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Pour interroger le corpus des textes de témoignage sur les camps de concentration et le génocide des Juifs, j’ai voulu avoir pour guide la question suivante : quel savoir-faire et quelles possibilités les témoins, ayant survécu ou non, ont-ils convoqués pour transcrire la violence radicale dont ils venaient de faire l’expérience ? Ainsi, il me semblait important de penser en termes de possible et de dicible, ce qui souvent est renvoyé à l’exception, à l’impossible, à l’ineffable [1]. Lire ces textes dans cette perspective, avec pour présupposé méthodologique d’en dégager les dimensions normatives, de s’attacher aux moyens plutôt qu’aux fins, permet de distinguer plusieurs régimes d’écriture dont les plus conventionnels ressortissent aux réalismes empirique et transcendant et, ce faisant, répondent aux exigences mimétiques de la ressemblance. Cette ressemblance s’applique tantôt à ce qui est posé et reconnaissable comme la réalité concentrationnaire ou exterminationniste (Les jours de notre mort de David Rousset ; Vie et destin de Vassili Grossman [2]) — en ce cas, le texte prend un tour épique ; tantôt à une réalité symbolique largement pourvue en métaphores, allégories et autres tropes qui proposent des images aux lecteurs [3] — en ce cas, le texte est une redescription de la réalité concentrationnaire ou génocidaire qui s’appuie sur des éléments légendaires ou mythiques.

En marge de ces écritures réalistes, on note la présence de textes qui, tout en pratiquant un mimétisme partiel, ne prétendent pas restituer fidèlement la réalité concentrationnaire, mais entendent s’interroger sur la qualité des souvenirs gardés de cette réalité. On sent ainsi une tendance à se démarquer de ces traditions que sont le récit, la valeur référentielle et l’immersion fictionnelle (ou l’identification) — et, pour cette raison, les textes portent en eux un potentiel critique. C’est à ce corpus que je m’intéresserai ici pour, après en avoir dégagé les traits les plus pertinents, saisir l’enseignement qu’ils cherchent à transmettre non seulement de ce qui a été vécu par les témoins, mais aussi de ce qui a eu lieu.

1. Un corpus critique

Introduire du jeu, aux sens ludique et mécanique, pour en faire le principe moteur de l’écriture et de l’économie textuelle (et de la lecture), alors que le projet concentrationnaire visait à supprimer toute marge à l’esprit, telle est l’approche que j’aimerais privilégier pour visiter, pour revisiter ce corpus testimonial critique qui, au regard de la réalité vécue, n’entre pas dans un rapport de proximité mimétique et de fidélité ressemblante, ni de transposition symbolique, mais de ressemblance décalée et de distanciation. Critique, ce corpus l’est également en ce qu’il ne vise à aucune synthèse de l’expérience des camps, ni même à faire de la violence un événement, insistant au contraire sur la monotonie du mourir concentrationnaire [4].

Ses logiques sont disparates, au point que son hybridité semble parfois dépasser sa dimension critique. Il s’agit d’un corpus instable qui rassemble de nombreuses oeuvres paraissant éloignées les unes des autres (Borowski et Primo Levi, Antelme et Kertész, Rawicz et Delbo [5]), mais dont l’économie ne le cède en rien à la dominante réaliste, transparente et omnisciente qu’impose la tradition réaliste moderne, ou encore à la dominante mythique ou légendaire qui vient répondre à cette dernière et la compléter. Une des questions, qui n’est pas seulement terminologique, concerne le réalisme : avec ce corpus, s’agit-il d’un contre-réalisme ? L’oeuvre de Kertész tendrait effectivement à ce qu’on qualifie ainsi ce parti pris, principalement avec Être sans destin dont l’écriture s’inscrit en faux contre le « réalisme socialiste » dont il a subi la censure (épisode décrit dans Le refus). Le cahier des charges réalistes, commenté par Philippe Hamon, n’est aucunement suivi par Kertész qui s’efforce de surmodaliser son texte quand le canon dictait de rendre la narration transparente. Chaque auteur que nous retrouverons par la suite fournirait ici des exemples pertinents. S’agit-il d’un autre réalisme ? On pourrait le penser. On doit alors débattre de la possibilité de nouvelles formes issues de cette expérience et du rapport à l’extrême pointe de la violence moderne qui caractérisent et, d’une certaine manière, dont proviennent les écrivains qui recourent à cette configuration.

