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Introduction

Au Canada, entre 12 % et 32 % des jeunes en situation de rue[1] auraient recours à la prostitution (Roy et al., 2000; Gaetz et O’Grady, 2002; Weber et al., 2002; Agence de santé publique du Canada [ASPC], 2006). Les jeunes femmes représentent entre 20 % et 44 % des jeunes en situation de rue (Roy et al., 2000; ASPC, 2006) et sont plus nombreuses que les jeunes hommes à recourir à la prostitution (37,6 % des jeunes femmes contre 21,1 % des jeunes hommes; Roy et al., 2000). Si plusieurs études ont démontré les conséquences de la prostitution et les facteurs qui y incitent les jeunes femmes, peu d’études ont tenté de comprendre les trajectoires d’entrée et de sortie de cette pratique chez les jeunes femmes en situation de rue.

Malgré la variété de concepts utilisés pour désigner la prostitution chez les jeunes en situation de rue, la plupart des auteurs décrivent ce phénomène comme un échange de faveurs sexuelles contre de l’argent, de la drogue, une place où dormir, des cadeaux et de la nourriture (Roy et al., 2000; Weber et al., 2004; Solorio et al., 2006; Tyler et Johnson, 2006; Kidd et Shahar, 2008; Walls et Bell, 2011; Watson, 2011). Plusieurs travaux de recherche montrent que, chez les jeunes en situation de rue, la prostitution est souvent vécue comme une stratégie pour répondre à des besoins essentiels comme se nourrir, se loger ou se vêtir (Lankenau et al., 2005; ASPC, 2006; Damant et al., 2006; Tyler et Johnson, 2006; Watson, 2011) ou à un envahissement par la consommation de drogues (Weber et al., 2004; Lankenau et al., 2005; Bertrand et Nadeau, 2006; Damant et al., 2006; Chettiar et al., 2010; Kidd et Liborio, 2010; Walls et Bell, 2011) dans un contexte de grande précarité économique. Dans cet article, le concept de « prostitution » est utilisé pour souligner la diversité de biens échangés dans le contexte de précarité économique au sein desquelles les échanges sexuels prennent forme.

Si les conditions qui marquent l’entrée dans la prostitution sont bien documentées chez les femmes adultes, notamment la nécessité d’obtenir de l’argent, la consommation de drogues et la curiosité pour cette pratique sexuelle (Gendron et Hankins, 1995; Bertrand et Nadeau, 2006; Damant et al., 2006), certaines semblent plus spécifiques aux jeunes femmes en situation de rue. Parmi ces conditions, quelques-unes sont associées au passage à la situation de rue, tels que le fait de fuguer ou d’être forcés à quitter le domicile familial (Weber et al., 2002; Weber et al., 2004; Damant et al., 2006). D’ailleurs, les travaux portant sur cette question font voir deux trajectoires d’entrée en situation de rue chez les jeunes. Dans une première trajectoire, les jeunes disent avoir été « poussés » en dehors de leur milieu familial en raison de conflits, de violence ou d’abandons (Côté, 1993; Bellot, 2001) qui fait en sorte que le passage à la situation de rue devient un « choix contraint » devant l’absence d’autres possibilités (Parazelli, 2002). Dans une seconde trajectoire, les jeunes rapportent se sentir plutôt attirés vers la situation de rue en raison de son potentiel d’autonomie, d’émancipation, d’expérimentation identitaire et de recomposition d’une famille de substitution (Bellot, 2001; Parazelli, 2002). Si ces deux trajectoires sont bien documentées dans les écrits scientifiques, elles n’ont toutefois pas été explorées en articulation avec la prostitution.

