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Un silence inquiétant règne actuellement au sujet des enjeux politiques de contrôle social que soulève l'implantation des programmes de prévention précoce au Québec, programmes visant la prévention de l'apparition de problèmes d'inadaptation des adolescents et des adolescentes par une intervention auprès des jeunes familles. Mis en oeuvre surtout par certains acteurs de la santé publique, de la médecine sociale et de la psycho-éducation, ces programmes sont présentés comme une forme d'action « en faveur des familles vivant en contexte de vulnérabilité » (MSSS, 2002, p. 5). De façon générale, la finalité de ce type de pratiques (ex. : Naître égaux et grandir en santé, Soutien aux jeunes parents, 1, 2, 3, GO!, etc.) est d'agir avant ou dès la naissance de l'enfant auprès des familles à risque de façon à « diminuer la transmission intergénérationnelle des problèmes de santé et sociaux » (MSSS, 2002, p. 3). Certains programmes insistent davantage sur l'intention de corriger dès la naissance les problèmes d'inadaptation, avant qu'ils ne surviennent à l'adolescence. Le consensus apparent autour de ce type d'approche est tel que l'expression de tout point de vue critique est quasi impossible sans que son auteur soit accusé d'entretenir des intentions démobilisatrices. 

C'est pourquoi, à la demande de regroupements d'organismes familles et jeunesse, un groupe d'étude critique sur la prévention précoce a été mis sur pied à l'École de travail social de l'Université du Québec à Montréal en décembre 2000. Dès le départ, ce groupe entendait analyser l'orientation des fondements théoriques des programmes de prévention précoce sur le plan de la vision proposée du développement humain, des causes des problèmes identifiés et du pouvoir que les programmes offrent aux parents et aux enfants dans le processus d'intervention. Dans cet article, nous voulons amorcer un débat en soulevant quelques éléments d'une réflexion critique face à l'orientation normative et aux conséquences politiques de l'intervention de l'État qui, au nom de la promotion du bien-être des personnes démunies, les réduit à des objets dysfonctionnels qu'il faut réhabiliter par les seuls moyens proposés par des experts, en contraignant au partenariat les ressources du milieu communautaire. En quoi ces programmes affectent-ils les pratiques démocratiques auprès des familles québécoises ciblées comme étant à risque? Cette pensée critique elle-même constitue pour nous le primat d'un lien social démocratique (Touraine, 1994)[1].

Soulignons que ce texte constitue pour notre groupe un premier jalon dans l'examen critique de ce type de pratiques. Ainsi, ce premier travail d'analyse nous permettra ultérieurement de dégager des pistes plus précises de recherche entourant les programmes de prévention précoce et l'action communautaire autonome. Il a été produit conjointement avec le monde de la recherche sociale et le milieu des organismes communautaires directement engagés dans l'application de ces programmes. Respectant cette dynamique asymétrique mais néanmoins collective, les réflexions résultant de nos échanges reflètent ce regard croisé. Par conséquent, le contenu de cet article ne vise pas strictement à cerner les diverses tendances théoriques qui existent dans l'univers académique entourant les modèles de prévention précoce. Pour notre groupe, il s'agit plutôt de définir des pistes théoriques et politiques générales orientant les plus récents programmes de prévention précoce tels qu'administrés par les appareils d'État québécois et expérimentés par des représentantes de quatre regroupements provinciaux et régionaux d'organismes famille et jeunesse[2]. Bref, la dimension politique de la théorie en intervention sociale ne fut pas éludée. C'est pourquoi le Programme de soutien aux jeunes parents a davantage retenu l'attention de nos discussions collectives, et ce, non seulement à cause de son ampleur et de ses implications politiques pour l'autonomie des organismes communautaires et des parents, mais parce que nous pensons que ce programme révèle de façon exemplaire les enjeux de cette tendance en vogue de la prévention précoce.

Mise en contexte

Différents programmes d'intervention précoce ont été implantés sur une base expérimentale aux États-Unis dans le contexte des nouvelles politiques de lutte à la pauvreté dans les années 1960[3]. Au Québec, c'est seulement dans les années 1980 que l'État a commencé à s'inspirer de ces programmes. Une série d'études longitudinales[4] a été réalisée au cours des dernières années sur les risques d'inadaptation des jeunes. Ces recherches visent généralement à justifier des interventions précoces et intensives auprès de groupes ciblés qui seront ensuite suivis et évalués, avec leur consentement, sur des périodes de 10, 20 et même 30 ans. Les actions préventives sont surtout centrées sur le développement des compétences de l'enfant ainsi que des parents (surtout les mères) et sur l'accessibilité à des ressources d'appoint (ex. : groupe de soutien aux parents, ateliers de stimulation précoce, halte-garderie, etc.).

Ces études, à l'origine des programmes de prévention précoce, insistent principalement sur l'identification des facteurs individuels, familiaux et sociaux pour prévenir les risques d'adoption de comportements déviants de la part des parents, mais surtout des enfants qui deviendront à leur tour des adolescents et des adultes. Même si la notion d'environnement est constamment évoquée, les facteurs retenus pour expliquer les comportements déviants se résument à faire porter la responsabilité des problèmes essentiellement sur les jeunes et sur leur famille (Desjardins, 2001). Rarement prévoit-on des actions concrètes pour améliorer les conditions de vie des personnes, l'accès à des logements décents ou à des emplois permanents et bien rémunérés. Au début des années 1990, c'est le rapport du Groupe de travail sur les jeunes (Québec, 1991), Un Québec fou de ses enfants, qui mobilisa les intervenants autour de la prévention précoce dès la petite enfance, particulièrement dans les quartiers les plus pauvres et auprès des jeunes familles dont la mère est le seul soutien parental[5].

