implication de l’extrême dans le quotidien. Cette implication représente à son tour le potentiel traumatique de l’extrême et la description que fait Klüger de l’extrême transforme les opinions qui prédominent à ce jour sur le traumatisme. Dans Weiter leben, le traumatisme se situe non pas dans l’événement extrême lui-même, mais plutôt dans le fil de fer barbelé qui maintient ensemble, en même temps qu’il les sépare, la vie et la mort, le dedans et le dehors, le familier et le radicalement étranger. Cette interprétation du traumatisme bifurque légèrement, mais de manière somme toute significative, des interprétations contemporaines dominantes. Foster suggère qu’« une confusion du sujet et du monde, du dedans et du dehors […] caractérise le traumatisme ; en effet, cette confusion pourrait même être le traumatisme [19] ». Tout au moins, dans la représentation de Klüger, la nature traumatique de l’expérience résulte non pas tant d’une confusion de ces catégories que de la situation de la narratrice, confrontée à une insurmontable coexistence du dedans et du dehors, du sujet et du monde. Ce lieu partagé/divisé — dans lequel Klüger rencontre, par exemple, les Hongroises — est un lieu où survient le traumatisme dans la mesure où la coïncidence des contraires qui le caractérise bouleverse les structures quotidiennes sur lesquelles s’appuie l’entendement et qui n’en demeurent pas moins présentes [20]. Comme l’écrit Cathy Caruth, le traumatisme n’est pas un événement, mais une « structure de […] l’expérience [21] » dans laquelle les événements ne sont pas intégrés à la mémoire narrative. Ce manque d’intégration rappelle l’épisode des chaussettes qui signale l’intersection du dedans et du dehors, mais aussi la permanence de la frontière. Le texte de Klüger suggère que le plus grand défi auquel se trouve confronté l’entendement est davantage posé par la persistance d’un objet apparemment banal dans un contexte extrême que par une quelconque qualité de l’Événement Extrême : « Pour le survivant du traumatisme […], la vérité de l’événement réside non seulement dans ses faits bruts, mais également dans la manière dont leur occurrence défie la simple compréhension [22]. » Ce qui est essentiel ici, mais qui échappe facilement à l’attention, c’est que « la défiance de la simple compréhension » n’anéantit pas simplement la compréhension, mais qu’elle la déplace. Ce déplacement, comme l’affirment explicitement Klüger et Caruth, découle du fait que le traumatisme englobe à la fois « la rencontre avec la mort » et « l’expérience continue d’y avoir survécu ». Ainsi, les textes traumatiques, comme celui de Klüger, représentent « l’inextricabilité d’une histoire où le récit d’une vie ne peut pas être séparé de l’histoire d’une mort [23] ». Celle qui écrit vit — mais elle vit une autre vie, la vie d’une autre.

La théorie du traumatisme, telle qu’elle a récemment été élaborée par Caruth, Hartman, Zizek et Foster, entre autres, aide à surmonter la séparation fétichiste qui, pour Klüger, constitue le désaveu de l’impact causé par le traumatisme. Prétendre que l’extrême est impliqué dans le quotidien sous la forme d’une présence non intégrée, et que cette implication constitue l’élément traumatique, ne veut pas nécessairement dire que l’on prétende que l’inverse soit également vrai. En d’autres termes, le quotidien ordinaire n’est pas systématiquement impliqué dans l’extrême et n’est pas seulement un lieu de traumatisme. Sans cette distinction, comme Klüger nous le fait remarquer, un nouveau piège, autre que celui de la séparation, s’affirme : l’équivalence menace de remplacer la comparaison et la différenciation. L’un des risques potentiels de la théorie du traumatisme, lorsqu’elle se fonde sur la relecture que Lacan fit de Freud, serait donc d’atténuer la distinction qui a été établie entre le réel et le traumatique — comme c’est le cas dans la notion de « réel entendu comme traumatique [24] » que Foster reprend dans sa lecture. Dans la mesure où Klüger offre une image plus complexe, je m’éloigne donc ici de Foster afin de tracer une démarcation entre ces deux catégories et de préciser la relation différenciée qui caractérise le réel, le quotidien, l’extrême et le traumatique [25].

