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Se remémorer le chemin parcouru, c’est parfois trouver de la rationalité là où elle n’était pas évidente au départ, c’est tisser des liens entre des événements qui semblaient à l’époque anodins ou fortuits, c’est relier deux points sur la carte d’un territoire qui, à l’origine, n’existait même pas.

Bien que très lentement et inégalement implantées, les études et recherches sur la diversité sexuelle et de genre existent depuis près de cinquante ans au Québec. Elles ont donc une histoire. Il en va de même pour ceux et celles qui les ont amorcées. Puisque l’objectif du présent numéro de Service social est précisément de retracer ces origines à partir des témoignages des personnes qui en furent pionnières, je livrerai ici quelques pistes de réflexion à partir de mon propre parcours. Il s’agit donc d’un portrait impressionniste. Forcément. Il est néanmoins possible qu’il aidera à comprendre les contextes dans lesquels l’intérêt intellectuel, l’enseignement et la recherche se sont développés en ce domaine qui, lorsque je commençai mes propres études universitaires dans les années 1970, non seulement n’existait pas mais était inimaginable.

Une précision : on notera que les quatre vagues successives que j’identifie dans les pages qui suivent pour faire état de l’avancement de ces études et recherches s’additionnent davantage qu’elles ne se substituent les unes aux autres ; autrement dit, une étape ne remplace pas nécessairement la précédente, elle s’y superpose plutôt.

Développer un savoir militant (1970-1990)

Je suis né en 1954 dans ce qui est aujourd’hui le quartier gay de Montréal, rue Panet. C’était à l’époque un quartier ouvrier, abritant de surcroît ce que l’on appelait le Red Light, c’est-à-dire le quartier de la prostitution (les ampoules roses à l’entrée d’un logement signalant que c’était un bordel, pour dire les choses comme elles étaient).

Ayant pu acheter une petite maison grâce au prêt d’un oncle et d’une tante plus fortunés, mes parents déménagèrent peu après dans le quartier voisin d’Hochelaga-Maisonneuve, alors en friche. Mais nous retournions souvent dans Centre-Sud, ne serait-ce que parce que ma mère y connaissait davantage les magasins, et que mon père y travaillait encore, dans une petite épicerie.

Élevé dans un milieu sans ressources financières, surtout après la séparation puis le divorce de mes parents, et enfant très solitaire (j’étais vraiment nul en sport, une calamité pour un garçon grandissant dans un quartier populaire), mon principal passe-temps était la lecture. Je lisais quasi compulsivement, fréquentant avec assiduité la bibliothèque municipale et deux petites librairies de quartier, il y en avait alors beaucoup, situées près de chez moi. Les livres de poche coûtaient à l’époque quelques sous.

Ma boulimie de lecture – je me donnais pour objectif de lire un livre par jour lorsqu’en congé de l’école – allait me faire découvrir le monde par-delà les frontières étroites du milieu dans lequel je vivais. À 12 ou 13 ans, je lisais Freud et Marcuse. Platon et Suétone étaient mes amis. Comme on le pressent, le domaine de la sexualité m’intéressait déjà beaucoup. Il faut dire que Le Banquet ou les Vies des douze Césars nous en apprenaient alors davantage sur la diversité sexuelle que la plupart des auteurs contemporains… Je ne réalisais pas encore à quel point ma soif de connaissances et mon goût pour la lecture allaient plus tard m’être utiles.

Je sais aujourd’hui que les bons livres donnent envie de faire aussi bien et les mauvais, Dieu sait qu’il y en a hélas, suggèrent qu’il sera aisé de faire mieux… Adolescent, déjà j’écris. Du moins, je m’y essaie. Un journal intime, bien sûr : à qui d’autre aurais-je pu me confier ? Mais aussi des poèmes et des chansons aux textes plutôt engagés, me semble-t-il, puisque, chose inédite, on y retrouvait parfois des amoureux du même sexe. Et puisque je grattais la guitare et pianotais, je participerai même à la fin de l’adolescence à quelques spectacles de chansonniers, comme on disait à l’époque (sans grand succès, je dois dire : mes textes étonnaient, pour ne pas dire plus ; de surcroît, je n’avais pas beaucoup de voix). Je fis aussi du théâtre, ce qui m’aida beaucoup à soigner mon extrême timidité. Ces expériences me seront aussi précieuses quand j’enseignerai plus tard, m’étant débarrassé du trac qui auparavant me paralysait.

Dire que les questions LGBT étaient tabous à cette époque est un euphémisme. On ne parlait pas de ces « choses-là », même entre jeunes, hormis pour les condamner ou les ridiculiser. Quelques romans, quelques livres d’histoire, de philo ou de psycho en faisaient état parfois, mais le plus souvent à mots couverts, avec amusement dans les meilleurs cas, avec mépris la plupart du temps. Au collège que je fréquentais (j’avais reçu une bourse au mérite qui en réduisait fort opportunément le coût), des profs mettaient en garde contre les « amitiés particulières ». Bien sûr, il y avait bien quelques adultes plus ou moins « visibles » : un prêtre, un professeur, un directeur de chorale, que l’on disait « efféminés », seule façon, croyait-on à ce moment-là, de savoir qu’un homme était homosexuel ou bisexuel. La télé alors naissante et le cinéma ne parlaient pour ainsi dire jamais des réalités LGBT, sauf négativement (le cinéma américain fut régi jusque vers 1967 par le code Hays, qui interdisait de montrer ou même de suggérer toute « déviance sexuelle », ce qui comprenait l’ensemble de la diversité sexuelle et de genre).