La question de la nouvelle forme hante la littérature moderne en rupture avec les conventions de l’âge classique. En ce sens, le corpus testimonial interpelle toute la littérature, son histoire et ses discours critiques et théoriques. De nombreux aspects des textes de ce corpus font songer aux bouleversements enregistrés par la littérature depuis le tournant du xxe siècle, de James à Woolf et à Kafka ; ils rappellent aussi, chez Antelme, l’écriture de Camus ou de Flaubert [6]. Chez Rousset, on retrouve des traits du roman objectif américain. Pourtant, est-ce à ce niveau, dont le dénominateur commun reste le récit et ses traditions, que ces textes testimoniaux font le plus preuve d’originalité ? Leur originalité ne vient-elle pas d’un nouveau rapport entre vérité, témoignage et fiction qu’ils contribuent à fixer (voire, simplement, qu’ils fixent) et dont les conséquences sont encore peu estimées (courbés comme sont la plupart des lecteurs sous le diktat de la vérité positive, des attentes et des interprétations qu’elle induit) ? En effet, l’influence d’un Dos Passos ou d’un Hemingway chez Rousset renseigne surtout sur l’emprunt de techniques narratives, plutôt que sur une homologie associant les projets de celui-ci et de ceux-là. Le projet vient d’ailleurs et va ailleurs. Comment, en effet, isoler L’espèce humaine d’Antelme des textes et des lettres qu’il a écrits aux lendemains de son retour en France ? Dès lors, la proximité avec Flaubert paraît moins évidente et l’écriture, plus représentative du milieu littéraire dans lequel Antelme évoluait. De même, la réécriture entre la première version de Si c’est un homme de Primo Levi, datant de 1946 (publiée en 1947) et la seconde — la standard — écrite entre 1955 et 1956 (mais publiée en 1958) [7] est essentielle à la compréhension d’un texte indissociable de ses différentes versions et recorrections.

Alors pourquoi, pour ces auteurs, ne pas faire prévaloir le mouvement de leurs textes les uns par rapport aux autres, la réécriture et la réélaboration dont ils participent et qu’ils animent ? En privilégiant ces aspects, on redonnerait à la question de la tradition littéraire un dynamisme et le sens d’une historicité qu’elle se voit souvent retirer. C’est à la mesure des expériences de violence radicale vécues par les survivants et en fonction des projets des auteurs que ce corpus testimonial réactualise les formes qu’il emprunte ou dont il hérite. En ce sens, il bouleverse la littérature. C’est dans cette tension que l’on peut penser la question des nouvelles formes et du mouvement qui les porte. Blanchot estime que ce qui a eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale a été autre chose qu’une guerre et a atteint à un « absolu » dont l’historicité des changements qu’enregistre la littérature ne peut ni rendre compte, ni avoir anticipé formellement [8]. De manière différente, François Rastier identifie cette forme nouvelle à des chapitres courts et à une absence de narrativité d’ensemble, avec notamment pour exemple L’univers concentrationnaire (1946) de David Rousset, les textes de Jean Améry et Les naufragés et les rescapés (1986) de Primo Levi [9]. Borwicz, de son côté, après une étude aussi précise qu’inaugurale du corpus, prétend que l’« [o]n ne rencontre pas de “découvertes spontanées” », considérant que c’est au contraire un retour à la rationalité qui caractérise cette littérature [10].

Ma position sur ce plan est la suivante : un renforcement de la rationalité, voire un ancrage dans la littérature par l’intertextualité ou par les techniques, n’interfèrent en rien à la mise en place d’une nouvelle forme. Mais elle n’est pas seulement une forme et ne tient pas qu’à une question esthétique. La matière et les procédés sont nécessairement littéraires [11] en ce que la littérature offre un mode de rationalité et de prise en compte du négatif que, hormis les arts, n’assure aucune autre forme d’expression et de savoir, a fortiori scientifique et positive, en Occident. Seulement, cela ne suffit pas. Ce qu’il y a de neuf vient de la nouvelle organisation du rapport entre expression et contenu qui, à l’évidence, influe sur la matière et détermine les procédés. Cette organisation est due à cette réalité autre [12] dont les survivants ont été témoins et, partant, aux nouveaux positionnements dans lesquels se sont trouvés ou retrouvés les déportés au camp et les survivants dans un monde libre ou soumis à d’autres entraves que le nazisme. La glaise est la même (la langue), les tours et les ciseaux aussi (les techniques et les procédés littéraires, de même que l’espace propre à la littérature, défini par son rapport indirect au monde), mais les mains et le regard du potier (l’écrivain lazaréen de Cayrol), leur sensibilité sont différents. Par là, la vitesse même du façonnage s’en ressent. Nouvelles formes : de nouveaux agencements textuels (ou visuels, plastiques, figuratifs donnant à voir la non-figuration comme possibilité) s’élaborent sous la pression de l’expérience collective inédite, ce qui donne lieu à une actualisation éthique à l’intérieur même du régime esthétique dominant la modernité. Une actualisation qui ne va pas de soi, d’où d’importants problèmes de réception qui retardent ou brouillent l’intelligence que l’on peut avoir de ces oeuvres [13].