D’autres travaux associent la prostitution aux conditions de vie des jeunes femmes, telles que le temps passé en situation de rue (plus les jeunes demeurent longtemps en situation de rue, plus elles sont à risque de s’initier à la prostitution; Weber et al., 2004), l’absence d’autres moyens de subsistance (Weber et al., 2002; Tyler et Johnson, 2006; Watson, 2011), l’instabilité résidentielle (Roy et al., 2011; Watson, 2011) et la fréquentation d’autres jeunes qui ont recours à la prostitution. En plus des conditions de vie, l’initiation des jeunes femmes à la prostitution peut résulter de l’influence d’une personne significative, comme un-e ou ami-e (Tyler et Johnson, 2006; Kidd et Liborio, 2010), d’un partenaire amoureux (Dorais et Corriveau, 2006; Tyler et Johnson, 2006), d’un proxénète (Dorais et Corriveau, 2006; Kidd et Liborio, 2010) ou d’un client potentiel (Tyler et Johnson, 2006). Parmi les motivations les plus souvent rapportées par les jeunes femmes qui ont recours à la prostitution, notons la nécessité de se procurer de l’argent pour répondre à des besoins essentiels, comme se nourrir, se loger ou se vêtir (ASPC, 2006; Damant et al., 2006; Tyler et Johnson, 2006; Watson, 2011) et pour répondre à l’emprise de la consommation de drogues (Weber et al., 2004; Bertrand et Nadeau, 2006; Damant et al., 2006; Chettiar et al., 2010; Kidd et Liborio, 2010; Walls et Bell, 2011).

Si plusieurs travaux ont porté sur les trajectoires d’entrée dans la prostitution, peu d’études ont porté sur les trajectoires de sortie. Selon certains travaux, la décision de sortir de la prostitution chez les femmes serait souvent motivée par certains événements-clés (Landau, 2000) ou points tournants (Mansson et Hedlin, 1999) de leur trajectoire individuelle, tels qu’une rupture avec un partenaire amoureux ou un proxénète (Williamson et Folaron, 2003), une rencontre significative avec un intervenant, un médecin ou un partenaire amoureux (Mansson et Hedlin, 1999; Landau, 2000) ou l’arrêt de la consommation de drogues (Bertrand et Nadeau, 2006). Les études de Dorais (1987) et de Baker et al. (2010) font également voir que la décision de mettre fin à la prostitution est motivée par une prise de conscience de l’écart existant entre les résultats positifs anticipés par cette pratique et l’expérience souvent négative que les femmes rapportent vivre avec cette réalité. Les quelques travaux qui se sont attardés à documenter les représentations que se font les femmes de la prostitution en dépeignent une vision négative, voire dégoûtante, dégradante et destructrice (Dorais, 1987; Damant et al., 2006). D’ailleurs, Damant et al. (2006) ont constaté un changement dans les représentations de certaines jeunes femmes à l’égard de la prostitution. Alors que certaines femmes considéraient cette pratique comme une occasion facile de faire de l’argent, d’obtenir du plaisir et de se sentir valorisée, la sortie de la prostitution les a amenées à entretenir une vision négative de cette stratégie qu’elles ont décrite comme illusoire, malsaine et violente. Si les jeunes femmes en situation de rue sont nombreuses à recourir à la prostitution, peu de travaux scientifiques portent sur ce groupe particulier et aucune étude, à notre connaissance, n’a tenté de comprendre l’articulation entre les processus d’entrée et de sortie de la prostitution.

Le cadre analytique de cette étude s’appuie sur le concept de capital qui évoque la façon dont les acteurs mobilisent leurs ressources pour tirer profit des conditions auxquelles ils sont confrontés (Hagan et McCarthy, 1998). Le concept de capital peut prendre différentes formes (Bourdieu, 1986), dont le capital économique (l’ensemble des ressources matérielles d’un individu) et le capital social (l’ensemble des ressources sociales d’un individu). D’après Bourdieu (1986), les différentes formes de capital s’acquièrent par un processus de socialisation, notamment par les biais des parents, mais aussi, en l’occurrence, dans la situation de rue, qui permet aux individus de développer les connaissances et les ressources nécessaires pour tirer parti des opportunités qui leur sont offertes afin d’améliorer leur vie. Lankenau et al. (2005) proposent la notion de « capital de rue » pour désigner les connaissances que les jeunes acquièrent à partir de leurs observations et de leurs expériences de la situation de rue leur permettant de développer des habiletés pour survivre dans ces conditions de vie précaires. Dans la présente étude, le concept de capital permet d’analyser la prostitution chez les jeunes femmes en situation de rue comme une stratégie économique et sociale qu’elles peuvent mobiliser pour améliorer leurs conditions de vie. Le concept de stratégie renvoie ici aux actions, issues des différentes formes de capital, que les individus mettent en place pour « optimiser leurs ressources » (Dewerpe, 1996).

