Abstracts
Résumé
Les oeuvres d’Exquemelin et de Lahontan sont importantes aussi bien pour l’histoire des idées que pour l’évolution de l’image de l’Amérique vers la fin du xviie siècle. Toutes deux s’inscrivent dans le sillage de la colonisation et portent en elles, chacune à sa manière, une contestation des valeurs européennes dominantes à travers deux figures mythiques de l’égalitarisme social et politique : le Flibustier et le Sauvage philosophe. Après avoir obtenu un succès retentissant à leur époque, elles se sont par la suite perdues dans la légende qu’on a construite autour d’elles. Ce ne sont pas les textes en tant que créations linguistiques originales qui seront étudiés ici, mais l’histoire complexe de leur édition.
Abstract
The works of Exquemelin and Lahontan are important as much for the history of ideas as for the evolution of the image of America towards the end of the 17th century. The works of both men came in the wake of colonization; each in its own way contests dominant European values via two mythic figures of social and political egalitarianism—the buccaneer and the noble savage. They enjoyed a resounding success in their time, but were subsequently lost in the legend that grew up around them. It is not the texts as linguistic creations that will be studied here, but rather the complex history of their publication.
Article body
Les oeuvres d’Exquemelin et de Lahontan sont importantes aussi bien pour l’histoire des idées que pour l’évolution de l’image de l’Amérique vers la fin du xviie siècle. Toutes deux s’inscrivent dans le sillage de la colonisation et portent en elles, chacune à sa manière, une contestation des valeurs européennes dominantes à travers deux figures mythiques de l’égalitarisme social et politique : celle du monde flibustier, qui invente une autre organisation sociale, et celle du Sauvage philosophe, qui préconise un régime politique égalitariste et consensuel. Elles obtinrent un succès retentissant à leur époque mais, par la suite, elles se sont perdues dans la légende qu’on a construite autour d’elles. C’est pourquoi ce ne sont ni les auteurs ni même les textes en tant que créations linguistiques originales qui me retiendront, mais l’histoire de leur édition. Autrement dit, je me placerai sur le terrain de la textologie pour tenter de démêler l’écheveau complexe de leur élaboration.
Qu’il me soit permis d’inverser la chronologie de manière à aller du plus connu à la recherche encore en train de se faire : je parlerai donc en premier lieu de Lahontan, sur lequel une équipe a travaillé une quinzaine d’années avant d’en publier les Oeuvres complètes [1].
1. L’oeuvre de Lahontan
1.1 L’édition originale
L’oeuvre de Lahontan [2] parut en trois volumes à La Haye, chez les Frères L’Honoré. Même si ces trois volumes sont millésimés 1703, les deux premiers parurent ensemble en novembre 1702, et le troisième dix mois plus tard. Les Nouveaux voyages de Mr. le Baron de La Hontan dans l’Amérique septentrionale, constitués de vingt-cinq lettres, datées du 8 novembre 1683 au 31 janvier 1694, racontent, de manière enjouée et ironique, l’expérience canadienne d’un jeune officier, sa découverte progressive de l’Amérique et de ses habitants, sa participation aux activités militaires de la colonie et ses explorations dans le sud-ouest des Grands Lacs. Avec les Mémoires de l’Amérique septentrionale, le récit d’aventures cède la place à une vaste entreprise encyclopédique sur la géographie de l’Amérique du Nord, ses ressources animales et végétales, le commerce et l’administration coloniale, les moeurs et coutumes des Amérindiens. La Suite du voyage de l’Amérique contient, dans une première partie, les Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan et d’un Sauvage, qui reproduisent cinq entretiens de Lahontan avec le Huron Adario (anagramme partielle de Kondiaronk) : ces entretiens sur la religion, les lois, le bonheur, la médecine et le mariage sont en réalité des dialogues philosophiques qui permettent de contester les orthodoxies dominantes, les valeurs et les croyances européennes. La seconde partie, les Voyages de Portugal et de Danemark, reprend le fil du récit abandonné à la fin des Nouveaux voyages, quand Lahontan arrive au Portugal après sa fuite du Canada, et s’arrête en 1695.