Comme Klüger le suggère, lorsqu’elle décrit comment elle en est venue à écrire ses mémoires après s’être faite renverser par un cycliste dans une rue allemande, le traumatisme et son témoignage émergent dans un contexte où survient un accident. Le réel est toujours « un rendez-vous manqué », pour reprendre la célèbre formule de Lacan, mais celui-ci précise néanmoins que, dans la catégorie du rendez-vous manqué, seul le traumatisme est radicalement « inassimilable » et « accidentel [26] ». Assimiler réel et traumatique reviendrait donc à généraliser l’inassimilable et à le priver de sa nature accidentelle [27]. Dans des circonstances ordinaires non traumatisantes, le rendez-vous manqué qui caractérise toute confrontation au réel n’a pas le statut de « l’occurrence choquante et inattendue d’un accident [28] ». Au contraire, c’est précisément la méconnaissance du réel dans des circonstances ordinaires qui est attendue, de sorte que sa nature potentiellement traumatique est prise en charge par les structures sociales offertes par la communauté, la communication et l’empathie [29]. Dans des circonstances extrêmes, à l’inverse, la rupture inattendue et bouleversante des structures communicatives conduit à ce que Shoshana Felman appelle un « accidentage » (« accidenting [30] ») du savoir. Par l’intermédiaire d’une écriture fondée sur un réalisme traumatique, Klüger rassemble savoir et accident au sein d’une constellation où ces éléments sont noués dans du fil de fer barbelé. Une telle constellation faite de souffrance, de hasard et de connaissance représente une combinaison bien improbable pour des récits à la première personne qui se veulent réalistes, positivistes et traditionnels. Mais c’est précisément pour cette raison que le réalisme traumatique que pratique Klüger aide à révéler ce qui est le plus singulier dans le genre autobiographique en tant que forme d’interprétation historique [31].

Le texte de Klüger illustre clairement que les conditions qui rendent le traumatisme possible résident dans le fait même de survivre à l’accident de l’extrême. Dans le rendez-vous manqué de la narratrice avec la disparition des deux Hongroises, ce ne sont pas ces femmes qui sont traumatisées par l’extrême : elles en sont simplement les victimes. La narratrice, elle, est traumatisée dans la mesure où elle survit au-delà de l’extrême dans un monde de la quotidienneté — ce qui explique le titre original du livre, Weiter leben, c’est-à-dire « survivre ». En l’absence de distinction entre traumatisme et extrême, la différence, si déterminante pour Klüger, entre les morts et les vivants, que ce soit les survivants victimes ou ceux qui ne sont pas victimes, disparaît. L’imbrication de l’extrême dans le quotidien est spatiale, mais la relation du traumatisme à ce lieu est d’ordre temporel. Le traumatisme amène toujours un après : « L’impact de l’événement traumatique tient précisément dans son retard, dans son refus à être tout simplement localisé [32]. » Les chaussettes prises au piège des fils barbelés ne font pas que témoigner de la dimension spatiale où s’entremêlent inextricablement l’extrême et le quotidien. Elles pendent là, persistant bien après le meurtre des femmes, et cette persistance invoque le caractère « fantomatique » du retard du traumatisme.

Une fois encore, les textes de Charlotte Delbo génèrent un regard similaire sur la temporalité du traumatisme. Dans « Kalavrita des mille Antigone », publié pour la première fois en 1979 avant d’être plus tard inséré dans le recueil La mémoire et les jours, Delbo offre une image stupéfiante de la dualité qui caractérise la temporalité retardée du traumatisme. Le passé est immédiatement présent, parce que le traumatisme arrête le temps, et complètement distant, puisqu’un tel temps n’est pas apte à se transformer. Dans ce récit, une femme grecque relate à « un voyageur », Delbo, comment, en décembre 1943, les Allemands sont entrés dans Kalavrita, village du Péloponnèse, et y ont massacré tous les hommes pendant que les femmes étaient retenues dans l’école du village. Une grande partie de « Kalavrita » retrace les efforts des femmes pour enterrer les 1 300 hommes, comme l’exprime la référence à Antigone.