À notre connaissance, seules deux études se sont appuyées sur le concept de capital pour étudier la prostitution en situation de rue (Lankenau et al., 2005; Watson, 2011) et elles montrent que cette pratique favorise la construction d’un capital social et économique permettant aux jeunes de subvenir à leurs besoins. Or, le concept de capital n’a été ni utilisé pour saisir l’articulation entre la trajectoire d’entrée et de sortie de la prostitution, ni pour comparer les expériences des jeunes femmes qui ont eu recours à la prostitution et celles qui n’y ont jamais eu recours. Cette étude comporte deux objectifs : 1) décrire l’articulation entre les trajectoires d’entrée et de sortie de la prostitution chez les jeunes femmes en situation de rue; 2) comparer les représentations entre les jeunes femmes en situation de rue qui ont déjà eu recours à la prostitution et celles qui n’y ont jamais eu recours. La notion de « représentations » renvoie, dans cet article, aux « représentations mentales » proposées par Bourdieu (1982, p. 135), à savoir des « actes de perception et d’appréciation, de connaissance et de reconnaissance, où les acteurs investissent leurs intérêts et leurs présupposés ».

Méthodologie

Échantillonnage et participantes

Le recrutement a été réalisé dans diverses ressources pour jeunes en situation de rue à Montréal, dont les Auberges du coeur, le centre de jour Chez Pops et le centre d’hébergement Passages. Des encarts publicitaires ont été affichés au sein de ces différentes ressources pour recruter les participantes et la technique d’échantillonnage boule de neige a été employée étant donné la difficulté à rejoindre la population ciblée. L’admissibilité à l’étude reposait sur trois critères : 1) être âgée de 18 à 25 ans; 2) avoir été sans endroit où dormir au moins une fois durant la dernière année; et 3) avoir fréquenté à plusieurs reprises des ressources pour jeunes en situation de rue durant la dernière année.

Seize jeunes femmes en situation de rue âgées de 18 à 25 ans (moy. = 21,7 ans) ont été rencontrées. Ces jeunes femmes ont connu leur première expérience de rue entre 13 et 20 ans (moy. = 16,1 ans). Toutes rapportent avoir déjà eu un premier rapport sexuel, survenu entre l’âge de 9 et 18 ans (moy. = 13,8 ans). Onze jeunes femmes (11/16) ont rapporté être en couple au moment de l’entrevue, tandis que les autres (5/16) se sont dites célibataires. Neuf jeunes femmes (9/16) ont rapporté avoir déjà eu recours à la prostitution, tandis que les sept autres (7/16) ont mentionné ne jamais y avoir eu recours. De façon générale, les données sociodémographiques font voir que les jeunes femmes qui ont déjà eu recours à la prostitution étaient en situation de rue depuis plus longtemps (moy  = 50,7 mois) que celles qui n’ont jamais eu recours à cette pratique (moy. = 20,4 mois).

Analyse des témoignages

Des entrevues individuelles semi-dirigées d’une heure en moyenne ont été réalisées avec l’ensemble des participantes. Elles ont été invitées, d’abord, à établir une chronologie des événements ayant marqué leur trajectoire intime depuis leur arrivée en situation de rue et, par la suite, à discuter de leurs représentations et expériences de l’amour et de la sexualité en situation de rue. Le schéma d’entrevue couvrait quatre aspects : 1) la vie amoureuse et sexuelle; 2) l’expérience de rue; 3) le contexte dans lequel les relations sexuelles ont lieu; 4) les ressources pour les jeunes en situation de rue. S’inscrivant dans la perspective de l’échantillonnage théorique (Laperrière, 1997), le schéma d’entrevue a évolué vers une directivité accrue pour couvrir des aspects plus spécifiques au fur et à mesure que la théorie émergeait. Quatre intervieweurs différents, soit deux hommes et deux femmes, ont réalisé l’ensemble des entrevues, et ce, sur les lieux de recrutement des participantes. Les entrevues ont été réalisées d’octobre 2007 à avril 2010 et ont toutes été enregistrées et retranscrites.