Celles-ci n’ont généralement pas répondu à l’attente de l’époque lors de leur publication. Elles n’ont pas reproduit ni cautionné la vision du grand camp mythique des années 1950 et 1960 (Antelme, dès les premières pages de L’espèce humaine, annonce qu’il parlera de sa détention dans un camp satellite dont la violence n’est en rien comparable à la terreur des chambres à gaz ; Levi tient des propos analogues à propos d’Auschwitz-Monowitz et de la Buna, qui n’étaient pas Birkenau où s’effectuaient les gazages), pas plus qu’entretenu une conception victimaire des déportés, comme le note si clairement Perec [14]. Le sort des Juifs n’y est pas occulté et ne sont pas escamotés non plus le rapport ambigu et l’antisémitisme dont ces derniers étaient l’objet dans l’espace concentrationnaire [15], quand ceux-ci avaient survécu à la Selektion. Cela signifie aussi que la liberté recouvrée ne signe pas pour autant l’achèvement de l’expérience concentrationnaire, ce qui, là encore, contrevient à l’attente remplie d’un espoir consolateur qu’entretient le public — attente qui, sur ce plan-là, n’a guère changé. Il n’y a pas, pour le rescapé, d’achèvement de l’expérience, mais une autre manière de la vivre avec son histoire mémorielle en train de se faire, cette fois en tant que survivant investi de la tâche de témoigner [16].

2. Rationalité à l’épreuve

Ces oeuvres se caractérisent aussi par la visibilité du procès d’énonciation et, fréquemment, par un jeu très marqué entre le temps de l’énonciation (le déporté étant revenu au monde libre) et le ou les temps de l’énoncé. De même, de nombreuses marques subjectives [17] y sont repérables, de telle façon qu’elles structurent l’ensemble du texte à partir du présent du survivant, impliquant une mise en abyme de la référentialité accentuée par l’abondance des modalisations. Pas de reconstitution fidèle contrairement à l’impression que prodiguent les récits réalistes (Grossman, Rousset, Schwartz-Bart, etc.). Dans un passage du Refus, Kertész pose le problème non de la reconstitution, mais de la transmission possible, bien qu’en même temps improbable, de ce que signifie un système capable de soumettre intentionnellement un groupe de déportés juifs hollandais, « trois cent quarante », récemment arrivé à Mauthausen, à des conditions de travail d’une violence telle qu’ils ne peuvent y survivre plus de « six semaines ». Faire le récit de cet assassinat collectif, dit-il, trouverait dignement une place symbolique dans « l’imagination humaine, à une seule condition : celle de n’avoir pas eu lieu [18]  ». Or : ça a eu lieu. Un saut a été accompli, c’est toute la différence entre L’enfer de Dante et celui d’Auschwitz, le premier étant antagonique du second et résistant à son immanence acculturée, le second incluant dans son projet la destruction radicale du premier en tant qu’élément de (haute) culture. Et, dit Kertész — car justement on n’est pas ici dans un récit, mais dans un discours qui défie la narrativité —, « la monotonie maniaque de ces expériences est peut-être ce contre quoi l’imagination lutte sans cesse [19]  ». Ce qui, du réel, a eu lieu, s’oppose aux facilités que l’imagination préfère généralement emprunter et résiste aux conventions narratives : c’est pourquoi une entrée théorique privilégiant le récit s’épuise dans ce sujet qui lui échappe [20]. Les gens, dit Kertész, ne veulent pas se faire écraser par ce fardeau. Alors on dévie « naturellement » vers la légende qui, convoquant des mythèmes [21], laisse interdite la possibilité de trouver une forme adéquate avec laquelle la littérature doit désormais, après Auschwitz et d’après Auschwitz, persévérer d’écrire [22]. Et écrire sans relâche. Sans céder à la facilité de donner aux lecteurs la possibilité d’une immersion fictionnelle — tout en recourant à des dispositifs d’énonciation, stylistiques et fictionnels, qui permettent de transmettre l’expérience de cette béance comme telle, ouverte sur l’humanité, sans la combler, ni la masquer, ni faire croire qu’elle puisse être accessible et rédimée. Sans en appeler, non plus, au silence absolu, ni l’invoquer — mais en inscrivant le silence à même le langage comme un signe investi d’une valeur. « Cette parole fait sa part au silence, mais il faut des mots pour entendre le silence qui les troue, de même qu’il faut de l’écriture pour entendre, lire, percevoir le versant silencieux du texte », écrit remarquablement Anny Dayan Rosenman [23]. Car l’expérience à transmettre est autant celle de la réalité concentrationnaire que de sa béance, d’un cri sans voix pour reprendre l’expression de Katzenelson [24]. Certaines séquences, les plus fortes, de Shoah (1985) de Claude Lanzmann, oeuvre cinématographique de dimension littéraire, tendent à cela.

