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Contexte

L’exposition à l’alcool et aux drogues pendant la grossesse peut entraîner des effets dévastateurs pour le foetus et risque de compromettre irrémédiablement le développement d’un enfant. Les impacts de la consommation maternelle prénatale varient selon le pouvoir tératogène[1] de la ou des substances, la quantité consommée, le moment de l’exposition en cours de grossesse et les différents modérateurs liés aux environnements pré et postnataux (Popova et al., 2018, 2012 ; Behnke et Smith, 2013 ; Bandstra et al., 2010).

Pouvoir tératogène de l’alcool et prévalence d’exposition. L’alcool est le pire tératogène dont les effets causaux délétères sont largement démontrés. Il traverse facilement le placenta, nuit à l’évolution normale de l’embryon et peut endommager de façon permanente les cellules du système nerveux central, du cerveau et des autres organes du foetus (Popova et al., 2018). Au niveau congénital, l’alcool peut altérer le développement physique, neurologique et cognitif du foetus, voire conduire à la mort du nouveau-né (Naumann et al., 2013 ; Institut national de santé publique, 2011).

Si l’enfant survit, d’autres effets directs peuvent se traduire par des incapacités physiques, cognitives et neurodéveloppementales diverses chez les enfants exposés (Popova et al., 2018 ; Temple, 2013 ; Schröter, 2010 ; Olsen, 1996). Des déficits plus ou moins marqués sur les plans intellectuel et moteur, des troubles de la mémoire, de l’apprentissage, d’impulsivité, de langage, d’attention et du fonctionnement exécutif risquent entre autres d’apparaître (Naumann et al., 2013 ; Riley et McGee, 2005 ; Kodituwakku, Kalberg et May, 2001).

Selon les lignes directrices canadiennes, ces diverses conséquences négatives et permanentes pour le développement de l’enfant sont maintenant regroupées sous : a) un diagnostic de trouble du spectre de l’alcoolisation foetale (TSAF) avec ou sans traits faciaux caractéristiques ; et b) une condition à risque de développer un trouble neurodéveloppemental et un TSAF associés à l’exposition prénatale à l’alcool (Cook et al., 2015 ; Chudley et al., 2005). D’où l’importance de documenter l’exposition prénatale de façon précoce, pour surveiller de près le développement des enfants exposés[2]. De plus, dans leur revue systématique et méta-analyse, Popova et al. (2016) ont aussi décelé plus de 400 autres états pathologiques comorbides avec le TSAF.

La recherche n’a pas encore documenté de tendance, de quantité ni de période d’exposition prénatale à l’alcool pouvant être considérées comme sécuritaires et sans effet tératogène. À ce sujet, les modèles animaux suggèrent que le cerveau est vulnérable aux effets tératogéniques de l’alcool à tous les stades du développement intra-utérin (Popova et al., 2018, p. 1 ; Sulik, 2014). Notons que certains effets de l’exposition à l’alcool in utero peuvent être subtils : les troubles neurodéveloppementaux liés à l’alcool, qui passent souvent inaperçus, sont notamment associés à des atteintes sur le plan des fonctions exécutives, à des déficits de mémoire, d’attention ou de résolution de problème, etc., sans que les enfants présentent les signes visibles caractéristiques du TSAF (Scott-Goodwin, Puerto et Moreno, 2016 ; Cook et al., 2015 ; Chudley et al., 2005 ; Olsen, 1996). Ces problèmes cognitifs, souvent remarqués chez les populations victimes de maltraitance (Masson et al., 2015 ; Masson, East-Richard et Cellard, 2016), peuvent entraver plusieurs aspects fonctionnels de l’individu sur le long cours, a fortiori s’ils demeurent non décelés. Sans surprise, un lot de difficultés adaptatives et sociales corrèlent ainsi de façon secondaire avec une exposition prénatale à l’alcool : troubles de comportement, problèmes de santé physique et mentale, décrochage scolaire, démêlés avec la justice, comportements sexuels inappropriés, toxicomanie, difficultés à trouver un emploi, mode de vie dépendant, difficultés dans l’exercice du rôle parental et itinérance (Naumann et al., 2013 ; Sanders, 2013 ; Temple, 2013 ; Institut national de santé publique, 2011 ; Bhatara, Loudenberg et Ellis, 2006).

La prévalence du TSAF au sein de la population générale canadienne n’est pas précisément connue et varie d’une étude à l’autre. Au terme de leur méta-analyse, Roozen et al. (2016) l’ont évaluée entre 23,81 et 38,04 pour 1000 naissances vivantes (PI = 95 %). Plus récemment, une étude réalisée sur une large population d’élèves de niveau élémentaire de la région de Toronto (N = 2555) l’a estimée entre 18,1 et 29,3 naissances sur 1000, soit près de 3 % des élèves de niveau élémentaire (âgés de 7 à 9 ans). Des auteurs américains font toutefois remarquer que les taux de prévalence véritables seraient de cinq à dix fois plus importants que les taux connus, la proportion de bébés dont le cerveau serait irrémédiablement touché par l’abus d’alcool durant la grossesse pouvant atteindre jusqu’à 10 % (May et al., 2018).

