Abstracts
Résumé
À partir d’une lecture de Vous les entendez ? de Nathalie Sarraute, j’interroge le lien entre conversation et sous-conversation, cette dernière étant souvent donnée comme la cause profonde des perturbations de la première. J’examine également les « failles » caractéristiques de la conversation contemporaine. Si, en effet, la conversation innerve ce roman jusque dans sa composition, elle se trouve étrangement reconduite par la parole qui en énonce l’échec. Nathalie Sarraute fait ainsi de la conversation un véritable mode romanesque qui tisse une communauté dialogique là même où il expose de l’intérieur la faillite de l’échange verbal. Si, dans Vous les entendez ?, aucune voix n’entend rien de ce que les autres disent, si nul terrain d’entente ne peut véritablement s’établir, le lecteur du roman est invité à « dresser l’oreille » pour percevoir ce qui sourd dans l’impossible, mais incessante, conversation… C’est cette relance de la conversation dans l’espace romanesque que cette étude propose d’explorer plus avant, cherchant par là ce qui fait de Vous les entendez ? un « roman conversant [1] ».
Abstract
Based on a reading of Nathalie Sarraute’s Vous les entendez?, I examine the relationship between conversation and sub-conversation, since the latter is often viewed as the underlying cause of disturbance in the former. I also examine the faults and flaws that characterize contemporary conversation. If conversation in fact innervates the novel to its composition, it is oddly renewed by the speech that affirms its failure. Nathalie Sarraute therefore makes conversation a veritable novelistic mode that weaves the threads of a dialogical community at the very place it reveals, from within, the bankruptcy of the verbal exchange. Since, in Vous les entendez?, no voice hears what the others are saying, since no common ground can be genuinely established, the novel’s readers are invited to put an ear to the ground to detect what they can from the impossible, but incessant, conversation... My study proposes to explore further this new start-up of conversation in fictional space with a view to discovering why Vous les entendez? is considered a “conversational novel.”
Article body
Dans Histoire de la conversation, Emmanuel Godo indique que la « littérature du xxe siècle est surtout sensible aux failles et aux parasitages de la conversation [2] ». L’art de la conversation a beau avoir périclité, l’idéal de sociabilité qu’il implique a beau avoir laissé place à son défaut, les « poétiques de la conversation » susciteraient, elles, une inventivité renouvelée : « Si la conversation n’est plus un art clairement défini, elle reste l’objet d’un désir […] vivace » (HC, p. 311). La conversation mobiliserait donc, dans la littérature contemporaine, des forces contraires : d’un côté le soupçon, l’isolement, la ruine ; de l’autre, le désir, le rêve, l’idéal de l’échange. Elle oscillerait ainsi entre perte et désir, désenchantement et enchantement, dans une schize résolument moderne issue de la coupure du « lien qui unissait la parole écrite et l’échange oral » (HC, p. 314). Mais qu’est-ce alors que cette « littérature conversante » (HC, p. 312) dont nous parle Emmanuel Godo ? S’il est encore possible, au xviiie siècle, de concevoir le roman comme un espace « compréhensif » d’échange avec une variété de savoirs et un public diversifié, peut-on encore, de nos jours, pratiquer le roman comme une conversation ?
L’oeuvre de Nathalie Sarraute constitue un terrain propice à l’exploration de ces questions dans la littérature contemporaine. Ses romans font de la conversation un véritable champ de bataille au quotidien où le désir fusionnel entre en lutte avec le rejet, comme s’il était devenu proprement impossible de trouver la bonne distance, le juste milieu qui faisait de l’art de la conversation une forme de civilité [3]. En même temps, elle situe la conversation au coeur de sa technique romanesque : en évacuant l’instance narrative supérieure, en allant droit aux dialogues et à leur traction sous-jacente, c’est bien dans le milieu de la parole conversante que la romancière se plonge, cherchant par là non seulement à intensifier, à amplifier de l’intérieur les échanges ordinaires, mais aussi à y impliquer directement le lecteur, à le faire participer [4].
Plutôt que de proposer un aperçu de l’oeuvre de Sarraute, j’aimerais effectuer à mon tour une plongée dans un roman qui place la conversation au centre de son histoire et de sa composition. Vous les entendez ?, en effet, se déploie à partir d’un échange sans cesse interrompu et recommencé, dans une spirale verbale qui invite, dès les tout premiers mots — ceux du titre —, à saisir la conversation au vol, dans une question suspendue entre interruption et relance, dans un espace limite constitutif, dirais-je, du roman. Non pas partage mais ligne de partage, non pas échange mais force de changement, la question initiale suspend et mobilise d’un même geste la conversation sur laquelle il convient de nous interroger à notre tour. La conversation doit-elle être comprise comme le résultat de mouvements intérieurs qui la « faussent » ? Si, dans Vous les entendez ?, les personnages n’entendent rien ou presque de ce que les autres disent, si, au bout du compte, nul terrain d’entente ne peut vraiment s’établir entre eux, le lecteur du roman est invité à dresser l’oreille pour percevoir ce qui sourd dans l’impossible, mais incessante, conversation.
Conversation, sous-conversation
Partons de l’anecdote que Sarraute donne comme point de départ de son roman :
Dans une maison de campagne, le maître de maison et un ami, venu en voisin passer un moment après le dîner, sont assis l’un en face de l’autre de chaque côté d’une table basse. Sur cette table est posée une bête de pierre que le voisin a prise sur la cheminée et placée là pour mieux l’admirer.
Les fils et les filles de la maison, après avoir poliment pris congé, sont montés se coucher. Leurs rires traversent la porte fermée, se prolongent, reprennent, encore et encore […] [5].
