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Lorsqu’il est question de composition de musique savante dans le Québec du second xxe siècle, il est ardu d’embrasser toute la production musicale d’un même regard, puisque certaines pièces présentent des formes et des sonorités nouvelles qui dépassent les conventions occidentales, alors que d’autres jouent sur la mémoire de ces mêmes conventions. En effet, une grande variété de courants relève de la musique dite contemporaine : le sérialisme, le minimalisme, la musique mixte, la musique spectrale, la monodie, l’indéterminisme, le postmodernisme, le rétrofuturisme, etc.
Sous la direction de Jonathan Goldman, La création musicale au Québec propose de « comprendre la spécificité du modernisme musical québécois par le truchement de quelques oeuvres marquantes qui ont ponctué cette histoire » (p. 11). En retenant les caractéristiques générales communes des compositions, le concept de modernisme propose une avenue pertinente pour l’étude de la production musicale depuis 1950, caractérisée par « l’acte récurrent de fragmentation d’unités, […] l’utilisation de paradigmes mythiques, le refus des normes de la beauté, la volonté d’entreprendre des expériences linguistiques radicales, inspirées fréquemment par l’aspiration (selon la formule d’Eliot) de secouer et de déranger le public[1] ». Le concept de modernisme met en évidence les questions de construction des idées nouvelles, par la réflexion et l’expérimentation, et des changements d’influences et de réponses du public.
C’est par le biais de diverses méthodes d’analyse musicale (harmonique, dodécaphonique, paradigmatique, schenkérienne, spectrale, réalisationnelle, etc.) que treize auteurs, compositeurs ou musicologues, contribuent à l’avancement des études sur le modernisme musical au Québec. De fait, cet ouvrage collectif permet de redécouvrir des analyses de 21 oeuvres de musique contemporaine du Québec composées entre 1954 et 2010, dont treize déjà publiées dans le « Cahier d’analyse » de la revue Circuit, musiques contemporaines[2] entre 2007 et 2014. On peut certes se questionner sur les motivations intrinsèques du directeur de la publication ou sur l’intérêt pour les Presses de l’Université de Montréal de rééditer ces articles, dont plusieurs sont disponibles gratuitement en ligne. Il résulte néanmoins de cette collection une intéressante mise en série qui facilite la perception d’une certaine unité de pensée chez plusieurs des compositeurs discutés ici qui, même s’ils appartiennent à des générations et à des institutions différentes, se réclament de certains des maîtres européens du début du xxe siècle, principalement Pierre Boulez, Olivier Messiaen, Karlheinz Stockhausen, Edgar Varèse, Anton Webern, Iannis Xenakis, etc.
Il est d’ailleurs fascinant d’observer, tout au long de l’ouvrage, l’insertion dans un continuum temporel tant des oeuvres que des compositeurs, car l’on mise sur l’aura des prédécesseurs pour justifier la production musicale et l’engager dans une voie d’avenir. Situer les personnes et leurs oeuvres historiquement en traçant une ligne téléologique est une idée typique de l’esprit moderniste que l’on retrouvait déjà dans la somme de Célestin Deliège, Cinquante ans de modernité musicale, de Darmstadt à l’Ircam[3]. S’intéressant à l’esthétique et à l’histoire des productions musicales entre 1945 et 2000, Deliège cherche à expliquer la création musicale dans une perspective chronologique : depuis le postwebernisme, en passant par l’École de New York, la musique électroacoustique, l’écologisme, le théâtre instrumental, l’improvisation, la stochastique, le spectralisme (tel que proposé, par exemple, par le collectif l’Itinéraire), jusqu’à la composition assistée par ordinateur. L’auteur présente ainsi une historiographie des divers courants comme une suite logique où les avancées et les dissidences découlent des courants précédents. Seules les pratiques compositionnelles postmodernes ne trouvent pas grâce à ses yeux, car, d’après sa conception de la modernité, « [l]a citation pratiquée comme norme compositionnelle, tendance déjà “postmoderne”, est ressentie comme un signe de précarité au même titre que les autres formes du “retour à…”[4] ». Contrairement à Deliège qui considère la postmodernité comme un accident probable de la modernité et qui la rejette, Goldman se réfère à Claus-Steffen Mahnkopf[5] et David Metzer[6] pour proposer de l’intégrer au modernisme en prolongeant celui-ci jusqu’à l’aube du xxie siècle. Pour le besoin de cette anthologie, cette définition permet de considérer « tous ces phénomènes […] comme relevant des tendances modernistes du moment où ils émergent en réponse aux changements fondamentaux coïncidant avec le passage au 20e siècle et qui s’amplifient après 1945 » (p. 7-8).