1.2 Les rééditions et les traductions
Depuis leur parution en 1702-1703 jusque vers le milieu du siècle, les textes de Lahontan ont connu un succès considérable [3] : réédités et traduits à plusieurs reprises, ils sont discutés, cités, copiés et largement paraphrasés dans les périodiques et les essais, mentionnés et commentés dans des correspondances comme celle de Leibniz. On verra même en 1707 le théologien allemand Schramm, dans sa leçon inaugurale intitulée De Philosophia Canadensium populi in America septentrionali balbutiente dissertatio quam introductioni in philosophiam [4], discuter longuement l’oeuvre entière de Lahontan.
1.3 L’enquête textologique
Dans notre entreprise de réédition critique, après une période d’euphorie consécutive à de petites et fréquentes découvertes, la réalité textologique nous a prosaïquement ramenés sur terre. La richesse du corpus nous semblait maintenant un fouillis de textes où il était bien difficile de déterminer quelles éditions avaient été voulues par l’auteur qui avait erré plusieurs années dans divers pays d’Europe avant de se fixer et de mourir à Hanovre. Nous avons donc cherché à établir de manière incontestable l’édition originale de chacun des trois livres. Par son flair et sa connaissance de la littérature sur l’Amérique aux xviie et xviiie siècles, Gilbert Chinard avait ouvert des pistes importantes que nous avons poursuivies et élargies. Ainsi, l’étude des périodiques et des correspondances de l’époque nous a permis de préciser, au mois près, la parution de chacun des livres : les deux premiers, millésimés 1703, parurent ensemble en novembre 1702 ; le troisième fut mis en vente en septembre 1703 [5]. La quête des manuscrits [6] s’étant révélée vaine (comme pour la plupart des grandes oeuvres du xviiie siècle), j’ai dû me rabattre sur les seuls textes publiés et sur le cortège textuel qu’ils ont provoqué.
Dans cette énorme masse de textes souvent réédités, comment découvrir lesquels avaient été autorisés par l’auteur ? Il fallait d’abord savoir comment se fabriquait un livre vers 1703 [7]. En refaisant tout le trajet que le texte de Lahontan avait parcouru depuis son origine manuscrite jusqu’à ses derniers avatars, je devais imaginer tous les intervenants dans la chaîne de production et me demander qui avait pu transformer ce texte, volontairement ou non. Le problème se compliquait aussi du fait que les lieux européens d’édition en français s’étaient multipliés après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 : aux Pays-Bas, par exemple, le phénomène de la contrefaçon et de la réédition non autorisée avait pris une ampleur considérable.
Je me suis d’abord astreint à examiner matériellement une trentaine d’exemplaires de chaque volume dispersés à travers le monde. Cela signifie, d’une part, comparer le mot à mot des exemplaires retenus et, d’autre part, examiner le papier dans sa matérialité même : filigrane, vergeures, marques de fabrique, etc. Plutôt que de rappeler toutes les étapes d’une enquête à la fois fastidieuse et passionnante, je mentionnerai seulement un des indices textuels qui m’a permis de reconstituer la filiation des trois éditions millésimées 1703. Dans les Nouveaux voyages, où les deux contrefacteurs ont collé de très près à l’originale, j’ai trouvé le segment de phrase suivant qui contient deux variantes, dont l’une constitue une faute de typographie : A- « si tant de vrais François ne s’étoient affoiblis » → B- « si tant de vras François ne s’étoient affoiblis » → C- « si tant de bras François ne s’étoient affoiblis ». Cette filiation vraisemblable s’est vite révélée contestable. Comme il s’agissait d’un segment tiré d’un discours iroquois, qui multiplie les figures de style, j’ai inversé l’ordre de filiation qui me semblait plus conforme à l’esprit général du texte : C- « si tant de bras François ne s’étoient affoiblis » → B- « si tant de vras François ne s’étoient affoiblis » → A- « si tant de vrais François ne s’étoient affoiblis [8] ». D’autres indices du même genre ont confirmé, hors de tout doute, que cette seconde hypothèse de filiation des textes était la seule tenable.