La codification des entrevues a été inspirée de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967) et a été soutenue par l’utilisation du logiciel NVivo 8 (QSR, 2008). Dans un premier temps, une codification ouverte et exhaustive du matériel a été réalisée afin d’extraire les thèmes et les noyaux de sens. Les noyaux de sens correspondent à des idées principales ou à des entités conceptuelles qui reflètent le plus fidèlement possible le sens des propos des participants (Glaser et Strauss, 1967). Dans un second temps, ces noyaux de sens ont été regroupés sous forme de catégories conceptuelles sur la base de leur proximité conceptuelle. Le parcours biographique des jeunes femmes interrogées a été reconstruit en mobilisant le concept de trajectoire pour identifier les événements-clés qui ont influencé leur histoire personnelle (Bellot, 2001). L’analyse des trajectoires vise ici à comprendre comment s’insère, dans le parcours des jeunes femmes en situation de rue, le recours à la prostitution. Enfin, une analyse comparative entre deux groupes de jeunes femmes a été réalisée (Domene et Young, 2008). Les groupes ont d’abord été formés selon une différence empirique (dans ce cas-ci, leur recours ou non à la prostitution). Une analyse transversale de chacun des groupes a ensuite permis d’identifier les thèmes et les tendances générales qui prédominent dans chacun des groupes (Domene et Young, 2008). Cette analyse comparative a permis de confronter les trajectoires des jeunes femmes afin d’identifier les éléments qui différencient celles qui ont eu recours ou qui n’ont pas eu recours à la prostitution, un angle d’étude novateur qui, à notre connaissance, a peu été adopté dans les travaux qualitatifs sur la prostitution en situation de rue chez les jeunes femmes.

Afin de s’assurer de la fiabilité du processus d’analyse de données, la codification des entrevues et les catégories conceptuelles ont été validées, sous forme de fidélisation interjuge, par tous les auteurs de l’article. Aussi, pour préserver la crédibilité des résultats, les intervieweurs ont assuré une certaine présence au sein des ressources durant la période de recrutement, ce qui leur a permis d’appréhender plus explicitement la façon dont les jeunes femmes se comportent et interagissent dans leur contexte social.

Considérations éthiques

Cette étude a reçu l’approbation éthique du Comité institutionnel d’éthique de la recherche de l’Université du Québec à Montréal (CIÉR). Le consentement libre et éclairé des jeunes a été assuré à l’aide d’un formulaire de consentement qui a été lu, discuté et signé par chacune des participantes. Tous les noms ont été modifiés dans les retranscriptions par des prénoms fictifs. Un montant de 30 $ a été remis à chacune des participantes à titre de dédommagement pour leur déplacement.

Limites

Certaines limites doivent être soulignées, notamment celles associées au nombre réduit de participantes. Étant donné que seulement seize participantes ont été recrutées pour cette recherche, les résultats dégagés ne peuvent être généralisés à l’ensemble de la population des jeunes femmes en situation de rue. Confrontés au malaise de certaines jeunes femmes à discuter de leurs trajectoires de prostitution, les intervieweurs ont dû adopter une posture plus directive. Il est alors possible de croire que les jeunes rencontrées ont pu présenter un discours adapté aux demandes implicites des chercheurs plutôt qu’à leur propre construction symbolique.

Résultats

Des jeunes femmes qui ont recours à la prostitution : l’absence d’alternatives

L’analyse des trajectoires des neuf jeunes femmes qui ont eu recours à la prostitution en situation de rue met en évidence l’absence d’alternatives qui les ont conduites à recourir à cette pratique comme stratégie pour répondre à leurs besoins de survie et de consommation de drogues.

Des jeunes femmes qui ont été « poussées » en situation de rue

L’ensemble des jeunes femmes rencontrées (9/9) qui ont eu recours à la prostitution rapporte avoir été « poussé » en situation de rue. Certaines jeunes femmes indiquent qu’elles n’ont pas eu d’autre choix que de « fuir » leur milieu familial pour prendre leurs distances d’actes de négligence, de comportements de violence physique et psychologique, de ruptures familiales abruptes (séparation ou décès des parents) ou d’importants malaises à l’égard des milieux de placement.

Je n’avais pas le choix, mon père était sur le bord de me tuer, il me frappait à coups de barre de fer. […] J’ai lancé mon sac par la fenêtre, j’ai des amis qui l’ont pris et je me suis sauvée. Quand je suis arrivée ici [à Montréal], je ne connaissais personne, je suis allée m’asseoir au métro Berri…

Julie, 25 ans

D’autres jeunes femmes disent avoir été chassées de leur milieu familial en raison, entre autres, de la fin de leur prise en charge par l’État (dans le cas des jeunes femmes ayant vécu en famille d’accueil), de ruptures amoureuses inattendues et de difficultés financières ou relationnelles les obligeant à quitter leur logement.