Le résumé présente, sur un mode réaliste, lieux, personnages, contexte et action du roman ; il passe sous silence ce qui, dès les premières lignes, s’impose, à savoir la conversation. Il donne un socle circonstanciel, chronologique et causal au roman et cultive l’idée que les petites scènes dramatiques découlent des rires et se fondent, par conséquent, sur un noyau événementiel solide. Dans cette version réaliste, il est possible d’interpréter l’ensemble des petits drames comme le fruit des ruminations intérieures du père à partir d’un événement minimal mais néanmoins, dans l’espace-temps de la fable, avéré : le rire des enfants. Le roman serait donc la caisse de résonance d’un instant infime, banal, répété ; il serait une machine à ralentir, à décomposer, à amplifier les sensations troubles, fugitives, que la reprise du rire susciterait chez le père. En somme, le roman se déploierait tout entier comme le retentissement imaginaire de ces rires qui, même dérisoires, ne sont pas rien [6]. Comme le signale Anthony Newman, il s’agirait d’une intellection différée — celle du maître de maison qui jouerait alternativement tous les rôles —, ce qui aurait pour effet de suspendre la saisie référentielle pour mieux mettre en avant la saisie perceptive et affective du « réel [7] ». L’entièreté des dialogues serait de la sous-conversation à partir, cependant, d’un premier niveau conversationnel récurrent lié aux rires qui reviennent.
Dans cette optique, la conversation est excessivement sommaire. Les quelques paroles prononcées, souvent introduites par des gestes, manifestent la connivence un brin nostalgique des vieux amis interrompus par le rire dont le retentissement imaginaire se déploie presque aussitôt, dans l’incipit, en sous-conversation :
Soudain il s’interrompt, il lève la main, l’index dressé, il tend l’oreille… Vous les entendez ? Un attendrissement mélancolique amollit ses traits… Ils sont gais, hein ? Ils s’amusent… Que voulez-vous, c’est de leur âge… Nous aussi, on avait de ces fous rires… il n’y avait pas moyen de s’arrêter…
— Oui, c’est vrai… Il sent comme ses lèvres à lui aussi s’étirent, un sourire bonhomme plisse ses joues, donne à sa bouche un aspect édenté… c’est bien vrai, nous étions comme eux… Il ne faut pas grand-chose, n’est-ce pas ? pour les faire rire… Oui, ils sont gais…
Tous deux la tête levée écoutent… Oui, des rires jeunes. Des rires frais. Des rires insouciants. Des rires argentins. Clochettes. Gouttelettes. Jets d’eau. Cascades légères. Gazouillis d’oiselets… ils s’ébrouent, ils s’ébattent… Aussitôt restés entre eux, ils nous ont oubliés [8].
L’entente, dans ce passage, est manifeste. Les deux amis sont d’accord, les rires les rapprochent des « jeunes » auxquels ils se comparent. Le troisième paragraphe renforce encore cette concorde puisqu’il amplifie, en sous-conversation, la sensation de légèreté véhiculée par les rires que « tous deux » partagent. Le fait que les deux hommes se rassemblent, dans le dernier paragraphe, en un seul nous renforce encore l’entente, mais cela introduit une nouvelle ligne de partage : alors que, dans les deux premiers paragraphes, chacun se comparait séparément à eux, dans le troisième, les deux compères laissent entendre qu’un écart s’est creusé : « Aussitôt restés entre eux, ils nous ont oubliés. » Se profile déjà le germe de l’abandon déployé par la suite, mais qui reste ici ambigu : l’oubli des vieux par les jeunes pourrait sembler normal. Les deux amis échangent des signes de connivence (« Que voulez-vous ») et des questions dont la fonction conative (« hein ? » ; « n’est-ce pas ? ») oriente les propos vers l’autre, vers celui vers lequel on tend. Même lorsqu’il est convenu, « amolli », « bonhomme », le dialogue met la parole en tension. Dans le troisième paragraphe, les marques d’interaction disparaissent, la tension se relâche, mais c’est le lecteur qui, pour le coup, « tend l’oreille ».
La limite entre conversation et dramatisation imaginaire est ténue : les marques formelles du passage de l’une à l’autre ne sont pas systématiques (le tiret n’introduit pas toujours la conversation) et c’est de l’intérieur que le passage demande à être perçu : il revient au lecteur de tracer une ligne de partage entre les deux dans l’espace de la fiction. Cette ligne, au demeurant fluctuante et ambiguë, ne constitue pas une coupure franche entre deux mondes radicalement opposés. Elle ne correspond pas vraiment, dans ce roman, au « jeu d’action et de réaction » (C & S-C, p. 1598) qui s’instaure entre ondes profondes et remous de surface, entre sous-conversation et conversation. C’est pourtant dans ces termes d’opposition qu’Emmanuel Godo conçoit les « failles » de la conversation chez Sarraute : « La sous-conversation est constituée par des “mouvements montés des profondeurs, nombreux, emmêlés” » qui viennent « entraver la conversation » (HC, p. 290). Se rejouerait, dans Vous les entendez ?, ce qui, selon Laurent Adert, se joue dans Les fruits d’or, où le dissensus sous-conversationnel fait éclater les lieux communs consensuels de la conversation [9]. Si, en effet, le consensus des deux amis apparaît, dès l’incipit, pétri de lieux communs sur l’insouciance des jeunes et la bonhomie des vieux, il est impossible de faire du consensus un accord de surface que viendrait rompre un désaccord profond. L’oubli des vieux par les jeunes, dans lequel mûrit le germe de la discorde, fait partie du lieu commun tout autant que l’insouciance, et il n’est que le revers d’une même médaille. Si l’on ajoute à cela le fait que la sous-conversation ne vient pas ouvrir une faille, creuser un écart, mais opère plutôt, par glissements et variations, le renversement potentiel d’un même motif (les rires insouciants) constitutif du lieu commun, on conçoit que l’opposition entre conversation et sous-conversation demande à être reconsidérée. La rupture qui s’esquisse en sous-conversation découle directement de l’entente déclinée à tous les niveaux. Autrement dit, l’écart ne s’opère pas entre une surface et une profondeur : il est virtuellement à l’oeuvre dès le début et ne relève pas d’une opposition dualiste entre parole extérieure (superficielle) et mouvements intérieurs (profonds).