Une fois établie la filiation initiale des éditions des deux premiers volumes, un autre problème demeurait entier : en juin 1703, avant même que paraisse le tome 3, une traduction anglaise des trois tomes avait été publiée à Londres, où Lahontan vivait depuis un an ou un an et demi. J’ai tout de suite imaginé que l’auteur avait pu revoir cette traduction. Or, comme l’a révélé une étude systématique menée par des membres de l’équipe, il n’en était rien.
Le troisième tome, contenant les célèbres Dialogues, ne fut pas contrefait, ce qui est assez surprenant, compte tenu de la notoriété dont a joui ce texte dès sa publication. Mais il posait un problème inédit quand Lahontan affirmait dans son « Avis de l’auteur au lecteur » : « Je ne fus pas plûtôt de retour de mon Voyage des Lacs de Canada, que je fis voir mon Manuscrit à Mr. le Comte de Frontenac, qui fut si ravi de le lire, qu’ensuite il se donna la peine de m’aider à mettre ces Dialogues dans l’état où ils sont [9]. » Cette affirmation, reprise à l’occasion par la critique, semblait fantaisiste, mais il fallait la vérifier malgré tout.
Je ne m’attarde guère à la réédition en deux volumes de 1705 [10] : le premier reprend les Nouveaux voyages et le second reproduit les Mémoires et les Dialogues, éliminant les Voyages de Portugal et de Danemark. Comme le révèlent déjà les pages limiaires, Lahontan n’y a pas touché, puisque le préfacier prétend avoir éliminé de l’originale les « phrases basses », les « expressions vulgaires », les « railleries froides » et « l’embarras dans la narration » pour y substituer un style « plus pur, plus net, plus degagé, & avec un peu plus de finesse dans la narration [11] ». Du reste, Lahontan lui-même, dans une réponse polémique aux Mémoires de Trévoux (périodique jésuite) qui l’avaient violemment attaqué en 1703, répond : « je desavouë la seconde [édition], quoi qu’on dise que c’est moi qui l’ai augmentée & corrigée avec l’addition d’une nouvelle Préface qu’on pretend que j’ai fait aussi pour me deguiser plus adroitement [12]. » En réalité, le texte de Lahontan fut largement réécrit par Gueudeville, un polygraphe à la solde des éditeurs L’Honoré. Je citerai un seul exemple des nombreuses transformations textuelles apportées par Gueudeville. Dans ses Dialogues avec un Sauvage de 1703, le Huron de Lahontan critique vivement la monarchie française, mais n’en réclame pas l’abolition. Le texte de 1705 suggère au peuple de se révolter, de « déthrôner le Tyran [le roi] », voire de l’exécuter [13]. Il décrit le monarque français non seulement comme un parasite, mais comme le vampire de ses sujets, dont il « suce jusqu’à la moelle des os [14] ».
Alors, quand les historiens cléricaux canadiens-français du xixe siècle condamnaient vivement Lahontan pour son anticléricalisme ou ses « inventions », l’avaient-ils lu dans un texte authentique ou dans celui de Gueudeville ? La même question se pose pour divers guides d’histoire du Canada assez récents qui reprennent contre Lahontan les attaques du jésuite Charlevoix (1744), répétées par l’historien Robert Le Blant : « On attache peu de valeur comme source historique aux oeuvres de Lahontan. On lui reproche d’avoir accommodé les faits à des fins littéraires [15]. » Personne n’a songé ici à relire Lahontan, tellement la voix historienne le condamnait massivement depuis deux siècles.