À Montréal, l’Exposition universelle de 1967 nous ouvre un peu les yeux sur le monde. Muni d’un passeport permanent, je m’y rends presque tous les jours. Nous vivions dans une province dominée par l’Église et son clergé, qui régissaient les conduites de tout un chacun (après son divorce, ma mère se fera dire par un curé d’être discrète lorsqu’elle assistait à la messe car elle donnait le « mauvais exemple » en vivant sans époux). Voici soudain que la planète entière nous tendait les bras, nous semblant plus que jamais accessible. Les esprits s’ouvraient. Je ne demandais pas mieux.

À la fin des années 1960, lorsque le ministre de la Justice puis premier ministre canadien de l’époque, Pierre Elliott Trudeau, propose de décriminaliser l’homosexualité, c’est comme un coup de tonnerre, suivi d’une petite révolution. Parce qu’au même moment, en juin 1969, se produit l’émeute du Stonewall Inn à New York, événement qui allait donner son coup d’envoi à ce que l’on a appelé depuis la libération homosexuelle, puis LGBT. Le contexte s’y prête. Le tournant des années 1970 est très marqué par la contestation étudiante et par le mouvement féministe, tous deux fort inspirants. Les échos qui nous proviennent des USA en ce qui concerne le Black Power et la contestation de la guerre du Vietnam ne nous laissent pas non plus indifférents. Il y a une énergie nouvelle, une façon différente de se représenter la réalité, traquant des formes d’oppression longtemps tues ou ignorées.

1970, c’est aussi l’année de mon entrée au cégep, ce qui m’ouvre à la socio et à la philo. C’est aussi ma première relation amoureuse, qui durera presque ces deux années-là, et dont la rupture, brusque et inattendue, me laissera complètement désoeuvré, pour ne pas dire traumatisé. Afin de m’aider à reprendre pied, on me suggère de gagner le marché du travail. Me placer devant un nouveau défi devrait me stimuler (je terminerai les quelques cours manquants de mon cégep à temps partiel, tout en travaillant).

Le hasard fit en sorte que je fus engagé dans un CLSC, un des premiers à voir le jour en fait, dans un tout nouveau service de soutien à domicile destiné aux personnes âgées, lequel sera graduellement transformé en service externe d’une résidence pour personnes âgées. C’est là que je vais découvrir le travail social, en particulier à travers une figure inspirante, une jeune finissante des plus engagées et débrouillardes qui me donne à penser que ce métier peut être intéressant. Il faut dire que je n’avais eu jusqu’à ce moment-là qu’une idée très vague de ce que je voulais faire dans la vie. J’avais bien songé au théâtre ou à la musique, mais mes premiers pas en ce sens furent sans lendemains. De plus, ma santé alors fragile jouait contre moi et les possibilités de gagner ainsi ma vie étaient quasi nulles. Pour quelqu’un qui doit impérativement voler de ses propres ailes, ce n’était pas idéal. Après deux ans passés dans différents emplois auprès des personnes âgées, je voyais bien que mon absence de diplôme allait me fermer l’horizon. Une décision fut prise : je retournerais aux études.

Je m’inscris donc en service social à l’Université de Montréal, en 1974. Et là, c’est le choc ; en fait deux chocs. Le premier, c’est de constater à quel point le conformisme de la pensée règne encore en maître dans la plupart des cours, où penser comme le prof est un must (ce qui me coûtera parfois des notes, soit dit en passant…). Le second choc, plus intéressant celui-là, c’est de côtoyer des pairs et collègues comme Françoise David, déjà militante féministe et modèle pour les autres, mais aussi Roger Bellemare, militant gay francophone de la première heure (étudiant en droit, il travaillera très fort pour faire amender la Charte des droits de la personne en 1977 afin d’y ajouter le terme orientation sexuelle parmi les motifs illicites de discrimination. Il sera hélas quelques années plus tard une des premières victimes au Québec du VIH).

Je me fais des amis, qui sont aussi des mentors car ils ne se gênent pas pour penser différemment et pour contester l’ordre établi. Ce milieu des années 1970 verra d’ailleurs les premières vastes contestations étudiantes dans les universités québécoises. Il y eut même une session durant laquelle nous ne sommes pas allés aux cours, nous notant finalement nous-mêmes – avec l’accord des profs sensibles au fait que nous avions pour ainsi dire créé un département parallèle, de sorte que nous continuions d’étudier tout de même… quoique tout autre chose que ce qui était initialement prévu : Marx, Mao (en vogue à l’époque ; c’était avant de découvrir ses exactions), mais aussi les sociologues français les plus in alors, comme Pierre Bourdieu et Alain Touraine. Et Michel Foucault, bien sûr. J’apprends à penser.

