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DEUXIÈME PARTIE

Dialogue Intertextuel avec Barthes

Quand quelque chose qu’on a dit est dit un peu à contresens ou d’une façon déformée, cela est paradoxalement source de richesse. Le contresens couvre, en quelque sorte, la richesse de ce qu’on écrit…[1]

Roland Barthes a « poétisé » la sémiologie, disais-je dans la première partie, plutôt romanesque, de cet essai. Il était non seulement un grand scientifique de la littérature, mais aussi un subtil poète. Les années qu’il passa dans sa jeunesse, pour des raisons « alimentaires », dans nombre de bibliothèques où il devait explorer interminablement des documents « linguistiques » harassants, lui ont donné en contrepartie une vision inouïe et originale de la langue française. D’abord plutôt « écrivant » (selon sa propre terminologie « écrivant / écrivain », l’écrivant utilisant transitivement la langue comme un outil de communication, l’écrivain la prenant comme une matière en soi) (Barthes 1964, 152), il arrivera par la suite, en tant qu’écrivain, à faire de la masse dense et obscure du lexique sémiologique la matière de sa prose admirable, souvent exercée à l’orée et même au sein de la poésie. Le lecteur qui se laisse séduire par les Fragments d’un discours amoureux (Barthes 1977a) ou par les réminiscences de Roland Barthes par Roland Barthes (Barthes, Roland 1975) ou encore par La Chambre Claire (Barthes, Roland 2003), ne peut qu’éprouver un émerveillement que seul le « poétique » fait surgir d’un texte. Le « poétique » dans le sens défini par Roman Jakobson (« le poète exprime ce que le linguiste exclut de la langue », Barthes, Roland 1978b) et non dans le sens ordinaire du poème conventionnel. Ceux de Minou Drouet, par exemple, dont Barthes parle dans Mythologies :

Ce n’est pas par hasard que l’Express a pris en charge Minou Drouet : c’est la poésie idéale d’un univers où le paraître est soigneusement chiffré ; Minou elle aussi essuie les plâtres pour les autres : il n’en coûte qu’une petite fille pour accéder au luxe de la Poésie.

(Barthes, Roland 1957, 159)

Pourtant, il est reconnu avant tout comme « scientifique », comme le théoricien qui rédigea, secondé par ses assistants telqueliens, sa superbe Théorie du Texte (Barthes Roland 1974) aujourd’hui marginalisée, « mise au placard », « occultée », sauf pour quelques doctorants. Personne n’en tient compte, personne ne la met vraiment en pratique. Alors, à l’instar de ce que j’ai fait avec la théorie du roman de Mikhaïl Bakhtine[2] dans mon Dialogue Intertextuel avec Bakhtine (Gac 2012a), j’essayerai ici de revivifier et de prolonger la pensée de Roland Barthes sur la Théorie du Texte grâce aux possibilités extraordinaires offertes par l’intertextualité. Ceci, en assumant deux faits historiques qui échappèrent à Barthes pour des raisons chronologiques : l’invention de l’écriture électronique et l’apparition d’Internet, inventions encore plus importantes et décisives que l’invention de l’imprimerie au XVe siècle, comme le souligne avec justesse Jünger Habermas dans ses dernières réflexions : « Après l’invention du livre imprimé, qui aurait dû permettre à chacun de devenir un lecteur potentiel, des siècles s’écoulèrent avant que l’ensemble de la population sache lire. Internet, qui fait de nous tous des auteurs en puissance, n’a que deux décennies d’âge… » (Gac 2019a). Barthes est mort au moment où Internet commençait à prendre son essor, vers la fin des années 70. Sa portée était encore hypothétique. Voici donc, suivant en partie la structure du Dialogue intertextuel avec Bakhtine, mon dialogue avec Roland Barthes. Nous commençons avec les « crises » dans la théorie du langage et de la littérature :

