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Publié en deux parties entre 1593 et 1609 sous forme de dialogue pédagogique[1], Il Transilvano de Girolamo Diruta aborde les fondamentaux de la formation d’un organiste[2] en Italie à la fin du xvie et au début du xviie siècle. À partir de l’apprentissage de la lecture des notes jusqu’au contrepoint improvisé au clavier, en passant par la présentation du système de doigtés, la pratique de la diminution[3] et la transcription en tablature[4] de pièces polyphoniques, Diruta vise vraisemblablement à fournir au lectorat les outils nécessaires à la formation d’un organiste professionnel, à travers la présentation d’instructions, exercices et exemples extraits du répertoire.

Si la plupart des études sur Il Transilvano se sont penchées sur des questions de nature historique ou théorico-musicale (Brumana et Segoloni 2012), dans le cadre du récent foisonnement d’études musicologiques sur l’improvisation historique, certains auteurs n’ont pas manqué de s’interroger sur la valeur pédagogique de cette « méthode » pour apprendre à jouer des instruments à clavier et pour pratiquer l’improvisation (Guido 2012a, 2012b, 2017 ; Guido et Schubert 2014 ; Porto 2016). Selon Porto (2016, 81), l’observation de règles pratiques présentées par Diruta favorisait l’acquisition, par l’élève, de différents usages et artifices du contrepoint, et ce, avec une application pratique et directe à l’instrument, sans passer par l’écriture. Guido (2012a, 2), mettant en exergue le caractère éminemment pratique du traité de Diruta, affirme que l’élève, suivant les instructions pratiques du maître, pouvait acquérir les compétences nécessaires à la réalisation d’une improvisation à partir de l’étude de la technique de base de l’instrument à clavier, mais également en abordant d’autres aspects propres à la profession d’organiste, par exemple la pratique de la mise en tablature de pièces vocales. Ces auteurs conviennent qu’à travers l’observation d’un nombre restreint de règles pratiques, l’élève pouvait acquérir les compétences dont un organiste professionnel avait besoin pour remplir ses fonctions pendant les services religieux. Dans son étude sur le Fronimo de Galilei (1584 [1568]) — traité consacré à l’apprentissage de la mise en tablature au luth —, Canguilhem (2001, 215) souligne de multiples éléments de convergence entre le dialogue de Galilei et celui de Diruta, voire des citations textuelles par Diruta de certains passages de l’oeuvre de Galilei. Selon Canguilhem (2001, 218), les problèmes liés à la notation étant secondaires pour les instrumentistes de la Renaissance, il est possible de déduire de l’analyse de ces traités des éléments de la pratique qui reflètent les préoccupations des instrumentistes de l’époque, au-delà des spécificités instrumentales.

Le traité de Diruta est approuvé, du vivant de l’auteur, par le compositeur Claudio Merulo, premier organiste de la chapelle Saint-Marc à Venise, dont Diruta est considéré comme l’élève le plus représentatif (Segoloni 2012, 50). Diruta est mentionné par des auteurs tels que Banchieri (1609, 12 ; 1628, 33, 86‑87) et Zacconi (1622, 240). Le traité de Diruta est encore une référence dans la seconde moitié du xviie siècle, si l’on en croit le compositeur Giovanni Maria Bononcini, qui, en 1678, déclare se servir de ses enseignements (Bononcini 1678, 4). Encore en 1693, le frère modénais Giovanni Franchini, soulignant le caractère méthodique du traité, affirmait :

Diruta […] introduit un noble Transylvanien pour dialoguer avec lui sur le sujet [la manière de jouer de l’orgue] : il discute non seulement d’une manière excellente (aussi dans l’opinion des modernes) de l’essence de l’art, de l’ordre des règles et de leurs raisons, mais enseigne aussi comment utiliser les doigts pour jouer les tierces, les quintes, etc. avec toutes sortes d’autres observations plus minutieuses et raffinées, qui sont très utiles, nécessaires et employées par ceux qui professent enseigner méthodiquement et de manière fondée[5] [italique de l’auteur].

Franchini 1693, 346-347

Bien que le nombre important de réimpressions et de copies qui ont survécu jusqu’à nos jours constitue un indice du succès éditorial de l’ouvrage[6], il est très difficile de retracer l’identité des acquéreurs du traité de Diruta et, surtout, de connaître l’usage qui en a été fait. Si l’on tient compte du format du volume[7], on peut émettre l’hypothèse qu’il s’agissait vraisemblablement d’un objet destiné à un public aisé constitué de nobles, amateurs de musique[8]. Sur la base de ces éléments, il semblerait que Il Transilvano ne fut pas utilisé dans une pratique pédagogique quotidienne, mais qu’il s’agissait plutôt d’un ouvrage reflétant des pratiques pédagogiques en vigueur à Venise à la fin du xvie siècle et au début du xviie siècle.

Un ancrage théorique emprunté à la didactique

Les différents savoirs mis à l’étude

Dans le cadre de notre étude, une définition des différents savoirs impliqués dans l’apprentissage de l’improvisation au clavier s’avère nécessaire. Dans la pratique de l’improvisation, comme dans toute pratique instrumentale, les savoirs mobilisés renvoient autant à des éléments de la pratique — ce que Mauss appelle les « techniques du corps[9] » (Mauss 2021 [1935], 39) — qu’à des savoirs d’ordre théorique[10]. Dans le cadre de la théorie de la transposition didactique et à propos de savoirs mathématiques, Chevallard distingue le savoir enseigné — objet de transmission au sein du système didactique[11] — et le savoir savant, « celui des mathématiciens » (1991 [1985], 15). Selon Chevallard, « tout projet social d’enseignement et d’apprentissage se constitue dialectiquement avec l’identification et la désignation de contenus de savoirs comme contenus à enseigner [italique de Chevallard] » (1991 [1985], 39). Toujours selon l’auteur, un contenu de savoir désigné comme « savoir à enseigner » subit irrémédiablement des transformations qui le rendront apte à devenir un contenu d’enseignement. L’auteur appelle transposition didactique ce « “travail” qui d’un objet de savoir à enseigner fait un objet d’enseignement ». Chevallard emprunte et développe le concept de transposition didactique au sociologue Michel Verret (1975), qui se penche sur la manière dont « toute action humaine qui vise la transmission de savoirs est amenée à les apprêter, à les mettre en forme pour les rendre [...] susceptibles d’être appris » (Perrenoud 1998, 489). En même temps, Verret souligne les écarts entre les savoirs de référence et ceux désignés pour être enseignés[12] (Amade-Escot 1997, 17).

Dans le but de fournir un ancrage théorique à d’autres didactiques disciplinaires, Johsua a théorisé à partir des années 1990 l’existence d’autres savoirs, notamment les savoirs experts, qui puissent servir de référence dans la transmission de certains objets de savoirs. Johsua (1996) attribue au degré de reconnaissance sociale des institutions dans lesquelles vivent ces savoirs une première distinction entre savoirs savants et savoirs experts. Selon l’auteur, alors que les savoirs savants sont des savoirs qu’« une société donnée considère comme tels à un moment donné de son histoire », leur conférant « alors des attributs institutionnels visibles, académiques par exemple », les savoirs experts vivent « dans des institutions qui n’ont pas ce label mais qui n’en existent pas moins, définissant un réseau de relations interpersonnelles par lequel s’élaborent l’objet de la recherche et de la pratique, les méthodologies d’approche, les langages, etc. » (Johsua 1996, 67).