Je suis déjà venue dans le passé [en centre d’hébergement]. Je venais d’avoir 18 ans : fin de DPJ, la femme m’a mise dehors la journée de mes 18 ans, en pyjama avec mes bas et mes sacs… À 18 ans, leur contrat finit !

Alexia, 23 ans

L’entrée dans la prostitution : une stratégie contrainte par les conditions de vie de la situation de rue

Si les jeunes femmes disent avoir été capables de mettre en place certaines stratégies de survie telles que la vente de drogues, la quête, le squeegee[2] ou le vol, six d’entre elles (6/9) ont eu recours à la prostitution dans les deux années qui ont suivi leur entrée en situation de rue en raison de l’insuffisance de ces stratégies pour se procurer l’argent nécessaire pour subvenir à leurs besoins essentiels, comme s’héberger, se nourrir et se vêtir.

On est déménagés pis on avait de la misère à payer notre loyer. J’avais vu des annonces, je savais que je ne serais pas capable d’être escorte, mais je me disais que masseuse érotique, ce n’est quand même pas si pire, ce n’est pas aussi dégradant.

Alexia, 23 ans

La seconde motivation la plus invoquée par les participantes pour expliquer le recours à la prostitution est l’emprise de la consommation de drogues. Ces jeunes décrivent leur consommation de drogues comme une expérience envahissante qui prend le dessus sur l’ensemble de leurs activités quotidiennes. La prostitution représente ainsi pour ces jeunes une stratégie lucrative qui leur permet d’amasser l’argent nécessaire à leur consommation de drogues ou à celle de leur partenaire.

Je suis tombée dans la rue [suite à une rupture amoureuse]. J’ai commencé à consommer, je suis tombée dans le crack et j’ai commencé la prostitution.

Lili, 24 ans

Également, six des neuf jeunes femmes rapportent avoir été initiées à la prostitution par l’entremise d’une personne ou d’un groupe d’influence, comme une amie (2/9), un partenaire amoureux (2/9) ou un gang de rue (2/9). Pour certaines participantes, le recours à la prostitution ne vise pas à répondre à leurs propres besoins de survie ou de consommation de drogues, mais à une dette pécuniaire et symbolique qu’elles ont l’impression d’avoir contractée à l’égard d’une personne significative ou d’un groupe d’influence qui les a initiées à cette pratique sexuelle.

Parce qu’on n’avait plus d’argent, je ne voulais tellement pas le perdre que je lui ai donné tout ce que j’avais, jusqu’à faire des clients pour lui payer sa drogue. […] J’ai fait l’erreur de dire je vais essayer ça voir… juste un [client]… C’est parce qu’il me parlait souvent que son ex faisait ça.

Caroline, 25 ans

Des changements de vie initiateurs de la sortie de la prostitution

Huit des neuf jeunes femmes (8/9) ont rapporté avoir cessé de recourir à la prostitution. Pour sa part, une jeune femme a confié avoir arrêté la prostitution pendant une certaine période, mais avoir recommencé en raison de l’envahissement par la consommation de drogues. Pour la majorité de ces jeunes femmes, leur trajectoire de sortie de la prostitution semble associée à une rupture avec les conditions de vie qui ont marqué leur entrée dans cette pratique. Alors que certaines d’entre elles précisent qu’il ne leur apparaissait plus nécessaire de continuer la prostitution étant donné qu’elles avaient surmonté leur consommation de drogues, une autre jeune femme estime que c’est la connaissance et l’accès à des stratégies de survie alternatives, telles que l’assistance sociale et les services offerts par les organismes, qui lui ont permis d’y mettre un terme.

Je ne savais pas qu’il y avait des centres d’hébergement, je n’avais jamais vu ça… Quand j’ai su, à travers une psychologue, que je pouvais venir dans une place d’accueil, je ne voulais plus faire de la prostitution… Ça m’a fait tellement du bien. Ça m’a permis de m’en sortir vraiment.

Allie, 21 ans

Quant aux jeunes femmes qui avaient commencé la prostitution sous l’influence de leur partenaire amoureux, elles précisent avoir mis fin à cette pratique lorsque leur relation amoureuse s’est terminée. Pour une autre jeune femme, c’est la rupture de son association avec un gang de rue qui lui a permis d’y mettre un terme.

Quand j’ai su qu’il [mon partenaire] était entré en prison, j’ai arrêté la prostitution. J’ai décidé de faire mon argent autrement puis j’avais commencé à vendre de la drogue, pour moi, c’était quelque chose de plus normal de consommer avec l’argent de la vente que de faire de la prostitution pour consommer.