Certaines populations spécifiques d’enfants sont davantage affectées. Dans leur méta-analyse, Lange et al. (2013) recensent les études ayant porté sur la prévalence du TSAF dans différents systèmes de soutien et de protection de l’enfance à travers le monde (protection de la jeunesse, internats, orphelinats, etc.). Les études canadiennes répertoriées par ces auteurs rapportent des taux variant entre 33 et 113 pour chaque 1000 naissances, les proportions étant plus importantes pour les enfants issus des communautés autochtones ou les enfants adoptés provenant des pays de l’Est (Asante et Nelms-Matzke, 1985 dans Fuchs et Burnside, 2014 ; Fuchs et al., 2012 ; Robert et al., 2009 ; Burge, 2007 ; Square, 1997). Bref, en analysant les résultats des 33 études sélectionnées dans 8 pays, Lange et al. (2013) concluent qu’en fonction de la méthode utilisée pour repérer les cas, la prévalence mondiale du TSAF dans les services de protection ou de soutien à l’enfance se situe entre 5,5 et 14,5 % des enfants pris en charge. Une prévalence jusqu’à 15 fois supérieure à celle estimée dans la population générale. À notre connaissance au moment d’écrire cet article, si l’on ne tient pas compte de l’étude de Robert et al. (2009) auprès des enfants adoptés provenant des pays de l’Est, aucune donnée précise sur la prévalence du TSAF dans la population générale québécoise n’est documentée. Des données existent toutefois sur l’exposition prénatale à l’alcool[3].

À ce sujet, les femmes enceintes québécoises sont deux fois plus nombreuses à rapporter consommer de l’alcool (21,2 %) que les femmes de l’ensemble du Canada (10,5 %). De plus, cette consommation d’alcool pendant la grossesse augmente à mesure que l’âge et le revenu maternel augmentent (Institut national de santé publique, 2011 ; Agence de la santé publique du Canada, 2009). Une étude canadienne s’intéressant à la prévalence dans la population générale, grâce à l’analyse de 1271 échantillons de méconium prélevés sur des nouveau-nés de l’Île-du-Prince-Édouard, révèle que de 3,1 à 4,4 % de ces bébés furent exposés in utero à l’alcool (Bryanton et al., 2014).

De façon congruente avec les rares données connues sur le TSAF, on constate que les mères appartenant à des populations vulnérables présentent des taux plus importants de consommation d’alcool pendant leur grossesse. Particulièrement les femmes enceintes évoluant au sein de communautés où s’accumulent les problèmes sociaux, celles provenant de familles suivies par les services de protection de l’enfance, ou encore les mères dépendantes à l’alcool ou à d’autres substances. Ces recherches mettent en lumière la vulnérabilité particulière d’exposition des enfants de ces populations (Roozen et al., 2016 ; Thanh et al., 2014 ; Ospina et Dennett, 2013). Muckle et al. (2011) rapportent que 61 % des mères d’une communauté inuite ont mentionné avoir bu pendant leur grossesse, soit trois fois plus que les femmes enceintes québécoises (21,2 %) et six fois plus que les femmes de l’ensemble du Canada (10,5 %) (Agence de la santé publique du Canada, 2009). Par ailleurs, l’alcool est rarement la seule substance consommée chez les mères qui en abusent et qui évoluent au sein de milieux de vie caractérisés par plusieurs facteurs d’adversité personnelle et sociale (Dawe et McMahon, 2018 ; Hélie et al., 2017 ; Grant et al., 2014 ; Bandstra et al., 2010 ; Tourigny et al., 2002).

Exposition prénatale aux drogues et autres substances à potentiel tératogène. Alors que le TSAF regroupe les affections engendrées par une exposition prénatale à l’alcool, il n’existe pas de terme regroupant celles liées à une exposition prénatale aux drogues. De même, le rapport de causalité entre une exposition aux drogues in utero et un trouble subséquent du développement est plus difficile à établir (Bandstra et al., 2010). Certaines données indiquent néanmoins des associations lorsque les substances sont considérées séparément.