Dès mon admission à l’université, en fait juste avant, je découvre l’association étudiante Gay McGill, au nom bientôt transformé en Gay Montréal (leurs danses de financement étaient très courues ; nous sommes alors en pleine période disco !), et la librairie L’Androgyne, fondée par des membres de ce collectif. Ce lieu magique, initialement situé dans un entresol de la rue Crescent, me fera découvrir les premiers écrits ouvertement LGBT. Ils proviennent surtout des USA (et me permettront fort opportunément d’améliorer ma compréhension de l’anglais). Parmi les plus marquants figurent Homosexual Behavior among Males, du psychologue Wainwright Churchill, datant de 1967, Le comportement sexuel chez l’homme et l’animal de l’anthropologue Clellan Ford et l’éthologue Frank Beach, paru en 1951 et traduit en 1970, Homosexual : Oppression and Liberation du politologue Dennis Altman, paru en 1971 et traduit en 1976, et The Homosexual Matrix de Clarence Arthur Tripp[1], paru en 1976.

Sur le plan intellectuel, je découvre un nouveau monde. Un ouvrage trouvé par hasard et peu connu marquera beaucoup dès ce moment-là ma conception de la recherche. Il s’intitule Dire nos sexualités (éditions Galilée, 1976) de Xavière Gauthier, livre dans lequel l’auteure donne la parole à des personnes qui racontent librement leur intimité et leur sexualité considérées, à un titre ou un autre, comme « marginales ». C’est pour moi une révélation. Je ne sais pas encore que je consacrerai une partie de ma vie à mener par la suite de semblables recherches… mais n’anticipons pas.

Quelques auteurs d’ici, que je vais lire et même rencontrer, emboîtent le pas, avec un certain succès. Un militant de gauche d’origine française, Jean Le Derff, publie Homosexuel ? Et pourquoi pas ! en 1973, puis Homo Libre l’année suivante, ouvrages à la fois informatifs, puisque dénonçant les préjugés, et militants, puisque lançant un appel au changement. Le psychologue Alain Bouchard publie en 1977 Nouvelle approche de l’homosexualité, style de vie, qui rompt avec la vision pathologisante de cette réalité dans le sillage de la dépathologisation adoptée un peu plus tôt par les deux APA (American Psychiatric Association et American Psychological Association), précisément en 1973 et 1974. Il étudie aussi à l’Université de Montréal et animera une revue gaie comportant des critiques d’ouvrages, tous genres confondus, des nouvelles LGBT en provenance d’ailleurs dans le monde et des articles engagés. C’est un des premiers outils d’information de ce type au Québec (Internet n’existait pas encore). En 1978, un journaliste du Devoir, Jean Basile, fait paraître le collectif SORTIR, premier panorama québécois de ce qui s’écrit et se pense ici sur la libération des « minorités sexuelles ». Une partie de l’équipe de la revue contre-culturelle Mainmise s’y retrouve ; quelques jeunes auteurs alors prometteurs, tel Guy Ménard, y publieront leurs premiers textes.

Manifestement, un savoir à l’origine plutôt militant, tourné vers un changement des mentalités, se construit lentement mais sûrement, ici et ailleurs[2]. Ce savoir entend explicitement faire contrepoids aux discours dominants qui règnent depuis longtemps et pèsent encore sur la vie des personnes LGBT par la stigmatisation et la discrimination qu’ils entretiennent. Mais un mouvement est désormais perceptible : la décriminalisation de l’homosexualité au Canada et la dépathologisation de l’homosexualité et du lesbianisme en Amérique du Nord ont manifestement ouvert la porte à de nouvelles perspectives, permettant l’émergence d’un contre-discours qui traduit le refus des personnes LGBT d’être définies uniquement, et négativement, par « les autres ».

Un nouveau paradigme émerge ainsi lentement : la diversité sexuelle (à laquelle s’ajoutera graduellement la pluralité de genres – rappelons à ce sujet que les personnes trans ont beaucoup contribué par leur courage et leur détermination à l’émeute du Stonewall Inn, fondatrice des mouvements LGBT, puis à la contestation des normes de sexe et de genre). Et ce paradigme va mettre l’accent sur l’accueil et le soutien des personnes LGBT en déplaçant le « problème » de l’existence même des personnes et des communautés LGBT aux discriminations et stigmatisations qu’elles éprouvent, avec toutes les retombées préjudiciables que cela produit. Et c’est là très précisément que le travail social va jouer un rôle. Ça ne peut mieux tomber pour quelqu’un qui à ce moment-là entreprend des études en ce domaine…

