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Une large part de ce numéro des Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique (SQRM) fait écho à une série de communications présentées lors d’un colloque international ayant pour titre « Les musiques franco-européennes en Amérique du Nord (1900-1950) : Étude des transferts culturels ». Organisé par l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), ce colloque réunissant des chercheurs européens et nord-américains s’est tenu en février 2015 à l’Université de Montréal[1]. Dans le domaine de la musicologie francophone, la question des transferts culturels est relativement nouvelle, alors que deux importantes publications en anglais ont permis de poser de solides balises, en particulier en ce qui concerne les échanges et dialogues entre les continents européen et américain. Annegret Fauser et Mark Everist ont ainsi dirigé l’ouvrage collectif Music, Theater and Cultural Transfer – Paris, 1830-1914 (Chicago, University of Chicago Press, 2009, 456 p.). Quelques années plus tard paraissait un autre ouvrage collectif substantiel, dirigé par une équipe menée par Felix Meyer et intitulé Crosscurrents: American and European Music in Interaction, 1900-2000 (Grande-Bretagne, Woodbridge, 2014, 520 p.). Deux auteurs qui collaborent au présent numéro des Cahiers, Annegret Fauser et Christopher Moore, étaient d’ailleurs impliqués respectivement dans le premier et dans le deuxième de ces ouvrages ; nous sommes particulièrement heureux de leurs contributions. Le dossier que nous vous proposons ici se veut un complément, certes modeste en dimensions mais que nous espérons significatif, à ces récents travaux.
La notion de transfert culturel suppose à la fois une transformation de la culture d’accueil et une nouvelle contextualisation de la culture d’origine. Selon Annegret Fauser et Mark Everist, l’objet culturel n’est plus considéré comme une donnée fixe et immuable, mais il devient au contraire possible d’en élargir les frontières spatio-temporelles, dans un contexte de circulation internationale de la culture où les identités nationales sont en constantes reconfigurations (2009, 6). Comme le souligne bien Marie Thégarid dans son article sur les boursiers canadiens-français à Paris, cette notion « sous-entend une transformation en profondeur liée à la conjoncture changeante de la culture d’accueil » et l’objet importé doit « génér[er] des phénomènes d’imprégnation, d’appropriation, ce qui implique du temps » (Robert Frank, Les Relations culturelles internationales au xxe siècle : De la diplomatie culturelle à l’acculturation, Anne Dulphy et al., dir., Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 671). Appliquée par exemple à la réception de la musique franco-européenne en Amérique du Nord, cette orientation méthodologique autorise une approche particulièrement dynamique et interactive des différentes cultures musicales qui entrent ainsi en interaction.
En ce sens, ce numéro des Cahiers présente une originalité certaine. D’abord, six des neuf textes reliés à ce dossier sont en français et deux d’entre eux abordent la question du point de vue du Québec. Le Canada, les États-Unis et l’Europe y sont représentés à part égale et l’interdisciplinarité (politique, journalisme, littérature, danse, illustration, décors, etc.) y trouve largement place. Plus concrètement, quatre textes abordent la pénétration de la musique française de la première partie du xxe siècle à partir de sa réception (Annegret Fauser, Fiorella Sassanelli, James R. Briscoe) et de sa représentation dans la populaire revue Vanity Fair (Malou Haine[2]). À l’inverse, d’autres contributions mettent en lumière la manière dont ont été reçus en France les musiciens américains et la musique américaine au sens large (le qualificatif étant ici généralement compris dans le sens d’« états-unien ») (Jacinthe Harbec et Anne Legrand). Le jazz, qui a joué un rôle fondamental dans l’affirmation de la culture musicale américaine à cette époque, particulièrement en Europe, est d’ailleurs dans la mire de plusieurs auteurs (Legrand, Harbec, Haine). Christopher Moore examine pour sa part l’association peu usuelle du compositeur et pédagogue français Charles Koechlin et d’une compositrice américaine méconnue, Catherine Urner. Koechlin se trouve également impliqué dans le ballet de Cole Porter étudié par Jacinthe Harbec. Enfin, les articles de Marie-Thérèse Lefebvre et de Marie Thégarid situent le Québec et les musiciens qui en sont issus dans un regard croisé entre européanité et américanité, la France étant alors une destination de choix pour les artistes en quête d’un complément de formation ou d’expérience. La contribution de Thégarid prouve bien que le Québec, principal bastion francophone en terre d’Amérique, peut se révéler un riche sujet d’étude pour la musicologie européenne — française, dans le cas qui nous occupe — alors que celui de Lefebvre met justement en doute l’existence d’une réelle réciprocité. Ne s’agirait-il pas là justement d’un exemple de transferts culturels à développer ?