Face aux nombreuses coupures dans les services sociaux et au sentiment d'impuissance vécu par de plus en plus d'intervenants, l'objectif visant à soutenir le développement des enfants a donné lieu à une forme de consensus moral. En effet, à première vue, comment ne pas être « pour » l'amélioration des compétences parentales? De plus, les propositions d'une intervention précoce, intensive, accessible, continue et intégrée ont trouvé un écho au ministère de la Santé et des Services sociaux dans sa visée historique de structurer dans une optique cybernétique un « continuum de services » dès la naissance des personnes (Lesemann, 1978, p. 89; Mayer, 1994, p. 1018). C'est dans ce contexte que les organismes communautaires ont été mis à contribution afin de réaliser des projets d'intervention qui jouent le rôle de facteurs de protection, constituant ainsi un maillon intégré au continuum de services[6]. Pendant les années 1990, des invitations se sont multipliées à participer à des projets comme la Fondation OLO (Oeufs, Lait, Oranges), des CLSC et des CHLSD du Québec; le Programme d'action communautaire pour les enfants (PACE), de Santé Canada; 1-2-3 GO! de Centraide; Naître égaux et grandir en santé (NEGS), de la Direction de la santé publique; Y'a personne de parfait (YAPP), de Santé et Bien-être social Canada; Mères avec pouvoir (M.A.P.), une initiative des Centres jeunesse de Montréal. Étant donné le foisonnement de modèles d'intervention mobilisant les acteurs dans un registre moral d'espérance, il était difficile d'obtenir une vision d'ensemble de la situation et de développer un regard critique sur les fondements théoriques et politiques communs à ces programmes de prévention précoce, la quasi-unanimité des intervenants rendant difficile l'expression de points de vue différents et divergents.

Mais, dès l'année 2000, les ministres Marois, Baril et Léger annonçaient un budget de 22 millions de dollars s'échelonnant sur six ans afin de développer le dernier-né de ces programmes d'intervention préventive visant à soutenir les jeunes familles en difficulté (Hachey, 2000). Le Programme de soutien aux jeunes parents prévoit « […] effectuer le suivi de 3 000 familles québécoises dont les mères sont âgées de 19 ans et moins, qui ont une histoire marquée de consommation de services sociaux, qui vivent des problèmes de toxicomanie, de santé mentale et un niveau de détresse psychologique important » (Régie régionale, 2001, p. 2). Le programme promet d'assurer un suivi durant une période de cinq années, de la grossesse jusqu'à l'entrée à l'école. Même si le titre du programme attire l'attention sur l'idée de soutien aux jeunes parents, celui-ci a pour but principal de prévenir la reproduction intergénérationnelle de difficultés importantes d'adaptation sociale et d'éviter, par une intervention intensive auprès de cette même population présentant un risque élevé, l'apparition de comportements délinquants au moment où ces jeunes enfants parviendront à l'adolescence. Soutenus aussi par des résultats de recherches canadiennes et américaines antérieures, les promoteurs du programme sont persuadés qu'ils peuvent prévenir, dès la grossesse, les comportements d'inadaptation sociale des futurs adolescents[7]. Voici un extrait d'une étude justifiant cette logique d'intervention (Tremblay et Charlebois, 1988, p. 3) :

Les facteurs, au cours de l'enfance, permettant de prédire la délinquance à l'adolescence et à l'âge adulte sont au moins de quatre ordres : biologiques, relationnels, environnementaux et comportementaux. Il est relativement clair que l'héritage génétique et les conditions périnatales créent chez certains individus des conditions neurophysiologiques propices au développement de comportements agressifs et antisociaux.

Cadoret et Gath, 1980; Mednick et al., 1984; Tremblay, 1988

Essentiellement, c'est à l'aide d'un suivi intensif (une rencontre par semaine) des jeunes mères et, si possible, des pères, assuré par une intervenante du CLSC intégrée dans une équipe multidisciplinaire, que l'on compte réaliser les objectifs de ce programme. Rappelons que les responsables du projet souhaitent rejoindre 3 000 familles à risque de façon à obtenir une cohorte significative sur le plan quantitatif. Cependant, pour cette catégorie d'âge, l'ensemble des naissances sur le territoire du Québec atteint à peine ce chiffre. Donc, il est possible d'imaginer que toutes les mères de moins de 19 ans puissent être visées par ce programme. Le Programme de soutien aux jeunes parents comporte de nombreux axes d'intervention : le développement des enfants, les habiletés parentales, l'intégration sociale, l'intégration à l'emploi, la cessation d'habitudes de vie non appropriées, l'alimentation, la violence conjugale, le logement, le revenu, l'alphabétisation, l'éducation, etc. Le cadre conceptuel du programme repose sur ce que les promoteurs appellent « l'épidémiologie du développement », « le modèle écologique » et, en faisant appel à des modes d'intervention centrés sur « l'apprentissage social », « l'attachement » et la « promotion de la santé ». La philosophie de ce cadre est définie comme étant une « approche globale spécifique ». Le modèle d'intervention se veut multidisciplinaire et intersectoriel tout en se réclamant de l'approche communautaire.

Le « surciblage » et l'intensité de l'encadrement du Programme de soutien aux jeunes parents annoncé par le ministre ont contribué à nous alerter. La crainte que les programmes d'aide aux familles finissent par devenir des programmes de contrôle social nous a amenés à percevoir les conséquences politiques sur la pratique démocratique elle-même à partir d'une compréhension de certains fondements théoriques et épistémologiques qui soutiennent ces programmes. Au-delà de notre inquiétude face à ce seul programme, notre questionnement s'ouvre à l'ensemble des programmes ciblés qui s'inscrivent sensiblement dans la même perspective politique, et ce, même s'il existe des différences de degré dans les modalités de contrôle mises en place. Nous savons qu'il existe des différences théoriques d'orientation dans la panoplie actuelle de programmes de prévention précoce, car ceux-ci s'inspirent non seulement du modèle écologique, mais des modèles biomédical et de la santé communautaire (Chamberland, 1996)[8]. Toutefois, nous formulons l'hypothèse que, malgré les différences d'approche, leur position épistémologique les rallie autour de l'ambition scientiste visant à prédire et à modifier le cours de l'évolution du développement humain à partir de la connaissance des lois de ce même développement.

Par ailleurs, qu'un programme de prévention précoce se réalise dans un contexte strictement institutionnel ou qu'il favorise l'empowerment et la mobilisation locale des organismes sociaux afin que la « communauté » puisse contribuer aux activités du programme de prévention précoce, le rapport politique instauré par cette position épistémologique est de même nature. Il y a « ceux qui savent » définir les problèmes, les besoins et les programmes d'intervention et « ceux qui ne savent pas ». Certes, il y a là un enjeu politique fondamental autour de l'autonomie sociale des populations marginalisées. Examinons ce rapport politique à partir de l'analyse de certains fondements communs des programmes de prévention précoce qui, même s'ils comportent des différences de pratiques, partagent une idéologie commune que le Programme de soutien aux jeunes parents illustre bien (voir le tableau descriptif de quelques programmes en annexe).