Roland Barthes : Très bien. En effet, c’est aussi la même crise qui s’est ouverte au XIXe siècle dans la métaphysique de la vérité (Nietzsche) et qui s’ouvre aujourd’hui dans la théorie du langage et de la littérature, par la critique idéologique du signe et la substitution d’un texte nouveau à l’ancien texte des philologues. Cette crise a été ouverte par la linguistique elle-même […]. C’est à l’apogée de la linguistique structurale (vers 1960) que de nouveaux chercheurs, issus souvent de la linguistique elle-même, ont commencé à énoncer une critique du signe et une nouvelle théorie du texte (anciennement dit littéraire). (Barthes Roland 1974, 2)

RG : Vous parlez de la substitution d’un texte nouveau à l’ancien texte des philologues en rappelant que des nouveaux chercheurs (vous parmi eux) ont commencé à énoncer une nouvelle théorie du texte, texte anciennement dit « littéraire ». Le roman en tant que texte correspond évidemment à ce texte littéraire.

RB : En tout cas, cette nouvelle conception du texte, beaucoup plus proche de la rhétorique que de la philologie, se veut cependant soumise aux principes de la science positive […]. Mais on ne peut parler, à ce niveau, de mutation épistémologique. Celle-ci commence lorsque les acquêts de la linguistique et de la sémiologie sont délibérément placés (relativisés : détruits-reconstruits) dans un nouveau champ de référence, essentiellement défini par l’intercommunication de deux épistémès différentes : le matérialisme dialectique et la psychanalyse. (Barthes Roland 1974, 3)

RG : D’accord avec vous, Professeur, sur l’importance du matérialisme dialectique, mais pas en ce qui concerne la psychanalyse comme nouveau champ de référence. Je remarque que vous prenez Freud comme référent principal dans vos réflexions, mais souvent vous faites appel à Lacan, l’un de ses épigones parmi les plus contestés.

RB : « Souvent », je ne sais pas. Surtout, en fait, au moment où je travaillais sur le Discours amoureux. Parce que j’avais besoin d’une « psychologie » et que la psychanalyse est seule capable d’en fournir une. (Barthes 1977b, 377)

RG : Vous ressentiez le « besoin » d’une psychologie ! Comment faire autrement ? Toute théorie littéraire qui l’exclut ou l’ignore est nécessairement bancale. Mais en choisissant Lacan et Freud, vous avez raisonné en tant qu’intellectuel unilatéralement occidental (vous en avez horreur, je sais), pour ne pas dire (excusez mon impolitesse) franchement franchouillard ! Et pourtant vous étiez un grand admirateur de la civilisation orientale, notamment de la culture japonaise et du bouddhisme Zen. Vous ne pouviez pas ignorer que la véritable connaissance de la psyché nous vient d’Orient. Sri Aurobindo disait que vouloir comprendre les phénomènes psychiques à travers la psychanalyse freudienne, c’est comme prétendre éclairer une immense caverne avec une lampe de poche. Cela dit, et pour rester dans les limites de la science occidentale, rappelons que la psychanalyse est « newtonienne » (Gac 2019b). Or, la nouvelle théorie du texte a besoin d’une psychologie « einsteinienne », non mécaniciste. C’est le cas de la psychologie évolutive du savant russe Piotr Ouspensky, qui s’inspire de la pensée orientale et de l’enseignement de Georges Gurdjieff. (Gac 1999, 137)

RB : Pour moi la référence matérialiste-dialectique (Marx, Engels, Lénine, Mao) et la référence freudienne (Freud, Lacan), permettent, à coup sûr, de repérer les tenants de la nouvelle théorie du texte. Pour qu’il y ait science nouvelle, il ne suffit pas en effet que la science ancienne s’approfondisse ou s’étende (ce qui se produit lorsqu’on passe de la linguistique de la phrase à la sémiotique de l’œuvre) ; il faut qu’il y ait rencontre d’épistémès différentes, voire ordinairement ignorantes les unes des autres (c’est le cas du marxisme, du freudisme et du structuralisme), et que cette rencontre produise un objet nouveau (il ne s’agit plus de l’approche nouvelle d’un objet ancien) ; c’est en l’occurrence cet objet nouveau que l’on appelle texte. (Barthes Roland 1974, 3)