Pendant la vie intra-utérine, il apparaît que l’héroïne, la cocaïne, le tabac et l’alcool induisent des retards de croissance chez le foetus et augmentent le risque de naissance avant terme. Le poids à la naissance des enfants exposés à l’une ou plusieurs de ces substances est fréquemment inférieur à la moyenne (Scott-Goodwin et al., 2016 ; Bandstra et al., 2010). À la naissance et à court terme, différentes études font état de déficits neurocomportementaux chez le nouveau-né, liés à l’altération du développement cérébral précoce. Les effets sur le système nerveux central et autonome (se manifestant par des signes tels que l’hypertonie, l’irritabilité, des cris perçants, une succion excessive, etc.) sont particulièrement importants après une exposition aux opioïdes. Ces difficultés sont également observables lors d’une exposition au tabac, et de façon plus subtile à la cocaïne (Behnke et Smith, 2013 ; Bandstra et al., 2010 ; Dixon, Kurtz et Chin, 2008).

Lors d’une exposition à l’alcool, à la cocaïne, aux opioïdes, à la marijuana ou à la méthamphétamine, les nouveau-nés peuvent présenter un moindre niveau d’éveil et de vigilance, des anomalies motrices, voire des tremblements. Plusieurs des foetus exposés aux opioïdes (60 à 80 %) viendraient au monde en état de syndrome de sevrage postnatal, syndrome probablement aussi associé à la consommation maternelle d’amphétamines (Bandstra et al., 2010).

À plus long terme, des difficultés de concentration, d’impulsivité et de régulation de l’attention ont été rapportées chez des enfants dont les mères ont consommé à la fois de l’alcool, de la marijuana, du tabac et des opioïdes. Des problèmes de comportement extériorisés sont aussi associés à l’exposition prénatale au tabac, au cannabis et aux amphétamines (Behnke et Smith, 2013 ; Bandstra et al., 2010 ; Dixon et al., 2008). En ce qui concerne l’exposition prénatale à la cocaïne, les informations sont partagées selon les répondants : les principaux donneurs de soins ne rapportent pas de problèmes de comportement à l’âge préscolaire ou dans l’enfance, sauf en cas de combinaison avec d’autres facteurs de risque. Toutefois, les rapports d’enseignants au sujet des mêmes enfants font état de difficultés d’attention, d’hyperactivité et de trouble d’opposition (Scott-Goodwin et al., 2016 ; Behnke et Smith, 2013). Du reste, les liens causaux et processus d’influence nécessitent d’être documentés davantage pour l’héroïne, la cocaïne, la marijuana, la méthamphétamine ou le tabac, alors que la présence d’anomalies congénitales est démontrée sans équivoque lorsqu’il est question de l’exposition à l’alcool (Behnke et Smith, 2013 ; Bandstra et al., 2010).

Quant à la prévalence d’exposition à la polyconsommation maternelle (drogues et alcool) pendant la grossesse, elle demeure difficile à estimer. Les données concernant la consommation prénatale autorapportée de mères canadiennes indiquent que 1 à 5 % d’entre elles mentionnent avoir consommé des substances illicites au cours de leur grossesse, et ce, de façon particulièrement importante chez les 15-24 ans. De même, 10,5 à 13 % des mères déclarent avoir fumé la cigarette (Agence de la santé publique du Canada, 2009 ; Agence de la santé publique du Canada, 2008). En outre, selon le rapport 2011-2012 de l’Institut canadien d’information sur la santé, dans certains secteurs du Québec, jusqu’à 10 % des mères se droguent alors qu’elles attendent un bébé. La substance illicite la plus souvent déclarée par les femmes enceintes au Canada et aux États-Unis est la marijuana, suivie de la cocaïne (Bandstra et al., 2010 ; Agence de la santé publique du Canada, 2009 ; Young, 1997). Outre un dépistage toxicologique sanguin ou urinaire, la présence d’un syndrome de sevrage postnatal chez le nouveau-né est un indicateur d’exposition prénatale aux opioïdes. Aux États-Unis, sur un échantillon de 674 845 nouveau-nés, 2 % en présentaient les signes entre 2004 et 2013 (Tolia et al., 2015).

En résumé, les impacts de la consommation d’alcool et de drogues pendant la grossesse sont complexes à évaluer et à identifier. D’une part, par la difficulté de départager les effets spécifiques des différents tératogènes consommés par la mère sur le développement du foetus et de l’enfant et les effets de leur interaction, le cas échéant. D’autre part, en raison du fait qu’il faut tenir compte des caractéristiques génétiques de l’enfant et de l’effet de l’environnement postnatal sur l’expression de ces caractéristiques, deux éléments susceptibles d’amplifier les difficultés de développement du jeune exposé ou de les amoindrir. Ainsi, une causalité directe sur le développement à la suite de l’exposition prénatale aux drogues est plus difficile à établir que dans le cas de l’alcool (Scott-Goodwin et al., 2016 ; Bandstra et al., 2010 ; Young, 1997). Mais ces études sont aussi porteuses d’espoir : elles montrent l’effet déterminant de la qualité de l’environnement postnatal (sur le plan de la réponse aux besoins du bébé et des occasions de stimuler adéquatement son système nerveux en plein développement) pour amoindrir les problèmes d’adaptation susceptibles de se manifester sur le long cours. Ce qui conduit à examiner les enjeux déterminants du repérage.