La notion de contrat didactique

Dans le sens que lui prête Brousseau (2009, 30), le contrat didactique se définit comme l’ensemble des attentes et des obligations réciproques qui, de manière essentiellement implicite, se nouent entre enseignant·e et enseigné·e dans une situation didactique spécifique[13]. La nature du contrat didactique, qui n’est pas à confondre avec un contrat juridique, est définie à la fois par les enjeux du savoir mis à l’étude et par les institutions (Durkheim 2007 [1894], xx) dans lesquelles l’interaction didactique se réalise (Amade‑Escot 2007, 33). Comprendre les attentes institutionnelles auxquelles étaient soumis les maîtres et les élèves, dans les lieux destinés à l’enseignement de la musique, permettra en même temps de mieux saisir les attentes, tant explicites qu’implicites, qui caractérisaient le contrat didactique entre les acteurs et de mettre en évidence les enjeux de savoirs spécifiques dans le contexte étudié.

Le rôle de la mémoire didactique dans la progression des apprentissages

[…] car aucune des choses d’un art ou d’une science ne fut commencée et dans le même temps parfaitement terminée, mais qu’on arrive à la perfection par étapes successives, par intervalles de temps, et par l’étude comme j’espère qu’il doive advenir à mon ouvrage, qui, une fois bien connu d’esprits éclairés, sera favorablement reçu et apprécié[14] [italique de l’auteur].

Diruta 1597, 4

La notion de progression implique à la fois la présence d’un « inventaire » (Cicuriel 2000, 104) de contenus d’enseignement et une répartition ordonnée dans le temps de ces mêmes contenus (Porquier 2000, 88), selon des critères qui peuvent être utilitaires, institutionnels ou d’acquisition[15]. La citation qui ouvre ce paragraphe souligne la valeur accordée par Diruta à une organisation des apprentissages en plusieurs « étapes » soumises au paramètre du temps, pour la construction d’une expertise[16] dans les arts comme dans la science[17]. L’agencement dans le temps des objets d’enseignement est une des conséquences du processus de transposition didactique ayant comme possible conséquence une textualisation du savoir, lequel, élémentarisé, devient ainsi objet de progression. Mais, l’agencement temporel de savoirs élémentarisés constitue-t-il un élément suffisant pour la mise en place d’une progression des apprentissages ? Sensevy (2011, 331) soulève la nécessité de différencier un « temps d’objet » d’un « temps de situations ». Le premier, relevant de la forme scolaire classique[18], renvoie à l’organisation discrète de contenus épistémiques dans une séquence d’enseignement excluant a priori tout « retour en arrière[19] » (Chevallard et Mercier 1987, 56), alors que le deuxième renvoie à l’expérience de l’apprenant dans le processus d’appropriation de ces savoirs, ce qui permet un retour sur l’expérience dans la construction de nouveaux savoirs. C’est ce retour sur l’expérience, le fait de pouvoir la revivre et la réinscrire, qui, selon Centeno (1995, 195), favorise chez l’élève la transformation des connaissances — et, en dernière analyse, une progression dans l’acquisition des apprentissages — à travers le recours à la mémoire de savoirs anciens, mais aussi des circonstances des apprentissages. Mais ceci n’est possible que si la construction de nouveaux savoirs se réalise par l’élève à travers l’adaptation à une situation didactique. Par opposition à une simple communication de savoirs, cette adaptation va de pair avec une personnalisation[20] et un sens attribué à la tâche. Une adaptation qui n’est possible qu’à la condition d’organiser le savoir dans le temps de manière individualisée[21], à travers l’expérience d’adaptation à un milieu[22] (Centeno 1995, 196). À travers des anticipations, des rappels, mais aussi des « transformations temporelles de la connaissance » (Centeno 1995, 195), le maître donne ainsi à l’élève « la possibilité de mobiliser un savoir qu’il ne possédait pas complètement, un savoir qu’il n’aurait pas pu utiliser tout seul et qui va lui permettre de donner du sens à la question dont il s’occupe » (Brousseau et Centeno 1991, 205).

« De l’ordre des règles et de leurs raisons »

Diruta consacre la première partie (1593) de son traité à la technique de l’orgue et du clavecin avec une attention particulière aux doigtés à employer lors de l’exécution de passages[23]. Le compositeur présente le système de doigtés en tant que prérequis indispensable pour l’apprentissage du genre de la toccata (Diruta 1597, 16). À cette fin, l’auteur propose plusieurs exercices dans lesquels l’élève est censé s’approprier le système de doigtés avant de s’engager dans le travail des toccatas issues du répertoire. Cependant, à la fin de la première partie, Diruta (1597, 62) affirme que les principes sous-jacents au système de doigtés ne sont pas toujours respectés lorsqu’il s’agit de les appliquer dans le cadre des toccatas. Dans d’autres cas, le choix de l’auteur d’introduire certains objets de savoir semble, à première vue, ne pas être cohérent avec les contenus d’enseignement en train d’être traités[24]. De ce fait, la logique sous-jacente à la progression des apprentissages conçue par Diruta n’est pas toujours facile à déduire. Elle se présente comme découlant d’une série d’introductions d’objets de savoirs dans le déroulement du temps didactique (Mercier 1985), mais dont la succession et la nature ne vont pas de soi[25].

Si le traité de Diruta est décrit non seulement comme une source d’exemples et d’exercices pour l’apprentissage d’un instrument à clavier, mais comme une méthode pédagogique cohérente qui devrait être employée par tous les maîtres « qui professent enseigner méthodiquement et de manière fondée » (Franchini 1693, 346-347), que peut-on déduire de l’analyse du traité de Diruta, quant à la conception de la progression mise en oeuvre dans celui-ci ? Une conception de la progression qu’il s’agit de dégager, en tenant compte des savoirs considérés par l’auteur comme nécessaires pour l’apprentissage de l’improvisation au clavier. Ces éléments soulèvent les questions de recherche suivantes.

  • À partir des indices de progression relevables dans Il Transilvano, est-il possible de sélectionner ceux qui s’inscrivent dans le projet didactique de Diruta, à savoir ceux qui concourent à la construction de savoirs nécessaires à la réalisation d’une improvisation au clavier ?

  • Quelle est la nature des savoirs mis à l’étude ?

  • Autour de quels contenus noyaux (Nonnon 2010, 11) la progression des apprentissages est-elle construite par Diruta ?

  • Est-ce qu’il y a lieu d’expliciter des savoirs savants qui sont implicites dans l’exercice de savoirs experts ?

  • Quelle est la singularité de Diruta quant à la conduite de la progression ?

La procéduralisation et l’automatisation[26] de contenus d’enseignement, par l’exercice de savoirs experts, constituaient vraisemblablement la première étape pour la construction, par l’élève, de son expertise en improvisation au clavier. On émet l’hypothèse que les contenus découlant de savoirs savants sous-jacents aux pratiques étaient construits autour d’un corpus restreint de contenus noyaux. Ceci non seulement à travers l’organisation, par le maître, de dispositifs didactiques (Weisser 2010, 292) divers visant l’appropriation par l’élève de contenus d’enseignement, mais aussi par l’emploi de stratégies d’apprentissage variées et la construction par l’élève de savoirs experts s’appuyant sur des savoirs savants qui sont implicites dans la résolution de la tâche. En outre, on émet l’hypothèse que des « aménagements fugitifs du savoir enseigné ou même du milieu » par l’introduction par le maître d’objets de savoirs « transitoires » (Brousseau et Centeno 1991, 174) avaient pour objectif l’installation d’une mémoire du système didactique (Centeno 1995) qui permettait à l’élève de construire de nouveaux savoirs à partir de « savoirs en train de se faire » (135).