Des fondements théoriques à situer dans le champ politique du sujet

La prévention de l'apparition de comportements délinquants et violents chez les adolescents par une intervention précoce et intensive auprès des jeunes familles, préconisée par le Programme de soutien aux jeunes parents, s'inscrit dans un courant nord-américain fortement ancré au Canada et aux États-Unis qui s'inspire principalement de la sociobiologie[9] et de l'écologie du développement. Il existe certaines applications de ce courant, que ce soit dans les domaines de la santé publique et de la promotion de la santé, en service social ou en psycho-éducation. L'un des chefs de file de ce courant théorique (du côté de l'écologie du développement) est l'Américain Urie Bronfenbrenner (1992; 1996). Il est représenté par d'autres chercheurs au Québec, dont plusieurs seréclament de l'écologie humaine et sociale[10]. L'écologie du développement tente d'harmoniser les deux écologies (humaine et sociale), c'est-à-dire les apports de la psychologie béhavioriste (onto, micro et méso-système) et les niveaux macrosystémiques de l'analyse sociologique (exo et macro-système). On découpe le concept d'environnement en sous-systèmes dans une logique d'addition en pelures d'oignon allant du proche (relations mère-enfants et père-enfants) au lointain (culture, idéologie, politiques gouvernementales, etc.) et comportant des systèmes intermédiaires (milieu de travail, garderie, organismes communautaires, CLSC, etc.). Chaque sous-système étant en interrelation avec les autres, il importe de les décrire tous de façon à obtenir un point de vue global sur les mécanismes du développement humain. Mentionnons que la description de ce schéma de base tend souvent à entretenir une confusion importante entre description, compréhension et explication. En effet, la simple description des composantes de ce schéma tend à se substituer à l'effort de problématisation théorique du monde extérieur en donnant l'impression d'une maîtrise conceptuelle de l'ensemble des composantes de ce monde.

Dans plusieurs articles et documents décrivant les programmes de prévention précoce s'inspirant de cette approche, on retrouve cette même illustration graphique sous la forme de structures concentriques emboîtées les unes dans les autres, le désir scientifique étant ici d'acquérir une « vision globale » de ce développement. Comment? En identifiant des schémas d'interactions comportementales (à chacun des sous-systèmes) qui favorisent ou non ce développement par l'étude des facteurs de risque, des facteurs de protection ainsi que des déterminants individuels et environnementaux. C'est pourquoi, dans cette logique, il est capital de travailler avec des cohortes à long terme (étude longitudinale) en « milieu naturel » afin de démontrer la constance objective des comportements prévus par la détermination des facteurs de risque et de protection. Ces facteurs de risque sont aussi conjugués à des déterminants environnementaux afin de repérer dans les milieux de vie de ces familles les contextes à risque susceptibles de compromettre le développement de la personne (à l'image des recherches à long terme sur des écosystèmes, par exemple une forêt infestée par la tordeuse d'épinettes). C’est ainsi qu’on a pu relever les risques importants dans l'environnement des jeunes Occidentaux : pauvreté, monoparentalité, sous-scolarisation, divorce (Bronfenbrenner, 1992). Si certains tenants de l'écologie du développement reconnaissent la complexité indéniable de l'environnement social en tentant de dépasser la lecture strictement biomédicale des facteurs de risque par l'étude des « processus à risque » (Bronfenbrenner, 1996), il reste que l'enjeu scientifique est le même : prévoir à long terme les comportements de populations spécifiques à l'aide de modèles.

Les fondements épistémologiques de ce courant théorique s'apparentent au positivisme (du latin positivus : « qui repose sur quelque chose » [Sillamy, 1980, p. 911]) élaboré au XIXe siècle et calqué sur les sciences naturelles. Dans cette perspective, seuls les objets observables sont dignes d'être considérés par la science à l'aide de méthodes soumettant ces objets à l'expérience qui peuvent être reproduites dans d'autres milieux :

D'après les thèses du positivisme, la connaissance se réduit fondamentalement à la seule base empirique. Toute idée authentique dérive de l'expérience. Le monde extérieur existe objectivement et indépendamment du sujet connaissant. Il n'y a pas de connaissances a priori, i.e. des connaissances qui pourraient se passer de l'expérience. La tâche de la science consiste à connaître les lois immuables du monde extérieur. Le langage est l'expression neutre de ces lois. Étant donné la distinction entre faits et valeurs, la science ne s'occupe que des premiers, tandis que les valeurs font partie de la sphère subjective (les expressions de règles, les motifs, les buts, les intentions, etc.), et dont l'existence est reconnue uniquement dans la mesure où elles peuvent être réduites à quelque chose d'observable.

Di Bernardo, 1988, p. 187-188

C'est pourquoi l'argumentaire autour de la preuve empirique devient important quand il s’agit de démontrer l'existence de lois régissant le développement humain ou, à tout le moins, la présence de modèles universels de comportements. Mais, selon ce point de vue, il faut s'en tenir aux faits et à leurs relations sans jamais les dépasser : « La seule expérience étant celle des sens, la connaissance psychologique de l'homme se ramène à la physiologie » (Sillamy, 1980, p. 911). C'est pourquoi ses tenants vont parler de compétences parentales (comportements ou habiletés techniques) et non de transmission normative propre à la parentalité, c'est-à-dire les valeurs, les intentions, les projections symboliques ainsi que les normes qui donnent un sens et des points de repère à la vie en société. Issu du béhaviorisme, le courant des compétences reprend de la vigueur dans un contexte social où la performance est survalorisée (Boutin et Julien, 2000, p. 12-13). Selon Boutin et Julien, le fait de ne considérer l'apprentissage que par des comportements observables et vérifiables « […] risque de faire oublier que, même si on n'exprime pas une compétence, cela ne signifie pas pour autant qu'on ne la possède pas » (2000, p. 67). Tout ce qui relève du sens, de la symbolique, de l'introspection, de la transmission des dimensions abstraites et invisibles du lien social, de la construction identitaire ou encore des aspects relationnels inconscients est ignoré à moins de le transformer en éléments observables. Et, pourtant, « les actions ne peuvent être expliquées qu'à travers les contenus de conscience de l'agent et sont liées à sa vision du monde. Le sens des actions dépend de ces contenus et ceux-ci contribuent à la constitution du monde social » (Di Bernardo, 1988, p. 190).