Enjeux de repérage et d’intervention en travail social. Au Québec, comme ailleurs dans le monde, les enfants en besoin de protection sociale sont particulièrement vulnérables au risque d’exposition à de multiples substances psychoactives à potentiel tératogène in utero (Dawe et McMahon, 2018 ; Grant et al., 2014 ; Tourigny et al., 2002 ; Clément et Tourigny, 1999). De plus, autant les rares taux connus de consommation maternelle d’alcool et de drogues pendant la grossesse que les taux de prévalence du TSAF ne seraient pas représentatifs des taux réels au Québec.

En raison de son caractère socialement peu désirable, la consommation maternelle d’alcool ou de drogues pendant la grossesse est probablement sous-déclarée, même dans les enquêtes publiques à large échelle utilisant des méthodologies rigoureuses (Wong, Ordean et Kahan, 2011). Quant au repérage et à la détection du TSAF, l’absence fréquente de signes physiques à la naissance, leur manifestation parfois tardive vers l’âge de cinq ou six ans seulement, ainsi que le fait qu’il puisse être confondu avec d’autres troubles neurodéveloppementaux le rendent difficile à détecter (Elgen, Bruaroy et Laegreid, 2007 ; Koren et al., 2003 ; May et Gossage, 2001). Les différentes affections associées au TSAF sont basées sur un diagnostic d’exclusion, à la suite d’une évaluation multidisciplinaire en plusieurs phases, soutenues par des connaissances spécifiques qui font parfois défaut. Ceci contribue à son sous-diagnostic (Popova et al., 2018 ; May et al., 2009 ; Bertrand et al., 2004).

Toutefois, plusieurs des difficultés énoncées ci-dessus peuvent être amoindries et certaines autres, contournées ou évitées, moyennant un diagnostic précoce et une prise en charge adéquate le plus rapidement possible après la naissance (Cook et al., 2015 ; Streissguth et al., 2004 ; Chudley et al., 2005 ; Dixon, 2008). Or ceci n’est possible qu’en identifiant d’abord les enfants exposés, ce qui fait actuellement défaut. Bref, compte tenu du rôle catalyseur déterminant de l’environnement postnatal sur la manifestation des difficultés fonctionnelles des enfants exposés et la promotion de leur résilience, les enjeux de repérage et d’intervention constituent une question cruciale de santé publique et de justice sociale. Toutefois, il existe peu de données précises et d’initiatives de réflexion susceptibles d’outiller les travailleurs sociaux oeuvrant à la protection et au mieux-être des enfants les plus vulnérables du Québec en ce sens, ce à quoi s’intéresse cette recherche appliquée.

Objectifs de l’étude

Cette étude documente la prévalence et la nature de l’exposition prénatale à l’alcool et aux drogues chez une cohorte de bébés dont la situation a été signalée aux autorités à la naissance, à partir des informations contenues aux dossiers en protection de la jeunesse. Les liens entre la consommation maternelle, les motifs légaux d’intervention et le placement de l’enfant dans les premières années de vie sont examinés sous l’angle des différences entre les enfants exposés et non exposés, le cas échéant.

Méthodologie

Devis. Il s’agit d’une étude exploratoire à visée descriptive, inspirée des devis d’études épidémiologiques de surveillance passive.

Collecte de données. Cette étude quantitative procède d’une analyse sur dossier (extraction qualitative d’informations à l’aide d’une grille de collecte prédéterminée). Les données de l’ensemble des signalements retenus en protection de la jeunesse (tous motifs légaux confondus) concernant des bébés naissants âgés d’au plus deux jours de vie sur le territoire de la Capitale-Nationale (région administrative 03) ont d’abord été extraites de la base de données opérationnelle du CIUSSS de la Capitale-Nationale (N = 340), sur une période de cinq années consécutives (2008 à 2013). Une extraction des informations consignées au dossier informatisé de l’usager en protection de la jeunesse jusqu’à trois ans après la naissance de chacun des bébés a été réalisée de façon anonyme par deux assistantes de recherche. Elles ont chacune coté successivement les situations identifiées (certificat éthique 2013-377, JDLF_2012-06).