Dans le but de saisir le projet didactique sous-jacent à la méthode pédagogique de Diruta, il s’agira d’interroger la conduite de la progression mise en place par l’auteur pour la construction de ces savoirs. Dans la première partie, à travers l’analyse didactique d’un corpus de sources historiques non pédagogiques[27] contemporaines de Il Transilvano, nous tenterons de déterminer la nature des contrats didactiques qui sous-tendent les instructions et les exemples de Diruta dans le contexte de leur parution et de leur diffusion. Dans la deuxième partie, nous présenterons Il Transilvano en identifiant les contenus d’enseignement déterminés par l’auteur. Par l’analyse conjointe des exemples, des instructions et des exercices présentés par Diruta, nous nous proposons de déduire et de décrire les dispositifs aménagés par le maître pour l’enseignement de l’improvisation au clavier. Dans la troisième partie, à travers l’analyse des indices relevables dans Il Transilvano, nous chercherons à déceler la nature de l’articulation entre l’exercice de savoirs experts et l’appropriation de contenus issus de savoirs savants dans l’apprentissage de l’improvisation au clavier. En outre, nous dégagerons la logique sous-jacente à la progression des apprentissages mise en place par Diruta, en essayant de mettre en lumière l’originalité de sa démarche.

Les rôles du maître et de l’élève

L’enseignement musical au sein des écoles rattachées aux églises

Aux xvie et xviie siècles, en Italie, l’enseignement de la musique était principalement dispensé par les écoles associées aux collégiales et aux cathédrales (Owens 1997, 12 ; Gambassi 1997, 53 ; Ciliberti 2003, 437 ; Vendrix 2012, 23 ; Canguilhem 2015, 102-103 ; Canguilhem 2017, 55). Les élèves, généralement des garçons âgés de huit à quinze ans, étaient sélectionnés par le biais d’un examen d’entrée, dont la réussite était sanctionnée par un contrat juridique[28]. Les élèves devaient fréquenter l’école tous les jours, matin et après-midi, et, en plus de l’accompagnement des chanoines dans les chants des heures liturgiques, ils devaient intégrer la chapelle musicale annexe à l’église[29] (Gambassi 1997, 60). Les obligations contractuelles des élèves et du maître[30] vis-à-vis de l’église avaient de fortes incidences sur le contrat didactique, qui se caractérisait par des attentes élevées vis-à-vis des élèves. Ces derniers étaient non seulement engagés dans des sessions collectives[31] d’apprentissage, probablement des répétitions, mais ils devaient également assister à des leçons individuelles plusieurs fois par jour[32]. Le contrat institutionnel avait de fortes incidences sur la nature même des apprentissages : afin de pouvoir offrir leurs services musicaux lors des offices liturgiques, les élèves devaient apprendre le chant figuré, le plain-chant et la psalmodie[33]. Les attentes envers les élèves comprenaient également la maîtrise de plusieurs instruments musicaux[34]. Malgré le jeune âge de beaucoup d’élèves, nous nous situons dans le cadre d’un enseignement professionnel, où l’apprentissage est conçu comme « un double processus d’élaboration-conception et de construction-développement de savoirs nécessaires à l’exercice d’un travail, d’un métier ou d’une profession » (Roger 2013, 37).

Compte tenu de la fréquence des leçons, les élèves devaient faire preuve d’endurance dans leurs études[35]. Cela semble être confirmé par la description de Bontempi (1695) d’une journée de travail auprès de l’école de Saint-Pierre de Rome autour des années trente du xviie siècle (Annexe 1). Il ressort du témoignage de Bontempi qu’en plus de l’étude du chant, les élèves devaient consacrer l’après-midi à l’apprentissage du contrepoint, du clavecin et de la composition. L’apprentissage du contrepoint semble être structuré en plusieurs activités articulant des moments de réception (« une demi-heure consacrée à l’enseignement théorique ») et des moments de production. Quant à ces derniers, qui occupent la plupart du temps scolaire de l’après-midi, il est possible de relever l’emploi par le maître de deux dispositifs didactiques : une partie de production écrite (« les exercices écrits de contrepoint ») et une partie de production vocale/instrumentale (« mettre en oeuvre les exercices écrits »). Bien qu’à partir des années 1520, le contrepoint soit défini comme l’ensemble des règles qui régissent une composition écrite (Canguilhem 2015, 38), il n’est pas exclu qu’une partie de l’apprentissage du contrepoint ait renvoyé à des pratiques de contrappunto alla mente, soit une improvisation extemporanée d’une ligne mélodique sur un cantus firmus donné[36] (« une autre demi-heure au contrepoint sur le plain-chant »). L’articulation entre dispositifs de production écrite et de production vocale dans l’enseignement du contrepoint[37] est relevable également dans l’extrait ci-dessous[38] :

Tous ceux que j’ai vus enseigner le chant et le contrepoint, tant dans cette ville qu’à Venise, font d’abord chanter les élèves un par un, puis en groupe jusqu’à ce qu’ils aient appris. Et on fait la même chose avec le contrepoint : on voit et on corrige d’abord la cartella[39] avec minutie, puis on fait chanter, et c’est la vraie façon d’enseigner[40].

Revenons à Bontempi, dont le récit dessine une organisation de l’enseignement musical qui, loin des nécessités actuelles de spécialisation disciplinaire (Balmori 2016, 152), semblerait répondre avant tout à des besoins de professionnalisation des élèves (Annexe 2).

Les « exercices hors de la maison » (« Gli esercizi fuori di Casa », voir Annexe 2) semblent constituer une composante importante pour la mise en place par le maître de situations dévolutives[41] permettant à l’élève de prendre en charge les apprentissages visés, notamment, par le développement d’une écoute analytique, envers les autres chanteurs mais aussi envers sa propre voix. Parallèlement, l’engagement de l’élève dans la pratique sociale de référence[42] favorisait la mise en place par le maître de situations adidactiques, avec pour conséquence souhaitée l’acquisition et la consolidation de savoirs en construction par leur exercice en contexte[43]. La transmission des savoirs se réalisait à travers un échange personnalisé entre les acteurs, dans lequel le rôle du maître semble consister principalement en l’institutionnalisation[44] des savoirs sur la base du compte rendu quotidien par l’élève de ses expériences extrascolaires (« les exercices hors de la maison »). Il est vraisemblable que la nature personnalisée[45] de la relation didactique entre maître et élève favorisait davantage le recours à une mémoire didactique partagée sur laquelle les acteurs pouvaient s’appuyer pour la construction de savoirs et que ceci avait de fortes incidences sur l’organisation des enseignements par le maître en vue d’une progression de l’élève dans la construction des apprentissages visés.

L’apprentissage de l’orgue

Si l’enseignement instrumental était en principe dispensé à tous les élèves des écoles dans le cadre de l’enseignement musical général, il semblerait que les élèves qui montraient une plus grande aptitude pour le jeu de l’orgue pouvaient bénéficier d’une formation plus spécifique[46]. Même en matière d’enseignement d’orgue, la fréquence des leçons, qui avaient lieu au moins deux fois par jour, suggère que les attentes vis-à-vis des élèves étaient importantes[47]. La fréquence des échanges entre maître et élève reflète, là encore, une relation didactique personnalisée[48] dans laquelle le maître pouvait en principe s’appuyer sur un passé didactique partagé pour l’organisation de ses enseignements[49].