2. L’Histoire des aventuriers par Exquemelin [17]
2.1 Un auteur inconnu
L’Histoire des aventuriers, parue à Paris en 1686 chez Jacques Le Febvre, est le grand texte classique sur la flibuste de la seconde moitié du xviie siècle. On connaît très peu son auteur, Alexandre-Olivier Exquemelin, dont on a même parfois mis en doute l’existence et dont les éditeurs orthographient différemment le nom : Exquemelin en néerlandais, Esquemeling en anglais, Oexmelin en français [18]. Une préface vivement enlevée de Francis Lacassin, dans la collection « J’ai lu l’histoire » (1984), se lit comme un roman. Et c’est effectivement un roman. Les prétendus détails biographiques qu’il mentionne avec verve, comme s’il venait de les découvrir, sont tirés de la thèse de doctorat, soutenue à Montpellier en 1939, par Henri Pignet, dont Michel-Christian Camus a montré qu’elle n’était fondée sur aucun document authentique. Tout ce qu’on sait du chirurgien flibustier Exquemelin nous vient, au compte-gouttes, de son texte lui-même ou des articles de M. Vrijman et de Camus [19].
Originaire de Honfleur, Exquemelin aurait travaillé comme « engagé » à l’île de la Tortue en 1666-1668, puis aurait passé deux ou trois ans parmi les flibustiers, à titre de chirurgien. Il aurait été présent lors des grandes entreprises victorieuses de Morgan contre Portobelo, l’île de Providence et Maracaibo. Revenu en Europe en 1670, il retourne aux Antilles en 1672 et surtout en 1674, alors qu’à titre de chirurgien-chef, il accompagne les troupes de l’amiral hollandais Ruyter qui attaque la Martinique. Au cours des années suivantes, il séjourne assez longtemps aux Pays-Bas, puisqu’en 1678 il publie De Americaensche Zee-Roovers chez Jan ten Hoorn, à Amsterdam, où il passe l’année suivante son dernier examen de chirurgie.
2.2 Une oeuvre française publiée en néerlandais (1678)
Dans son adresse liminaire au lecteur, l’éditeur Jan ten Hoorn laisse entendre qu’il a reçu un manuscrit d’Exquemelin [20], mais il ne nous dit rien de ces papiers sur lesquels il aurait travaillé. Il affirme seulement qu’il publie son histoire des aventuriers parce qu’elle lui donne toutes les garanties de la vérité : « En ce qui concerne la vérité de cette histoire, nous n’en doutons pas, parce que l’auteur qui l’a écrite en toute sincérité a été présent lors de tous les brigandages de L’Olonnais et Morgan ». L’auteur a-t-il fourni à ten Hoorn un manuscrit en français ou en néerlandais ? L’éditeur n’en parle pas, mais on peut présumer qu’Exquemelin le lui a présenté en français : arrivé adulte aux Pays-Bas, après avoir passé quelques années chez des flibustiers anglais et français, il n’a pas pu apprendre suffisamment bien le néerlandais pour pouvoir l’écrire.
Je ne m’attarde pas aux traductions en allemand, en espagnol et en anglais (parues entre 1679 et 1684), qui posent des problèmes de filiation intéressants et ont provoqué une action en libelle contre deux éditeurs anglais (Crooke et Malthus) par l’ancien flibustier Morgan, devenu en 1675 un homme honorable : Sir Henry Morgan, Deputy Governor de Jamaïque.