Pour les femmes de Kalavrita, une telle guerre et un tel massacre de civils ont pour conséquence de rompre les conventions du deuil, et cette rupture influe sur l’expérience même du temps. Confrontées à la quantité innombrable des corps, les femmes se sont retrouvées « immobiles. Muettes. Que fallait-il faire ? Que fallait-il donc faire ? Pour les morts ordinaires, on sait. Pour ceux-là… Cet énorme tas de morts. Cet énorme tas [33] ». Le récit montre clairement que la différence entre génocide et mort ordinaire ne se résume pas à une question d’échelle, mais qu’il s’agit plutôt d’une question d’organisation sociale. « Pour la toilette funèbre, chacune sait./Pour l’ensevelissement…/Le fossoyeur était là, mort avec les autres. […] Et les cercueils ? Le menuisier était là aussi, mort comme les autres » (M, p. 119 [34]). Le problème qui se pose lorsqu’il s’agit d’enterrer 1 300 hommes dépasse les capacités des femmes, normalement à même de faire la « toilette » funéraire, mais qui sont devenues impuissantes à la suite de la destruction totale qui a frappé leur communauté. Des moyens « ordinaires » se révèlent insuffisants pour enterrer des morts disparus dans des circonstances extraordinaires, puisque le fossoyeur, le charpentier et même le prêtre sont morts, assassinés ensemble.

En improvisant une fosse commune pour les hommes, les femmes du village font également preuve d’un extraordinaire dévouement à la tâche qu’elles se sont fixée, qui consiste à enterrer et à honorer les morts — « nous avons rendu à nos morts tous les devoirs qu’on doit » (M, p. 123). Mais la fin étrange du conte révèle à quel point les valeurs et les pratiques quotidiennes ont été détruites, tout au moins pour les survivants du massacre :

Adieu, voyageur./Quand vous traverserez le village pour regagner la route et rentrer chez vous,/regardez l’heure sur l’horloge de la place./L’heure que vous lirez au cadran de l’horloge, c’est l’heure de ce jour-là. Le ressort de l’horloge s’est rompu à la première salve. Nous ne l’avons pas réparé./C’est l’heure de ce jour-là.

M, p. 124

Preuve matérielle d’un crime, l’arrêt de l’horloge sur la place de Kalatriva devient une référence s’élevant tel un monument rappelant le génocide et une métaphore du traumatisme persistant qu’il a causé. L’envoi de la narratrice et l’enregistrement qu’en fait Delbo tentent également de communiquer le traumatisme au lecteur/voyageur capable de lire les signes de cette violence tout en restant, sain et sauf, sur le chemin qui reconduit le touriste jusque chez lui — un chemin qui n’est finalement pas si différent de celui que les bourreaux empruntèrent pour rentrer chez eux indemnes. Le traumatisme de la narratrice réside en partie dans la reconnaissance de cette tension entre la fissure qui intervient dans la vie du foyer et le temps rythmant l’existence du village, et la continuité qui finira par enterrer toute trace des morts. Le fait que plusieurs temporalités et lieux coexistent peut en soi être source de traumatisme, mais il s’agit également de la seule forme de commémoration possible. Pour que l’histoire se transmette, « pour qu’on se souvienne » (M, p. 124), la narratrice a besoin du voyageur, même si l’expérience du voyageur ne saurait être qu’un moyen indirect d’accéder à l’escalier doré qui mène au mémorial du massacre. Le dilemme auquel se trouve confrontée cette Antigone moderne réside dans cette dialectique traumatique entre, d’un côté, l’érosion que cause le passage du temps et qui menace le souvenir que conserve la mémoire et, de l’autre, l’ancrage dans le temps, par lequel la mémoire bouleverse les activités du présent.