Dans la littérature traitant des programmes de prévention précoce, les conditions de vie et les enjeux sociopolitiques sont souvent évoqués comme étant des facteurs macrosystémiques additionnels et même considérés comme possédant un poids important (Bouchard, 1987, p. 473), mais ils ne figurent jamais dans les stratégies d'action des programmes (voir le tableau descriptif de certains des programmes en fin de texte). En effet, certains chercheurs vont évoquer les contraintes politiques et économiques susceptibles de favoriser l'incompétence parentale. Toutefois, malgré la présence d'un discours politique, les recherches à l'origine des programmes de prévention précoce demeurent axées sur l'étude des comportements individuels et sociaux, d'où l'idée selon laquelle la pauvreté serait ainsi traitée comme une maladie (Mongeon, 1992; Parazelli, 1995). Certains vont même parler de « maladies psychosociales » (Tessier et Tarabulsy, 1996, p. 6). Rappelons que, dans la perspective positiviste, « […] le chercheur doit tâcher de découvrir les processus réels de la société comme s'ils étaient extérieurs et donc indépendants de sa propre interprétation herméneutique » (Di Bernardo, 1988, p. 188).

On définit alors les risques associés aux comportements des individus qui favoriseraient l'incompétence parentale. Les méthodes quantitatives permettent d'établir des corrélations entre plusieurs variables obtenues, entre autres, par des tests de salive, le taux de stress parental et même des tests psychiatriques[11]. Ces calculs prétendent identifier des prédicteurs (probabilité que survienne un événement) de comportements ou de situations jugées non désirables, le but ultime étant de trouver des outils standards de dépistage des populations à risque. Rappelons que le béhaviorisme vise la modification des comportements et qu’à cette fin ses tenants ont besoin de donner un sens aux comportements afin de le transmettre aux enfants et aux parents auprès de qui ils interviennent. Toutefois, leur rapport positiviste au sens des conduites humaines fait en sorte d'en fixer l'existence sur les comportements observables eux-mêmes et d'en « chosifier » en quelque sorte la nature abstraite ou idéelle. Par exemple, un fort courant de psycho-éducation se réclamant de l'approche cognitivo-béhaviorale s'intéressera au sens que le jeune attribue à son comportement afin que ce dernier apprenne à faire coïncider son interprétation avec celle de l'intervenant. Implicitement, ce dernier prétendrait aussi détenir un savoir psycho-éducatif neutre pour établir la bonne interprétation d'un comportement sain. Il s'agit alors d'un dogmatisme professionnalisé sans débat sur les normes véhiculées implicitement. Dans un ouvrage d'épistémologie des sciences, Robert (1993, p. 4) rappelle que « Le dogmatisme tient d'une foi religieuse qui n'a rien à voir avec la réalité scientifique ». Par conséquent, ce positivisme de l'écologie du développement pose plusieurs questions d'ordre éthique et politique, car il s'agit d'un usage scientiste[12] de la démarche scientifique en sciences humaines. C'est-à-dire une pratique dogmatique prétendant détenir la Vérité et les solutions grâce aux découvertes favorisées par le recours à ces méthodes qui se disent objectives. Cette prétention scientiste est contestée depuis que les phénoménologues[13] ont montré la complexité accrue des démarches scientifiques lorsqu'il s'agit de l'être humain, car cet « objet » parle, interprète, réagit et construit du sens à propos de lui-même, compliquant considérablement l'interprétation des données de façon objective. À ce sujet, Mendel (1998, p. 67) attire l'attention sur la réduction de la réalité humaine qui s'y opère.

[…] vouloir étudier le phénomène humain sans prendre en considération le sens particulier d'une manifestation pour celui qui l'exprime, c'est procéder à la réduction de la personne humaine à un statut proche de l'animalité puisque, d'emblée, on entend placer hors jeu, hors étude certaines de ses particularités parmi les plus spécifiques et qu'on refuse a priori de tenir compte de leur émergence évolutive qui, sur certains plans, éloigne l'homme de l'animal.

L'usage scientiste adopté par le regard positiviste de l'écologie du développement opère une réduction simpliste des phénomènes humains étudiés en développant une conception comportementaliste du sujet dont l'enjeu est l'adaptation à un environnement instable (Damant, Poirier et Moreau, 2001, p. 322). L'extrait suivant illustre bien cette visée adaptative du sujet qui risque de développer des comportements à risque à l'aide d'une maîtrise probabiliste des facteurs en jeu (Chamberland, 1996, p. 73) :

Les recherches de Rutter (1975, dans Gouvernement du Québec, 1985b), portant sur l'élaboration d'un indice de désorganisation familiale, enrichit la compréhension de l'action des facteurs de risque ou de protection. Selon Rutter, les facteurs de risque peuvent interagir de façon additive mais aussi exponentielle. La présence d'un seul indice ne perturbe pas plus l'enfant que s'il n'y en avait aucun; toutefois, la présence de deux indices fait doubler le taux d'inadaptation, et quatre indices et plus le font tripler. Avec quatre facteurs de stress ou plus, l'enfant a 21 % des chances d'expérimenter des difficultés d'adaptation.

On comprend alors pourquoi cette orientation scientifique recherche, sur le plan politique, le consensus et l'harmonie en niant le sens politique des conflits qui existent entre groupes sociaux. En fait, il s'agit plus d'une morale de l'éducation parentale visant à combler le sentiment de chaos actuel qui laisse croire à une absence de valeurs provoquée par l'anomie ou l'instabilité environnementale.

Conséquences politiques[14] des programmes de prévention précoce… sur les mères

Par certains de ses fondements, l'approche de l'écologie du développement incarnée dans la plupart des programmes de prévention précoce crée un processus de désappropriation de la responsabilité parentale en réduisant la spécificité de la parentalité à une question de gestion de comportements malsains définis par les experts. C'est comme s'il fallait d'abord éliminer ce que l'on voudrait renforcer : le lien parental. Pariente (1992, p. 12) est explicite à ce sujet :

L'utilisation conjointe de l'interdit, d'une communication comportementaliste, de la norme et de son corollaire, la déviance, contribue à déresponsabiliser l'individu, considéré comme mineur. Si une autorité supérieure, se substituant à l'individu, est capable de savoir ce qui est bon ou mauvais pour lui, il peut se sentir incapable de changer puisqu'il est considéré comme irresponsable. Il cesse d'être sujet et devient objet.