En 1973, une travailleuse sociale anglophone, dont la famille juive fut ostracisée durant la Seconde Guerre mondiale, est amenée à côtoyer des personnes LGBT et se montre scandalisée par le peu de cas que l’on fait de leur condition : elles constituent aussi, à l’évidence, une minorité stigmatisée. Elle rédige un mémoire en ce sens et convainc le Centre de services sociaux Ville-Marie (qui dessert la communauté anglophone de Montréal) où elle travaille de créer le Gay and Lesbian Social Services Project (GLSSP). Ce service prend modèle sur les Gay Community Centers qui ouvrent petit à petit leurs portes dans les grandes villes américaines telles que New York et San Francisco. Il offre des services de counseling et une ligne d’écoute téléphonique (Gayline, qui deviendra plus tard l’organisme autonome Gay Écoute, puis Interligne), fait la formation de bénévoles pour animer des groupes de discussion en soirée et agir comme écoutants au téléphone. Il prendra aussi des stagiaires, en espérant notamment que les services sociaux francophones emboîteront le pas. Je serai le premier stagiaire francophone à y séjourner en 1977 (malgré les avis défavorables de professeurs m’assurant que ce choix nuirait beaucoup à ma carrière ; ce fut exactement l’inverse). Encore aujourd’hui, Myriam Boghen et son jeune collègue qui m’a chaleureusement accueilli, Bruce Garside, demeurent à mes yeux des modèles d’intelligence et de raffinement dans l’intervention psychosociale[3]. Les avoir eus comme mentors fut une chance inouïe.

Comme il n’existe alors pas vraiment de tradition professionnelle ou scientifique dans ce nouveau champ de pratique, les écrits émanant d’universitaires ou de chercheurs sur les réalités LGBT étant encore très rares, la réflexion et l’action développées aux GLSSP s’inspireront beaucoup des mouvements des femmes[4] et des Noirs américains (pratiques dites anti-oppressives, groupes de conscientisation, défense des droits et libertés, etc.), mais aussi des écrits de l’école de Chicago et de l’interactionnisme symbolique sur la construction de la « déviance » sociale. Les sociologues américains Howard Becker, Erving Goffman, William Simon et John Gagnon, et britanniques Kenneth Plummer et Jeffrey Weeks, comptent parmi les incontournables que je lis et relis, car ils montrent dans leurs écrits pionniers le caractère arbitraire de la création de la déviance sociale, en dénonçant comment des personnes ou des groupes sont socialement discrédités et marginalisés, en particulier les gays et lesbiennes[5]. Dans leurs travaux alors novateurs, on ne se demande plus « pourquoi l’homosexualité ? » mais plutôt « pourquoi l’homophobie ? », car c’est bel et bien cette dernière que l’on entend désormais prévenir et combattre.

Les premières associations LGBT viables vont émerger au Québec à la même époque. Après l’échec d’un premier Front de libération homosexuel, créé en 1971 mais abruptement tué dans l’oeuf par une descente policière lors de l’inauguration de son local en 1972 (sous le prétexte qu’il n’y avait pas de permis d’alcool[6]), ce sont surtout les universitaires qui vont prendre la relève. Ce sera, par exemple, le Gay McGill en 1972, l’Association communautaire homosexuelle à l’Université de Montréal, l’ACHUM, en 1975 (dont les fondateurs seront un temps inquiétés par un directeur de département croyant encore que l’homosexualité était une maladie mentale…), l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec (ADGQ) en 1976 (avec plusieurs personnes provenant des deux organismes précédents), le Groupe Gay de l’Université Laval en 1978[7]. La répression policière entourant les Jeux olympiques de Montréal (par laquelle le maire entend « nettoyer » la ville de ses éléments jugés indésirables, dont les personnes LGBT) ne fera que donner des ailes au mouvement, la répression appelant la mobilisation.

C’est d’ailleurs la mobilisation de certains de ces organismes en faveur de services sociaux non discriminatoires et adaptés aux personnes LGBT que le Centre de services sociaux du Montréal Métropolitain (qui abrite aussi la Direction de la protection de la jeunesse), francophone, va finalement ouvrir un poste d’intervenant social afin de soutenir le développement de tels services, en particulier pour les jeunes LGBT, les jeunes de la rue et de la prostitution (parmi lesquels les premiers sont surreprésentés). Je ferai ainsi l’apprentissage de mon premier métier pendant la décennie 1980. Et aussi mes premières armes comme auteur. Mon patron me demande en effet de mettre par écrit ce dont je discute avec mes collègues : la sexualité comme une réalité plurielle. Cela donnera mon tout premier ouvrage, publié à compte d’auteur en 1982, La sexualité plurielle, fort heureusement introuvable aujourd’hui (un premier ouvrage est souvent quelque peu maladroit)… Mais ce tout petit livre contient déjà, sur le fond, les prémisses de plusieurs de mes écrits à venir. Ce que je ne sais pas encore à l’époque, c’est que je suis inconsciemment en train de peaufiner mon plan de travail pour les décennies à venir. La diversité sexuelle et de genre, la prostitution des jeunes et les séquelles de violences sexuelles seront en effet mes trois principaux sujets de recherche durant ma carrière.

Si le milieu universitaire fournit en bonne partie les premiers militants et militantes et même les premières associations, il lui faudra du temps pour comprendre que les réalités LGBT peuvent aussi être un objet de savoirs formels et légitimes, donc de recherche et d’enseignement. Les milieux universitaires sont par tradition plutôt conservateurs. Une thèse en sociologie conduite à McGill en 1956 par Maurice Leznoff aurait pu ouvrir le chemin, mais ce pionnier ne fit pas d’émules, du moins pas à son époque. Il faudra attendre à la toute fin des années 1980 pour que l’Université Concordia ouvre des cours en cinéma et littérature LGBT, une première au Québec.