Le témoignage au-delà du réalisme

En faisant état de la rupture des catégories spatio-temporelles ordinaires qu’entraîne le traumatisme, Klüger et Delbo obligent le lecteur à repenser le témoignage par delà les postulats que comportent les idées de mimèsis et de référence mis en oeuvre dans les récits réalistes traditionnels. Même dans des circonstances ordinaires, le rendez-vous manqué du réel — sa résistance à une symbolique pleine et transparente — vient certainement troubler les théories dominantes du réalisme. Il n’est guère facile, en effet, de percer et de pénétrer la surface de la réalité du monde pour accéder à celle de la totalité historique, comme l’a proposé Lukács, suivant la tradition marxiste [35]. De même, le « traitement sérieux de la réalité quotidienne [36] » — formule désormais célèbre que choisit Auerbach pour qualifier le projet réaliste — n’est pas aussi direct qu’il peut parfois le sembler. Les problèmes que posent ces postulats issus des théories du réalisme sont d’autant plus manifestes dans le cas des circonstances que j’ai définies comme traumatiques. D’une part, il y a toujours quelque chose qui échappe — dans ce cas précis, les femmes hongroises et les hommes de Kalavrita —, créant une béance qui mine le mouvement menant du microcosme textuel au macrocosme social. D’autre part, il y a aussi quelque chose qui persiste toujours de manière inexplicable, tel un résidu/rappel — que ce soient les chaussettes, l’ours en peluche ou encore l’horloge arrêtée — et qui lie la surface aux profondeurs sans pour autant allouer de passage de l’un à l’autre. D’une certaine manière, en somme, poursuivre le projet du réalisme classique à la suite d’un événement extrême comme le fut l’Holocauste est une entreprise qui risque de sombrer dans ce que Eric Santner appelle le « fétichisme narratif », c’est-à-dire dans « la construction et le déploiement d’un récit élaboré consciemment ou non pour effacer les traces du traumatisme ou de la perte qui a précisément motivé la mise en oeuvre de ce récit [37] ». Comme le fétichiste, le réaliste tente ainsi d’utiliser un fragment de la réalité pour mieux convertir en un véritable trou une béance s’ouvrant dans le réel.

Cependant, en dépit des risques que pose le fétichisme, Klüger et Delbo n’abandonnent pas pour autant l’utilisation de documents, quels qu’ils soient. Au contraire, elles situent le projet autobiographique à l’intersection même de l’extrême et de l’ordinaire, façonnant ainsi une nouvelle forme de réalisme traumatique à partir des souvenirs du passé qui les hantent. De telles autobiographies cherchent donc à produire des traces de traumatisme, ainsi qu’à conserver, voire à révéler, le gouffre qui sépare la réalité ordinaire de la véritable expérience de l’extrême. Cependant, le réalisme traumatique se distingue d’autres formes d’écriture et d’art qui reconnaissent également les résidus du réel qui ne peuvent être symbolisés et qui s’orientent plutôt vers des pratiques esthétiques de non-représentation ou de non-référentialité. Si le réalisme traumatique partage cette méfiance à l’égard de la représentation avec l’expérimentation formelle moderniste et le pastiche postmoderne, il reste néanmoins incapable de se libérer de ses prétentions à la mimèsis et reste dévoué à un projet de connaissance historique par le biais de la médiation culturelle. L’abîme qui se situe au coeur du traumatisme entraîne non seulement un exil hors du réel, mais aussi son retour insistant. Le réalisme traumatique est donc marqué par la survie de l’extrême dans le monde quotidien et consiste à dessiner des schémas spatio-temporels complexes qui manifestent l’absence du réel, une absence réelle, dans la plénitude familière de la réalité. Dans le sillage du scepticisme moderne et postmoderne, le réalisme traumatique réactive, en somme, le projet réaliste — mais uniquement parce qu’il est conscient de ne pas pouvoir ranimer les morts.

Cependant, le réalisme traumatique n’est pas strictement tourné vers un passé qui tend à réapparaître de manière incessante et récurrente. En vertu de son intervention performative dans un contexte post-traumatique et en regard de ce contexte, ce type d’écriture s’oriente au contraire vers le futur [38]. Le projet du réalisme traumatique ne s’attache pas à refléter l’événement traumatique de manière mimétique, mais à le produire en tant qu’objet de connaissance, et donc à transformer ses lecteurs pour les obliger à admettre leur rapport à la culture post-traumatique. C’est ce qui explique pourquoi le fil de fer barbelé dans Weiter leben fonctionne aussi bien comme une métaphore du refus des générations d’après-guerre à admettre l’extrême que comme un filtre textuel au travers duquel cette génération reçoit un accès contrôlé au passé. L’usage autoréflexif que fait Klüger du stéréotype du camp de concentration n’autorise pas une sorte de consommation naturalisée et mimétique de l’extrême, mais signale le refus d’accepter la version postmoderne du passant qui pleure et suivant laquelle le « nous ne savions pas » devient un « nous ne pouvons pas savoir ». Puisque le réalisme traumatique cherche aussi bien à construire une voie d’accès vers un objet qui avait jusque-là échappé à la connaissance et à instruire un public sur la manière dont il peut désormais approcher cet objet, ses enjeux sont tout autant épistémologiques que pédagogiques : en d’autres termes, politiques.