2.3 Une première édition en français (1686)
Pour la première édition publiée dans la langue de l’auteur, en 1686, sous le titre Histoire des aventuriers, le préfacier anonyme [21] affirme avoir reçu deux types de manuscrits : des cartes « que l’auteur a dressées lui-même sur les lieux » et un certain nombre de « cahiers [22] », contenant le texte. Les cartes, fort précises, n’exigeaient aucune retouche. En revanche, le texte des cahiers, si intéressant et instructif fût-il, « était difficile à entendre, et encore plus à faire entendre aux autres », en raison de son écriture embarrassée et confuse. Mais la véracité de l’ensemble et la vivacité narrative de l’auteur méritaient le « travail » et l’« application » qu’on a dû y mettre pour rendre « cet ouvrage en l’état où on le voit aujourd’hui ». Ce manuscrit était-il une copie semblable à celle qui avait déjà servi à l’éditeur hollandais Jan ten Hoorn huit ans plus tôt ? Ou s’agissait-il d’une nouvelle mouture, susceptible d’apporter du nouveau ? On ne le sait pas. Mais si l’Histoire des aventuriers ajoute des éléments nouveaux par rapport à De Americaensche Zee-Roovers, ce n’est pas parce qu’il raconte des choses plus récentes. Au contraire, l’éditeur français de 1686 retranche plutôt tout le passage racontant le naufrage du gouverneur de la Tortue, Bertrand d’Ogeron, en 1673 (dernier chapitre de l’édition néerlandaise).
Comme l’édition néerlandaise de 1678 et l’édition française de 1686 s’affirment toutes deux issues d’un manuscrit d’Exquemelin, il m’a semblé nécessaire de comparer le contenu des deux éditions. Ne connaissant pas le néerlandais, j’ai fait traduire en français De Americaensche Zee-Roovers [23]. Une comparaison systématique a vite montré que l’organisation globale du texte est assez semblable, mais que l’Histoire des aventuriers est beaucoup plus longue que De Americaensche Zee-Roovers [24]. Les ajouts de l’édition française sont de trois sortes. Tout d’abord l’Histoire des aventuriers a tendance à rallonger la sauce en ajoutant des détails descriptifs et narratifs, de longues réflexions morales et psychologiques, et surtout en développant considérablement certains embryons romanesques de 1678, comme cette histoire d’une belle et fière captive espagnole que le brutal Morgan n’arrive pas à contraindre [25]. En second lieu, le rédacteur ajoute des passages, voire des chapitres entiers, dont quelques-uns consacrés à des flibustiers spectaculaires sont de pures inventions : c’est le cas, par exemple, de l’« Histoire de l’aventurier Monbars ». Enfin, ce même rédacteur puise à pleines mains dans l’Histoire générale des Antilles habitées par les Français, que le Dominicain Dutertre fit paraître en quatre volumes chez Thomas Jolly, en 1667-1671.
On mesure immédiatement la difficulté de publier une réédition de l’Histoire des aventuriers, car c’est une oeuvre composite où la part d’Exquemelin est probablement moins grande que celle du rédacteur de l’éditeur Le Febvre. Mais quelle que soit la part d’Exquemelin, cet ouvrage a marqué profondément la vision que nous avons de la flibuste, sur laquelle il demeure une source historique indispensable. Aussi avons-nous décidé, Patrick Villiers et moi, de produire une abondante annotation qui citera largement des passages traduits de 1678 et signalera systématiquement les emprunts à Dutertre et, dans une moindre mesure, à d’Acosta.
En revanche, je ne vois pas comment notre réédition pourrait vraiment tenir compte d’une curieuse dérive romanesque du manuscrit absent d’Exquemelin. En 1678, l’année même où paraissait De Americaensche Zee-Roovers, l’éditeur rouennais Vaultier publiait un recueil de trois nouvelles intitulé Nouvelles de l’Amérique, ou Le Mercure américain. L’une de ces nouvelles m’intéresse particulièrement parce qu’on en trouve des bribes dans De Americaensche Zee-Roovers et dans l’Histoire des aventuriers : « Le destin de l’homme, ou les aventures de Don Barthelmi de la Cueba, Portugais ». L’argument central se ramène aux éléments suivants : l’aventurier Barthélemy, prisonnier des Espagnols qui veulent le pendre, leur échappe par une voie d’eau en bouchant hermétiquement deux carafes qui lui servent de flotteurs pour gagner la forêt d’où il se rendra au golfe de Triste reprendre sa vie de flibustier qui se terminera plutôt misérablement. La ressemblance est tellement grande entre la nouvelle et un passage de l’histoire des flibustiers qu’on peut se demander si le nouvelliste ne serait pas Exquemelin lui-même, ou si le chirurgien-flibustier n’en aurait pas fourni au moins la matière brute. On pourrait imaginer, par exemple, qu’Exquemelin, originaire de Honfleur, ait tenté d’intéresser Vaultier de Rouen à son histoire d’aventuriers, mais que celui-ci ait refusé tout en utilisant le monde de la flibuste pour lancer son Mercure américain, dont le recueil de nouvelles aurait pu constituer le premier tome. Mais d’autres hypothèses sont possibles et d’autres pistes, nombreuses, restent à explorer. Quant à moi, je m’arrête ici sur cette recherche en cours.