Dans ce contexte, les experts sont ceux qui savent et les mères à risque, celles qui ont à apprendre et à s'adapter aux normes de la parentalité des experts sans égard critique pour les contextes d'appauvrissement et de brouillage des repères normatifs associés à la montée des formes d'individualisme (Ehrenberg, 1995). Le discours sur l'amélioration des compétences parentales renforce cette idée que la parentalité ne constitue qu'un savoir-faire technique pouvant s'acquérir par des cours ou une formation. À la limite, des parents seraient négligents à leur insu comme des enfants : « En effet, à travers la multiplication actuelle des conseils sanitaires pendant la grossesse, on demande aux femmes d'être enceintes exclusivement d'un enfant normal […] l'anormal devient ce que l'on trouve inacceptable mais aussi tout ce qui, dans l'expérience que l'on vit, est indéfini, imprécis ou non défini » (Quéniart, 1989, p. 332). Il faut alors y remédier non seulement pour leur bien, mais pour le bien des enfants, futurs adolescents et adolescentes à risque de constituer un problème pour la société (Miller, 1984). De plus, on occulte les relations hommes-femmes dans cette réalité ainsi que les réflexions sur la place des pères dans notre société, car même si le plan d'intervention prévoit inclure le père, celui-ci est rarement impliqué dans les faits. Toutefois, l'effet peut être tout à fait rassurant pour des mères qui n'ont pas reçu beaucoup de réponses et d'attention face à leurs conditions difficiles. Ne crée-t-on pas alors qu'un effet superficiel et transitoire? Car on peut s’interroger sur les conséquences à moyen et à long terme de tels suivis d'intervention massive sur les mères à risque et sur leur enfant. Comment cette intervention affectera-t-elle la qualité de la transmission normative de la mère à son enfant? Comment l'adolescent ou l’adolescente considéreront-ils leur mère rétrospectivement? Comme une mère défaillante, dépendante ou comme une mère responsable?

… sur les jeunes

Même si elle ne fait pas consensus dans l'univers des chercheurs en ce domaine, la théorie selon laquelle les enfants naissent agressifs (violence naturelle) semble occuper une position non négligeable dans la justification des programmes de prévention précoce au Québec (Tremblay, 2000, p. 12). Cette « théorie », plus près de la sociobiologie que de l'écologie du développement, a pour effet de rendre caduc le débat entourant les différentes définitions des concepts d'agressivité, d'agression et de violence (Bergeret, 1993) en réduisant celui-ci à un discours moraliste datant du XIXe siècle. En fait, la naturalisation de la violence humaine a pour résultat d’occulter la construction sociale de la violence institutionnelle, comme l'a montré Hébert (2001) en ce qui regarde le milieu scolaire. L'objectif de prévenir la délinquance, la violence, la toxicomanie, les comportements antisociaux et les troubles de comportement à l'adolescence en intervenant dès les trois premières années de l'enfance augmente ainsi l'emprise des experts sur le contrôle de la vie sociale tel que décrit par Castel (1981). On réduit le parcours biographique d'un individu à une trajectoire probabiliste qui qualifie son destin; ce qui a pour effet de stigmatiser l'enfant en le désignant à risque avant même qu'il manifeste les comportements appréhendés[15]. Sous prétexte de prévenir l'exclusion sociale de cette manière, on exclut « virtuellement » ces enfants au nom d'un savoir expert qui se prétend infaillible. C'est une forme de violence institutionnelle qui, lorsqu’elle est administrée à long terme, laisse penser qu'il est possible de contrôler les trajectoires des jeunes sans qu'ils réagissent « violemment » à l'adolescence. Voudrait-on prévenir l'adolescence elle-même (Parazelli, 1999)? Ne renforcerait-on pas ainsi le climat d'intolérance des adolescents qui a cours actuellement[16]?

… sur les pratiques communautaires des organismes familles et jeunesse

Quant à l'écologie du développement, elle laisse entendre qu'elle a acquis une vision globale du développement humain qui s'accorde en apparence avec le discours des organismes communautaires. Mais l'usage scientiste de ce savoir ne laisse pas de place aux parents et aux jeunes en ce qui concerne la définition des problèmes, l'identification des causes et des besoins ainsi que des modes d'intervention. Ce mode de connaissance place l'expert au-dessus des individus et des intervenants; les organismes ne sont utiles que s'ils offrent les contextes d'intervention s'harmonisant aux résultats de recherche. Ces recherches tendent à montrer l'inefficacité des services communautaires et institutionnels actuels qui ne répondent pas aux résultats attendus (globalement, l'adoption de « comportements parentaux et de jeunes sains »). Ainsi, les experts se disent mieux placés pour définir les solutions en imposant aux citoyens une logique consommatoire de services, bref, de « clients » (McKnight, 1977). D'une mission d'émancipation sociale, les organismes communautaires deviennent des vecteurs de contrôle social. En fait, c'est tout le travail d'analyse, de définition et d'action autour des problèmes sociaux qui se trouve ainsi dérobé aux citoyens et aux citoyennes désirant participer de façon démocratique à la définition des pratiques qui les visent. Parfois la participation communautaire est valorisée, mais à condition de s’insérer dans le programme d'intervention planifié pour les individus par l'État. Autrement dit, la mobilisation communautaire se trouve alors instrumentalisée pour la réalisation de programmes d'intervention conçus par les experts (Parazelli, 2001). Pourtant, la question politique ne se pose pas seulement en termes d'intentions bienveillantes, mais en termes de conditions pratiques favorisant ou non l'appropriation collective par les citoyens et les citoyennes de ce travail de définition des problèmes, des besoins et des pratiques. Bref, dans cette perspective, c'est l'action communautaire autonome qui y perd en se dépossédant elle-même de son pouvoir d'analyse, de définition des problèmes sociaux et de conception de ses propres pratiques par l'implication réelle des intervenants, des parents et des jeunes désireux d'assumer leur incertitude globale collectivement. Ajoutons à ce tableau le diktat du partenariat qui « invite » les organismes communautaires à recevoir des subventions dans un cadre de sous-traitance, une dépendance instituée risquant d'étouffer le développement de l'esprit critique.