En résumé, les décennies 1970-1990 furent marquées par le développement d’un savoir qui est aussi une forme et une force de résistance, un savoir contestataire et militant en faveur des droits et du mieux-être des personnes. Mes premiers ouvrages, parus à la fin des années 1980, reflètent d’ailleurs ce désir de recadrer ou reformuler certaines questions à partir de la révolte que j’éprouve devant les niaiseries moralisatrices (je pèse mes mots) publiées jusque-là. Je serai ici parmi les premiers à écrire que la prostitution juvénile n’est pas une délinquance mais une oppression (Les enfants de la prostitution, VLB, 1987)[8], à remettre en question la condition masculine à partir du sort réservé aux hommes marginalisés (L’homme désemparé, VLB, 1988), et à critiquer les séquelles d’une révolution sexuelle récupérée pour la transformer en marché de la sexualité (Les lendemains de la révolution sexuelle, VLB, 1990[9]). Ce sont plutôt des essais que des recherches, bien sûr, encore que Les enfants de la prostitution étudie le fonctionnement de réseaux de clients. Ces trois ouvrages reçoivent des critiques plutôt élogieuses et se vendent bien, ce qui m’encourage à continuer et plaît aussi beaucoup à mon premier éditeur, Jacques Lanctôt, qui croyait beaucoup en mon travail[10].

L’écriture d’essais, à laquelle je me consacrerai par la suite en alternance avec la publication de recherches[11], est à plus d’un titre formatrice, cela dit, car on peut y commenter et critiquer les écrits et les recherches d’autrui tout en développant et faisant valoir son propre point de vue. On apprend beaucoup à conceptualiser, à réfléchir et à écrire en rédigeant des essais[12]. On ne le dira jamais assez : écrire, c’est réfléchir à haute voix.

Développer un savoir expert (1990-2010)

Vers la fin de cette décennie 1980, un événement marquant va changer complètement la donne : l’épidémie du sida va créer l’urgence de mieux connaître et comprendre le vécu des personnes LGBT, donc la nécessité de mener des recherches sur leurs conditions de vie et d’en diffuser les résultats. Aux organismes communautaires LGBT existants s’ajoutent rapidement des organisations qui vont se consacrer spécifiquement à la prévention du sida et à la lutte contre la discrimination et la stigmatisation des personnes séropositives. Au fil des années 1980, il devient en effet évident que l’épidémie du sida fait des dégâts dramatiques dans les communautés GBT. Il apparaît de plus en plus qu’un savoir expert sur ces communautés est requis et légitime. La création en 1989 du Centre québécois de coordination sur le sida (CQCS) va mener au développement de formations continues afin de pallier l’immense méconnaissance des réalités LGBT chez les intervenants du milieu de la santé et des services sociaux. À cette époque (et encore aujourd’hui, dans bien des cas), la très vaste majorité d’entre eux n’ont jamais reçu la moindre formation structurée à ce sujet, même ceux et celles qui reçoivent régulièrement une clientèle LGBT dans le cadre de leur travail.

À la toute fin de l’année 1990, je termine mon doctorat, car j’ai vraiment pris goût aux études, sans trop savoir ce qui m’attend par la suite sur le plan professionnel, mon profil de formation n’étant pas très standard, pour ainsi dire. De surcroît, les emplois permanents en enseignement et en recherche sont à ce moment-là très rares et le champ qui m’intéresserait reste encore à bâtir. Coup de chance, en considérant mon expérience antérieure au CSSMM, le CQCS m’offre un contrat de consultant pour superviser la création des tout premiers programmes de formation en prévention de la transmission du VIH et par voie de conséquence en prévention des préjugés envers les populations les plus touchées. Très rapidement se joindront à l’équipe supervisée par Nicole Marois, les collègues Bill Ryan et Irène Demczuk, qui ont beaucoup contribué au démarrage de cette aventure. Cela donnera le programme Pour une nouvelle vision de l’homosexualité : intervenir dans le respect des orientations sexuelles, bientôt suivi par un second volet, Adapter nos interventions aux réalités homosexuelles et bisexuelles (presque vingt-cinq ans plus tard, ces deux formations seront mises à jour et refondues sous ma supervision avec pour nouveaux titres Sexes, genres et orientations sexuelles : comprendre la diversité et Adapter nos interventions aux réalités des personnes de la diversité sexuelle, leur couple et leur famille. Elles sont maintenant données de concert avec le ministère de la Justice du Québec, faisant large place aux droits des personnes, couples et familles, et à leur inclusion sociale).