L’apprentissage de l’orgue pouvait également se réaliser dans le cadre de leçons privées. Un contrat privé[50] établi en 1502 à Florence pour l’enseignement de l’orgue à un jeune élève est particulièrement révélateur quant aux contenus d’enseignement mentionnés (Annexe 3). Il ressort de ce contrat qu’à travers les enseignements dispensés par le maître, l’élève devait être capable de remplir ses obligations d’organiste pendant les offices religieux quotidiens, à savoir les messes et les vêpres. Quant aux contenus d’enseignement mentionnés, ce qui frappe, c’est l’apparente précision du répertoire qui constitue l’objet de l’enseignement. Ceci pourrait laisser supposer que les attentes vis-à-vis de l’élève concernent prioritairement la maîtrise de savoirs experts[51]. Cependant, si l’on tient compte du fait que la musique de l’ordinaire de la messe changeait selon les différents temps de l’année liturgique, les festivités et les célébrations ; que la musique du propre de la messe était tous les jours différente[52] ; que la pratique sociale de référence, soit le métier d’organiste, impliquait principalement l’improvisation de versets à partir des cantus firmi extraits du répertoire liturgique, ceci en alternance[53] avec le choeur, il est plausible de supposer que les morceaux mentionnés dans le contrat juridique constituaient des références à partir desquelles l’élève devait construire son expertise en matière d’improvisation, ce qui était indispensable pour assurer les services musicaux pendant la liturgie.

À la lumière de ces dernières considérations, les attentes implicites vis-à-vis de l’élève visaient et la maîtrise de savoirs experts nécessaires au jeu du répertoire mentionné et l’appropriation de contenus découlant de savoirs savants de l’ordre du contrepoint, permettant d’improviser des versets à partir de cantus firmi toujours différents, selon les jours et les périodes de l’année liturgique. Le contrat (Annexe 3) mentionne que le maître, outre l’ordinaire de trois messes, devait enseigner à l’élève trente canzoni[54]. La mention explicite de ces trente canzoni amène à présumer que l’élève devait développer des compétences en improvisation d’une canzona (ou d’un ricercare) en s’appuyant, en plus des exemples fournis par le maître et de l’exercice de savoirs experts, sur l’acquisition de contenus relevant de savoirs savants de l’ordre du contrepoint, de la diminution, de l’ornementation, de la forme et du style. On observe des similitudes entre le répertoire mentionné dans le contrat examiné et les épreuves du concours de 1579 pour le poste d’organiste auprès de la basilique de Saint-Antoine de Padoue. Parmi les concurrents au poste d’organiste on retrouve notamment Girolamo Diruta (Morelli 1998, 263) :

  1. Que chacun improvise (soni di fantasia) avec brièveté ce qui lui plaît.

  2. Que des versets soient improvisés en répons au Kyrie.

  3. Qu’ils jouent en répons au Magnificat dans des tons différents.

  4. Que chacun des Révérends et Magnifiques Présidents ait la liberté de donner à chacun desdits concurrents un hymne tiré du livre à un moment donné, sur lequel il doit jouer[55].

Les deuxième et troisième épreuves du concours — à savoir la pratique d’improviser des versets pour répondre au choeur pendant le Kyrie et le Magnificat — sembleraient correspondre à l’obligation du maître d’« enseigner l’orgue au susdit Raffaello di Michele tant et si bien que ledit Raffaello soit en mesure de jouer aux messes et aux vêpres ». Les première et quatrième épreuves du concours — c’est-à-dire savoir « jouer de fantaisie » en improvisant toutes les parties ou à partir d’un hymne donné — sembleraient correspondre à l’étude des canzoni et des hymnes.

Présentation de Il Transilvano

Diruta a l’ambition de proposer une « méthode » pour l’apprentissage des instruments à clavier qui soit « facile » et en même temps « nécessaire » (Diruta 1597, page titre) pour tout organiste qui veut apprendre la vraie manière de jouer. Les contenus abordés sont multiples et touchent à de nombreux aspects de la pratique instrumentale. Selon les sections, Diruta présente des contenus issus de savoirs experts de l’ordre de la technique, des contenus issus de savoirs savants de l’ordre de la théorie musicale et du contrepoint, mais aussi des contenus d’ordre esthétique[56] relatifs au caractère attribué aux différents tons[57] ou concernant l’utilisation des différents registres de l’orgue. Dans le cadre de cette étude, l’attention est portée sur la construction de contenus d’ordre technique et de contenus relevant de savoirs savants.

Contenus d’ordre technique

De la manière de s’asseoir à l’instrument à la position de la main, l’auteur expose des éléments d’ordre postural à prendre en compte pour jouer « correctement » d’un instrument à clavier (Diruta 1597, 10-12). Ces contenus, qui découlent de savoirs personnels de l’auteur, sont situés par lui dans une relation d’interdépendance avec certains éléments esthétiques et avec le type de répertoire joué. Selon Diruta, les différents types de sonorités, et même de caractères, sont le produit d’une technique spécifique. En outre, il s’avère nécessaire de différencier technique d’orgue et technique de clavecin afin de distinguer la musique de danse du répertoire liturgique.

Contenus découlant de savoirs savants

Diruta ouvre son traité avec des éléments de théorie musicale : le nom des notes et leur durée, les clefs et la technique de solmisation[58]. Dans le premier livre de la deuxième partie, consacré à la transcription en tablature, Diruta définit la notion de diminution, qu’il classe en cinq types : la diminution proprement dite (minuta), les groppi, les tremoli, les accenti et les clamationi. Dans le deuxième livre, consacré à la fantaisie — sommet dans l’art de l’improvisation —, l’auteur présente une « règle courte et facile de contrepoint ». Il consacre la quasi-totalité du livre au contrepoint à deux voix[59]. Après avoir introduit les notions de consonance (parfaite et imparfaite) et de dissonance, l’auteur présente les quatre mouvements pour enchaîner les consonances[60]. Diruta (1622, ii, 9-11) procède ensuite à la présentation des différents types de contrepoint : contrepoint note à note (contrapunto di nota contro nota), contrepoint en minimes avec consonances et dissonances (contrapunto di minime osservato), contrepoint de notes liées en consonances (contrapunto di note ligate con le consonanze), contrepoint de notes liées avec dissonances (contrapunto di note ligate di dissonanze) et contrepoint en notes noires[61] (contrapunto di note negre). Différents types de techniques de contrepoint sur un cantus firmus sont présentés : contrepoint au-dessus du cantus firmus et contrepoint au-dessous du cantus firmus. Dans le troisième livre, l’auteur présente les douze tons[62], leur construction et leur transposition. Enfin, dans le quatrième livre, l’auteur traite des terminaisons des hymnes et des Magnificats pour répondre au choeur, ainsi que de la façon d’utiliser les registres de l’orgue.

Des dispositifs didactiques

Diruta alterne les dispositifs suivants, qui visent vraisemblablement à favoriser l’appropriation par l’élève des contenus d’enseignement grâce à des situations didactiques[63] demandant la mobilisation de savoirs différents :

  • Exercices techniques : à travers l’exercice et la procéduralisation de savoirs experts, l’élève est censé s’approprier un contenu d’enseignement qui est présenté par l’auteur de manière décontextualisée. Dans la figure suivante, l’élève doit intégrer le doigté proposé par Diruta pour l’exécution d’une minuta (diminution) avec la main droite. Les lettres B et M indiquent respectivement l’emploi d’un bon (B) ou d’un mauvais (M) doigt (traduit par l’éditeur[64] de l’italien B, « buono » et C, « cattivo »).

Figure 1

G. Diruta (1597). « Quinto essempio delle note variate », Il Transilvano, partie i, p. 14.

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  • Étude du répertoire : à la fin de chaque livre, Diruta présente des pièces issues du répertoire. L’étude du répertoire implique la mobilisation de savoirs experts pour l’appropriation de contenus contextualisés dans le cadre de pièces composées par l’auteur lui-même ou par des compositeurs contemporains de l’auteur, afin que l’élève puisse reconnaître ces objets de savoir en leur donnant du sens[65]. Le travail du répertoire vise également l’appropriation de contenus issus de savoirs savants à travers l’identification et l’analyse par l’élève d’objets de savoir préalablement rencontrés de manière décontextualisée[66]. Dans la figure suivante, une minuta est présentée dans le contexte d’une toccata.