À long terme, cette dépossession de l'autonomie personnelle et professionnelle crée une certaine usure psychologique des intervenants (burn-out) étant donné que ce contexte génère une impuissance face aux divers problèmes, qui ne se résorbent pas pour autant (Brissette et Arcand, 1998). Dans un article traitant de la souffrance sociale des intervenants du secteur public oeuvrant auprès des familles pauvres, Bédard (2002, p. 16) donne un point de vue critique sur les moyens réels d'influer sur cette réalité :

En fait, son attirail [de l'intervenant] est constitué presque entièrement pour la « répression moralisante individualisée » (la très vieille technique de faire la morale aux pauvres et de leur rappeler, d'une façon ou d'une autre, qu'ils sont responsables de leur sort. Par exemple, la mère recevra le vocable de « mère négligente »). Bref, l'intervenant social, dont la bonne volonté est tout entière consacrée à l'aide et au secours, voit son action confisquée par des institutions organisées pour s'assurer que la honte soit dûment portée par la victime de l'injustice sociale et non par ses responsables. Il se voit accomplir une tâche systématiquement paradoxale qui l'amène progressivement au bord du désespoir.

L'état de désarroi ou d'incertitude actuel entourant le rôle de la parentalité se situe dans un contexte où les repères normatifs absolus n'existent plus, mais où la multiplicité des repères crée des contradictions dans les choix normatifs de chacun. Cette situation donne l'impression aux intervenants d'être eux-mêmes incompétents, car ils méconnaîtraient la « vraie parentalité ». Par conséquent, les intervenantes (souvent elles-mêmes des mères) seraient actuellement enclines à accueillir, telle une délivrance, ces perspectives d'intervention visant l'amélioration des compétences parentales. Ces modèles d'intervention seraient perçus comme un moyen comblant ce manque de repères clairs de la parentalité qui pourraient atténuer le sentiment d'incompétence. Il n'est pas difficile d'imaginer que ce climat puisse mutiler la capacité des intervenants de penser de façon critique face à leurs actes et de concevoir que ceux-ci puissent verser dans l'espérance sous le mode de la croyance en des modèles d'intervention érigés en dogmes. Il s'agit là d'une situation que Malherbe définit comme la « souffrance d'une société qui se grise de prévention pour ne pas voir l'effondrement de son propre sens » (Malherbe, 1994, p. 189).

… sur les pratiques des institutions publiques

Qu'il s'agisse des CLSC, des centres jeunesse et des lieux de formation des intervenants, ces institutions sont toutes traversées par ces idéologies de la sociobiologie ou de l'écologie du développement qui se présentent comme une panacée validée par des experts et programmée depuis dix ans par la Politique de la santé et du bien-être (Québec, 1992). Comment résister à ce qui offre une bonne dose de gros bon sens doublée d'une volonté politique, d'un budget substantiel et accompagnée d'une assurance de résultats satisfaisants à long terme? Pourtant, ces milieux ont aussi une responsabilité dans le développement de l'esprit critique face à des pratiques utopiques et ambiguës sur le plan démocratique.

Des projets de recherche et d'intervention comme M.A.P. (Mères avec pouvoir), issus du monde institutionnel, illustrent bien ce désir fondé sur une idéologie de la pourvoyance saine (Memmi, 1979), sécuritaire et économique. Dans ce type de projets, on offre aux jeunes mères un logement ainsi qu'une place en garderie en retour d'un suivi psychosocial dans une perspective d'insertion socioprofessionnelle et d'un consentement à être suivies dans le cadre d'une recherche. C'est comme si l’on créait techniquement une sorte de « laboratoire » d'intervention en « milieu naturel ». La soif d'« outils techniques » de la part des intervenants et des intervenantes est bien ressentie partout actuellement. Dans un contexte de forte incertitude normative, tant sur le plan du lien social que du contexte économique, le désir de l'autonomie sociale est plus difficile à satisfaire, car l'individu a de la difficulté à se situer lui-même face aux membres de sa propre famille, à ses amis, à ses collègues de travail, bref, face aux autres. À moins que l'on accepte de considérer ces difficultés personnelles comme des situations qui ne dépendent pas que d'une mauvaise adaptation individuelle, mais aussi des transformations sociopolitiques de la vie en société et du système de valeurs. Ce n'est pas ce que les modèles de prévention précoce véhiculent comme éthique politique. Principalement légitimés par l'écologie du développement, ceux-ci consistent plutôt à faire comprendre aux individus qu'ils doivent développer des capacités personnelles d'adaptation en acquérant de meilleures compétences que les experts auront déterminées, quitte à bénéficier d'un soutien social.

Répétons-le, certains tenants de l'écologie du développement vont tout de même signaler les contraintes politiques, économiques et culturelles au développement optimal des personnes. Il n’en demeure pas moins qu'en dernière analyse, dans les programmes, c'est l'individu qui doit vouloir s'adapter en respectant les lois scientifiques du développement sain découvertes par les experts. On comprend mieux les mariages de raison qui peuvent être consommés entre l'empowerment et l'écologie sociale. Si le terme empowerment demeure flou sur le plan conceptuel, il ne se réduit pas pour autant à la consommation de services ou au regroupement de jeunes mères dans le même immeuble. Plusieurs questions se posent, dont celle-ci : Les programmes de prévention précoce développent l'empowerment de qui et pour qui?

… sur la pratique démocratique

Ces réflexions critiques sur la prévention précoce nous amènent à réfléchir de façon globale sur le rétrécissement de la pratique démocratique à travers les transformations de l'Église, de l'État et de l'administration publique. Soulignons d'abord que les pratiques de prévention précoce comportent aussi une dimension idéologique. On pourrait faire l'hypothèse que l'idéologie écologique du développement est devenue si populaire au Canada qu'elle se substituerait à l'ancienne théocratie cléricale en devenant une technoscience psychosanitaire du comportement salutaire. Dans la foulée des travaux de Castel (1981) en France, Renaud (1984, p. 99) a déjà montré de quelle façon la prévention québécoise pouvait aussi se transformer en une forme de contrôle social :

La prévention se constitue en travail de contrôle et de domination dès lors que la technocratie l'incorpore à son langage administratif, réduisant ainsi les problèmes sociaux à une seule et même dimension technico-productiviste. L'appareil technocratique monopolise tout le travail d'une société en fonction de ses intérêts. La prévention devient alors une « programmation offensive » : elle ne cherche qu'à normaliser les conduites humaines et à happer le plus tôt possible les populations qui risquent de perturber l'ordre social. On est alors en présence de la mise en place de la « gestion prévisionnelle » des risques analysée par Robert Castel.