Si la frontière entre conversation et sous-conversation est donc moins nette qu’on ne le prétend parfois, les rires qui « reprennent encore et encore » (PI, p. 1886) devraient constituer une ligne de démarcation facilement repérable entre réel et imaginaire. Chaque reprise des rires marquerait une « remontée » au premier niveau (conversationnel, événementiel) à partir duquel se relanceraient les projections imaginaires. Or, il n’en est rien. Les rires qui reprennent et s’arrêtent provoquent des réactions qui, si l’on cherche à s’appuyer sur un socle réaliste, remettent en cause la vraisemblance de la fable : lorsque « le vieux barbon irascible se lève brusquement » et, rompant « toutes les règles de la bienséance, monte à l’escalier, frappe à la porte, l’ouvre furieusement » (V, p. 741), on pourrait croire, à la limite, que le père, excédé par la reprise des rires, se décide à sévir, mais cette réaction vive contraste tellement avec la réitération (sous une forme variante) de l’incipit qui la précède immédiatement [10] que le réalisme de la scène se trouve au moins mis en doute. En outre, et malgré l’étonnante brutalité de la réaction du père, on pressent, dans les rires jeunes et gais, le germe de la discorde. De même que l’on a perçu plus haut, dans « Aussitôt restés entre eux ils nous ont oubliés » (V, p. 737), l’abandon potentiel, de même l’on entend, dans « tout leur est bon, n’est-ce pas ? » (V, p. 746), une pointe de mépris, un soupçon de désapprobation, une amorce de rejet. La réaction excessive du père serait, dans cette mesure, le déploiement imaginaire de la violence larvée des paroles, anodines mais ambiguës, dont l’ancrage tiendrait plus au réseau textuel des reprises qu’à la vraisemblance des événements racontés. Cette vraisemblance, du reste, s’écroule complètement dès lors que les rires réitérés propulsent le père dans le bureau du proviseur (V, p. 757) ou que « la protectrice de l’enfance malheureuse » (V, p. 782) examine son cas. En somme, dès les premiers éclats de rire, dès les premiers mots du roman, on bascule dans l’imaginaire où s’enchâssent diverses scènes dramatiques ponctuées par les rires (et leur rumination).
Réversion
La ligne de partage entre eux et nous — qui se déplace sans cesse en fonction des référents auxquels renvoient tour à tour les mêmes embrayeurs — fait donc de la conversation un mouvement changeant que l’on ne peut ramener à un simple duel entre profondeur et surface. Si la conversation instaure un écart entre un dedans (le cercle conversationnel auquel on appartient) et un dehors (ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ne font pas partie du cercle), c’est plutôt sur le mode de la réversion que s’opère le partage. Dans un essai sur son théâtre, Sarraute montre comment elle en est venue à renoncer au pré-dialogue au profit du seul dialogue dans ses pièces radiophoniques :
La sous-conversation devenait la conversation. Ainsi le dedans devenait le dehors et un critique, plus tard, a pu à juste titre, pour qualifier ce passage du roman à la pièce, parler de « gant retourné ».
Les personnages se sont mis à dire ce que d’ordinaire on ne dit pas. Le dialogue a quitté la surface, est descendu et s’est développé au niveau des mouvements intérieurs qui sont la substance de mes romans. Il s’est installé d’emblée au niveau du pré-dialogue [11].
L’image du gant retourné figure une réversion qui retire, en principe, toute profondeur, toute territorialité au dedans. Pourtant, l’imaginaire des mouvements souterrains continue de faire son oeuvre. On le voit dans le deuxième paragraphe : le dehors renvoie à la conversation (paroles de surface) tandis que le dedans désigne la sous-conversation (mouvements profonds, informulés), la métaphore du gant réinvestissant alors autrement l’idée (fixe) des tropismes.
Le partage entre un dehors et un dedans s’effectue donc sur deux plans très différents : d’un côté surface versus profondeur, de l’autre versatilité de la surface qui, en se retournant comme un gant, transforme l’intérieur en extérieur, l’inclusion (dans un cercle conversationnel) en exclusion. Dans Vous les entendez ?, les deux plans se chevauchent de manière exemplaire. Ce roman précède le renversement affiché dans L’usage de la parole, où « l’interlocution » constitue le point de départ et le « centre de gravité » des drames, et où le mode narratif engage un dialogue explicite avec le lecteur [12]. Dans Vous les entendez ?, la narration ne passe pas par un tel dialogue, et il est possible de considérer que la conversation est tout entière descendue dans un monde intérieur stratifié. Les multiples strates de l’intériorité permettraient alors de rejouer « par en-dedans » les mouvements d’action et de réaction sous-jacents au partage entre conversation et sous-conversation. Mais à cette lecture somme toute psychologique, qui prolonge l’exploration de la conscience intérieure par « les modernes », s’oppose une autre lecture qui évacue les « vieux mythes de la “profondeur” [13] ». Là, les mots du discours constituent une surface réversible parfaitement ambiguë, le partage entre un dehors et un dedans se joue (se tend) entre eux et nous. C’est cette lecture que j’aimerais « creuser » dans la mesure où la critique sarrautienne et Sarraute elle-même insistent plus sur la dimension spéléologique de l’oeuvre [14].