La structuration de textes, d’oeuvres, autour de points de vue — notamment avec la focalisation variable comme chez Gradowski (Au coeur de l’enfer, 2001), Borowski (Le monde de pierre, 1948), Kertész (Être sans destin, 1998) ou Klüger (Refus de témoigner. Une jeunesse, 1997) — a pour conséquence de délivrer une vision non lisse, altérée de la réalité [25], plutôt hésitante et parfois chargée d’ambiguïtés. Les auteurs manient la paralipse sans que le manque d’informations soit rectifié par des métalepses ou rattrapé ou récupéré, comme un faire-valoir, par l’omniscience. Il s’agit parfois d’un narrateur unreliable [26] induisant un sentiment d’incertitude qui déstabilise le lecteur (Borowski, Rawicz, Kertész) ; d’une mise en scène et d’une théâtralisation déclarées (Rawicz encore, mais aussi, à son opposé, Levi, dans Si c’est un homme) ; d’une atténuation récurrente des indicateurs référentiels (Kertész) ; de régulières comparaisons aux rêves (Cayrol, Lazare parmi nous, 1950 ; Levi, Si c’est un homme, 1958). On note la capacité de ces textes à porter un discours sur leur pratique, adoptant ainsi une position autoréflexive qui contrebalance la visée communicationnelle reconnue habituellement au témoignage et dans laquelle ils sont trop souvent enfermés. On observe également l’apparition de la forme essai ou de la forme mixte avec, dès la fin de la guerre, L’univers concentrationnaire de Rousset, puis, dans les années 1950, Lazare parmi nous de Cayrol, et, bien plus tard, l’ensemble des textes d’Améry, de Levi et, plus tardivement, de Semprun.

À la force des constructions énonciatives complexes qui ne produisent pas une vision unifiée de la réalité vécue répond une cohésion sémantique qui, d’emblée, range ces oeuvres dans la littérature, même si elles ont souvent été placées dans ses marges. Les isotopies génériques, l’usage des déictiques et, à un tout autre niveau, des représentants (notamment la fréquence des anaphorisations rhétoriques) coconstruisent avec et à partir des positions narratives la cohésion des textes, pendant que le style concourt à une distanciation [27] que le plan d’énonciation a déjà posée d’emblée, parfois violemment [28]. De nombreuses ellipses, euphémismes, litotes, figures ironiques visent à mettre à distance le sujet comme le lecteur, chacun à sa façon, de la violence concentrationnaire ou génocidaire (Gradowski ; Borowski ; Kertész ; Anna Novac, Les beaux jours de ma jeunesse, 1996 ; Rawicz). Chez ces derniers, la production d’écarts — par les déplacements de point de vue [29], le style, la syntaxe — permet une macrostructuration ironique [30] de textes leur permettant, chacun à sa façon, une écriture oblique [31], ce que, à un autre niveau, Henry James nommait the masterly indirectness. C’est ce qui les différencie radicalement de la logique du reportage et de l’attestation qui a dominé et domine encore le rapport journalistique et mémoriel.