La variable exposition de l’enfant à l’alcool et aux drogues comportait initialement trois niveaux : a) exposition certaine (aveu de la mère à ce sujet ou symptômes de sevrage ou encore tests de dépistage concluants chez l’enfant) ; b) situations probables d’exposition (mère reconnue pour ses problèmes de dépendance à l’alcool ou aux drogues par les services sociaux ou de santé, ou encore repérée par son entourage pour avoir consommé enceinte) ; c) aucune exposition documentée (les bébés non exposés).

Analyses. À l’aide du progiciel SPSS (version 25), des analyses descriptives permettent d’établir les taux de prévalence et la nature de la consommation maternelle au sein de cette cohorte. Des analyses corrélationnelles examinent les similarités et les différences entre les groupes d’enfants exposés et non exposés sur le plan des motifs légaux d’intervention et de l’histoire de placement des enfants pendant leurs premières années de vie.

Résultats

Exposition prénatale à l’alcool et aux drogues. Au cours des cinq années d’observation, 340 bébés âgés d’au plus deux jours de vie (49 % de garçons et 51 % de filles) ont fait l’objet d’un signalement retenu par les autorités en protection de la jeunesse sur le territoire de la Capitale-Nationale. Plus de la moitié de ces poupons (51,76 %) auraient été exposés à des drogues ou à l’alcool pendant la grossesse. Ce sous-groupe inclut les 30 bébés dont l’histoire d’exposition a été cotée probable (mère reconnue comme présentant des problèmes de dépendance par les services de santé ou ses proches). Vu leur petit nombre et la probabilité assez élevée d’exposition, nous les avons inclus aux fins d’analyse et de présentation des données dans le groupe des enfants ayant été exposés à l’alcool et aux drogues in utero.

Parmi ceux-ci (n = 176 ; 48,7 % de garçons et 51,3 % de filles), l’exposition à une ou plusieurs drogues pendant la grossesse semble davantage fréquente (64,2 %) que l’exposition à la fois à l’alcool et aux drogues (25,6 %), ou uniquement à l’alcool (10,2 %). Soixante-dix bébés (70) ont fait l’objet de tests de dépistage de drogues à la naissance et 41 présentaient des symptômes de sevrage. Les mères des bébés exposés ont consommé en moyenne près de deux substances différentes (M = 1,76, SD = 0,881) pendant leur grossesse, mais plus de la moitié de ces bébés (n = 94) furent exposés à au moins deux substances et un peu moins (n = 46) à trois substances ou plus. Dans les situations les plus extrêmes (n = 18), certains enfants ont été exposés à quatre substances différentes ou plus pendant la grossesse de leur mère. Nous n’avons pu retracer de données précises sur les fréquences d’exposition (ou de consommation de la mère) en cours de grossesse. Le tableau 1 présente la nature et la prévalence d’exposition aux substances identifiées.

Tableau 1

Substances consommées par les mères pendant leur grossesse chez les enfants exposés (n = 176)

Substances consommées par les mères pendant leur grossesse chez les enfants exposés (n = 176)

*Ou méthamphétamines

**Morphine, héroïne, méthadone ou dérivés

***Benzodiazépines, ecstasy, mescaline ou autres substances illicites non identifiées

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La substance déclarée comme la plus souvent consommée est le cannabis, suivi de l’alcool, de la cocaïne et des amphétamines. Les rares mères de notre échantillon pour qui la consommation de cigarettes pendant leur grossesse a été indiquée au dossier (n = 8) se retrouvent dans le sous-groupe d’enfants exposés à l’alcool ou aux drogues. De plus, parmi les enfants de la cohorte que nous savons nés prématurément (n = 35), 77 % auraient été exposés à l’alcool ou aux drogues pendant la grossesse [χ2 (1, N = 327) = 9,701, p < 0.002].

Motifs de rétention des signalements et difficultés parentales. Le tableau 2 présente les données afférentes aux motifs d’intervention légaux relatifs à la rétention des signalements en protection de la jeunesse.

Tableau 2

Répartition des enfants exposés et non exposés en fonction des motifsa de rétention des signalements (N = 340)

Répartition des enfants exposés et non exposés en fonction des motifsa de rétention des signalements (N = 340)

a Plusieurs motifs peuvent appuyer la rétention d’un même signalement par les autorités au sujet d’un enfant, c’est pourquoi nous n’avons pas indiqué les fréquences et pourcentages totaux des motifs.

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En ce qui a trait aux difficultés des familles liées soit à la négligence ou à la violence conjugale (répertoriée dans ce dernier cas en tant que mauvais traitements psychologiques), elles affectent des proportions équivalentes d’enfants naissants au sein des deux groupes. En revanche, quoique leur nombre soit relativement petit, presque tous les bébés signalés pour abandon (n = 8) font partie des enfants pour lesquels la consommation d’alcool et de drogues (n = 3) ou de multiples drogues (n = 5) par la mère a été documentée. La différence entre les enfants exposés et non exposés à l’aide du test de Fisher s’avère significative [χ2 (1, N = 340) = 5,182, p < 0.04].