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Que conclure de cette enquête textologique sur deux auteurs longtemps négligés mais importants, marqués par cette « crise de la conscience européenne » dont a si bien parlé Paul Hazard dès 1935 [26] ? Du point de vue textologique, l’oeuvre de Lahontan ressemble assez à plusieurs grands textes du xviiie siècle : publiée aux Pays-Bas, elle circule rapidement en Europe dans les rééditions, les traductions, les périodiques, les encyclopédies et les correspondances. La collation de diverses éditions, la lecture d’articles de journaux et de correspondances de l’époque ont permis d’établir de manière fiable le texte le plus conforme à la volonté de son auteur. Avec Exquemelin, on revient, semble-t-il, à une période antérieure où la notion d’auteur original avait beaucoup moins d’importance. À défaut du manuscrit au moins partiel de l’oeuvre ou de correspondance sur elle, le textologue en est réduit à des hypothèses invérifiables. Quant aux éditeurs, ils ne nient pas la réalité de l’auteur : ils s’en servent plutôt pour cautionner la véracité du livre qu’ils publient. Lors même qu’ils utilisent le texte de l’auteur comme un simple canevas, ils affirment avec emphase sa qualité de témoin pour donner de la crédibilité à une entreprise littéraire fort éloignée, thématiquement et idéologiquement, de ce qu’on imagine être l’original.
Appendices
Notice biobibliographique
Réal Ouellet
Professeur associé à l’Université Laval, membre du Célat, Réal Ouellet a publié, le plus souvent en collaboration, plusieurs études sur le roman, le théâtre et la relation de voyage. Il a aussi réédité de grands textes de la Nouvelle-France : Lahontan (1990), Sagard (1990 et 1999), Champlain (1993 et 2002), Leclercq (1999), certains dans la coll. « Bibliothèque du Nouveau-Monde » (Presses de l’Université de Montréal). Il est aussi l’auteur d’un roman (L’aventurier du hasard. Le baron de Lahontan, 1996) et d’un recueil de nouvelles (Regards et dérives, 1997).
Notes
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[1]
Lahontan, Oeuvres complètes, édition critique par R. Ouellet, avec la collaboration d’Alain Beaulieu, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1990, 1474 p.
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[2]
Louis-Armand de Lom d’Arce naît le 9 juin 1666, à Lahontan, petit village des Pyrénées-Atlantiques, dans le sud-ouest de la France, près de l’Espagne, entre Pau et Bayonne. Il a huit ans à la mort de son père et sa famille, de petite noblesse, est ruinée. En août 1683, âgé d’à peine dix-sept ans, il s’embarque pour le Canada avec un contingent de troupes chargées de combattre les Iroquois. Il fera la guerre, explorera le territoire, montera vite en grade et deviendra même un familier du gouverneur Frontenac. Mais à la suite d’un conflit violent avec Brouillan, le gouverneur de Terre-Neuve, il s’enfuit en Europe en 1693, erre pendant dix ans, publie en 1703 ses trois livres, reprend son errance, puis se fixe à la cour de Hanovre, où il mourra le 21 avril 1716, à l’âge de 49 ans.