Audrey, 19 ans

Si certaines relations amoureuses ont influencé le recours à la prostitution, six des neuf participantes (6/9) ont aussi rapporté avoir fait la rencontre de partenaires amoureux qui les ont aidées à s’affranchir de leur consommation de drogues et de leur pratique prostitutionnelle. Selon ces jeunes femmes, leur partenaire amoureux leur a non seulement apporté un soutien pour rompre avec la prostitution, mais leur a également permis de retrouver confiance en elles-mêmes.

Je n’avais pas une bonne estime de moi avant, j’avais vraiment de la misère avec ça puis il m’a aidé là-dessus. Il a cru en moi. La prostitution puis les affaires comme ça, il haïssait ça. C’est un peu grâce à lui que j’ai arrêté.

Lucie, 25 ans

Une évolution des représentations de la prostitution selon le temps passé en situation de rue

Les représentations des jeunes femmes ayant eu recours à la prostitution sont marquées par une certaine hétérogénéité. Si deux d’entre elles qualifient cette stratégie de dégradante, deux autres jeunes femmes soutiennent que cette stratégie peut être considérée comme un « travail normal » à condition que la consommation de drogues n’en soit pas la motivation principale.

La prostitution, ça peut être normal à un certain point, mais quand c’est pour consommer, ce n’est plus se respecter. Étant donné que je consommais, je n’avais plus de respect pour moi-même, je m’en foutais de le faire, tandis que si ce n’était pas pour consommer, je me dirais que je me respecterais plus.

Audrey, 19 ans

Pour leur part, les témoignages de deux autres jeunes femmes font voir que les représentations de la prostitution se modifient selon le temps passé en situation de rue. En effet, ces jeunes femmes rapportent avoir endossé, dès le début de leur situation de rue, une représentation positive et valorisante de la prostitution. Par contre, elles décrivent à présent cette stratégie comme une expérience difficile et dégoûtante.

Quand j’étais plus jeune, je me trouvais hot, je trouvais ça cool [de faire de la prostitution]. […] Mais non ! Plus maintenant. Non, non. J’aimerais mieux ne pas en parler.

Lucie, 25 ans

Des jeunes femmes qui n’ont pas recours à la prostitution : l’utilisation d’autres stratégies

L’analyse des trajectoires des sept femmes qui n’ont jamais eu recours à la prostitution montre que, contrairement à celles qui y ont eu recours, elles ont été capables de mettre en place d’autres stratégies pour contrer la précarité des conditions de vie en situation de rue.

Des jeunes femmes qui ont été « attirées » en situation de rue

Chez les sept jeunes femmes (7/16) qui n’ont jamais eu recours à la prostitution, trois d’entre elles témoignent d’une forte attirance pour la situation de rue. Ces jeunes femmes décrivent que leur passage à la situation de rue s’est produit suite à la rencontre d’un ami ou d’un partenaire amoureux qui vivait déjà cette situation de vie. Selon leurs témoignages, ces jeunes femmes éprouvaient une grande curiosité envers la situation de rue. À leur entrée en situation de rue, ces trois jeunes femmes étaient toutes âgées de 18 ans.

À 18 ans je suis venue faire un tour en ville parce que je voulais voir c’était quoi vivre dans la rue, voir l’opinion des gens face au monde de la rue. Par curiosité […] Quand je suis venue, j’ai eu un coup de foudre pour un punk. J’avais des démarches à faire pour mon appartement, ma job puis j’ai comme tout laissé tomber.

Amélie, 20 ans

L’utilisation d’autres stratégies évite le recours à la prostitution

Les sept jeunes femmes mentionnent que ce sont la disponibilité et l’efficacité des stratégies de survie mobilisées, principalement la quête, le squeegee et l’entraide entre les jeunes, qui leur ont permis de ne pas recourir à la prostitution durant leur situation de rue. Parmi ces jeunes femmes, celles qui sont en situation de rue depuis moins longtemps se disent incapables de se projeter dans cette activité prostitutionnelle et estiment qu’il existe d’autres stratégies leur permettant d’amasser l’argent nécessaire à leur survie. La prostitution est ainsi décrite comme une stratégie de dernier recours.