Et, plus récemment, Blais en dénonce les conséquences :

Et c'est ici que les systèmes de marquage fondés sur les diagnostics de la pathologie psychosociale jouent un rôle fondamental dans la mesure où ils constituent un dispositif symbolique qui consacre la première mise à l'écart. L'individu ainsi marqué devient un cas, un risque, une statistique. La logique du processus diagnostique, dont tant d'auteurs ont tenté de démonter les mécanismes, aliène, dépossède l'individu de son savoir sur lui-même, au profit d'un savoir professionnel et technique (1998, p. 29).

La fonction de l'expert ne remplacerait-elle pas alors celle du curé d'antan, et ce, en continuité historique avec une certaine orientation du travail social ou de la psycho-éducation? Pourtant, plusieurs chercheurs issus des sciences cognitives ont déjà remis en question le regard positiviste dans la recherche scientifique pour des raisons éthiques. Par exemple, dans un ouvrage intitulé L'homme agressif, le neurophysiologiste Karli ne considère pas la violence humaine comme une fatalité biologique ou génétique. Il aborde de façon critique les dimensions éthiques et politiques des sciences visant la modification de comportements. Selon lui, dans la vision du monde entretenue par Skinner, un des représentants les plus influents du béhaviorisme en application dans l'écologie sociale (Bouchard, 1989), la question de la liberté ne se pose pas. À ce sujet, Karli (1987, p. 321) cite les propos de Skinner :

Skinner précise que, grâce au « terrible pouvoir du renforcement positif », il n'y aurait plus ni contrainte ni révolte; d'ailleurs, [citation de Skinner] « l'hypothèse que l'homme n'est pas libre est essentielle pour l'application de la méthode scientifique à l'étude du comportement humain. L'homme intérieur qui est libre et tenu responsable de son comportement […] n'est qu'un substitut préscientifique pour les différentes sortes de causes que l'on découvre au fur et à mesure de l'analyse scientifique. Toutes les causes diverses sont extérieures à l'individu. »

Il est intéressant de noter que cette vision béhavioriste situe les causes des problèmes comportementaux à l'extérieur de l'individu, d'où l'intérêt d'agir aussi de l'extérieur afin de modeler les comportements dans le sens désiré par les valeurs du chercheur. Dans sa version radicale, les individus ne disposeraient pas de jugement personnel, mais uniquement des réactions spécifiques d'adaptation ou d'inadaptation aux stimulus d'un environnement instable. Réduire ainsi les interactions sociales à des processus de renforcement dans le conditionnement induit une vision politique de la vie en société fondée sur le contrôle des normes comportementales (Skinner, cité par Karli, 1987, p. 321). Cette perspective passe sous silence toute la question de l'autonomie sociale des individus pouvant accéder à des jugements éthiques qui fondent leurs actes ainsi que celle de la pluralité des points de vue en sciences humaines. Bref, le neurophysiologiste (1987, p. 323) pose la question politique du choix de système de valeurs :

Certes, il ne s'agit pas de valeurs absolues qui seraient extérieures à nous-mêmes et qui nous seraient données en partage. Il est de notre propre responsabilité de les acquérir, de les cultiver et de les transmettre, et c'est là un aspect essentiel de notre dignité humaine. Shotter (1980) rappelle, à ce propos, le mot de Hannah Arendt : « Même s'il n'y a pas de Vérité, l'homme peut être véridique; même s'il n'y a pas de certitude absolue, l'homme peut être digne de confiance. »

Devant la complexité de « l'objet humain » observé par un autre sujet humain, d'autres chercheurs en sciences sociales, Busino (1988, p. 185) par exemple, insistent sur la nécessaire pluralité des interprétations dans la recherche sociale :

L'identité entre le sujet et l'objet demeure, par conséquent, cruciale. Le sujet-chercheur ne déchiffre pas une intelligibilité immanente, il la construit en choisissant entre de multiples systèmes de références possibles et des points de vue disparates. Si toute reconstruction est un choix, la pluralité des interprétations au sujet d'un même ensemble est inévitable. Mais pour autant que la particularité de la perspective adoptée ne soit pas dissimulée ou présentée comme une généralité, l'impartialité et l'arbitraire sont conjurés. Il n'en reste pas moins que ces reconstructions partielles d'une réalité globale dérivent d'un système de concepts que nous pouvons éventuellement justifier mais guère vérifier, ainsi que des représentations à jamais variables. Comprendre objectivement le sens subjectif des conduites sociales signifie édifier hypothétiquement un sens parmi d'autres également possibles.

Cette perspective peut s'accorder avec une vision démocratique du rôle de la science dans le champ du social. Il est cependant essentiel de considérer une autre substitution qui s'effectue en parallèle par l'affaiblissement considérable du pouvoir représentatif des citoyens par l'État au profit d'un hégémonisme accru des logiques « naturelles » d'affaires multinationales dans un marché mondialisé. L'actionnaire aveugle et délocalisé remplace progressivement l'élu d'une majorité nationale. La même chose peut être observée au niveau de l'administration publique : la bureaucratie institutionnelle nécessaire à l'ordre administratif de masse se transforme en une technocratie gestionnaire de masse visant la rentabilité comptable justifiée par l'ajustement obligé au contexte de mondialisation. Le gestionnaire comptable remplace alors le fonctionnaire de service. À titre d'exemple, dans le cadre de la récente réorganisation du système de protection de la jeunesse, le MSSS a confié à la société SOGIQUE le mandat d'intégrer les divers systèmes informatiques de gestion des services jeunesse[17]. Par cette meilleure intégration des informations qui circulent dans le réseau des services jeunesse de l'État, le MSSS prévoit constituer une base de données informatisées et dénominalisées (PIBE : Plate-forme informationnelle pour le bien-être de l'enfant) (Baraldi, 2002) qui alimentera entre autres l'Entrepôt pour la promotion de la santé de l'enfant et de son bien-être (EPSEBE). Ce projet supra-institutionnel a reçu l'appui de nombreux organismes, dont le MSSS, la RAMQ, l'Institut de santé publique et l'Institut de la statistique du Québec. L'extrait suivant tiré du site Valorisation-Recherche Québec décrit les objectifs de cet « Entrepôt » :

EPSEBE vise à mettre sur pied les conditions de réalisation d'un entrepôt de données qui réunit les certificats de naissance à des banques de données spécialisées, afin de regrouper l'information pertinente sur les périodes prénatale, néonatale et de l'enfance (jusqu'à 18 ans). Le but de ce couplage est d'offrir aux chercheurs un outil qui leur permettra de réaliser des études longitudinales avec recoupement d'information, et de répondre ainsi à des questions complexes liées aux facteurs de vulnérabilité de l'enfant. La programmation d'EPSEBE vise à bâtir dans un premier temps un noyau de base de banques de données interconnectées, auquel s'ajouteront progressivement d'autres banques des domaines biomédicaux et psychosociaux.