La réversibilité de la parole se signale d’abord dans les lieux communs, idiomes ou maximes susceptibles de dire une chose et son contraire. Les locutions se retournent comme un gant, mobilisant un dialogue tranché à partir de tournures ordinaires du type « Aussitôt restés entre eux ils nous ont oubliés » (V, p. 738) ; « Rien, moins que rien » (V, p. 741) ; « tout leur est bon, n’est-ce pas ? » (V, p. 741) ; « elle serait digne de figurer dans un musée » (V, p. 751) ; « Des goûts et des couleurs » (V, p. 771) ; « Grand bien te fasse » (V, p. 816). Le consensus s’établit sur un terrain commun mais instable, celui des paroles en acte et de leurs conflits potentiels. C’est précisément ce qui arrive avec les mots « une pièce superbe » (V, p. 738 et 740), qui entraînent, chez le père, une pose (une fable) de collectionneur. S’il augmente par là son prestige auprès de son voisin et ami, il se tourne en ridicule auprès de ses enfants : « une pièce superbe » déchire le père entre eux (les jeunes) et nous (les vieux). La légèreté elle-même, associée aux jeunes, se divise entre un pôle positif (la joyeuse insouciance du début) et un pôle négatif (l’absence de sérieux, le manque de poids, le défaut de goût, le rejet des valeurs). Il en va de même pour la gravité des deux compères, tantôt pesante, rigide, complaisante, dictatoriale, tantôt soucieuse des valeurs, passionnée par l’art, attentive à la transmission.
Si donc les deux « cercles » manifestent des traits opposés, ces derniers n’échappent ni aux poncifs ni à leur réversibilité intrinsèque. On pourrait même aller plus loin : la fable donnée par Sarraute comme point de départ du roman est aussi stéréotypée que les propos des uns et des autres, c’est un lieu commun que la lecture de certains passages renforce, fragilisant du même coup l’assise réaliste :
Oui, des rires clairs, transparents… De ces rires enfantins et charmants qui passent à travers les portes des salons où les dames se sont retirées après le dîner… Amples housses de chintz aux teintes passées. Pois de senteur dans les vieux vases. Des charbons rougeoient, des bûches flambent dans les cheminées…
V, p. 738
Le décor est ici idéal, idyllique, irréel. Le pluriel des salons et des cheminées signale non pas l’immensité de la demeure (où seraient donc passées les dames ?) mais le caractère générique de la description, et insiste sur les marques d’opulence d’un intérieur (anglais ?) de rêve sans produire l’effet d’un espace réel, particulier. Les lieux, qui constituent, avec le temps, des repères narratifs indispensables, perdent ainsi leur ancrage référentiel et rejoignent les clichés de la conversation. La cheminée du salon près de laquelle devisent les « gentlemen » (V, p. 738) est, somme toute, aussi stéréotypée que le capharnaüm des enfants à l’étage ou que l’école dont le père s’échappe, « se levant, prenant congé, prenant la fuite, fuyant à travers les tristes cours couvertes de gravier, de ciment, le long des hideux couloirs à l’odeur de poussière humide, de désinfectants, le long des mornes salles vitrées […] » (V, p. 758) [15]. Les lieux communs de la conversation, envahissant la topie romanesque, investissent la représentation du réel comme de l’imaginaire et fragilisent la frontière entre les deux. En même temps, la vigoureuse opposition entre le bas et le haut, entre l’ordre et le désordre, participe à la constitution d’un espace symbolique fortement marqué. Deux univers de valeur, deux cercles conversationnels s’opposent radicalement au sein d’un même espace : d’un côté la table basse sur laquelle repose la bête de pierre ; de l’autre, à l’étage, « le dernier salon où l’on cause » (V, p. 760). La maison représente un intérieur partagé (entre le salon du bas et celui du haut) mais communicant (par des portes que traversent les rires et par un escalier), espace symbolique minimal qui délimite parfaitement la ligne de partage de la conversation. Les paroles et les valeurs fluctuent, s’échangent et ne cessent (comme le père et les enfants) de monter et de descendre, tiraillées entre le haut et le bas, entre eux et nous.
Or, justement, la ligne de partage entre eux et nous ne cesse de fluctuer elle aussi : dans cet espace divisé étroitement circonscrit, les embrayeurs sont parfaitement réversibles tout en restant identifiables. Eux renvoie tantôt aux enfants, tantôt aux deux compères, tantôt aux « braves gens » (V, p. 820), les plaçant dans tous les cas à l’extérieur du cercle ; nous trace un cercle d’entente fluctuant : les deux amis ; le père et les enfants ; les enfants… Les alliances et les duels s’enchaînent et s’échangent, déstabilisant toute entente mais relançant la tension vers (contre) l’autre dans un jeu de rupture et de reprise caractéristique de la conversation. La division intime du cercle, que l’intérieur de la maison permet de visualiser, est, au niveau des échanges verbaux, une ligne de partage qui, d’un même geste, trace et renverse la limite entre le dedans et le dehors sans sortir du cercle : eux et nous se retournent comme un gant. En résulte un triangle conversationnel — schéma récurrent chez Sarraute — entre je/nous/vous, au sein duquel toute union entraîne fatalement une désunion, tout accord sous-tend un désaccord, tout partage implique une séparation, une faille.
Faille
La faille est ce qui divise et ce qui relance la conversation, rupture et frayage se nourrissant l’un l’autre. La formule « Vous les entendez ? » est à la fois une interruption et une reprise (dès les premières phrases, elle fait écho au titre) qui se tend vers l’autre (eux là-bas, vous ici). Sur cette ligne de partage, qui reconfigure en spirale le dedans et le dehors du cercle, les interlocuteurs ne sont pas prédéfinis comme autant d’individualités stables qui s’entretiendraient. Au contraire, ils se transforment sans cesse au cours de la conversation : le père est tour à tour bonhomme, vieux barbon, petit malpoli, vieillard sénile ; les enfants sont tantôt victimes, tantôt bourreaux, rappelant à l’ordre ici, semant le désordre là. Même le sujet de la conversation des deux messieurs — la bête de pierre — et les rires qui reviennent se métamorphosent tout au long du roman. En ce sens, sujets et objets sont fondamentalement dialogiques, définis dans et par l’interaction verbale avec autrui. La conversation divise effectivement les sujets que nulle identité, nulle conscience intérieure ne vient unifier (solidifier). La restriction dramatique du cercle et les oppositions fortes qui le scindent permettent malgré tout de s’y retrouver, d’éviter l’éclatement radical des voix, de conserver des balises et des repères tout en dénouant les identités. Mais, paradoxalement, le cercle divisé entre eux et nous entraîne aussi, pour les sujets rompus à l’écoute et à la parole de l’autre, l’impossibilité de s’entendre. La faille constitutive de la conversation en signe également la faillite.