C’est également ce que Michel Deguy donne à entendre à propos de la poésie qui nécessite que les choses usuelles se perdent pour que le poème commence : « Autrement dit, la poésie a affaire à l’apparition malgré les apparences. Elle tient les choses à distance. Refaisant place (“ou vide”), elle écarte ou “absente”, pour une autre “présence” [32]  ». En effet, il faudrait alors se tourner vers la poésie, de Borowski à Delbo, de Levi [33] à Rawicz ou Celan. Comment Celan fait de la poésie le lieu d’un débat sur « [l]a relation problématique entre le langage de départ et l’idiome [34]  », comment s’y joue une contre-poésie lyrique qui mène à cette extrémité de la langue, qui est non pas le mot mais le blanc, l’intervalle, le souffle, le rythme [35]  : une critique de la langue. [D]as Gedicht wäre somit der Ort, wo alle Tropen und Metaphern ad absurdum geführt werden wollen, écrit Celan dans Le Méridie[36]. Cette critique anime également Le chant du peuple juif assassiné de Yitskhok Katzenelson lorsqu’il convoque les prophètes pour les révoquer. À un autre niveau, les nombreuses pièces de théâtre sur les camps ou le génocide [37] fournissent la possibilité d’une réflexion où s’articulent étroitement témoignage, adresse au spectateur et représentation, et qui — hormis l’adaptation par Claude Régy d’Holocauste de Charles Reznikoff en 1997 — se démarque des partis pris iconoclastes.

« Aux prises avec l’obscurité de ce qu’il y a à “faire voir”, et avec la question, donc, de la responsabilité de la littérature », écrit Deguy, l’enjeu est d’aller « jusqu’à configurer ce qui se soustrait [38]  ». Enseignement important : contrairement à ce que l’on attendrait, ces écritures sont loin de pratiquer une mimèsis du chaos, comme le font remarquer aussi bien Borwicz [39] que Levi [40]. Ce corpus répond à la nécessité de donner au chaos, à la destruction généralisée et progressive, un cadre et dans ce cadre un ordonnancement, de ne pas répondre, donc, à l’appel mimétique pour témoigner de l’expérience ou du système concentrationnaire ou génocidaire [41]. Appel mimétique. L’expression est questionnable. La force de l’expérience et du pathos dont elle est chargée induirait-elle une mimèsis chaotique vis-à-vis de laquelle le survivant devrait prendre une position rationnelle, allant d’une certaine manière contre lui-même, contre le témoin [42] qu’il a été et qui est toujours en lui ?

Insistons sur la mise en oeuvre d’une rationalité testimoniale d’ordre littéraire et non mémoriel [43], une rationalité qui, sans disqualifier ni exaspérer le pathos, se combine à lui pour tenter d’assurer à la fois resubjectivation du sujet et transmission d’une connaissance des camps — fût-elle imprégnée de non-savoir et d’incertitude. Elle cherche à transmettre une expérience et le fonctionnement d’un monde où la violence et la proximité entre vie et mort n’avaient rien de commun avec le monde où vit le lecteur, sans confondre transmettre, expérience et monde (ce qui serait le cas d’une mimétique du chaos). Le lecteur n’est pas entraîné dans et par son propre pathos, la souffrance ne le submerge pas et le texte ne le laisse pas s’immerger.

Ainsi, ce serait une erreur de penser que le récit testimonial recouvre une forme et un contenu d’exception, que les catégories de l’exception, au contraire, permettent de le penser. Les déportés, à l’instar des réfugiés, ont un rapport normatif à la norme, qui est présent dans l’écriture même des récits de témoignage [44]. Cela ne signifie pas, pour les plus élaborés d’entre eux, que ces récits sont tout entier tendus vers la communicabilité, qu’ils militent obstinément pour la transitivité d’un message qu’ils voudraient à tout prix faire adopter. Cela signifie, pour les plus élaborés d’entre eux, que la culture, la communicabilité, la transitivité, la pédagogie même, si nécessaires soient-elles, sont présentes pour être mises en question, parce qu’elles sont désormais liées à leur négation qu’ont incarnée les systèmes génocidaire et concentrationnaire nazis.