EPSEBE s'assurera que l'entrepôt et son développement seront acceptables d'un point de vue éthique et légal[18].

Malgré cette assurance éthique, on est en droit de s'interroger sur la pertinence démocratique de cette gestion centralisée du contrôle de l'information psychosociale et médicale dont la garantie à la confidentialité n'est pas à toute épreuve et dont l'appellation « entrepôt » nous laisse songeurs. C'est donc dans un contexte plus large qu'il convient de situer la vague de fond des pratiques de prévention précoce s'inspirant des idéologies sociobiologique et écologique du développement. L'effet idéologique produit par ces transformations est de renforcer l'imaginaire naturaliste ambiant où les stratégies politiques tendent à s'estomper pour faire place à des stratégies adaptatives à l'image d'un habitat naturel constamment menacé de déstructuration et en situation de survie. La fatalité, l'adaptation, l'efficacité, la résilience, la prévention des risques, les facteurs de protection et de vulnérabilité, le consensus et le partenariat deviennent ainsi les maîtres-mots qui meublent la résignation politique des individus face à la perte progressive de ce pouvoir démocratique d'expression, de délibération et de décision.

Conclusion

Au terme de notre analyse, nous pouvons avancer l'hypothèse selon laquelle les présupposés normatifs des fondements théoriques de la prévention précoce alimentent un fantasme scientiste véhiculé par la sociobiologie et l'écologie du développement : contrôler l'évolution du développement des cycles de vie par une connaissance technique des schémas interactifs comportementaux. Cet imaginaire scientiste ne va pas sans poser de questions sur le plan politique. La prévention précoce dans sa version la plus béhavioriste conduit à une sorte d'« eugénisme négatif », c'est-à-dire la suppression des tares psychosociales que les experts ont définies comme étant des comportements négatifs en ce qui concerne le développement sain de la personne[19]. Dans cette logique ségrégative, il s'agit de briser la tension nécessaire entre les désirs (symboliques) et les besoins (naturels) pour ne renvoyer les individus qu'à leurs besoins. À ce propos, Malherbe (1994, p. 26-27) dénonce ce qu'il appelle l'« anorexie du désir » :

Lorsqu'ils « désobéissent » aux prescriptions de la médecine préventive, les sujets humains me paraissent protester contre l'anorexie du désir et du plaisir à laquelle conduit la logique de la sécurité sanitaire à tout prix. Quel est finalement le risque le plus grave : boire, fumer, aimer ou déprimer? Nous n'ignorons pas que certains comportements sont ou peuvent être liés à des facteurs de risque et nous n'invitons personne à la démesure ni à la débauche. Mais nous savons aussi que la vie est un équilibre à la fois fragile et dynamique entre une multiplicité de risques dont quelques-uns peuvent sans doute être modulés (voire, dans certains cas, éventuellement supprimés), mais jamais sans entraîner une modification au moins partielle de quelques autres! […] Nous nous trouvons ainsi, bon gré mal gré, à la fois victimes et complices d'une société chaque jour davantage totalitaire à laquelle la médecine préventive contribue à sa façon par la dictature de la sécurité qu'elle tend à imposer. Face à cette évolution, qui nous met inévitablement en crise en tant que subjectivités appelées à l'autonomie, le premier devoir est de résister, de s'interroger et de tenter de comprendre le ressort profond du mouvement qui nous entraîne et que nous portons tout à la fois.

L'accélération des formes d'individualisme fait en sorte que la société, soumise à une perpétuelle quête de sens, devient de plus en plus complexe (Foucauld et Piveteau, 1995). Viser la modification de comportements et l'adaptation des individus aux structures sociales sans leur implication pleine et entière tend à aliéner l'individu, à qui l'on demande par ailleurs d'être autonome. Étant donné l'absence de repères absolus, il importe d'impliquer les individus dans les débats entourant les processus de définition des problèmes, d'analyse des causes et de définition des besoins et des solutions afin de négocier collectivement les normes de l'existence sociale. Cela vaut aussi pour les intervenants sociaux souvent instrumentalisés au sein de programmes conçus par d'autres et traités comme de simples exécutants. Même si l'attitude courante est d'attribuer la responsabilité des difficultés de socialisation des jeunes à leurs parents en invoquant l'incompétence parentale notamment, il ne faut pas perdre de vue que le brouillage actuel des repères normatifs fragilise tous les individus et que, parmi eux, certains se débrouillent mieux que d'autres face à ce contexte social en mutation. Il est donc maladroit de qualifier d'« incompétence » parentale ce qui relève d'une crise du social, notamment ce qui fonde l'acte de transmission et l'autorité, car le rôle de parent est fondé sur l'échange symbolique de la transmission normative d'une génération à l'autre et non simplement sur un « catalogue » de comportements adéquats ou de performances cognitives. Cela dit, même recomposée ou dépréciée, la famille demeure une instance importante de la transmission normative de la vie en société et c'est à travers elle ainsi qu'avec les jeunes que nous pouvons débattre et délibérer de façon démocratique des voies possibles de l'échange intergénérationnel.

La place de l'expert pourrait être repensée dans une perspective fondamentalement plus démocratique que l'autoritarisme (même chaleureux et bienveillant) des programmes de prévention précoce. Plutôt que de nous interroger sur « Quelle espèce d'êtres humains (de parents) allons-nous construire dans l'avenir? », gardons ouvertes les questions suivantes : Qu'est-ce que l'être humain? Qu'est-ce que la parentalité? Qu'est-ce que l'enfance et l'adolescence? Et soumettons ces questions de façon égalitaire à tous, et non aux seuls experts, de façon aussi à développer la pluralité des interprétations. Finalement, le principal danger pour la démocratie que représente ce courant psychosocial positiviste est justement de clore le débat sur l'être humain par les experts, et ce, au nom du bonheur personnel et du droit à des services. En ce sens, le débat éthique entourant la sociobiologie et l'écologie du développement est très près de celui qui entoure la biogénétique. À voir ces programmes se développer davantage, on peut se demander : « À quand les certificats de procréation?[20] »

Tableau

Description sommaire d'exemples de programme de prévention précoce

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Tableau (continuation)

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