Figure 2

G. Diruta (1597). « Toccata di grado », Il Transilvano, partie i, mes. 1-3, p. 22.

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  • Exercices de transcription musicale : l’élève est appelé à s’approprier non seulement la technique de transcription de toute composition polyphonique sur une tablature pour clavier, mais il doit aussi « diminuer » par écrit tout intervalle entre deux notes, ce qui contribue à la construction de savoirs de l’ordre du contrepoint — notamment l’alternance entre consonances et dissonances dans la réalisation d’un contrepoint fleuri —, en s’appuyant sur les exemples fournis par le maître[67]. Dans la figure suivante, réalisée par le maître, l’élève est censé « diminuer » les valeurs longues de la voix de soprano.

Figure 3

G. Diruta (1622). « Minuta sopra la parte del soprano », Il Transilvano, partie ii, livre 1, p. 11.

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  • Exercices de contrepoint : bien que Diruta affirme que le contrepoint est à apprendre directement sur l’instrument, on peut déceler certains indices d’une mise en rapport avec une pratique écrite de l’apprentissage du contrepoint, parallèlement à la pratique instrumentale[68]. Dans la figure suivante, à partir d’un sujet donné, l’élève peut s’appuyer sur des savoirs acquis en matière de diminution pour la composition ou l’improvisation d’un contrepoint fleuri.

Figure 4

G. Diruta (1622). « Essempio, sopra ut, re, mi fa sol, la », Il Transilvano, partie ii, livre 2, p. 12.

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Analyse de la progression

À travers l’analyse didactique des échanges entre maître et disciple et des exemples présentés dans Il Transilvano, il s’agira maintenant de relever d’éventuels indices de progression afin de déceler la logique sous-jacente à l’ordre d’introduction et à l’évolution des objets de savoir mis à l’étude pour l’apprentissage de l’improvisation au clavier.

Le système de doigtés

Diruta affirme que pour pouvoir entreprendre l’étude des toccatas présentées à la fin de la première partie, il est indispensable que l’élève maîtrise le système de doigtés qu’il propose (Diruta 1597, 16). Ce système se base sur l’alternance de « bons » et de « mauvais » doigts dans la réalisation de traits, ce que Diruta, à ce stade de l’étude, appelle de manière générique « diminutions[69] ». L’auteur établit une correspondance entre les « bons » et « mauvais » doigts et les « bonnes » et « mauvaises » notes — le « bon » doigt joue la « bonne » note, alors que le « mauvais » doigt joue la « mauvaise » note. Cependant, il n’explicite ni la signification de cette correspondance ni les savoirs qui sous-tendent cette pratique. Aux xvie et xviie siècles, les qualitatifs bon et mauvais appliqués aux notes renvoient à deux logiques convergentes. D’abord, une logique « métrique » (Houle 1987, 84), selon laquelle la « bonne » note est celle qui tombe sur les temps forts (divisions et/ou subdivisions) de la mesure, puis la « mauvaise » note tombe sur les temps faibles. Une deuxième logique peut être nommée « harmonique[70] », renvoyant aux notions de consonance et de dissonance : dans le contrepoint rigoureux de notes noires, une des formes du contrepoint diminué, les divisions ou subdivisions fortes de la mesure (première et troisième noires dans une mesure à deux blanches) doivent être consonantes, puis les subdivisions faibles (deuxième et quatrième noires) peuvent être dissonantes[71].

À ce stade, l’élève est apparemment censé s’approprier un contenu technique, soit le système de doigtés, en s’adaptant à un milieu didactique constitué par la partition indiquant l’alternance des doigts par l’emploi de signes graphiques — B (bon, buono en italien) et C (mauvais, cattivo en italien) —, le maître montrant l’exemple sur le clavier[72] et les touches de l’instrument[73]. L’élève doit prendre en compte les contraintes imposées par le maître, notamment celle de commencer les traits avec un « bon doigt » et suivre avec une alternance de « bons » et de « mauvais » doigts[74].

Figure 5

Exemples de doigtés. G. Diruta (1597). Il Transilvano, partie i, p. 13. Les notes sont ajoutées par Navarre[75] (2020).

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Après avoir présenté le fonctionnement du doigté en contextes rythmiques différents (Figure 6), Diruta propose une série d’exercices dans lesquels l’élève est appelé à travailler le doigté de manière décontextualisée, notamment dans l’exécution de traits de notes conjointes et avec sauts[76].

Figure 6

G. Diruta (1597). « Esempi », Il Transilvano, partie i, p. 14.

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Les exercices proposés ne comportent aucune indication de doigtés : c’est à l’élève de se souvenir et de respecter les contraintes imposées par le maître.

Figure 7

G. Diruta (1597). « Essempio e essercitazione, di grado con la destra mano », Il Transilvano, partie i, p .16. Doigtés ajoutés par Navarre (2020).

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Mais s’agit-il pour l’élève de se saisir exclusivement d’un contenu d’ordre technique ? Il est possible d’émettre l’hypothèse qu’à travers l’étude des exemples proposés, l’élève est non seulement censé procéduraliser le doigté par l’exercice de savoirs experts, mais il doit aussi s’approprier, par incorporation[77], les logiques sous-jacentes aux notions de « bonne » et de « mauvaise » note. Si, en effet, dans la réalisation des gammes procédant par noires conjointes, l’élève ne doit commencer qu’avec un « bon » doigt et continuer avec l’alternance entre « bon » et « mauvais » doigt, il réalise néanmoins conjointement une autre tâche. En effet, Diruta ayant prévu que les doigtés coïncident avec l’activation de plusieurs paramètres, l’élève est amené à accomplir une tâche qui englobe cette pluralité de paramètres : division et subdivision d’une mesure avec l’alternance de temps fort et faible[78], eux-mêmes assortis d’un respect des consonances et dissonances propres à leur statut de « forts » ou de « faibles ». Dans la réalisation des gammes contenant des sauts — dans laquelle la séquence de notes est rompue —, c’est à l’élève de choisir le doigt à utiliser sur la deuxième note du saut, selon qu’il s’agisse d’une note sur un temps fort ou faible[79]. Dans ce sens, seulement à travers la mobilisation de ce savoir — l’alternance de temps forts et temps faibles dans la succession de croches —, l’élève peut réaliser correctement l’exercice[80].

Figure 8

G. Diruta (1597). « Essempio e essercitazione, di salto cattivo con la destra mano », Il Transilvano, partie i, p. 18. Doigtés ajoutés par Navarre (2020).