Ce numéro double vous propose ensuite trois textes indépendants les uns des autres, mais s’inscrivant fort bien dans une réflexion globale sur le style et les échanges divers qui conduisent, chez tout artiste créateur, à son élaboration progressive. Laurence Manning aborde le style avant-gardiste de Fanny Hensel (1805-1847), soeur de Felix Mendelssohn, et découvre d’intrigantes résonances wagnériennes dans certaines oeuvres de maturité de cette compositrice encore mal connue. Antony Papavassiliou s’intéresse pour sa part à l’Intelligent Dance Music, une frange de la musique électronique expérimentale se voulant davantage qu’une simple incitation à se mouvoir ; il explore les spécificités rythmiques de l’oeuvre du compositeur britannique connu sous le nom d’Aphex Twin. Enfin, le compositeur et arrangeur Aleksey Shegolev expose les défis auquel il a été confronté lorsqu’on lui a proposé de se glisser dans les souliers d’un prédécesseur et d’achever une oeuvre d’Auguste Descarries (1896-1958), compositeur-pianiste canadien-français dont l’oeuvre, sciemment rattachée au postromantisme russe, mériterait d’être plus souvent entendue et commentée.
Enfin, trois comptes rendus complètent cette livraison des Cahiers. Dirigé par deux musicologues québécoises, Jacinthe Harbec et Marie-Noëlle Lavoie, un ouvrage collectif consacré à Darius Milhaud — dont l’oeuvre et la carrière offre un autre bel exemple de transferts culturels ! — a été lu avec attention par Andrew Wilson, doctorant à Bâle. Un second ouvrage collectif, dirigé par deux autres universitaires du Québec, Monique Desroches et Sophie Stévance, explore divers modes de présence et de participation du corps dans des musiques tout aussi diverses ; Federico Lazzaro, le responsable des comptes rendus pour les Cahiers, en a confié la lecture au chercheur Lothaire Mabru, rattaché à l’Université de Bordeaux Montaigne. Enfin, une biographie attendue de Calixa Lavallée (1842-1891), due à la plume patiente de Brian Christopher Thompson, a été lue avec attention par Mireille Barrière, chercheuse indépendante et spécialiste de cette période de l’histoire musicale québécoise.
Toute l’équipe des Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique est fière de vous présenter cette nouvelle livraison tout en déplorant à nouveau le retard sérieux avec lequel il vous parvient. Veuillez croire, cher lecteur ou chère lectrice (et chers auteurs !), que ces délais sont bien involontaires et que nous travaillons à les réduire. Mais qualité et quantité vont rarement de pair, et nous demeurons avant tout soucieux du travail bien fait. D’ailleurs trois récentes nominations en vue du Prix de l’Article de l’année remis en février 2017 par le Conseil québécois de la musique nous ont confirmé que le souci du détail peut être récompensé. Félicitations aux trois auteurs en lice, Chloé Huvet, Jeanne Doucet et Alexis Perron-Brault, tous publiés dans le volume 15, no 2 des Cahiers ! Et bonne lecture !
Appendices
Notes
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[1]
Le comité organisateur de ce colloque comprenait Sylvain Caron, professeur titulaire à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, soutenu par Jacinthe Harbec professeure titulaire à l’Université de Sherbrooke, ainsi que moi-même, également professeur de musicologie à Sherbrooke. Je remercie Sylvain Caron pour son concours au présent texte.
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[2]
C’est d’ailleurs à la réputée musicologue belge Malou Haine que revient l’idée première du colloque tenu à Montréal en 2015 (un autre, en Europe, devait en être le miroir mais ce projet ne s’est pas concrétisé), et finalement d’une portion notable de la présente livraison des Cahiers de la SQRM.