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[3]
Nous avons essayé de mesurer ce succès dans la section « fortune littéraire » de l’introduction figurant dans notre édition (Lahontan, Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 102-199).
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[4]
Georg Wolgang Hamm, De Philosophia Canadensium populi in America septentrionali balbutiente dissertatio quam introductioni in philosophiam, Helmstadt, 1707, 24 p. ; traduit par A.-M. Étarian sous le titre « La philosophie balbutiante des Canadiens », dans Réal Ouellet, Sur Lahontan, Québec, L’hêtrière, 1983, p. 73-97.
-
[5]
Ce tome 3 se trouve sous trois pages de titre différentes : Suplément aux Voyages, Amsterdam, Frères L’Honoré, 1703 ; Suite du Voyage, Amsterdam, Veuve de Boeteman, et Londres, David Mortier, 1704 ; Dialogues, Amsterdam, Veuve de Boeteman, et Londres, David Mortier, 1704.
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[6]
Si aucun manuscrit de l’oeuvre publiée en 1702-1703 n’a été retrouvé, divers textes inédits ont été mis au jour par Margry, Lanctôt et quelques autres chercheurs. Moi-même, j’ai pu transcrire, aux archives Leibniz à Hanovre, un poème de Lahontan et quatre billets à Leibniz : voir Lahontan, Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 993-1127.
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[7]
Voir, par exemple, l’article de Bernard Barbiche, « Le régime de l’édition », dans Henri-Jean Martin et Roger Chartier (sous la dir. de), Histoire de l’édition française, Paris, Promodis, 1983, t. I, p. 367-377.
-
[8]
Lahontan, Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 307.
-
[9]
Lahontan, Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 799.
-
[10]
Lahontan, Voyages du Baron de La Hontan dans l’Amerique septentrionale, Amsterdam, François L’Honoré, 1705.
-
[11]
« Préface », dans Lahontan, Voyages du Baron, ouvr. cité., [non paginé].
-
[12]
Cette réplique, parue dans l’Histoire des ouvrages des savants, en septembre 1705, est reproduite dans les Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 1008-1116.
-
[13]
Dialogues, dans Lahontan, Voyages, ouvr. cité, t. II, p. 260-261.
-
[14]
Dialogues, dans Lahontan, Voyages, ouvr. cité, t. II, p. 307.
-
[15]
André Beaulieu, Jean Hamelin et Benoît Bernier, Guide d’histoire du Canada, Québec, Presses de l’Université Laval, 1969, p. 269 ; repris textuellement dans Hélène Bernier, Gilbert Caron, André Beaulieu et Jean Hamelin, Guide du chercheur en histoire canadienne, Presses de l’Université Laval, 1986, p. 300. La phrase vient tout droit de Robert Le Blant, « Les voyages du Baron de Lahontan », Histoire de la Nouvelle-France, Dax, P. Pradeu, 1930, p. 61.
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[16]
NV = Nouveaux voyages de Mr. le Baron de La Hontan dans l’Amérique septentrionale ; M = Mémoires de l’Amérique septentrionale ; D = Dialogues ; VPD = Voyages de Portugal et de Danemark ; voir la description matérielle détaillée dans Lahontan, Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 34-43 et 1322-1347.
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[17]
Mes réflexions s’appuient sur une enquête en cours, avec l’historien Patrick Villiers, visant à préparer une réédition de l’Histoire des aventuriers, à paraître aux Presses de l’Université Laval en coédition avec les Presses de l’Université Paris-Sorbonne. On peut se reporter à deux articles que j’ai publiés dans des collectifs sur le monde de la flibuste : « Un grand classique de la flibuste : l’Histoire des aventuriers d’Exquemelin », Neptunia, Paris, décembre 2001, p. 23-29 ; « Fiction et réalité dans Nouvelles de l’Amérique (anonyme, 1678) et l’Histoire des aventuriers (1686) d’Exquemelin », dans Sylvie Requemora et Sophie Linon-Chipon (sous la dir. de), Les tyrans de la mer. Pirates, corsaires et flibustiers, Paris et Québec, Presses de l’Université Paris-Sorbonne et Septentrion, 2002, p. 281-294.