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La présentation des groppi et des tremoli suit les exercices sur les traits. Les exemples fournis par Diruta présentent des notes longues suivies de différents types de diminutions :

Figure 9

G. Diruta (1597). « Il modo di far groppi », Il Transilvano, partie i, p. 18.

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Le contrat didactique sous-jacent semble être en rupture avec le contrat relatif aux exercices et exemples précédemment explicités. Du fait que le maître présente les différents passages accompagnés par l’écriture non diminuée, il semblerait que l’élève soit non seulement tenu de jouer les diminutions proposées dans le but de perfectionner son expertise en matière de doigtés, mais qu’il doive en même temps associer à chaque note longue (ou groupe de notes longues) les manières possibles de les subdiviser en valeurs plus courtes. À ce stade de l’étude, l’élève est en principe dans une position de réception : il ne lui est pas demandé de produire de nouvelles diminutions, mais de comparer l’écriture simple et l’écriture diminuée et de jouer les diminutions en appliquant le doigté approprié. On peut poser l’hypothèse qu’à ce stade, le système de doigtés proposé par Diruta constitue un « ostensif gestuel[81]» (Matheron 2010) ayant la fonction d’« outil[82] » pour la construction de l’objet de savoir-diminution. Comment ? Par la logique du doigté, respectant l’alternance de temps forts et faibles, qui constitue un support gestuel fonctionnant comme un ostensif dans l’exécution de la tâche de diminution, c’est-à-dire dans la subdivision d’une valeur longue en plusieurs valeurs courtes[83]. À cet égard, il est significatif que dans le premier exemple (Figure 5), le système de doigté soit introduit de manière décontextualisée, l’alternance des lettres B (bon) et C (mauvais) n’étant associée à aucun exemple musical. Il est plausible de supposer que, par ce choix, l’auteur attire l’attention de l’élève sur le système de doigtés à la manière d’un ostensif renvoyant au principe sous-jacent à ce système, plutôt qu’à la seule fonction technique de résolution de passages sur l’instrument.

À la fin de la première partie de Il Transilvano, Diruta présente douze toccatas dans lesquelles l’élève est censé exercer le système de doigtés dans le contexte de compositions musicales. Diruta clôt la première partie de son traité par un échange entre maître et élève (Annexe 4). Dans cet extrait, l’élève affirme qu’en jouant les toccatas, il a souvent dû frapper de « mauvaises notes » avec un « bon » doigt, c’est-à-dire une dissonance sur une division de la mesure (Figure 10, dissonances marquées en rouge).

Le contenu consonance/dissonance, qui, jusqu’à ce moment, était présent seulement de manière implicite[84] dans les situations aménagées par le maître, endosse un statut de « connaissance formulée[85] ». Alors que, jusqu’à présent, l’objet de savoir-diminution a été présenté de manière élémentarisée et décontextualisée, en dehors de tout contexte harmonique ou contrapuntique, dans l’étude des toccatas, l’élève retrouve ce même objet dans le cadre d’une composition polyphonique. L’aménagement du milieu opéré par le maître semblerait viser à ce que l’élève relève d’autres éléments relatifs à l’objet de savoir-diminution, notamment l’alternance de consonances et de dissonances dans une séquence de croches, en l’espèce par rapport à des accords sous-jacents[86]. On peut poser l’hypothèse que Diruta établit une relation de « dépendance intentionnelle[87] » entre les deux apprentissages, à savoir l’alternance des temps forts et faibles, d’une part, et la succession des consonances et dissonances dans des traits de notes noires, d’autre part. Il procède de la sorte en vue d’apprentissages à venir, notamment le contrepoint de notes noires, où les deux paramètres, « métrique » et « harmonique », se superposent dans la plupart des cas.

Figure 10

G. Diruta (1597). « Toccata di grado », Il Transilvano, partie i, p. 22.

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À travers l’interaction avec le milieu didactique aménagé par le maître, et sur la base de ses acquis en termes de savoirs experts, l’élève est vraisemblablement appelé à relever une contradiction par rapport à la logique « harmonique » qui est sous-jacente au système de doigté, en l’espèce la présence de dissonances sur des temps forts de la mesure dans le contexte spécifique du genre toccata[88].

Tablature

Si, dans le cas d’une tablature dite « simple », il s’agit de transcrire fidèlement sur une partition de clavier contenant deux portées les différentes voix originairement notées en parties séparées sur plusieurs portées, dans le cas d’une tablature diminuée, en plus de transcrire les parties, l’élève doit diminuer par écrit les notes longues en utilisant des valeurs de notes plus courtes. Afin de réaliser une tablature, Diruta (1622, i, 2) suggère de noter sur une partition contenant deux lignes les parties séparées dans l’ordre suivant :

  • la partie de soprano sur la ligne supérieure ;

  • la partie de basse sur la ligne du bas ;

  • les parties internes (d’abord le ténor puis l’alto) sur la ligne supérieure ou inférieure, en fonction de leur tessiture et de la possibilité de rajouter des diminutions dans un deuxième temps.

Bien que Diruta présente ici la tablature « simple », l’élève est aussitôt invité à prendre en compte, lors de la transcription, la possibilité d’ajouter des diminutions plus tard. Pour cela, il faut d’abord que l’élève reconnaisse, dans les parties séparées, les points où des diminutions peuvent être réalisées, puis qu’il transcrive les parties séparées sur la ligne du haut ou du bas, afin que la main censée jouer les diminutions puisse réaliser avec plus d’aisance les traits de notes noires.

L’élève a préalablement rencontré le contenu-diminution dans les exercices sur les doigtés (Figure 9), par lesquels il devait s’approprier ce contenu par l’exercice de savoirs experts, mais aussi saisir la logique d’alternance de temps forts et faibles dans la subdivision d’une note longue. À la lumière des éléments relevés dans la première partie de cette étude concernant la nature personnalisée de la relation didactique, on peut supposer que pour la réalisation de cette nouvelle tâche — à savoir, reconnaître les points d’une ligne mélodique simple où une diminution peut être appliquée —, le maître peut rappeler l’expérience passée afin d’établir une « dépendance » (Centeno 1995, 20) entre les deux apprentissages[89]. Ceci fonctionne en même temps comme une variable didactique[90] pour l’acquisition de l’objet de savoir-diminution.

Figure 11

G. Diruta (1622). « Ricercar a 4. Partitura e Intavolatura » (mes. 1-4), Il Transilvano, partie ii, livre 1, p. 5.

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Dans les instructions, Diruta attire l’attention de l’élève sur le fait que la voix de ténor doit réaliser obligatoirement des intervalles consonants avec la partie de la basse, précisant qu’il s’agit d’intervalles d’unisson, de tierce, de quinte, de sixte ou d’octave. Dans ce contexte, cette précision est surprenante si l’on part de la prémisse selon laquelle l’élève est censé recopier fidèlement les parties séparées d’une composition préexistante. Cependant, si l’on considère le fait que les parties séparées ne prévoyaient pas l’utilisation de marques de mesure, un moyen possible pour l’élève de s’assurer de la correcte superposition des parties en tablature était vraisemblablement de vérifier les intervalles générés entre les parties internes, comme le suggère Diruta, en les comptant[91]. À notre avis, cette procédure permettait non seulement à l’élève de transcrire correctement un morceau originellement noté en parties séparées, mais elle permettait en même temps au maître de « [préparer] l’élève pour des apprentissages futurs » (Centeno 1995, 25). Ceci, en évoquant, sans encore les définir, des contenus découlant de savoirs contrapuntiques — en l’espèce, la manière d’employer les différents types de consonances dans un contrepoint à plusieurs voix — afin de construire une mémoire partagée dans laquelle puiser pour la définition de ce contenu, plus tard.

Pour la réalisation écrite d’une tablature diminuée, l’élève est mis en position de production écrite : à partir d’une composition polyphonique, il est appelé à réaliser les diminutions sur la base des instructions et des exemples fournis par le maître et tout en s’appuyant sur des savoirs en voie d’acquisition en matière de subdivision et de consonances. La règle principale prévoit qu’à chaque division de la mesure, qui coïncide normalement avec une superposition de consonances, on rebat « le plus souvent possible le début des consonances » (Diruta 1622, i, 14), c’est-à-dire qu’on passe par la note originale de la ligne mélodique donnée, qui est forcément une consonance (les notes soulignées en noir et blanc dans les exemples ci‑dessous). Dans les figures suivantes, une brève composition polyphonique est d’abord présentée sur partition (Figure 12) ; ensuite, la même composition est présentée en tablature, dont la partie du soprano est diminuée (Figure 13).