La conduite de la conversation ne va pas, d’ordinaire, sans règles. Il est normalement entendu que les interlocuteurs obéissent à ces règles ou les négocient en cours de route, et on s’attend à ce qu’ils coopèrent. Ces règles d’ordre grammatical, conventionnel ou conversationnel sont, la plupart du temps, implicites ; elles permettent en principe de comprendre intuitivement ce que l’autre a (comme on dit) voulu dire. L’implicitation conversationnelle, qui permet d’interpréter les sous-entendus, permet également de lever les ambiguïtés de la parole, quitte à ce qu’on demande à l’autre d’expliquer ce qu’il a voulu dire, étant entendu qu’il convient de coopérer — de jouer le jeu — pour converser [16].
Ces quelques rappels théoriques suffisent à faire ressortir les affinités entre entente et conversation, affinités qui reposent sur des règles implicites permettant de saisir ce que l’autre laisse entendre ou sous-entend dans la conversation. Dans Vous les entendez ?, cependant, l’implicite de la parole en acte se trouve mis en question dès la petite phrase du titre, phrase éminemment ambiguë dont l’intention, apparemment simple (je vous demande si vous les avez entendus comme moi ; j’attire votre attention sur eux) se complexifie sans tarder (qu’impliquent ces rires : rien du tout ou bien l’abandon, la moquerie, le blasphème ?). Il n’y a pas moyen de savoir si les rires insinuent quelque chose ou pas, s’ils sont « naturels » ou « forcés », s’ils impliquent ou non une intention oblique. Les deux compères s’accordent, dans l’incipit, sur les « rires insouciants », mais l’accord ne dure pas : le premier ne peut pas s’empêcher de « chercher midi à quatorze heures » (V, p. 741), d’entendre des « rires sournois » (V, p. 822) là où il percevait des rires innocents, etc. L’interprétation des possibles sous-entendus et la présence même de sous-entendus ne s’affirment pas autrement que sous forme de questions, dans une oscillation constante entre quiétude (ce n’est rien) et inquiétude (qu’est-ce que c’est ?) et dans une dérive du sens qui sape toute entente. Ce travail de sape est renforcé par la division entre eux et nous qui interdit le principe de coopération : coopérer avec lui revient à ne pas coopérer avec eux et vice versa. Le cercle est vicieux et la conversation, intenable. L’orchestration dramatique du roman, qui tire de plus en plus vers le malentendu et accroît graduellement la distance entre eux et nous, renforce l’impossibilité tragique de converser pour ceux-là mêmes qui ne sont rien en dehors de la conversation.
C’est donc le socle de l’entente que la question « Vous les entendez ? » ébranle. En dépliant les actes implicites effectués dans le cours de la conversation ordinaire, Sarraute extériorise et décompose ce qui habituellement va sans dire, et elle en fait apparaître le potentiel agissant. La sous-conversation ainsi comprise est une pragmatique dépourvue de profondeur, une théâtralisation de l’implicite à l’oeuvre dans toute interaction verbale. Cette théâtralisation fait toutefois abstraction de l’implicitation conversationnelle qui régit nos échanges : rien ne va plus de soi, le principe de coopération et la possibilité de s’entendre qui, malgré le cortège des malentendus et des incompréhensions, sous-tend la plupart de nos discussions, étant évacués : l’entente conversationnelle est rompue d’office. Nous, lecteurs, sommes pourtant à même de saisir cela : ce qui divise et agite les interlocuteurs du roman nous est donné à entendre. Autant la conversation est remise en question dans le monde de la fable, autant elle est remise en jeu dans l’interaction entre le lecteur et le texte : ce qui se déchire ici se rassemble là.
Roman conversant
Le démontage de la machine conversationnelle, dont les modalités implicites se déploient au grand jour, ne passe ni par un surplomb auctorial [17] ni par un recul analytique à la Proust [18]. La participation du lecteur, recherchée par Sarraute, n’entraîne pas d’interaction directe avec lui [19] mais son implication dans le texte. À l’instar de l’énonciation théâtrale, la parole, dans Vous les entendez ?, se tend dans une double adresse. Le vous vise autant l’autre dans la fable que le lecteur du texte. Ouvrir le livre, c’est découvrir à qui renvoie ce « vous », sans perdre pour autant la sensation que nous sommes par lui visés. Ouvrir le livre, c’est plonger dans l’actualité du texte, se mettre à l’écoute, répondre, d’une certaine façon, à la question.
La narration au présent permet de fondre le temps de la fable et le temps de la lecture, elle fait du lecteur un co-énonciateur. Le jeu très poussé des phrases interrogatives, des déictiques (« mais ici on est protégé » [V, p. 739 ; je souligne]), qui renvoient autant à la situation d’énonciation fictive qu’à celle du lecteur qui l’actualise, et des embrayeurs (dont ce vous, omniprésent, qui atteint le lecteur) relaie et renforce tout du long l’adresse amorcée dans la question du titre. À cela s’ajoutent les gloses qui concernent aussi bien l’aventure racontée que l’aventure de l’écriture, dont le lecteur prend acte : « Dès ce moment tout était là, ramassé dans cet instant… Mais quoi tout ? » (V, p. 741). À qui s’adresse la question ? Elle emboîte manifestement le pas au lecteur, revient sur ce qu’il a lu à l’instant, en ébranle l’évidence comme le rire ébranle l’assurance des deux compères. Le même procédé se répète quelques lignes plus loin : « […] il leur faut si peu de choses… un rien leur suffit… Quel rien ? » (V, p. 741). La question revient en même temps sur ce qui a été dit (dans la fiction) et sur ce qui a été lu, jouant à la frontière non plus du réel et de l’imaginaire, mais du monde de la fable et du monde de la lecture, traçant une ligne de partage et de passage entre les deux [20]. Ce type d’adresse engage, entre le lecteur et le texte, une interaction forte qui participe à la traction de la fable : c’est plus sur le mode de la conversation que suivant un ordre événementiel que l’histoire s’enchaîne.