Le plan du livre suit donc une logique filiale. Les articles, classés selon l’année de naissance du compositeur choisi, peuvent être regroupés en trois grandes sections. Les trois premiers chapitres mettent en vedette les compositeurs considérés comme « les pionniers du modernisme musical au Québec » (p. 12) : Pierre Mercure (1927-1966), Serge Garant (1929-1986) et Gilles Tremblay (né en 1932). Il s’agit d’asseoir les caractéristiques de la musique moderne québécoise. La section suivante concerne ceux qu’il conviendrait de nommer les héritiers de la première génération, soit les compositeurs nés dans les années 1940 et 1950 : José Evangelista (né en 1944), John Rea (né en 1944), Michel Longtin (né en 1946), Walter Boudreau (né en 1947), Claude Vivier (1948-1983), Michel Gonneville (né en 1950), Denis Gougeon (né en 1951), Serge Provost (né en 1952), Isabelle Panneton (née en 1955), Denys Bouliane (né en 1955), et Jean Lesage (né en 1958). Bien que la production musicale de ces compositeurs soit très variée, ce regroupement générationnel se justifie parce que leur musique « peut être comprise dans la continuité de leurs aînés autant qu’en contraste avec elle » (p. 12), comme l’explique Goldman. La dernière section présente deux héritières de la deuxième génération, c’est-à-dire les compositrices Ana Sokolović (née en 1968) et Nicole Lizée (née en 1973), à qui aurait été transmis le flambeau de la création musicale au Québec. Cette liste de compositeurs se veut représentative du modernisme musical québécois, mais, comme le souligne Goldman, « l’ensemble n’est certes pas exhaustif » (p. 11).
Cette recension n’aura pas pour objet de rendre compte de chaque analyse en mettant en exergue la singularité de la pièce et sa compréhension par l’analyste. Elle est plutôt l’occasion de contribuer à la réflexion sur la régulation des pratiques intellectuelles et artistiques en posant des questions sur leur organisation et sur les modes de connaissance qu’elle sous-tend. D’une part, la mise en série évoquée plus haut met en évidence un regroupement de compositeurs qui, malgré les différences stylistiques identifiées par l’analyse, en appelle à certains des compositeurs européens identifiés comme références musicales. Il apparaît donc porteur d’envisager la somme en termes d’institutionnalisation dans le sens où l’on favorise au xxe siècle l’organisation du champ musical (selon l’expression de Pierre Bourdieu[7]) à travers les organismes culturels. Comme l’a noté Hugues Dufourt, « loin de se dérouler dans l’élément pur de l’idée, le devenir de la musique développe sa dynamique, il enracine ses postulations et ses formes dans une expérience sociale dont il symbolise les institutions et les conflits[8] ». En effet, non seulement le concept de modernisme, qui sert de lien unificateur au corpus traité dans cet ouvrage, accorde une grande importance au progrès musical par l’expérimentation et l’innovation, il est aussi étroitement associé aux institutions : au Québec, la composition de musique de tradition occidentale savante est enseignée dans les conservatoires et les facultés de musique des universités, elle est produite par des compositeurs professionnels représentés notamment par la Ligue canadienne des compositeurs et par la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, elle est diffusée dans les salles de concert reconnues comme la salle Pierre-Mercure, à Montréal, et elle est conservée par le Centre de musique canadienne. En ce sens, il est intéressant de souligner que la majorité des compositeurs étudiés dans cet ouvrage sont ou ont été des professeurs