Outre l’abandon à la naissance, le signalement des enfants exposés à l’alcool et aux drogues pendant la grossesse est surtout retenu en raison du risque sérieux de négligence associé à leur situation [χ2 (1, N = 340) = 23,637, p < 0.000]. D’autres différences existent entre les groupes concernant les risques sérieux d’abus sexuel [χ2 (1, N = 340) = 14,336, p < 0.000] et d’abus physique [χ2 (1, N = 340) = 8,191, p < 0.004]. La situation est toutefois inversée dans ces derniers cas : les bébés dont la mère ne consommait pas enceinte étant considérés davantage à risque concernant ces motifs de compromission de leur sécurité.

Prévalence et histoire de placement des bébés. De façon statistiquement équivalente, quelques dizaines de dossiers ont été fermés à la suite de la rétention des signalements, la cohorte totale passant ainsi à N = 330 pour l’examen de l’histoire de placement des enfants. Nous avons examiné le moment où les enfants ont été retirés de leur famille après leur naissance (le cas échéant), ainsi que la durée de ce premier placement, le dernier milieu de vie connu à 3 ans et le nombre de déplacements entre les différents milieux de vie des enfants. Certaines différences existent entre les enfants exposés à l’alcool et aux drogues et ceux non exposés. Le tableau 3 présente les données relatives au moment et à la durée du premier placement des enfants retirés à leur naissance.

Tableau 3

Moment et durée du premier placement des enfants après leur naissance

Moment et durée du premier placement des enfants après leur naissance

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Au moment de leur naissance, les bébés dont la mère a consommé pendant la grossesse sont davantage soustraits à la garde de leurs parents biologiques, et ce, plus rapidement [χ2 (3, N = 330) = 9,026, p < 0.03]. Dans ces situations, l’enfant est retiré plus fréquemment avant même de quitter l’hôpital. Ces bébés sont aussi plus souvent placés pour une très courte durée (c’est-à-dire moins d’un mois) [χ2 (4, N = 330) = 10,294, p < 0.04].

Après le premier mois de vie, les bébés exposés non placés immédiatement après leur naissance ne font pas davantage l’objet d’un retrait de leur milieu familial que les autres bébés de la cohorte. Il n’y a pas non plus de différence significative entre les groupes quant à la durée de ces premiers placements, dès que celle-ci dépasse quatre semaines. Des 56,4 % enfants de la cohorte ayant fait l’objet d’au moins un retrait de leur famille d’origine au cours de leur première année de vie, quelques enfants furent placés jusqu’à leur majorité dès le premier placement (n = 30), ici encore sans différence entre les groupes. À plus long terme, à l’âge de trois ans, 12,3 % du total de ces bébés signalés à la naissance auront été adoptés, 26,9 % seront en famille d’accueil et 60,8 % vivront auprès de leurs parents biologiques. Les enfants exposés furent toutefois davantage adoptés (8,4 %) que les enfants non exposés (3,9 %) [χ2 (1, N = 334) = 5,278, p < 0.03]. Enfin, pour les enfants de la cohorte ayant connu au moins un retrait de leur milieu familial au cours de notre période d’observation, aucune différence significative n’est notée à la fin de celle-ci entre les groupes d’enfants exposés et non exposés à l’alcool et aux drogues, quant au nombre moyen de déplacements entre leurs différents milieux de vie (M = 1,68, SD = 1,52).

Discussion

Cette étude fournit de précieuses données sur les taux d’exposition prénatale à l’alcool et aux drogues de bébés signalés aux autorités dès leur naissance et sur les services qui leur sont offerts en protection de l’enfance. Elle permet d’apprendre que même si les femmes canadiennes enceintes qui consomment rapportent surtout boire de l’alcool et fumer la cigarette (Muckle et al., 2011 ; Rapport sur la santé périnatale au Canada, 2008), près des deux tiers des bébés de notre échantillon ont été davantage exposés à une ou plusieurs drogues pendant la grossesse de leur mère et près du tiers d’entre eux l’ont été à l’alcool. De plus, chez le groupe d’enfants dont l’exposition est documentée, la mère consommait en moyenne près de deux substances et une grande proportion de bébés furent exposés à trois substances ou plus (principalement : cannabis, alcool, cocaïne, de même qu’amphétamine et ses dérivés).