Par mode conversant, j’entends l’éventail très large des questions, des reprises et des échos qui assurent la progression narrative du roman. L’interaction verbale, investissant le discours sans nécessairement faire partie de la conversation des interlocuteurs dans la fable, excède le jeu des dialogues et se dissémine partout dans le roman. Qui demande « Mais quoi tout ? » (V, p. 741) dans l’extrait cité plus haut ? On pourrait croire qu’il s’agit du père interrompant la narration, mais on peut aussi bien lire la question comme une interrogation qui, sans origine précise, implique, au passage, le lecteur.
Les reprises sous forme de question sont très fréquentes dans le roman. Elles font basculer le propos ou renversent le point de vue dans un dialogue interne qui reprend ce qui vient d’être « dit » pour le déporter ailleurs : « il sent comme son gros corps lourd… Qui a dit cela ? Qui a dit gros ? Qui a dit lourd ? D’où viennent ces mots ? » (V, p. 815). Dans ce passage, les questions matérialisent l’alarme du père, mais elles sont elles-mêmes insituables, dialoguant avec la rumeur — avec le « on dit » —, dans une glose métadiscursive qui appartient elle aussi à lcourant de la parole. Qu’elle soit réelle ou imaginaire importe assez peu : l’interaction produit un effet de conversation, elle projette le texte comme un dire inabouti à partir duquel on enchaîne. Il en résulte un effet d’inachèvement, l’impression d’une parole sans cesse relancée, relayée, saisie au vol sur le mode de la conversation familière. Cette conversation diffuse épouse le mouvement de la lecture qui revient sur le texte, s’interroge sur telle ou telle formulation, etc. Là où la question performe l’impossible conversation dans l’espace de la fable, elle projette le texte comme une conversation en cours dans laquelle le lecteur (pour autant qu’il en prenne acte) se trouve obliquement happé.
Les questions ne sont pas le seul mode de « reprise conversante » dans Vous les entendez ? Les confrontations introduites par « mais » sont également très fréquentes, donnant un tour plus argumentatif aux interactions verbales. Mais divise une même voix ou permet de passer d’une voix à une autre, alimentant dans tous les cas le débat :
Voilà, c’est clair, ce qu’il préfère. Mais il y a mieux. La pauvre dupe assise en face de lui mériterait d’être avertie. Vous savez à qui vous avez affaire ? Vous savez que vous avez devant vous un imposteur ? Oui, ce paresseux, ce pleutre, ce parasite se fait passer pour un « connaisseur ». Il a cette prétention. Mais comment ça ? Quelles preuves ? Mais aucune justement. C’est là son fort.
V, p. 746Je souligne
Sarraute se passe des guillemets, des tirets et des « appendices » (« dit-il »), mais elle relance le propos comme un dialogue en insérant des questions, des chevilles argumentative (mais) et responsive (oui). Ces chevilles modèlent la prose comme une conversation familière (le ça, les tournures idiomatiques du type c’est là son fort) très argumentée, qui tend ici vers le procès [21]. Les chevilles renforcent donc la projection du texte comme un débat saisi en cours de route, dans un mouvement autoréflexif qui implique (et oriente) le processus de la lecture.
Le dernier procédé d’écriture lié à la prose conversante est la reprise en écho, depuis les microséquences autour d’un mot dérivé et renversé sur quelques pages jusqu’aux macroséquences qui traversent tout le roman et forment un leitmotiv dont nous suivons les variations (Vous les entendez ? ; les rires ; la bête ; le musée ; rien). Ces variations composent ce que Sarraute appelle ailleurs des ondulations [22]. Brèves ou longues, ces ondulations donnent à Vous les entendez ? un caractère musical, comme si le roman était une vaste modulation du titre, elle-même décomposée en de multiples mouvements et séquences.
En muant les usuels motifs en chaîne verbale, Sarraute place la parole au coeur de l’intrigue romanesque. Ce sont les paroles qui trament tous les drames dans des rebonds et des déports dialogiques, elles encore qui tissent l’unité du roman par le biais du retour et des retournements des mêmes mots-motifs. Mais cette unité de composition extrêmement rigoureuse produit aussi un effet d’inachèvement : contrairement aux romans qui racontent une suite d’événements, la reprise en boucle de ces mots-motifs sous des formes variables produit l’effet d’un processus en cours, sorte de rumination conversante infinie que les derniers mots (« On dirait qu’une porte, là-haut, se referme… Et puis plus rien » [V, p. 834]) pourraient fort bien relancer. Sarraute reprend également la circularité des échanges quotidiens [23] ; elle la stylise, la dramatise, en fait une modalité discursive indissociable de la composition romanesque, ce qui renforce la tonalité familière de l’ensemble. Certes, les reprises en écho sont inextricablement liées à l’écriture et à l’expansion de la mémoire qu’elle permet : seul un texte soigneusement composé peut donner à « entendre » des variations aussi fines et nombreuses de façon soutenue ; seule une lecture attentive susceptible de revenir sur ses pas peut prendre la mesure des multiples échos et les faire converser entre eux. En ce sens, la conversation se présente bel et bien comme littéraire. Cela n’empêche pas, toutefois, l’effet d’inachèvement et le tour familier (à ne pas confondre avec la familiarité) qui, combinés aux questions et aux réfutations, projettent Vous les entendez ? comme une parole vive foncièrement « conversante ».
***
La conversation représentée et instillée dans Vous les entendez ? n’a rien à voir avec l’idéal d’un échange entre les savoirs et les gens du « monde ». Le cercle conversationnel se restreint à la société familiale et amicale ainsi qu’au lecteur, un lecteur privé impliqué à son tour dans la ronde des échanges familiers. Les failles de la conversation sont moins liées aux remous des profondeurs qu’à la division intime du cercle entre eux et nous, qui réduit à néant le juste milieu, la bonne distance, la mesure propres à la conversation mondaine. C’est ballottée, déchirée entre eux et nous que la conversation mène son train, faisant de l’interruption et de l’inachèvement le moteur de ses échanges.