RG : Tout à fait d’accord… sauf, j’insiste, sur votre référence à la psychanalyse et à Lacan. Ni Freud ni Lacan n’ont proposé une véritable psycho-dynamique qui puisse expliquer le jeu des « moi » multiples, tel qu’il est, par exemple, observé et décrit par Marcel Proust dans la Recherche. La psychodynamique ouspenskienne permet une explication de ce phénomène crucial non seulement pour comprendre le fonctionnement de la psyché, mais aussi pour mieux saisir la littérature narrative… et le jeu des personnages romanesques (Gac 2019b). C’est vrai, Lacan vous a tendu une perche (sans le vouloir) avec son concept linguistique de l’Inconscient. Pour un sémiologue, c’est très intéressant. Le lien entre le signifiant et le signifié, le « signe » reconnu par les linguistes, ne suit pas la même logique dans nos rêves que dans notre état de veille. Mais utiliser cette éventualité comme un passe-partout pour explorer l’infini de la psyché, c’est absurde. De même, pour explorer la richesse millénaire de la littérature. Or, pour revenir à votre théorie du texte, vous continuez à nommer « texte » cet « objet nouveau » qui nous intéresse. Il y a, sur ce point spécifique du langage et des dénominations utilisées, une ambigüité malvenue. Vous utilisez le mot « texte » pour parler du texte tel qu’il était conçu avant votre nouvelle théorie et après celle-ci. C’est fâcheux, d’autant plus que le sujet est très complexe.

RB : Notre vocabulaire est si limité (précisément là où les nouveautés abondent) qu’il faut accepter que les mots tournent et reviennent. Je pars des choses et je donne des mots, même usés. Certes, le langage dont on décide de se servir pour définir le texte n’est pas indifférent, car il appartient à la théorie du texte de mettre en crise toute énonciation, y compris la sienne propre : la théorie du texte est immédiatement critique de tout métalangage, révision du discours de la scientificité - et c’est en cela qu’elle postule une véritable mutation scientifique, les sciences humaines n’ayant jamais jusqu’ici mis en question leur propre langage, considéré par elles comme un simple instrument ou une pure transparence. Le texte est un fragment de langage placé lui-même dans une perspective de langages. (Barthes Roland 1974, 3)

RG : Voilà qui est « einsteinien » ! L’observateur fait partie de l’observation, il n’est jamais transparent. C’est particulièrement exact en ce qui concerne l’Intertexte. D’ailleurs, j’ai eu aussi un problème avec cette dénomination, puisqu’on appelle couramment « intertexte » une procédure d’écriture ou une structure cybernétique (à l’instar du mot « hypertexte », utilisé par Georges Landow (Gac 2017, 168)), tandis que j’utilise ce mot pour désigner un nouveau genre littéraire. Bref. Dans La Société des Hommes Célestes (Un Faust latino-américain) (Gac 2009), l’Intertexte est tissé avec plus de 600 fragments extraits des Faust classiques : chaque fragment de langage est placé dans une perspective des langages. Peut-être aurons-nous l’occasion de parler plus tard de Werther, le personnage goethéen que vous avez pris en intertextualité dans votre Discours Amoureux

RB : En tout cas, communiquer quelque savoir ou quelque réflexion théorique sur le texte suppose qu’on rejoigne soi-même, d’une façon ou d’une autre, la pratique textuelle. La théorie du texte peut certes s’énoncer sur le mode d’un discours scientifique cohérent et neutre, mais du moins est-ce alors à titre circonstanciel et didactique ; à côté de ce mode d’exposition, on rangera de plein droit dans la théorie du texte la variété très grande des textes (quel qu’en soit le genre, et sous quelque forme que ce soit), qui traitent de la réflexivité du langage et du circuit d’énonciation : le texte peut s’approcher par définition, mais aussi (et peut-être surtout) par métaphore. (Barthes Roland 1974, 3)