Ces premiers constats interpellent, mais doivent s’interpréter avec les nuances qu’imposent les limites de notre étude. D’une part, la consommation maternelle étant reconnue comme sous-déclarée (Jacobson et al., 2012 ; Wong et al., 2011), on peut s’attendre à ce qu’elle soit possiblement encore plus banalisée par les mères dont les capacités parentales font l’objet d’une enquête à la suite d’un signalement en protection de la jeunesse. Il est probable que certaines substances aient été consommées et que cette exposition n’ait pas été documentée, même de bonne foi, en raison d’un manque de connaissances sur le sujet par les mères. Il est aussi possible qu’une partie de la consommation des mères y ayant exposé leurs enfants ait été passée sous silence, ces dernières se limitant à avouer celle qu’elles ne pouvaient camoufler (par ex. : symptômes de sevrage chez l’enfant ou tests de dépistage concluants peu après la naissance). Autant d’éléments que notre étude ne permet pas d’éclaircir. En contrepartie, un avantage important existe : les données présentées sont peu susceptibles de comprendre des faux positifs. Autrement dit, les bébés exposés dans cette étude l’ont véritablement été.

La seconde limite importante concerne la sélection de l’échantillon : une cohorte d’enfants signalés aux autorités au moment de leur naissance. Or, il est possible que des enfants dont la mère a consommé de l’alcool ou d’autres drogues alors qu’elle était enceinte fassent l’objet d’un premier signalement en protection de la jeunesse ultérieurement, un certain temps après leur naissance, voire des années plus tard. Notre cohorte n’est donc pas représentative des taux d’exposition à l’alcool et aux drogues pour l’ensemble des enfants signalés ou suivis en protection de la jeunesse. Ces taux pourraient être plus ou moins élevés que ceux rapportés ici.

Dans les faits, le repérage de la consommation maternelle pendant la grossesse n’est pas un objet d’investigation systématique dans l’évaluation de la compromission de la sécurité ou du développement d’un enfant en protection de la jeunesse, sauf si des doutes importants existent à ce sujet. Le choix méthodologique de s’intéresser ici à une population d’enfants signalés à la naissance permettait d’étudier rétrospectivement une cohorte de mères enceintes appartenant à la population clinique à l’étude. Il devenait plus probable également que la consommation de la mère pendant la grossesse, le cas échéant, soit davantage notée par le travailleur social au dossier, et ce, de façon plus fiable quant aux substances concernées.

Les informations notées au dossier dépendent aussi de ce que le travailleur social en protection de la jeunesse a jugé bon d’y inscrire, en fonction de ses connaissances et perceptions personnelles au sujet du pouvoir tératogène des substances concernées et de leur niveau d’acceptabilité sociale (April et al., 2010). Il s’agit d’un autre aspect susceptible de faire varier les informations recueillies, surtout en l’absence de l’utilisation par le clinicien d’une grille précise d’enquête pour documenter de façon objective la nature, la fréquence et les trimestres de la grossesse où les substances furent consommées par la mère (cette dernière information étant tout à fait inexistante dans les dossiers examinés). Conscientes de toutes ces limites afférentes à l’étude, nous croyons que nos résultats cachent possiblement des faux négatifs. En cela, ils représenteraient davantage la pointe de l’iceberg, avec des enfants non détectés, qu’une surévaluation du phénomène.

De pair avec de futures recherches appliquées susceptibles de bonifier les pratiques existantes en travail social, des études ultérieures permettant de préciser les besoins réels des enfants, le profil sociodémographique des familles (par ex. : âge des parents, présence de fratrie, statut familial, etc.) et les trajectoires précises de placement sur le long cours des enfants exposés et non exposés, sont clairement à poursuivre. Au sein de cette étude, nous avons noté que les services de protection de l’enfance ont tendance à retirer plus rapidement à la garde de leurs parents les enfants dont l’exposition prénatale est constatée, en raison d’un risque sérieux de négligence à leur endroit. Ces enfants sont aussi placés en milieu substitut pour une période plus courte. Cette observation apparaît conforme à la loi et aux pratiques qui visent à mettre en place différents types de mesures de protection immédiates (judiciaires ou volontaires), pour une période d’au plus trente jours. Après trois ans toutefois, des proportions équivalentes d’enfants des deux groupes vivent avec leurs parents biologiques ou, dans une moindre mesure, en familles d’accueil.

De plus, les bébés du groupe non exposé sont davantage signalés comme étant à risqued’abus sexuel et physique, que ceux exposés à l’alcool et aux drogues. Bien qu’il soit connu que les parents négligents présentent davantage de difficultés liées à la toxicomanie que les parents dont les enfants sont signalés pour abus sexuel ou physique (Lacharité, 2014 ; Larrivée et al., 2009), les caractéristiques des cohortes de bébés signalés à leur naissance semblent celles d’une population extrêmement vulnérable, peu importe les raisons. Il importe de continuer à s’y intéresser plus amplement, à l’aide de devis longitudinaux.