Je trouve ça con de faire ça… en même temps je respecte les filles qui font ça, mais, moi, je ne serais pas capable de coucher avec un gars pour de l’argent ou pour de la drogue ou peu importe, je peux aller quêter pis faire mon argent là.

Pauline, 22 ans

Des représentations négatives de la prostitution de survie qui évoluent avec le temps passé en situation de rue

En ce qui concerne les représentations des jeunes femmes qui n’ont jamais eu recours à la prostitution, elles ont toutes exprimé un sentiment de dégoût face à cette stratégie qu’elles relient à la dépendance de la consommation de drogues en situation de rue. Quant à celles qui rapportent être en situation de rue depuis peu de temps, elles soutiennent que la prostitution va à l’encontre de leurs valeurs et de leur intégrité personnelle.

Je n’en ai jamais fait […] le respect de moi-même… Je n’envoie pas chier le monde qui le fait, car c’est leur décision, sauf que moi je trouve ça dégueulasse…

Émilie, 18 ans

Discussion

L’analyse des témoignages des jeunes femmes en situation de rue rencontrées suggère que le recours à la prostitution est influencé par la disponibilité et l’efficacité économique des stratégies de survie qu’elles mettent en oeuvre. À l’instar d’autres travaux, les jeunes femmes rencontrées qui n’ont jamais eu recours à la prostitution ont passé moins de temps en situation de rue comparativement à celles qui y ont déjà eu recours (Weber et al., 2004) et ont rapporté avoir eu accès à d’autres stratégies pour assurer leur survie, notamment leur groupe de pairs (Weber et al., 2002; Tyler et Johnson, 2006). En effet, les jeunes femmes qui ont été « attirées » par la situation de rue rapportent avoir suivi une amie ou un partenaire amoureux (Bellot, 2001; Parazelli, 2002) qui les ont initiées à diverses stratégies de survie, comme la quête ou le squeegee. Pour ces jeunes femmes, le capital de rue semble principalement prendre la forme de relations amicales (capital social) qui leur permet de développer les connaissances et les habiletés nécessaires pour survivre dans les conditions de vie précaires de la situation de rue. Ce capital social en situation de rue semble donc avoir joué un rôle protecteur pour ces jeunes femmes en leur permettant de compter sur un réseau social les aidant à mobiliser d’autres stratégies de survie que la prostitution.

Il en va autrement des jeunes femmes qui ont été poussées en situation de rue, qui y arrivent sans quiconque sur qui compter et de qui apprendre le fonctionnement et les stratégies permettant de satisfaire leurs besoins. Certaines jeunes femmes disent se tourner vers la prostitution par épuisement d’autres stratégies de survie jugées peu lucratives (Damant et al., 2006; Tyler et Johnson, 2006). À l’opposé des jeunes femmes qui n’ont jamais eu recours à la prostitution, il semble que celles qui y ont eu recours aient été davantage isolées en situation de rue. Cet isolement social pourrait expliquer qu’elles aient développé un capital de rue plus réduit en termes de connaissances et d’habiletés pour survivre dans ce contexte précaire. En raison de leurs ressources plus limitées dans un contexte d’urgence à survivre, ces jeunes femmes semblent avoir considéré la prostitution comme une stratégie utile, voire nécessaire, pour répondre à leurs besoins essentiels.

Pour d’autres participantes, la prostitution est moins vécue comme une stratégie de survie que comme une stratégie pour répondre à l’envahissement par la consommation de drogues. Comme la prostitution est souvent considérée comme une solution rapide et lucrative permettant de soutenir la consommation de drogues, ces jeunes femmes aux prises avec une dépendance aux substances seraient plus susceptibles de s’y engager (Weber et al., 2004; Bertrand et Nadeau, 2006; Roy et al., 2006; Chettiar et al., 2010; Walls et Bell, 2010). En l’absence de capital social en situation de rue et devant l’épuisement du capital économique, ces jeunes femmes disent recourir à la prostitution comme « choix contraint » (Parazelli, 2002) pour acquérir un capital économique afin de répondre à leurs besoins personnels.