RG : Bien sûr. Vous faites écho à la pensée de Bakhtine sur le « genre noble et direct », moins efficace que la parodie, d’après lui. Même si vous considérez que la parodie est une parole classique (Barthes 1970a, 47), c’est-à-dire, une parole devenue selon vous plutôt ankylosée, elle est et sera toujours un élément rhétorique indispensable qui prend appui tantôt sur la métaphore, tantôt sur la métonymie, figures fondamentales et inéluctables revalorisées par la pensée de Jakobson, que vous appréciez. Cela dit, je rappelle que l’Intertexte privilégie la métonymie plus que la métaphore, figure habituellement romanesque. Est-il possible de concevoir la Recherche sans métaphores, sans métonymies, sans parodie ? L’évolution rhétorique entre Jean Santeuil et la Recherche pourrait être regardée sémiologiquement comme la multiplication de quelques métaphores étincelantes dans le roman de jeunesse de Proust, jusqu’à atteindre un épanouissement stellaire dans l’autofiction de sa maturité. On pourrait aussi imaginer le jeune Proust en fin jardinier cultivant dans une serre quelques roses d’une beauté exceptionnelle, avant de les transplanter sur un terrain beaucoup plus vaste où elles se multiplieront à l’infini. Dépourvue de ces figures rhétoriques, la littérature s’appauvrirait forcément. D’ailleurs, vos Mythologies sans la parodie et l’ironie n’existeraient pas.

RB : Certainement…

RG : En outre, dans la théorie de l’Intertexte, la parodie, pièce maîtresse de l’intertextualité, contribue à faire le pont entre la littérature contemporaine et les chefs-d’œuvres « classiques », non dans le sens d’un retour au « classicisme » comme période historique, mais comme reconnaissance d’une qualité vivante de l’art et de l’écriture qui se perpétue à travers les siècles et les millénaires. Sur ce point l’Intertexte sert de pont entre l’ère romanesque de l’imprimerie et la nouvelle ère ouverte par l’invention de l’écriture électronique et d’Internet, l’ère post-romanesque. Les grands classiques ne seront jamais exclus. La haute littérature sera toujours la haute littérature ! Vous-même vous êtes déjà considéré comme « un classique » : votre Discours Amoureux, dont le texte rejoint celui de Werther établissant un pont entre notre époque et celle de Goethe, le prouve magistralement.

RB : C’est vous qui le dites…

RG : Toutefois, pour mieux communiquer mes réflexions théoriques sur l’Intertexte, je rejoins la pratique textuelle telle que vous la concevez. Je pourrais essayer d’énoncer la théorie de l’Intertexte sur le mode d’un discours scientifique cohérent et neutre, mais j’ai choisi de le faire sous cette forme parodique : le dialogue intertextuel. Cependant, je ne vous parodie pas au sens strict lorsque je développe ma théorie de l’Intertexte. Elle a sa propre originalité. L’Intertexte, lui aussi, force le mur de l’énonciation, le mur de l’origine, le mur de la propriété, comme vous le relevez à propos du Texte.

RB : L’important c’est de comprendre que le texte est une productivité. Cela ne veut pas dire qu’il est le produit d’un travail tel que pouvaient l’exiger la technique de la narration et la maîtrise du style… (Barthes Roland 1974, 4)

RG : … comme dans le roman. Excusez-moi de vous interrompre, Professeur…

RB : … mais le théâtre même d’une production où se rejoignent le producteur du texte et son lecteur : la productivité se déclenche, la redistribution s’opère, le texte survient, dès que, par exemple, le scripteur et/ou le lecteur se mettent à jouer avec le signifiant, soit (s’il s’agit de l’auteur) en produisant sans cesse des « jeux de mots », soit (s’il s’agit du lecteur) en inventant des sens ludiques, même si l’auteur scripteur du texte ne les avait pas prévus, et même s’il était historiquement impossible de les prévoir : le signifiant appartient à tout le monde ; c’est le texte qui, en vérité, travaille inlassablement, non l’artiste ou le consommateur. (Barthes Roland 1974, 4)

RG : Je ne peux qu’applaudir, surtout lorsque vous parlez de l’importance du lecteur. Seulement, s’agissant de la théorie de l’Intertexte, je préfère parler de « lecteur-écrivain » à la place de l’auteur-scripteur. Le signifiant appartient à tout le monde, le lecteur n’est pas exclu, c’est bien dit.