de composition dans les institutions d’enseignement postsecondaire et que tous ont eu des oeuvres jouées par les quatre plus importantes organisations de musique contemporaine à Montréal durant la période étudiée (1950-2010), soit la Société de musique contemporaine du Québec, les Événements du neuf, l’Ensemble contemporain de Montréal et le Nouvel Ensemble Moderne. La plupart ont même participé à la fondation de ces organismes musicaux ou siégé à leurs comités directeurs ou de programmation. Il est important de comprendre que ces compositeurs ainsi que leurs productions et leurs méthodes s’insèrent, volontairement ou non, dans un espace social où ils sont assez bien intégrés et positionnés pour influencer le fonctionnement et l’avenir du champ de la musique moderne au Québec. Le présent commentaire ne vise en aucun cas à remettre en question les parcours de compositeurs ou la valeur de leurs productions esthétiques. Nous désirons seulement souligner que, outre les apports théoriques et pédagogiques de cet ouvrage collectif, un intérêt certain réside dans la possibilité ainsi offerte de réfléchir à l’institutionnalisation de la modernité musicale. Les lecteurs sont ainsi amenés à prendre conscience des jeux d’influence et d’impact qui s’opèrent au sein d’un champ musical et qui l’amènent à constamment se transformer.
D’autre part, la validation du discours sur la musique contemporaine au Québec peut prendre différentes formes, comme celle de l’analyse musicale privilégiée ici. Il est généralement convenu que l’analyse offre des clés de compréhension d’une oeuvre. C’est d’ailleurs l’expérience rapportée par Michel Gonneville en ce qui a trait à sa démarche d’analyse de la pièce Le projet Mozart (2006) de Jean Lesage, « où la consultation de la partition et la référence répétée à l’enregistrement ont permis de ralentir, voire d’arrêter le temps, d’interrompre l’excursion en quelque sorte, afin d’identifier plus précisément et en plus grand nombre les éléments qui s’offrent à notre perception pour ensuite mieux saisir les relations qu’ils entretiennent entre eux » (p. 335). Quels mécanismes sous-tendent l’oeuvre ? Quels en sont les éléments constitutifs ? Quel a été le parcours a du compositeur, depuis l’idée première jusqu’à sa réalisation musicale ? Voilà autant de questions auxquelles l’analyste propose de répondre. Pour cela, l’analyse doit être conçue comme un appareil critique adapté à apporter des solutions à une problématique soulevée par un état des connaissances et de la création. Il ne faut pas oublier que les théories et les outils méthodologiques pour appréhender les productions de musique contemporaine ne sont pas « neutres », comme le fait remarquer Goldman dans son chapitre sur Ô Bali (1989) de José Evangelista (p. 101). Bourdieu rappelle justement que « la construction sociale de champs de production autonomes va de pair avec la construction de principes spécifiques de perception et d’appréciation du monde naturel et social[9] ». À cet égard, une lecture attentive de l’ouvrage a permis d’observer que tous les auteurs des différents chapitres utilisent un vocabulaire et des outils rattachés aux mathématiques[10], que ce soit pour comptabiliser les notes, décrire les rapports harmoniques, expliquer la forme de la pièce, etc. Le mot « symétrie » est d’ailleurs présent dans tous les textes. La possibilité d’analyser une oeuvre à l’aide de concepts mathématiques serait-elle dès lors l’un des critères d’évaluation reconnus par les acteurs du champ de la création musicale au Québec pour légitimer leurs productions et leurs pratiques musicales ?