Pour les praticiens en service social, des recommandations concrètes se dégagent déjà de nos résultats. La première vise à soutenir le réflexe des travailleurs sociaux oeuvrant en CISSS et CIUSSS (mission CSSS ou en protection de la jeunesse) d’investiguer, lors des démarches d’évaluation des besoins des familles, si les enfants qu’ils côtoient ont ou non été exposés pendant la vie intra-utérine à des substances tératogènes. Surtout lorsque des difficultés comportementales, socio-affectives, d’apprentissage ou cognitives (par ex. : fonctions exécutives, attention, mémoire, etc.) sont mentionnées ou font déjà partie du tableau clinique.

Dans l’état actuel d’organisation des services, ces travailleurs sociaux en collaboration avec les infirmières oeuvrant en prévention et – lorsque présent – le médecin de famille ou le pédiatre de l’enfant, font partie des acteurs clés susceptibles d’aider à mieux repérer les enfants exposés. De plus, ce repérage s’avère simple et requiert de poser les questions pertinentes. Des grilles de repérage faciles à utiliser existent à cet effet (Dawe et McMahon, 2018 ; Cook et al., 2016).

Pour le ou la travailleur·se social·e à qui la « majeure clinique » de l’intervention interdisciplinaire auprès de la famille est concédée, cela voudra dire par la suite de s’assurer de la coordination et de la réalisation des plans d’intervention, des plans de services individualisés (« PSI » en vertu de la Loi sur les services de santé et des services sociaux, R.L.R.Q., c. S-4.2), ou encore des plans de services individualisés et intersectoriels si l’enfant est d’âge scolaire (« PSI-I » en vertu du Cadre de référence pour soutenir le développement et le renforcement d’un continuum de services intégrés pour les jeunes, aux paliers local et régional – Gouvernement du Québec, 2013). Le tout afin de permettre une évaluation ponctuelle adéquate du développement de l’enfant et la mise en place d’interventions intégrées, si besoin.

Les acteurs pertinents doivent être mobilisés aussi longtemps que nécessaire, certaines séquelles délétères de l’exposition étant difficiles à détecter et susceptibles de n’être repérées que des années plus tard (Elgen et al., 2007 ; Koren et al., 2003 ; May et Gossage, 2001). Bien sûr, en présence d’une équipe multidisciplinaire spécialisée détentrice de toute l’expertise spécifique, ces aspects seraient facilités (Cook et al., 2015 ; http://www.safera.net/). En l’absence de tels programmes, cela ne revient-il pas à « condamner par notre impuissance » les enfants québécois qui ne peuvent actuellement en bénéficier ? Pour des raisons de justice sociale, nous ne pouvons souscrire à une telle approche.

En effet, au sein des familles les plus vulnérables, la combinaison d’un mode de vie désorganisé lié à l’abus de substances et d’autres facteurs de risque tels que la pauvreté, l’itinérance, l’isolement social, les problèmes de santé mentale ou les difficultés d’attachement engendrées par le fait que l’enfant présente des comportements difficiles peut compromettre la qualité de l’exercice parental, la relation parent-enfant et le développement de ce dernier. Aggravant par le fait même l’effet tératogène direct de l’exposition prénatale (Bandstra et al., 2010 ; Young, 1997). De plus, l’effet modérateur de l’environnement postnatal en cas d’exposition a été démontré, permettant d’amoindrir certaines des difficultés qui y sont associées (Scott-Goodwin et al., 2016 ; Pearson, Tarabulsy et Bussières, 2015 ; Bandstra et al., 2010 ; Dixon et al., 2008 ; Ouellet-Morin et al., 2001 ; Young, 1997).

En conclusion, nous réitérons notre proposition de soutenir le repérage des enfants exposés à l’alcool ou aux drogues pendant la grossesse. Du point de vue des interventions subséquentes, pour le ou la travailleur·se social·e concernant les enfants repérés, il apparaît alors pertinent de s’assurer que le développement de ces enfants soit adéquatement et ponctuellement évalué dans les différentes sphères (physique, cognitive, langagière, socio-affective, comportementale, etc.). Le tout, par les partenaires des réseaux de services à qui reviennent ces mandats, en fonction du tableau clinique présent ou suspecté. De même, si un problème de santé ou de développement apparaît, la poursuite de l’intégration des services par des PSI ou PSI-I correctement coordonnés et animés devrait assurer que les interventions adéquates soient prodiguées selon un mode intégré.

En cela, en matière de démarchage et de concertation clinique permettant de nouer sur le terrain les alliances interdisciplinaires requises au sein des situations complexes, les travailleurs sociaux sont détenteurs d’une expertise spécifique qui doit être défendue et mise en valeur. Pour ce faire, ils devraient pouvoir s’appuyer sur la loi et les cadres de référence existants ou à venir soutenant l’organisation des services.