RB : L’analyse de la productivité ne peut se réduire à une description linguistique ; il faut, ou du moins l’on peut lui adjoindre d’autres voies d’analyse : celle de la mathématique (en tant qu’elle rend compte du jeu des ensembles et des sous-ensembles, c’est-à-dire de la relation multiple des pratiques signifiantes), celle de la logique, celle de la psychanalyse lacanienne (en tant qu’elle explore une logique du signifiant), et celle du matérialisme dialectique (qui reconnaît la contradiction). (Barthes Roland 1974, 4)

RG : Dans mon article (Gac 2015) sur le livre de Marcello Vitali-Rosati, Riflessione e Trascendenza (Vitali-Rosati 2003), je fais référence à la logica della trascendenza qu’il a développée à propos de l’éthique de Levinas et à la lógica del Inconsciente, décrite par Ignacio Matte-Blanco dans The Unconscious As Infinite Sets (Matte-Blanco 1980). Leurs regards sont hautement scientifiques. La logique formelle est opérationnelle dans le monde romanesque. Dans l’Intertexte, les références les plus patentes sont la logique einsteinienne, la logique quantique et, à la rigueur, la logique de Leibniz, le précurseur de la logique binaire qui est à la base d’Internet.

RB : Déjà, lorsqu’on conçoit le texte comme un espace polysémique, où s’entrecroisent plusieurs sens possibles, il est nécessaire d’émanciper le statut monologique, légal, de la signification et de la pluraliser : c’est à cette libération qu’a servi le concept de connotation ou volume des sens seconds, dérivés, associés, des « vibrations » sémantiques greffées sur le message dénoté. (Barthes Roland 1974, 5)

RG : Ceci est très clair, il me semble, dans La Société des Hommes Célestes (Gac 2009), mais aussi dans La Guérison (Gac 2000), intertexte dantesque où je prends en intertextualité la Divine Comédie. La connotation des sens seconds, dérivés, associés, des « vibrations » (j’aimerais parler d’« ondes », de « corpuscules ») sémantiques greffées sur le message dénoté est constamment en jeu. La pluralité fait partie de leur fonctionnement… « quantique ».

RB : C’est ce travail que j’appelle, avec Julia Kristeva, la signifiance. La signifiance, contrairement à la signification, ne saurait donc se réduire à la communication, à la représentation, à l’expression : elle place le sujet (de l’écrivain, du lecteur) dans le texte, non comme une projection, fût-elle fantasmatique (il n’y a pas « transport » d’un sujet constitué), mais comme une « perte » (au sens que ce mot peut avoir en spéléologie) ; d’où son identification à la jouissance ; c’est par le concept de signifiance que le texte devient érotique (pour cela, il n’a donc nullement à représenter des « scènes » érotiques). (Barthes Roland 1974, 5)

RG : Je ne parlerais pas de « perte de l’auteur » dans l’Intertexte (perte dans le sens « spéléologique » dites-vous, perte qui rappelle plutôt, puisque vous l’associez à la jouissance, la « perte » séminale qui accompagne un orgasme), mais « d’effacement du moi » (le « moi » du sacrosaint « auteur-scripteur-propriétaire ») et de « conscience » au lieu de « jouissance ». L’Intertexte n’a pas vocation à devenir érotique, mais simplement à être vivant. En lisant vos idées sur le sujet, on a l’impression (fausse sans doute) que vous voyez de la chair et du foutre partout, surtout là où il n’y en a pas ! En fin de compte, la littérature n’est pas une simple technique d’éjaculation par l’écriture, mais une aide pour le développement de l’intelligence et de la conscience. Vous parliez de la signifiance, Professeur…