Au-delà de la possibilité de réfléchir à la constitution sociale de la musique moderne à travers ses institutions, le livre offre l’occasion de se pencher sur l’analyse comme une manière de concevoir et de communiquer le savoir musical. Tous les auteurs ne sont pas aussi habiles à traiter leur sujet. Certains articles flirtent avec l’hagiographie (par exemple, les chapitres sur Gilles Tremblay et Claude Vivier) et, parfois, le langage philosophico-intellectuel ne rend pas service à la pièce dont la complexité est exacerbée (c’est le cas des chapitres de Jimmie LeBlanc sur Les heures qui résonnent de Serge Provost [2010] et de Brian Harman sur Géométrie sentimentale d’Ana Sokolović [1997]). En tant que lecteur, on a alors l’impression que l’enjeu est de s’approprier le code de l’analyste pour avoir également accès aux clés de compréhension de l’oeuvre. Cependant, de manière générale, les auteurs proposent des analyses qui invitent à découvrir dans les oeuvres les motivations des compositeurs et à retracer le processus créatif menant à la production musicale. Ainsi, les lecteurs sont invités à se servir de ce livre comme d’un guide d’écoute. En plus de profiter des nombreux exemples musicaux, des extraits de partition et des tableaux, celui-ci est en effet incité à visiter le site web associé[11], où l’on peut écouter les enregistrements des oeuvres en ligne. Il s’agit d’un complément pédagogique essentiel pour les lecteurs désireux d’entendre le répertoire dont il est question dans l’ouvrage. Les encadrés et les notes de bas de page apportent des définitions et des compléments de connaissance pertinents au regard des méthodes d’analyse utilisées par chaque auteur. La présentation au début de chaque chapitre de détails sur l’oeuvre étudiée (commanditaire, date de la première audition, édition de la partition, enregistrement) est également fort utile. Il aurait été apprécié d’avoir les notices biographiques des auteurs, lesquelles sont cependant disponibles sur le site Internet de la revue Circuit, musiques contemporaines[12].
Malgré ces quelques réserves, La création musicale au Québec présente plusieurs qualités, dont celle d’offrir une grande variété de méthodes analytiques. L’ouvrage peut se révéler indispensable, non seulement aux musicologues et aux compositeurs qui réfléchissent aux enjeux de l’analyse et au développement de l’approche analytique par des méthodes ou des outils appropriés, mais aussi pour aux interprètes ou aux mélomanes qui voudraient avoir accès à des éléments de compréhension pour l’interprétation et l’approfondissement des oeuvres.
Appendices
Notes
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[1]
Michael Levenson (2006). « Introduction », dans M. Levenson (dir.), The Cambridge Companion to Modernism, New York, Cambridge University Press, p. 3, cité par Goldman, p. 7.
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[2]
Sous la responsabilité de Jean Lesage, les « Cahiers d’analyse » sont consacrés à l’analyse de pièces marquantes de la musique contemporaine. Ils sont publiés dans chaque numéro de la revue depuis 2007.
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[3]
Célestin Deliège (2003). Cinquante ans de modernité musicale, de Darmstadt à l’Ircam : Contribution historiographique à une musicologie critique, Sprimont, Mardaga.
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[4]
Ibid., p. 23.
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[5]
Claus-Steffen Mahnkopf (2008). « Second Modernity: An Attempted Assessment », dans Claus-Steffen Mahnkopf, Frank Cox et Wolfram Schurig (dir.), Facets of the Second Modernity, Hofheim, Wolke.
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[6]
David J. Metzer (2009). Musical Modernism at the Turn of the Twenty-First Century, New York, Cambridge University Press.
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[7]
Pierre Bourdieu (1992). Les règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil.
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[8]
Hugues Dufourt (1991). Musique, pouvoir, écriture, Paris, Christian Bourgois, p. 11.
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[9]
Bourdieu, Les règles de l’art, p. 221.
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[10]
Sur l’histoire de l’analyse en lien avec les mathématiques, voir Ian D. Bent et Anthony Pople, « Analysis », Grove Music Online. Oxford Music Online, Oxford University Press, http://www.oxfordmusiconline.com (consulté le 25 janvier 2017).
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[11]
Centre de musique canadienne au Québec. Matériel pédagogique, http://cmcquebec.ca/materielpedagogique, consulté le 25 janvier 2017.
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[12]
Circuit, musiques contemporaines (2018). Auteurs et illustrateurs, http://www.revuecircuit.ca/auteurs/, consulté le 25 janvier 2017.