Figure 12

G. Diruta (1622). « Sogetto », Il Transilvano, partie ii, livre 1, p. 11.

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Figure 13

G. Diruta (1622). « Minuta sopra la parte del soprano. Alio modo », Il Transilvano, partie ii, livre 1, p. 11.

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Diruta précise que la première et la dernière notes de la diminution doivent coïncider autant que possible, afin d’éviter les mouvements interdits des quintes et des octaves parallèles. Ce dernier contenu est introduit en tant que « modèle implicite d’action[92] ». À travers les instructions du maître — notamment, revenir à la fin de chaque diminution sur la note du début de celle-ci —, l’élève fait fonctionner ce savoir dans l’action, afin de résoudre le problème dont il s’occupe, mais qui n’est pas nécessairement reconnu, « ni comme objet d’étude, ni même comme outil » (Brousseau 1981, 44-46, cité par Centeno 1995, 32). Diruta définira les mouvements dans le livre suivant (1622, ii).

Figure 14

G. Diruta (1622). « Minuta sopra la parte del soprano. Alio modo », Il Transilvano, partie ii, p. 11.

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La modification du dispositif opérée par Diruta, fonctionnant comme une variable didactique, permet à l’élève de travailler sur un même contenu, en l’espèce la diminution d’une valeur longue, par la mobilisation de stratégies différentes de résolution de problèmes. Les notes de départ et d’arrivée de chaque diminution, soit les consonances, sont à ce stade données par le maître dans l’exemple non diminué, ainsi que la dernière note de chaque diminution, afin d’éviter les mouvements interdits. Cela favorise l’entrée de l’élève en phase de dévolution[93], par la gestion d’un seul paramètre : la subdivision d’une note longue en valeurs plus courtes. À l’aide de ses acquis — doigtés et exemples fournis par le maître réappropriés —, l’élève peut opérer des choix concernant la création de passages entre les accords, tout en s’adaptant à un milieu hautement étayé[94]. En outre, dans la réalisation d’une diminution d’un accord long d’une tablature diminuée, l’élève peut encore utiliser des dissonances sur la subdivision de la mesure (Figure 15), comme cela se produisait dans le cas des toccatas, ce qui lui permet d’explorer le contenu-diminution dans un contexte lui imposant moins de contraintes quant à ce contenu. Dans la figure qui suit, les consonances ont été cerclées en rouge et les dissonances, en bleu.

Figure 15

G. Diruta (1622). « Minuta sopra la parte del soprano. Alio modo », Il Transilvano, partie ii, p. 11.

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Comme nous le verrons, cela sera interdit dans la réalisation d’un contrepoint rigoureux en notes noires, où les dissonances peuvent être employées seulement en tant que notes de passage entre deux consonances, donc sur les subdivisions faibles.

Contrepoint diminué

Diruta ouvre le livre dédié à l’improvisation au clavier (« modo di far la fantasia sopra l’instrumento da tasti […] », Diruta 1622, ii, 1) avec la disposition des consonances sur le clavier. À cette fin, l’auteur ramène à la mémoire de l’élève un apprentissage passé, à savoir la disposition des notes sur le clavier : de même que les notes se succèdent sur le clavier d’octave en octave, « les mêmes consonances se répètent dans le grave et l’aigu, selon l’ordonnance des touches[95] » (Diruta 1622, ii, 2). Diruta définit les différents types de consonances[96] — à savoir parfaites (unisson, quinte et octave) et imparfaites (tierce et sixte) —, la manière de les compter à partir d’une note donnée et les mouvements entre consonances, selon leur classification.

La définition posée par le maître permet une décontextualisation de cet objet de savoir, qui jusqu’à présent avait fonctionné de manière contextualisée et personnalisée dans les situations d’enseignement passées. Le savoir-consonance assume ici un statut de « connaissance structurée » (Centeno 1995, 32) dans le sens qu’il est en principe explicitement mobilisable par l’élève pour la construction de nouveaux savoirs. À partir des notions de consonance parfaite et imparfaite, l’élève est notamment amené à s’approprier les quatre mouvements pour la réalisation d’un contrepoint rigoureux. Diruta définit le mouvement contraire, tandis que, dans la réalisation d’une tablature diminuée, ces savoirs restaient implicites dans la réalisation de la tâche. Alors que l’observation des contraintes imposées par le maître était susceptible de masquer une partie des règles contrapuntiques sous-jacentes[97], Diruta explicite ici les raisons de cette pratique, à savoir la formation des quintes et des octaves parallèles.

Figure 16

G. Diruta (1622). « […] seguitano li quattro movimento [...] », Il Transilvano, partie ii, livre 2, p. 2.

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À cette fin, Diruta présente plusieurs exemples relatifs à chaque mouvement, faisant suivre chaque exemple d’un commentaire d’explication. L’auteur conclut cette section par un exemple contenant un contrepoint note à note, employant les mouvements entre consonances énoncés précédemment.

Figure 17

G. Diruta (1622). « Contrapunto di nota contra nota », Il Transilvano, partie ii, livre 2, p. 9.

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Après avoir exposé les règles du contrepoint en note contre note et en minimes, l’auteur procède à la présentation du contrepoint en notes noires, en croches et en doubles croches, c’est-à-dire le contrepoint diminué. Diruta affirme que, dans un contrepoint de notes noires, lorsqu’elles avancent de manière conjointe, il faut respecter l’alternance des « bonnes » et des « mauvaises » notes, afin que sur les temps forts — divisions et subdivisions de la mesure — on trouve toujours une « bonne note », soit une consonance[98].

Figure 18

G. Diruta (1622). « Alio modo », Il Transilvano, partie ii, livre 2, p. 12-13.

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Pour la transmission de ces contenus, Diruta semble mettre en scène une simple communication d’objets de savoir, en fournissant des exemples démonstratifs des règles annoncées comme étant à imiter. Cependant, à la lumière de ce qui a été relevé dans l’analyse des livres précédents, cette démarche semblerait constituer la phase finale, spécifiquement explicative, d’une ingénierie didactique[99] dont le but ultime est vraisemblablement l’attribution, par l’apprenant, d’un sens[100] aux savoirs mis à l’étude, avant qu’ils ne soient définis et institutionnalisés par le maître[101]. Ce processus se déploie à travers l’établissement par le maître de dépendances ou de connexions entre des savoirs en voie d’acquisition et des savoirs nouveaux.

Pour l’appropriation de ce contenu, l’élève peut en principe s’appuyer sur ses acquis en matière de doigtés, mais aussi sur les notions institutionnalisées de consonance, de dissonance et de mouvements. En même temps, il peut saisir l’emploi spécifique de ces contenus dans le cadre d’un contrepoint rigoureux, en observant les contraintes imposées par le maître. Si, dans le contexte d’une toccata ou d’une tablature diminuée, l’élève pouvait employer des dissonances sur des subdivisions fortes de la mesure, dans le cas d’un contrepoint diminué, toutes les subdivisions fortes doivent être obligatoirement consonantes, en établissant ainsi une pleine correspondance entre les « bons » doigts et les « bonnes » notes. La présentation des consonances et des dissonances dans le cadre de genres différents — toccata, chanson diminuée, fantaisie — permet l’introduction, par le maître, de variables didactiques qui visent vraisemblablement à ce que l’élève conjugue des éléments apparemment contradictoires dans la construction des savoirs sous-jacents : en l’espèce, les notions de consonance et de dissonance. Les différents genres induisent des comportements différents de l’élève par rapport aux savoirs savants, mais aussi par rapport aux savoirs experts mis à l’étude, en l’espèce l’emploi du doigté. Afin de résoudre ces contradictions, l’élève doit faire référence aux différents genres présentés par le maître. Cependant, il ne s’agit pas d’une simple adaptation de l’élève sur la base d’une définition préalable des genres mis à l’étude, mais d’un changement de règles, sans que les savoirs savants sous-jacents soient toujours explicités à l’avance par le maître.