RB : Oui, si vous permettez. La signifiance infinie se donne en effet à travers une œuvre contingente : c’est ce plan de contingence qui correspond à ce que Julia Kristeva appelle le phéno-texte. Les méthodes d’analyse que l’on pratique ordinairement (avant la sémanalyse et hors d’elle) s’appliquent au phéno-texte ; la description phonologique, structurale, sémantique - en un mot, l’analyse structurale - convient au phéno-texte parce que cette analyse ne se pose aucune question sur le sujet du texte : elle porte sur des énoncés, non sur des énonciations. Le phéno-texte peut donc, sans qu’il y ait incohérence, relever d’une théorie du signe et de la communication : il est en somme l’objet privilégié de la sémiologie. (Barthes Roland 1974, 5)

RG : Le roman correspond donc au phéno-texte, cela me semble évident…

RB : Le géno-texte, lui, « pose les opérations logiques propres à la constitution du sujet de l’énonciation » ; c’est « le lieu de structuration du phéno-texte »; c’est un domaine hétérogène : à la fois verbal et pulsionnel (c’est le domaine « où les signes sont investis par les pulsions »). Le géno-texte ne peut donc relever exclusivement du structuralisme (il est structuration, non structure), ni de la psychanalyse (ce n’est pas le lieu de l’inconscient, mais des « rejetons » de l’inconscient) ; il relève d’une logique générale, multiple, qui n’est plus la seule logique de l’entendement. Le géno-texte est, bien entendu, le champ de la signifiance. Du point de vue épistémologique, c’est par le concept de géno-texte que la sémanalyse excède la sémiologie classique, qui cherche seulement à structurer des énoncés, mais ne cherche pas à savoir comment le sujet se déplace, se dévie et se perd lorsqu’il énonce. (Barthes Roland 1974, 5)

RG : Alors, le géno-texte correspond à l’Intertexte, cela me semble évident aussi. Mais dans l’Intertexte, il n’y pas de « perte » du sujet. Il ne se perd pas, il s’efface tout simplement en tant que « moi » auteur, « moi » propriétaire, etc., pour laisser la place non à la jouissance érotique, mais à la conscience et au « Je » créatif. Je remarque au passage que vous reconnaissez que le géno-texte ne peut relever exclusivement ni du structuralisme ni de la psychanalyse.

RB : Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette redistribution). L’une des voies de cette déconstruction-reconstruction est de permuter des textes, des lambeaux de textes qui ont existé ou existent autour du texte considéré, et finalement en lui : tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langages sociaux, etc., car il y a toujours du langage avant le texte et autour de lui. (Barthes Roland 1974, 6)

RG : Superbe définition qui pourrait correspondre à celle de l’Intertexte comme genre narratif si elle impliquait sa production délibérée, « consciente ». La Guérison, La Société des Hommes Célestes, Dialogue intertextuel avec Bakhtine correspondent d’assez près à votre définition. Mais, c’est surtout le concept d’intertextualité qui me rapproche de vous.

RB : L’intertextualité, condition de tout texte, quel qu’il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources ou d’influences ; l’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. (Barthes Roland 1974, 6)

RG : Sans doute l’intertextualité automatique et inconsciente existe tout le temps. Par exemple, on peut supposer que Fragments d’un discours amoureux, titre du livre publié en 1977 après votre séminaire sur les Discours Amoureux en 1974- 76, est un reflet involontaire du titre du livre de Piotr Ouspensky Fragments d’un Enseignement Inconnu, publié à Paris par Stock en 1974 avec une forte publicité. Quoiqu’il en soit, je diffère nettement de vous, cher Professeur, à propos de l’intertextualité comme outil de travail scriptural. Pour moi l’Intertexte, nouveau genre littéraire (et non simple mécanisme narratif ou cybernétique), est un champ ouvert à des formules signées, dont l’origine est toujours repérable, à des citations conscientes, jamais automatiques, et à des données textuelles avec guillemets. L’Intertexte privilégie la communication entre les auteurs, les langues et les époques. Mais pour cela il faut identifier l’Autre, le reconnaître, entrer en contact avec lui par la lecture-écriture. L’Autre est un lecteur-écrivain comme moi. Il peut être mort corporellement comme vous, mais cela n’a pas d’importance dans la mesure où son texte est toujours vivant… comme le vôtre.