Le texte s’autonomise par rapport au monde vécu, ce qui passe pour un paradoxe à propos du témoignage dont on réclame tellement que son locuteur soit ancré biographiquement dans la réalité qu’il atteste. Il s’agit de solliciter la compétence du lecteur à déchiffrer le jeu de l’implicite, de la polysémie et de l’ambiguïté (tout ce que le « cahier des charges » réaliste proscrit). Autant d’ouvertures aux lecteurs qui sont, dans le même mouvement, l’introduction de distances entre monde et représentation, distances où le sujet advient. En ce sens, si toute marque stylistique est marque de la subjectivité, c’est la résistance même du sujet à son aliénation qui, plus encore que dans le langage, s’exprime par l’écart introduit dans le langage par une langue résistante, écart où le sujet trouve ainsi lieu d’être par et dans son rapport au lecteur, mais aussi, selon les auteurs (Delbo et Levi, par exemple), un lieu pour se mettre en rapport avec les morts. Le témoignage est dès lors porté par un mouvement de restauration de la subjectivité qui, sans contredire le témoignage comme communication, le dépasse jusqu’à faire de la communication un acte de médiation symbolique (restauration du lien avec les morts autant que de soi avec la vie sociale) qui porte la communication au-delà de sa fonction pratique.

3. Le témoignage comme lacune(s)

Ce corpus testimonial doit permettre de définir, avec les traits que nous avons identifiés, une configuration — au-delà de la question du genre (on y trouve des récits, des essais, des textes mixtes et hybrides, de la poésie ou du théâtre) sans pour autant la révoquer (il n’est pas possible de disqualifier ce qui relève de la tradition littéraire car les témoignages s’y alimentent), au-delà également d’une périodisation, ou bien de critères biographiques ou générationnels —, une configuration, en somme, qui regrouperait l’ensemble de ces textes à la fois inclassables bien que se rangeant néanmoins sans hésitation dans la bibliothèque universelle de la littérature. Ces textes ont en partage une qualité testimoniale qui leur est spécifique. Elle tient, en amont de l’institution sociale du témoignage, à leur fonctionnement lacunaire. Ils signifient plus qu’ils ne disent et pour cela leur langue intègre dans son fonctionnement même de multiples espaces vides, des détours et des marques d’altération qui correspondent à autant de zones de non-savoir ou d’incertitudes — des lacunes plurielles. Ils ne prétendent pas à la vérité, mais à une justesse éthique dont le pari est de renvoyer aux morts aussi bien qu’aux vivants. Peut-être est-ce là le pari le plus ardu du témoignage d’entretenir à la fois, suivant des modalités radicalement différentes, le lien avec les disparus et avec ceux qui portent l’avenir en eux. Alors que la doxa tend à ne voir en eux que le devoir de témoigner, réduisant celui-ci à une monodirectionnalité centrée sur la vérité à tout prix, prise donc au piège d’une référentialité réaliste. Que le texte testimonial préserve ses lacunes comme telles, que son dispositif général se construise et fonctionne à partir et en fonction d’elles et non rétrospectivement dans le but de son « remplissage [45]  », cela détermine la littérarité du témoignage. Littérarité qui, au regard des valeurs attribuées au témoignage par les institutions mémorielles, est fortement négligée, voire bloquée, par la réception qui ne s’intéresse qu’à la valeur de connaissance (documentaire, informationnelle) de ce qui est dit — dans le sens d’une « réception d’archives » — ou qui est submergée par le pathos [46]. Poussant alors un peu plus avant, il faudrait donc considérer :

  • qu’il y a homologie entre les lacunes testimoniales et la distance littéraire, son obliquité, son mouvement indirect, c’est-à-dire ce par quoi, de James à Blanchot, de Iser à Lejeune (La mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, 1991) ou Hamon (L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, 1996), se définirait la littérarité [47]. Lacune testimoniale, distance littéraire, poéticité, chacune entretient un rapport au langage et une expérience de celui-ci qui se rejoignent, se superposent, se répondent, se correspondent ;

  • que le témoignage, s’il en fallait une compréhension générale, se définirait comme la mise en tension, par les instances qui le mettent en acte, d’un savoir lacunaire pluriel avec un savoir rétrospectif [48] qui tend à se présenter comme savoir total et définitif.