-
[18]
La traduction en espagnol omet son nom sur la page de titre. La réédition partielle sous le titre Histoire des frères de la côte, Paris, Éditions maritimes d’outre-mer, 1980 ; Paris, Éditions J’ai lu, coll. « J’ai lu l’histoire », 1984, porte « Exmelin ». L’homme lui-même signait Exquemelin, comme l’atteste une procuration datée du 27 avril 1674 (Michel-Christian Camus, « Une note critique à propos d’Exquemelin », Revue française d’histoire d’Outre-Mer, Paris, mars 1990, p. 80).
-
[19]
M. Vrijman, « L’identité d’Exquemelin. Les premières éditions de l’Histoire des aventuriers », Comité des travaux historiques et scientifiques, Bulletin de la section de géographie, 1933, t. 48, p. 43-57 ; Michel-Christian Camus, « Une note critique à propos d’Exquemelin », art. cité, p. 79-90 (M. Camus signe tantôt Michel tantôt Michel-Christian).
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[20]
Il affirme que l’auteur a eu « la bonne idée de diviser son manuscrit en trois parties différentes, pour que nous puissions utiliser l’une comme entrée à la suivante » [non paginé].
-
[21]
Probablement Frontignières, qui signe l’épître liminaire et qui a pu être aidé par un scribe à la solde de l’éditeur Le Febvre.
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[22]
Voir ce passage de la préface : « lorsque l’on m’apporta [la relation] dont il s’agit manuscrite, j’en fis laisser seulement deux ou trois cahiers pour les parcourir et pour voir ce que c’était ; ils me plurent assez pour en redemander d’autres, et, d’autres en autres, insensiblement j’ai lu tout l’ouvrage » [non paginé].
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[23]
Ivon Smeets a traduit les chapitres 6 et 7 de la première partie, et Annett Zuiderveen tout le reste. Pour être plus sûr de la justesse de cette traduction, je l’ai comparée à celle d’Alexis Brown (The Buccaneers of America, New York, Dover, 2000).
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[24]
Alors que l’édition néerlandaise comptait 84 000 mots, l’édition française en compte environ 144 000. Il faut également préciser que l’édition française ajoute une longue section de 57 pages intitulée « Établissement d’une chambre des comptes dans les Indes occidentales ».
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[25]
Voir De Americaensche Zee-Roovers, livre III, chap. 12.
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[26]
Voir Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin & Cie, 1935.
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[27]
Aucun manuscrit d’Exquemelin ne nous est parvenu. On a publié sous son nom (orthographié Oexmelin, Esquemeling, Exquemelin) les titres suivants : De Americaensche Zee-Roovers, Amsterdam, Jan ten Hoorn, 1678 ; Americanische Seeräuber, Nuremberg, Riegel, 1679 ; Piratas de la America, Cologne, Struickman, 1681 ; Bucaniers of America, Londres, Crooke, 1684 [2e éd., 1684] ; The History of the Bucaniers of America, Londres, Malthus, 1684 [2e éd., 1684] ; Histoire des aventuriers qui se sont signalés dans les Indes, Paris, Le Febvre, 1686 [édition augmentée, 1699]. Les Nouvelles de l’Amérique, ou Le Mercure américain, où sont contenues trois histoires véritables arrivées de notre temps (Rouen, Vaultier, 1678) ont donné lieu à une contrefaçon, avec le même titre et le même millésime, qui porte l’adresse fantaisiste suivante : Cologne, l’Ingénu (exemplaire conservé à la John Carter Brown Library, Providence, Rhode Island, É.-U.). Deux des trois nouvelles se passent dans le milieu de la flibuste et ont leur source partielle dans un manuscrit d’Exquemelin.