RB : Épistémologiquement, le concept d’intertexte est ce qui apporte à la théorie du texte le volume de la socialité : c’est tout le langage, antérieur et contemporain, qui vient au texte, non selon la voie d’une filiation repérable, d’une imitation volontaire, mais selon celle d’une dissémination ; image qui assure au texte le statut, non d’une reproduction, mais d’une productivité. (Barthes Roland 1974, 6)

RG : La filiation doit être repérable. Sinon, il n’y aurait pas d’échange, l’Autre n’existerait qu’en tant que supposition, le texte serait appauvri, il n’y aurait pas de véritable « conscience » mais, tout au plus, du « plaisir », comme dans la lecture d’un roman bien ficelé. D’ailleurs, pour moi la conscience véritable est le plus haut plaisir de l’intellect, le plus haut plaisir tout court !

RB : Ces principaux concepts, qui sont les articulations de la théorie, concordent tous, en somme, avec l’image suggérée par l’étymologie même du mot « texte »: c’est un tissu ; mais alors que précédemment la critique (seule forme connue en France d’une théorie de la littérature) mettait unanimement l’accent sur le « tissu » fini (le texte étant un « voile » derrière lequel il fallait aller chercher la vérité, le message réel, bref le sens), la théorie actuelle du texte se détourne du texte-voile et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile. L’amateur des néologismes pourrait donc définir la théorie du texte comme une « hyphologie » (hyphos, c’est le tissu, le voile et la toile d’araignée). (Barthes Roland 1974, 6)

RG : La métaphore du texte comme toile d’araignée est significative d’un fait très précis : votre théorie du texte ne tient pas compte de l’invention de l’écriture électronique. La toile d’araignée est statique. La cybernétique permet des comparaisons dynamiques. Si vous n’étiez pas déjà mort (organiquement), j’aurais voulu vous montrer la « métaphore cinétique » de l’Intertexte, telle qu’elle se déploie activement dans mon propre website (qui est aussi, d’une certaine façon, un vaste Intertexte) : on peut percevoir le tissu en train de se défaire et de se refaire perpétuellement, à l’instar d’un tissu vivant. (Gac 2010)

RB : De toute façon le tissu, le texte, ne doit pas être confondu avec l’œuvre. Une œuvre est un objet fini, computable, qui peut occuper un espace physique (prendre place par exemple sur les rayons d’une bibliothèque)… (Barthes Roland 1974, 6)

RG : Parlez-vous du roman ?… Un rayon plein de romans, plein de fantasmes ! Quel cauchemar ! Allons vers la lumière, je vous prie !

RB : Le texte est un champ méthodologique : « L’œuvre se tient dans la main, le texte dans le langage ». On peut dire d’une autre façon que, si l’œuvre peut être définie en termes hétérogènes au langage (allant du format du livre aux déterminations socio-historiques qui ont produit ce livre), le texte, lui, reste de part en part homogène au langage : il n’est que langage et ne peut exister qu’à travers un autre langage. Autrement dit, « le texte ne s’éprouve que dans un travail, une production » : par la signifiance… (Barthes Roland 1974, 6)

RG : … La signifiance travaillée grâce à Internet, ajouterais-je. Vous parlez d’œuvre. Or, votre concept de l’œuvre coïncide avec le concept du roman (y compris le « roman intertextuel » à la Sollers). L’œuvre (le roman imprimé donc) peut se tenir comme un objet fini (le livre) dans la main. L’Intertexte (électronique) se tient dans le langage. L’Intertexte est langage et ne peut exister qu’à travers un autre langage, mais il n’atteint son épanouissement total qu’en reconnaissant et en incorporant le support matériel qui le soutient : l’écriture électronique, Internet. Certes, les appareils électroniques, les « liseuses » entre autres, sont assimilés aux « livres ». Cela mériterait une discussion à part…