Le réseau de la santé et des services sociaux s’ouvre ainsi davantage à la diversité, en particulier en régions, où ces formations sont très demandées. Voyant qu’enseigner les réalités LGBT est non seulement possible mais populaire, et sous la pression d’associations et de groupes communautaires, des universités francophones vont enfin permettre le développement de cours (par le Groupe interdisciplinaire de recherches et d’études Homosexualité et société, le GIREHS, à l’UQAM, qui fonctionnera de 1994 au début des années 2000 ; les cours seront maintenus par la suite). Des programmes spécifiques sur la diversité sexuelle et de genre sont aussi créés dans les universités anglophones, qui ont pris de l’avance (c’est le cas à Concordia depuis 1994, puis ce sera McGill). Un premier colloque interuniversitaire, La ville en rose (Concordia-UQAM), avait pavé la voie en 1992. Dans ce contexte, des jeunes chargés d’enseignement – quelques-un·e·s sont déjà profs, d’autres le deviendront – vont développer une expertise en enseignement puis en recherche sur la diversité sexuelle et de genre. Il faut dire que les organismes subventionnaires sont plus que jamais ouverts à ces réalités désormais, souvent à travers la prévention du VIH. Cela permettra à des chercheures novatrices comme Viviane Namaste, Line Chamberland et Joanne Otis, par exemple, de développer leurs expertises et leurs recherches.

Réaliser mon doctorat de 1988 à 1991 avait décidément été pour moi une bonne école, m’apprenant ce qu’était vraiment la recherche. Cela m’avait même permis de développer le style de recherche qui serait désormais le mien : écouter longuement les gens se raconter afin de saisir la trame de leur parcours de vie, en particulier leurs perceptions d’eux-mêmes et de leur sexualité[13]. Mais c’est mon postdoctorat qui apportera le déclic décisif dans mon cheminement de chercheur. En étudiant les séquelles des agressions sexuelles subies par des garçons dans leur (re)construction d’eux-mêmes, de leur intimité et de leur identité, je plongeais vraiment au coeur de situations et de problèmes complexes. L’ouvrage qui en est ressorti, Ça arrive aussi aux garçons, est à ce jour de tous mes écrits celui qui eut le plus d’écho. J’ai d’ailleurs poursuivi peu après ma réflexion sur le sujet dans une seconde recherche sur la sexualité et la prévention de la transmission du VIH chez les jeunes hommes homosexuels[14] et, plus récemment, en dirigeant la recherche Après le silence. Réagir aux agressions sexuelles envers les personnes LGBT, parue aux PUL[15].

Même si je gagne alors correctement ma vie comme consultant et comme chargé de cours (surtout en sociologie et en travail social), la recherche d’un poste permanent commence à me préoccuper à la veille de mes 45 ans. Même si des départements universitaires considèrent que mon expérience en enseignement et en recherche est intéressante, leur réponse à ma candidature est toujours la même : votre champ d’intérêt ne nous intéresse pas vraiment… Quand, par un concours extraordinaire de circonstances, je serai engagé comme professeur à l’Université Laval, où j’intitulerai mon programme de recherche « Sexualités et marginalisation sociale[16] », j’aurai bien évidemment à coeur de développer là où j’enseigne un cours Diversité sexuelle et intervention sociale (hélas réservé en priorité aux étudiants et étudiantes des études avancées, décision qui n’est pas la mienne et découle, me dit-on, d’un manque de ressources professorales).

À la fin de 2009, surviendra au Québec un événement aux retombées déterminantes : le gouvernement québécois présente une Politique de lutte contre l’homophobie, à la suite des recommandations de rapports d’études menées par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, en concertation avec les groupes communautaires LGBT. Une recherche et un enseignement pro-LGBT y sont encouragés et valorisés, ce qui constitue une première dans un document étatique, du moins au Québec. Comme on le verra dans la section suivante de ce texte, les effets de cette action seront rapides et décisifs. Car il y a dès lors et plus que jamais une légitimité sociale, professionnelle et scientifique accordée au champ d’études et de recherches sur la diversité sexuelle et de genre. Cela fait en sorte qu’il y a désormais un certain capital symbolique à développer de l’expertise en matière de diversité sexuelle et de genre : professeurs, chercheurs, intervenants sociaux ou communautaires et étudiants de tous sexes et tous genres en profiteront. Dans la décennie suivante, le nombre de personnes qui travaillent sur ces réalités va presque exploser. Certains y voient même une certaine « professionnalisation » de la militance, car les débats ne se font plus uniquement ou principalement dans les organismes communautaires mais aussi dans les salles de classe. C’est l’avènement et le développement d’un savoir à la fois expert et militant.

Développer un savoir expert militant (2010-2020)

En 2011, l’adoption d’un Plan d’action gouvernemental de lutte contre l’homophobie (2011-2016) – titre auquel s’ajoutera la transphobie pour le plan 2017-2022 – va marquer encore plus le tournant déjà amorcé, cela par des actions très novatrices. Ce premier plan amène en effet la création d’un Bureau de lutte contre l’homophobie, destiné notamment à soutenir l’action gouvernementale et communautaire. Il annonce aussi la création de la Chaire de recherche sur l’homophobie, à l’UQAM, dont la titulaire sera Line Chamberland. Le dynamisme et l’écoute de cette dernière, sans compter sa proximité avec les organismes communautaires et sa faculté de développer des projets de subventionnement gagnants, ont rapidement fait de la Chaire un véritable phare et un lieu de rassemblement panquébécois, voire pancanadien.