***

Ainsi, toute interprétation qui, réfutant cette tension, privilégie de façon univoque et exclusive l’aspect lacunaire — il est alors généralement question de la lacune au singulier, plutôt qu’au pluriel —, jusqu’à en essentialiser l’écriture (Lyotard) ou à essentialiser une figure substitutive (la métaphore agambenienne du Muselmann), perd le sens du témoignage au profit d’une « réécriture du sublime [49]  » et/ou d’une signification mystique. Ceci est la conséquence d’une conception et d’une pratique anticognitives du langage qui ampute le témoignage de sa raison communicationnelle. Certes, celle-ci ne suffit pas à définir le témoignage, car on ne peut faire l’impasse sur les dimensions normatives du statut de témoin — sauf à inventer un témoin, parfois en iconisant des témoins existants, sans grand rapport avec leurs réalités. Mais on ne peut pas non plus réduire le témoin à sa fonction sociale [50] dans une société qui attend d’eux tantôt une consolation tantôt un pathos souffrant, l’un comme l’autre, deuil comme mélancolie, constituant une charge pesant lourdement sur les témoins. À ce titre, on peut remarquer que, si depuis les années 1990, l’Occident est entré dans une période hautement commémorative où, à la faveur de la chute du mur de Berlin, l’institutionnalisation de la mémoire, avec la Shoah pour centre, s’est accélérée, des voix testimoniales — discordantes — se font entendre. Comme en réponse, un certain nombre de grands témoins ont pris des positions de résistance. Levi, dans les années 1980, s’était déjà prononcé en se présentant comme un « “rescapé professionnel”, presque un mercenaire [51] … », puis ce fut Edith Bruck avec Signora Auschwitz (1999), Ruth Klüger avec Weiter leben (Refus de témoigner [1997 pour l’édition française]), Anne-Lise Stern avec « Sois déportée… et témoigne [52]  ! », alors qu’Imre Kertész écrit notamment « À qui appartient Auschwitz [53]  ? ».

Entendre cette qualité lacunaire permet de sortir le témoignage, comme le rapport au passé, de l’autorité exclusive d’une mémoire positive, logocentrique et hégémonique [54] qui refuse de se confronter à la question du négatif en tant que tel. C’est ce négatif, restant d’une expérience de violence collective radicale qui a visé l’humain dans l’homme autant que la culture, que la littérature et les arts ont la responsabilité de prendre en charge — tâche qui relève donc d’une éthique —, non en représentant ce négatif, ce qui circonscrirait l’activité dans le domaine de l’esthétique, mais en le signifiant de telle façon que son esthétisation par le réalisme ou par le pathos [55] subisse une critique radicale. Pourtant, par un tour qui tient à la validité même de la parole des témoins dans le monde des vivants et pour le monde à venir (on ne peut négliger que les signes qui viennent du passé contiennent en germe un enseignement qui ouvre le présent à l’avenir), cette qualité lacunaire nécessite d’être mise et maintenue en tension avec l’institution mémorielle, avec le savoir positif que n’ont pas eu les témoins, mais qu’ils ont acquis après qu’ils ont survécu. C’est à partir du maintien de cette tension que peut se mener une critique de ce qui, dans la culture mémorielle en particulier et dans la culture en général, tend à réifier passé et oubli.

Engagement du dégagement. Les lacunes du témoignage posent cette question en termes éthiques. Mais indirectement. Peut-être n’est-ce plus possible, avec les camps et le génocide — car leur présence aujourd’hui ne permet pas ou pas encore de dire après Auschwitz —, de penser l’éthique autrement que par les voix obliques que constituent celles de la littérature et des arts. Les camps et le génocide ont obligé à une réévaluation de la question éthique entre le langage et la violence. Cela ne s’est pas arrêté là. Par l’effraction critique à laquelle procède la lacune à même le régime esthétique dominant, l’écart devient un écart éthique et pose la question du sens au niveau de la valeur. Il transmet un rapport éthique, qui n’a rien à voir avec l’éthique d’Auschwitz selon Agamben, parce que c’est une éthique qui passe par les témoins sans les disqualifier [56]. À ce titre, cette effraction dans l’esthétique produisant un écart éthique n’est pas sans rappeler le mouvement par lequel Lévinas fonde l’éthique avant l’ontologie et ouvre en celle-ci un autrement qu’être [57]. Et si, contrairement à ce que l’on en attend habituellement, la logique et le fonctionnement du témoignage transmettent un doute, c’est qu’ils enseignent à être modeste face au réel.