Pour la réalisation d’un contrepoint en notes noires, à partir d’un cantus firmus donné, l’élève doit respecter la contrainte d’employer des consonances, parfaites ou imparfaites, sur les temps forts de la mesure et il doit respecter les mouvements obligatoires entre les parties. L’élève doit également remplir les intervalles entre deux intervalles consécutifs en alternant les « bonnes » et les « mauvaises » notes ou en employant des sauts dans lesquels toutes les notes sont « bonnes » (produisant des consonances). Cela laisse à l’élève de multiples choix de réalisation pour un même cantus firmus. Diruta présente plusieurs exemples de réalisation d’un contrepoint fleuri à partir d’un soggetto constitué d’une simple gamme.

Figure 19

G. Diruta (1622). « Alio modo », Il Transilvano, partie ii, livre 2, p. 12-13.

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Figure 20

G. Diruta (1622). « Alio modo » Il Transilvano, partie ii, livre 2, p. 12-13.

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S’appuyant sur les exemples fournis par le maître, l’élève peut s’approprier par imitation (Vygotski 1997 [1934], 352) plusieurs manières de réaliser un contrepoint diminué à partir d’un cantus firmus donné, tout en développant son propre répertoire de passages. À ce stade de l’étude, l’élève se positionne différemment face aux exemples fournis par le maître. En effet, dans la transcription en tablature diminuée (voir la Figure 6), l’élève ne pouvait s’en tenir qu’aux modèles proposés par le maître, ce qui lui permettait de franchir un premier pas dans la production de diminutions et la construction des savoirs savants sous-jacents. Dans la tâche d’improviser un contrepoint diminué, l’élève peut, en principe et à ce stade, compter sur des acquis en termes de savoirs experts et de contenus institutionnalisés découlant de savoirs savants qui lui permettent de se détacher du modèle du maître. Le cas échéant, il évite ainsi une copie servile des exemples, ce qui lui permet de développer son autonomie et son invention (Barry 1999, 63).

Après avoir présenté les règles nécessaires à la réalisation d’un contrepoint à deux parties, Diruta présente brièvement un contrepoint à trois et quatre parties. Dans cette présentation, Diruta affirme qu’il est nécessaire que les parties internes — soit le ténor et l’alto — créent entre elles et avec la basse et le soprano de « bons » accords, c’est-à-dire qu’elles créent des intervalles consonants sur les temps forts de la mesure. Diruta avait déjà introduit ce contenu lors de la transcription d’une pièce polyphonique en tablature simple : l’élève avait été invité à vérifier, par l’action de compter les intervalles, que les voix de ténor et de basse génèrent des consonances. Le maître peut en principe puiser dans le passé didactique pour la transmission de ce nouveau savoir. À son tour, pour s’approprier ce contenu, l’élève peut s’appuyer sur des savoirs désormais institutionnalisés[102] — les notions de consonance, de dissonance et les mouvements entre parties — ainsi que sur la mémoire des situations didactiques passées.

Conclusion

L’analyse de sources historiques non pédagogiques a permis de relever certaines des attentes entre maître et élève propres aux contrats didactiques dans le contexte d’un enseignement institutionnalisé, mais aussi dans le cas de l’enseignement privé de l’orgue. Il a été observé comment la nature hautement personnalisée de la relation didactique entre les acteurs était susceptible de favoriser la construction d’une mémoire didactique partagée, dans laquelle les acteurs pouvaient puiser pour la construction de nouveaux savoirs.

L’analyse des instructions et des exemples présentés dans Il Transilvano a permis de confirmer l’hypothèse initiale, à savoir que la progression des apprentissages était organisée par Diruta autour d’un nombre restreint de contenus, à savoir les notions de consonance, de dissonance, de diminution et de mouvements, tout en se basant sur une articulation étroite entre les différents savoirs mis à l’étude. Les allers et retours sur ces contenus, dans le déroulement du temps didactique et par la mise en place de différentes situations didactiques, favorisaient l’évolution du statut de ces connaissances dans le temps et permettaient en même temps à l’élève de saisir le fonctionnement de ces mêmes contenus dans des contextes de genres différents, et ce, par la mobilisation de diverses stratégies de réalisation de la tâche. Le choix opéré par Diruta concernant l’ordre selon lequel les différents genres sont présentés n’est pas fortuit : il permet non seulement la construction des savoirs mis à l’étude par l’adaptation de l’élève à des milieux qui exigent des degrés croissants de prise de responsabilité en ce qui concerne la tâche d’improvisation, mais aussi l’introduction par le maître de variables didactiques pour la construction des savoirs sous-jacents à la pratique. Alors que dans l’étude des toccatas, l’élève était placé en position de réception afin qu’il puisse saisir les logiques sous-jacentes au système de doigtés, dans la réalisation d’une tablature diminuée, le maître fait un premier pas dans la dévolution de la tâche de composition de nouvelles diminutions par l’aménagement d’un milieu avec un haut niveau d’étayage. C’est en effet dans la réalisation d’un contrepoint diminué qu’une plus grande autonomie est demandée à l’élève pour la réalisation de la tâche de composition et d’improvisation, selon qu’il s’agisse d’exercices écrits ou réalisés de manière extemporanée à l’instrument. Dans ces exercices, l’élève doit réaliser un contrepoint en noires à partir d’un cantusfirmus donné, s’adaptant à un milieu didactique dépouillé de tout support, ce qui impose à l’élève de mobiliser de manière autonome les savoirs en construction ou qu’il s’est appropriés précédemment. Il en résulte une progression des apprentissages caractérisée par des éléments de gradualité — en l’espèce, donnée par un silence progressif du milieu au fur et à mesure que l’on avance dans le traité, ce qui induit une prise de responsabilité croissante de l’élève dans la réalisation de la tâche d’improvisation. En outre, cette progression fait l’objet d’introductions d’éléments complémentaires, porteurs de contradictions apparentes dans la réalisation de la tâche d’improvisation. Plus précisément, ces éléments complémentaires sont liés aux différents genres présentés par Diruta, lesquels exigent une modification de la stratégie de résolution sans que les contenus relevant de savoirs savants soient toujours explicités à l’avance dans la définition de la tâche proposée par le maître, notamment au regard de l’emploi des intervalles dissonants dans une toccata, dans une tablature diminuée ou dans un contrepoint en notes noires.

À travers l’installation de situations didactiques différentes pour l’acquisition d’un même contenu, Diruta vise la construction par l’élève d’une expertise au sens de « capacité de produire différentes représentations de la même réalité, et d’agir sur ces représentations[103] » (Sensevy 2011, 321). En même temps, le maître ne vise vraisemblablement pas uniquement l’appropriation de contenus spécifiques en nombre limité — en l’occurence, les notions de consonance et de dissonance, les mouvements — mais aussi « une action [de l’élève] fondée sur la puissance d’agir spécifique dont le savoir pourvoit » (Sensevy 2011, 324), ce qui relève d’un enseignement « fonctionnel et pratique[104] » (Brousseau 2011, 102) qui favorise une « mise en tension de ce savoir avec d’autres, passés ou à venir » (Sensevy 2011, 324).