Les failles de la conversation introduisent l’altérité au coeur du familier, mais elles relancent aussi le débat de façon renversante : sitôt installée entre nous, entre gens de goût et du même monde, la conversation bascule, passe dans lmonde, celui des vieux amis contemplant la bête de pierre ou celui des enfants riant encore et encore. D’abord circonscrite dans l’univers de la maison de campagne, mobilisée dans l’espace des échanges quotidiens, la conversation dérive et multiplie les scènes pour rien : des rires, une intonation, une « bêtise » (V, p. 741)… Mais la fable de Vous les entendez ?, qui déploie tout un roman là où il ne se passe rien de notable, entretient avec son lecteur une conversation étonnante qui, malgré les ambiguïtés susceptibles de troubler sa lecture, se déroule, elle, de façon ininterrompue. Impliqué dans le roman sur la base d’une entente tacite [24], indirectement invité à tendre l’oreille, le lecteur entretient avec le texte un « commerce » soutenu. Ce commerce passe par la parole, dont il partage le double-entendre, la polysémie, les adresses. Sarraute fait du langage ordinaire — façons de dire courantes et lieux communs — le matériau de sa conversation littéraire. Autant le cercle des échanges est rompu, interrompu dans la fable, autant il se fonde sur une base langagière commune qui fait de Vous les entendez ? et de sa lecture une conversation.
Toute la force de cette prose vient de ce qu’elle conjoint le tramage de la fable et la circulation des mots, engageant le lecteur dans un dialogue incessant avec ce qui se dit et se passe. La progression du roman consiste en une circulation verbale modelée comme une conversation ordinaire, dont les tonalités argumentatives et familières n’échappent pas au lecteur vigilant. Des échanges mondains sur les savoirs et les événements notables (grandes nouvelles ou potins) aux échanges familiers des lieux communs de la conversation, il y a, sans doute, un fossé, mais il serait erroné d’y voir un défaut doublé d’un idéal. Si la distance et la mise en perspective sont devenues impossibles, c’est en plongeant au coeur des échanges ordinaires, en faisant de la conversation la matière et le mode romanesques, que Sarraute réinvente la « littérature conversante » comme un art de dire et de faire impliqué dans la parole la plus quotidienne, sans recul ni surplomb.
Appendices
Notice biobibliographique
Marie-Pascale Huglo
Professeure au Département d’études françaises de l’Université de Montréal, Marie-Pascale Huglo s’intéresse avant tout à la question du récit. Ses recherches actuelles portent sur les récits du quotidien et les poétiques de l’archive dans la littérature contemporaine. Elle a récemment codirigé, avec Johanne Villeneuve, le dossier « Memory, Media, Art » pour la revue SubStance (Madison (Wisconsin, É.-U.), vol. 34, no 1, 2005) et, avec Sarah Rocheville, Raconter ? Les enjeux de la voix narrative dans le récit contemporain (Paris, l’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2004). Elle prépare un essai sur le récit dans la littérature française contemporaine.
Notes
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[1]
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur les récits du quotidien subventionnée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH).
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[2]
Emmanuel Godo, Histoire de la conversation, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 2003, p. 261. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle HC, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[3]
Je me permets de renvoyer ici à mon article, « Du roman comme conversation : Henry Fielding et Laurence Sterne », Études littéraires, Québec, vol. 32, no 3, automne 2000-hiver 2001, p. 129-148.
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[4]
Nathalie Sarraute, « Conversation et sous-conversation » [1956], dans L’ère du soupçon [1956], repris dans Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1597-1 607. Désormais, les références à ce chapitre seront indiquées par le sigle C & S-C, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[5]
Nathalie Sarraute, « Prière d’insérer », Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 1886. Désormais, les références à cet écrit seront indiquées par le sigle PI, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[6]
Dans le « Prière d’insérer » comme dans le roman, Sarraute joue sur ce rien, qui renvoie notamment à l’absence d’événements notables. On sait que l’un des critères du récit est la racontabilité : les événements banals qui arrivent dans la vie quotidienne ne sont pas, contrairement aux événements exceptionnels ou inusités, racontables. Les spécialistes de la narration quotidienne ne sont pas tous d’accord avec ce critère de racontabilité, mais, chose certaine, c’est lui que Sarraute prend à contre-pied en construisant tout un roman avec l’un de ces riens qui font le quotidien de nos vies. L’autre sens de rien rejoint l’idée chère aux néo-romanciers qu’il n’y a là rien d’autre qu’un texte et ses lectures. En usant de la polysémie du mot rien, Sarraute conjoint habilement deux postures littéraires que d’aucuns ont pu trouver incompatibles : d’un côté, raconter l’imperceptible événementialité du quotidien, de l’autre, postuler, comme seule réalité, le texte. Sur la racontabilité, voir Diane Vincent, « La racontabilité du quotidien », dans Marty Laforest (sous la dir. de), Autour de la narration, Québec, Nuit Blanche éditeur, 1996, p. 29-45.
-
[7]
Antony S. Newman, Une poésie des discours. Essais sur les romans de Nathalie Sarraute, Genève, Librairie Droz, 1976, p. 62-64 et 189-191.
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[8]
Nathalie Sarraute, Vous les entendez ? [1972], dans Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 737. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle V, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[9]
« Ce qui doit nous arrêter, c’est moins une composition romanesque qui ne comporte plus que de la conversation et de la sous-conversation […] que le statut qui y est accordé à la conversation : celui d’être l’espace même du lieu commun » ; voir également : « On peut dire que la sous-conversation est comme l’archéologie ou la généalogie de la conversation […] » (Laurent Adert, Les mots des autres. Flaubert, Sarraute, Pinget, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1996, p. 205-206 et 217, respectivement).