Tout cela tombe bien car il y a une exigence de plus en plus marquée chez les organismes subventionnaires que la recherche sociale se fasse en partenariat avec les communautés concernées et leurs organismes communautaires. Le savoir militant et le savoir expert doivent être en mesure de dialoguer. Le but déclaré est que les connaissances produites par la recherche soient comprises et utilisées par les communautés et les organisations qui sont les premières concernées, notamment dans une perspective de prévention (de l’homophobie, de la transphobie, de l’intimidation, du suicide, des ITSS, de la discrimination ou stigmatisation de minorités, etc.) et d’intervention sociale.

Les actions de la Chaire et des chercheurs ou chercheures qui y sont rattachés (la vaste majorité des personnes qui travaillent en recherche au Québec sur la diversité sexuelle et de genre) vont notamment permettre de :

  • Soutenir et renforcer la légitimité sociale et scientifique du champ de recherche « diversité sexuelle et de genre », et par voie de conséquence la multiplication des personnes disposées à devenir chercheures, professeures ou intervenantes en ce domaine ;

  • Institutionnaliser le champ, désormais consacré dans le monde universitaire (bien qu’un certain retard se fasse encore sentir dans les universités francophones, lentes à développer non seulement des cours, mais des programmes d’études) ;

  • Consolider les liens existants entre les communautés, leurs organisations et les chercheur·e·s ;

  • Encourager à la vulgarisation professionnelle et scientifique afin que les personnes, les communautés, les institutions et les organismes communautaires intéressés aient directement accès aux fruits de la recherche et, plus encore, en bénéficient dans leurs projets et leurs actions.

C’est précisément durant les années 2010 que je mènerai, sous les encouragements (et parfois avec l’aide très concrète) de collègues de la Chaire, mes recherches Être homo aujourd’hui en France pour le bénéfice de l’organisme français Le Refuge, De la honte à la fierté sur la condition des jeunes LGBT du Québec, soutenu en cela par le Centre Jeunesse de Québec, puis Après le silence. Réagir aux agressions sexuelles envers les personnes LGBT, grâce au soutien du Secrétariat à la condition féminine. Après avoir travaillé dans un relatif isolement, d’abord intellectuel puis géographique, avoir un groupe de pairs de qualité est précieux et apprécié. La Chaire et ses nombreux projets ont créé une synergie : il y a là des gens qui font de la recherche, qui enseignent, mais aussi qui font leurs premiers pas en ces domaines comme étudiants à la maîtrise, au doctorat ou au postdoctorat. Je retrouve avec émotion chez plusieurs étudiants et étudiantes la passion et la détermination de mes débuts, que leurs apports à notre travail collectif aident à préserver intactes.

J’aimerais ici ajouter quelques mots sur ce métier très précisément, ne serait-ce que pour donner le goût de l’exercer. J’aime beaucoup enseigner, mais l’acte de création qui consiste à planifier une recherche, à écouter ce que les gens nous confient, à analyser finement ces résultats et à traduire ensuite ces découvertes en articles ou en ouvrages est un bonheur sous-estimé. C’est à ce moment-là que ce que l’on appelle l’imagination sociologique (pour reprendre une belle expression du sociologue Charles Wright Mills) entre en jeu. Ayant beaucoup souffert de lire des rapports de recherche mal ficelés, des articles et des ouvrages qui ne rendaient pas vraiment justice au vécu et aux souffrances des gens, qui les culpabilisaient ou les méprisaient même, je me dis que je peux au moins prêcher par l’exemple en faisant différemment. J’écris pour être lu et compris, et pour faire avancer la cause des personnes qui ont la générosité de me confier leur histoire (je fais surtout de la recherche qualitative). Si je peux faire tomber des préjugés envers les jeunes LGBT, les personnes victimes d’agressions et d’exploitations sexuelles, ou d’intimidation, j’aurai fait oeuvre utile. C’est pourquoi je me fais un point d’honneur de publier en version grand public la plupart des résultats de mes recherches, une douzaine à ce jour (résultats que l’on retrouve aussi en version plus « académique », dans des revues scientifiques, ce qui contribue à ce qu’ils soient cités par mes pairs, qui préfèrent les articles condensés, dûment évalués par des pairs).

Chercher, c’est avant tout poser les bonnes questions, des questions inédites dans toute la mesure du possible, mais aussi savoir analyser et interpréter les réponses de façon à proposer des hypothèses à la fois logiques, possiblement novatrices et empiriquement fondées. Le conformisme intellectuel n’a pas sa place si vous travaillez sur la sexualité, sur le genre et sur leurs expressions. Cette boîte-là est déjà pleine à ras bords. Lorsque j’ai débuté comme chercheur, je demandais aux gens pourquoi ils acceptaient de se confier ainsi à moi. Leur réponse était presque toujours la même : « Parce que, vous, quand vous allez raconter mon histoire, on va vous croire. Moi, on ne m’a jamais écouté, encore moins cru… » Donner une voix aux sans-voix demeure ma motivation principale. J’essaie ainsi de faire contrepoids au silence, à la désinformation, à l’ignorance qui sont à la source de tant de préjugés. À l’occasion, mes écrits et prises de position m’amènent à intervenir dans les médias. Je ne me défile pas : ce que j’appelle le « service après-vente » fait partie du métier de chercheur et d’auteur de textes de vulgarisation, a fortiori s’il se veut engagé[17].