Chez plusieurs jeunes femmes interrogées, l’épuisement des ressources nécessaires à leurs besoins personnels se conjugue à l’influence de personnes significatives ainsi qu’à des dettes (monétaires ou symboliques) à l’égard de ces personnes qui contribuent à leur faire voir la prostitution comme une solution rapide et efficace à la précarité de la situation de rue. Comme d’autres l’ont souligné, ces personnes significatives peuvent prendre la forme d’une amie (Tyler et Johnson, 2006; Kidd et Liborio, 2010), d’un partenaire amoureux (Damant et al., 2006; Dorais et Corriveau, 2006; Tyler et Johnson, 2006) ou d’un gang de rue (Dorais et Corriveau, 2006). Alors que les jeunes femmes interrogées se disent en général peu favorables à la prostitution, y compris à celles qui la pratiquent, leurs témoignages mettent en relief le rôle cardinal de la précarité et de la nécessité de subvenir à des besoins jugés pressants. Ces conditions de vie précaires donnent prise à l’influence d’autrui dans le développement et l’évolution de leurs représentations, rendant plus acceptable, ou du moins justifiable, la prostitution aux yeux de ces jeunes femmes. Dans ce contexte, c’est la perception de l’absence d’autres options qui amène ces jeunes femmes à se représenter la prostitution comme une stratégie tolérable pour acquérir un capital économique nécessaire à leurs besoins personnels.

Toutefois, l’analyse des témoignages montre que les représentations des jeunes femmes diffèrent quant aux motifs du recours à la prostitution. Si les jeunes femmes semblent accepter ce recours pour des raisons de subsistance, elles maintiennent néanmoins une vision négative, voire dégradante, à l’égard de cette pratique si c’est pour répondre à l’envahissement par la consommation de drogues. Ce double discours semble mettre en évidence l’importance de la privation des besoins essentiels pour l’acceptation de la prostitution comme source légitime de capital économique. De ce fait, les témoignages des jeunes femmes semblent indiquer que, selon elles, la consommation de drogues ne constitue pas un besoin suffisamment important pour justifier le recours à la prostitution. La prostitution serait donc tolérée par les jeunes femmes dans la mesure où leur survie est menacée par la précarité.

Quant à la sortie de la prostitution pour les jeunes femmes en situation de rue, elle semble s’amorcer par une rupture avec les conditions ayant déclenché le recours à cette stratégie. Si les résultats convergent avec les travaux antérieurs quant à la fin d’une relation amoureuse ou avec un proxénète (Williamson et Folaron, 2003) ainsi qu’à l’arrêt de la consommation de drogues (Bertrand et Nadeau, 2006), cette étude montre également que la sortie d’un gang de rue et le recours à d’autres stratégies de survie, telles que l’assistance sociale et les services offerts dans les ressources d’hébergement, conduisent les jeunes femmes à rompre avec la prostitution en situation de rue. La disponibilité d’autres stratégies semble venir réduire le caractère contraignant de la prostitution pour subvenir à leurs besoins, rejoignant ainsi certains travaux antérieurs (Weber et al., 2002; Tyler et Johnson, 2006; Watson, 2011). Il est donc possible de croire que l’acquisition d’un capital économique par d’autres stratégies alternatives permet aux jeunes femmes en situation de rue de rompre avec une représentation acceptable de la prostitution et, par le fait même, de les amener à arrêter d’utiliser cette pratique sexuelle.

Conclusion

Cette étude montre que certaines jeunes femmes en situation de rue s’initient à la prostitution afin de répondre à des besoins pressants qu’elles n’arrivent pas à combler autrement, tandis que d’autres n’y ont jamais recours, car elles mobilisent d’autres stratégies, notamment leur groupe de pairs, pour satisfaire leurs besoins essentiels. Le concept de capital illustre l’importance de miser sur les compétences des jeunes femmes afin d’intervenir sur le phénomène de la prostitution en situation de rue. L’analyse des témoignages met en lumière la pertinence de développer des activités permettant à ces jeunes femmes de contrôler, voire de réduire, leur consommation de drogues, ainsi que de résister à la pression des pairs voulant les inciter à s’engager dans la prostitution. En complémentarité avec la mise en place d’interventions individuelles, les résultats de cette étude appuient l’importance des mesures sociales, telles que l’augmentation des prestations de sécurité du revenu, le rehaussement du salaire minimum et la construction d’unités d’hébergement à loyer modique, permettant la satisfaction des besoins essentiels des jeunes femmes, comme se nourrir, se vêtir et se loger en situation de rue. Ainsi, les interventions sociales devraient miser sur le développement de diverses formes de capital, notamment économique et social, pour aider les jeunes femmes à composer avec la situation de précarité qui est celle de la rue.