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[10]
« Ça les fait chaque fois crouler de rire… Tout leur est bon, n’est-ce pas ? Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Ils sont jeunes, ils sont gais… ».
V, p. 741 -
[11]
Nathalie Sarraute, « Le gant retourné », dans Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 1708 [je souligne].
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[12]
Voir, à ce propos, la notice de Valérie Minogue, Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 1910-1925. Vous les entendez ? est paru en 1972, L’usage de la parole en 1980. Il est suivi d’Enfance en 1983, dans lequel la narratrice converse avec son double, et de Tu ne t’aimes pas en 1989, roman entièrement dialogué. La prose sarrautienne affiche donc de plus en plus, sous des formes différentes, un mode narratif conversationnel à partir de L’usage de la parole. À mon sens, l’intérêt de Vous les entendez ? vient, entre autres, du fait que le mode conversationnel n’est pas affiché, mais qu’il est néanmoins à l’oeuvre et instaure une tension entre deux visions divergentes du partage entre « dehors » et « dedans », l’une faisant appel à l’intériorité profonde, l’autre à la réversibilité superficielle.
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[13]
« Il y a aujourd’hui, en effet, un élément nouveau, qui nous sépare cette fois radicalement de Balzac, comme de Gide ou de madame de La Fayette : c’est la destitution des vieux mythes de la “profondeur” ».
Alain Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman futur », Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1963, p. 26 -
[14]
Dans son chapitre 3 intitulé « Gouffres », Arnaud Rykner parle de « spéléologie sarrautienne ». Voir Arnaud Rykner, Nathalie Sarraute [1991], Paris, Seuil, coll. « Les Contemporains », 2002, p. 65.
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[15]
Le pluriel des couloirs et des salles de classe semble tout à fait « objectif », mais le pluriel des cours se démarque un peu, se rapprochant insensiblement des cheminées et des salons dont il est parlé plus haut.
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[16]
L’implicitation conversationnelle porte sur les conditions générales applicables à la conversation. Selon Grice, « pour affirmer qu’il y a implicitation conversationnelle, il nous faut supposer que le principe de coopération est au moins respecté […] » (H. Paul Grice, « Logique et conversation », Communications, Paris, no 30, 1979, p. 71). L’interprétation d’un énoncé dépend de deux facteurs généralement reconnus, « le sens de la phrase énoncée d’une part, le “contexte” (linguistique et extra-linguistique) d’autre part. À ces deux facteurs variables, Grice ajoute un troisième facteur constant : un principe coopératif développé en un ensemble de “maximes de la conversation” auxquelles tout locuteur est réputé se conformer » (Deirdre Wilson et Dan Sperber, « Remarques sur l’interprétation des énoncés selon Paul Grice », Communications, Paris, no 30, 1979, p. 80).
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[17]
À propos des petites formules, de plus en plus gênantes, du type « dit-il », Sarraute signale qu’elles « marquent la place à laquelle le romancier a toujours situé ses personnages : en un point aussi éloigné de lui-même que des lecteurs ; à la place où se trouvent les joueurs d’un match de tennis, le romancier étant à celle de l’arbitre juché sur son siège, surveillant le jeu et annonçant les points aux spectateurs (en l’occurrence les lecteurs), installés sur les gradins » (C & S-C, p. 1600). Ce qui vaut ici pour le romancier vaut pour le narrateur mis à l’honneur par les narratologues.
-
[18]
Proust a su capter « un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience […] tandis que continue à se dérouler en nous […] le flot ininterrompu des mots » (C & S-C, p. 1594). Cependant, il « a rarement — pour ne pas dire jamais — essayé de les revivre et de les faire revivre au lecteur dans le présent, tandis qu’ils se forment et à mesure qu’ils se développent comme autant de drames minuscules […]. C’est cela sans doute […] qui lui a valu le grand reproche, que lui font aujourd’hui encore ses adversaires, d’avoir fait de “l’analyse”, c’est-à-dire d’avoir, dans les parties les plus neuves de son oeuvre, incité le lecteur à faire fonctionner son intelligence au lieu de lui avoir donné la sensation de revivre une expérience, d’accomplir lui-même, sans trop savoir ce qu’il fait ni où il va, des actions […] » (C & S-C, p. 1595).
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[19]
Voir, ci-dessus, la note 18.
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[20]
L’interaction est d’autant plus sensible que le « rien » intervient dans le « Prière d’insérer ». Après la mise au point « réaliste » de la fable, celui-ci s’écarte de l’anecdote pour introduire et le texte et le lecteur dans l’affaire : « Alors que se passe-t-il ? Rien qui puisse être transmis autrement que par le texte même. Rien aux yeux des lecteurs pour qui ce texte restera lettre morte » (PI, p. 1886). Le « Prière d’insérer » reconduit la tension entrevue plus haut entre le maintien d’un réalisme minimal et le rejet de toute représentation au profit de la réalité du « texte » et de la lecture. Il remet en question, sur le mode dialogué de la question-réponse, ce qui, dans les deux premiers paragraphes du roman, semblait hors de question, comme si l’on était passé, là aussi, d’un mode narratif d’enchaînement à un mode « conversant » de reprise.
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[21]
Les nombreux tribunaux, accusations et justifications qui s’ouvrent dans le roman traduisent, sur le plan imaginaire, la part argumentative de la conversation constitutive du texte.
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[22]
« Ce ne sont là, vous le voyez, que quelques légers remous, quelques brèves ondulations captées parmi toutes celles, sans nombre, que les mots produisent ».
Nathalie Sarraute, « Ich sterbe », dans L’usage de la parole, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980, p. 17 -
[23]
La parole ordinaire est répétitive, circulaire : on prononce les mêmes formules tous les jours, jour après jour.
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[24]
À cet égard, le « Prière d’insérer » a valeur de contrat de lecture : « Alors que se passe-t-il ? […] Rien aux yeux des lecteurs pour qui ce texte restera lettre morte » (PI, p. 1886).