Travailler sur la diversité sexuelle et de genre constitue déjà un choix engagé. Pour travailler dans ce champ-là, on a choisi de laisser d’autres thématiques de côté et on a accepté implicitement de participer à des débats de société afin de faire évoluer cette dernière. À ceux ou celles qui affirment que nous ne sommes pas scientifiques si nous sommes socialement engagés, je réponds que tout chercheur est socialement engagé de toute façon, que ce soit en faveur du changement ou du statu quo. Je choisis des thèmes de recherche (ou je me laisse choisir par eux, ce qui revient presque au même) qui me tiennent à coeur. Sinon, je ne pourrais pas consacrer des centaines d’heures à y travailler, à me réveiller la nuit pour griffonner quelques idées qui me sont venues, à me lever aux petites heures pour travailler plus et mieux. Finalement, j’écris des articles et des ouvrages que j’aurais aimé lire, et qui m’auraient été utiles pour mieux comprendre, par-delà les idées toutes faites et les lieux communs, et mieux agir ou réagir (surtout que j’enseigne aussi la relation d’aide, qui fut mon premier métier ; la recherche peut aussi être un outil de changement social[18]).

Oeuvrer dans un champ encore nouveau et peu exploré est à la fois un défi et une chance. Car on participe à révéler ce qui était demeuré jusque-là inconnu, méconnu, ou non reconnu. Pour ce faire, on doit traduire l’essence même des réalités ou des problèmes étudiés. Aller à l’essentiel n’exclut pas d’aller dans le détail, au contraire, car ce sont souvent les détails qui permettent d’illustrer, pour ne pas dire incarner l’essentiel d’un propos. Et c’est pourquoi coller à la parole même des personnes interrogées est si indispensable. Même quand arrivera l’étape des hypothèses et des conclusions ou, dit plus pompeusement, de la théorisation quand il y en a, on avancera en terrain sûr, en s’appuyant sur du concret, sur nos données mêmes, telles que recueillies. Faire découvrir ce que disent, vivent et pensent les personnes de la diversité sexuelle et de genre, c’est avant tout leur donner la parole pour ensuite faire en sorte que la nôtre leur soit fidèle.

Un savoir réflexif (2020-…)

Maintenant que ce champ d’études et de recherches est relativement construit, qu’une certaine tradition, voire un habitus (au sens que Pierre Bourdieu donne à ce mot), s’y installe, on peut certainement songer à un sain retour critique sur ce dernier. Cette réflexivité, pour reprendre encore un concept cher au sociologue Pierre Bourdieu[19], amène par exemple les interrogations suivantes :

  • Quelles sont les conditions de production des savoirs sur la diversité sexuelle et de genre ? Par qui, et pour qui, sont-ils produits ? Quels en sont les usages, les effets et les retombées ?

  • Quelle place est faite aux savoirs d’expérience par rapport à celle qui est réservée aux savoirs dits professionnels, universitaires ou scientifiques ?

  • Quels débats ou tensions traversent aujourd’hui ce champ (pensons en particulier à la perspective essentialiste par opposition à la perspective constructiviste, par exemple[20]) ?

  • Comment le vocabulaire et les concepts mêmes utilisés dans le champ reflètent-ils non seulement des définitions de soi et des appartenances, mais aussi des postures philosophiques ou épistémologiques ? Par exemple, le vocabulaire relatif à la diversité sexuelle et de genre ne cesse de se développer, voire de se complexifier : j’ai rédigé des dizaines de versions du petit lexique inclus dans mon dernier ouvrage[21] avant d’en être satisfait (tout en sachant que ce sera tôt ou tard à refaire, parce que les réalités décrites et les mots pour les nommer continueront d’évoluer, rapidement). Qu’est-ce qui oriente ces évolutions ?

Et cette liste pourrait évidemment beaucoup s’allonger. Car la diversité sexuelle et de genre étant à la fois naturelle et culturelle, elle implique simultanément une découverte et une création de soi. Et aussi une ouverture aux autres, pour apprendre d’eux et d’elles. C’est pourquoi l’enseignement et la recherche en ce domaine sont aussi appelés à être simultanément des lieux de découverte et de créativité. La recherche, la publication et l’enseignement ne sont pas des fins mais des moyens, des outils à mettre entre les mains des communautés et des populations pouvant en bénéficier.

Beaucoup reste à faire pour intégrer pleinement la diversité sexuelle et de genre dans la culture et dans la société québécoises (par exemple, l’intimidation et la violence homophobes et transphobes persistent encore, en particulier chez les jeunes). Un champ d’études qui n’a pas cinquante ans est jeune encore et reste assurément à défricher. Maintenant que nombreux sont non seulement les profs et chercheur·e·s mais aussi les étudiant·e·s qui s’y intéressent et qui entendent s’y consacrer, l’avenir est ouvert et très prometteur. Chose certaine, un savoir à la fois militant, expert et réflexif, donc (auto)critique, est et demeurera nécessaire. La raison d’être de ce champ d’études et de recherches n’est-elle pas, aujourd’hui comme hier, de remettre en question nos représentations mêmes du sexe, du genre et de la sexualité ?