RB : Ce bouleversement des « lieux » scientifiques du langage apparente beaucoup la signifiance (le texte dans sa spécificité textuelle) au travail du rêve, tel que Freud en a amorcé la description ; il faut cependant ici préciser que ce n’est pas a priori l’étrangeté d’une œuvre qui la rapproche forcément du rêve, mais plutôt le travail signifiant, qu’il soit étrange ou non : ce que le « travail du rêve » et le « travail du texte » ont en commun (outre certaines opérations, certaines figures, repérées par Benveniste), c’est d’être un travail hors échange, soustrait au « calcul ». (Barthes Roland 1974, 7)

RG : Alors là, je ne suis pas d’accord non plus ! Votre approche de Freud vous joue encore une fois un mauvais tour. Pourquoi mêler le travail du rêve et le travail du texte ? L’écriture suppose le travail de la conscience. En principe, vous ne dormez pas lorsque vous écrivez, bien au contraire. Or, parlant du sommeil, de l’onirisme et de la conscience dans votre conférence sur Proust, en octobre 1978, vous disiez : « Bien que Proust parle à un moment de « profondeurs de notre inconscient », ce sommeil n’a rien de freudien ; il n’est pas onirique […] Il est plutôt constitué par les profondeurs du conscient en tant que désordre ». (Barthes 2003, V, p. 462) Ouspenski et Gurdjieff acquiesceraient probablement à une telle formulation. D’autre part, nous savons que l’expérience de Breton et des surréalistes autour de l’écriture automatique (non calculée donc) fut aussi intéressante qu’éphémère… et anodine. L’Intertexte implique un travail d’échange, calculé. Par exemple (et pour revenir à Werther), vous avez choisi consciemment d’écrire votre Discours Amoureux en prenant en intertextualité une œuvre classique, Die Leiden des Jungen Werthers (Goethe, Johann Wolfgang von 1774). Vous avez soigneusement calculé le jeu entre votre texte du XXe siècle et celui produit au XVIIIe par Goethe. Pourquoi ?

RB : Parce qu’il est possible de retrouver « du texte », à un degré moindre, sans doute, dans des productions anciennes. Une œuvre classique […] peut comporter des plans ou des fragments d’écriture : le jeu, les jeux du signifiant peuvent être présents (au travail) en elle, surtout si l’on admet, ce qui est prescrit par la théorie, d’inclure dans la pratique textuelle l’activité de lecture - et non seulement celle de la fabrication de l’écrit. (Barthes Roland 1974, 7)

RG : Ces précisions sont révolutionnaires, Professeur ! L’inclusion de l’activité de lecture est essentielle aussi pour l’Intertexte, dans la mesure où le sujet-écrivant est un lecteur-écrivain qui s’adresse à d’autres lecteurs-écrivains.

RB : Cela dit, toutes les pratiques signifiantes peuvent engendrer du texte : la pratique picturale, la pratique musicale, la pratique filmique, etc. Les œuvres, dans certains cas, préparent elles-mêmes la subversion des genres, des classes homogènes auxquelles on les rattache : sans oublier la mélodie, par exemple, que la théorie traitera comme un texte (un mixte de voix, pur signifiant corporel, et de langage), bien plus que comme un genre musical, on rapportera l’exemple éclatant de la peinture actuelle qui, dans bien des cas, n’est plus, à vrai dire, ni peinture ni sculpture, mais production d’« objets ». (Barthes Roland 1974, 8)

RG : La peinture est un bon exemple. Si l’on peut parler d’Intertextualité en littérature, on peut parler aussi d’Interpicturalité en peinture, d’Intermusicalité en musique, etc. La pratique picturale du peintre Herman Braun-Vega m’a permis de définir le concept d’Interpicturalité (Gac 2007a). Son travail et son amitié m’ont été d’une grande utilité pour développer ma théorie de l’Intertexte.

RB : Si la théorie du texte tend à abolir la séparation des genres et des arts, c’est parce qu’elle ne considère plus les œuvres comme de simples « messages », ou même « des énoncés » (c’est-à dire des produits finis, dont le destin serait clos une fois qu’ils auraient été émis), mais comme des productions perpétuelles, des énonciations, à travers lesquelles le sujet continue à se débattre ; ce sujet est celui de l’auteur sans doute, mais aussi celui du lecteur. (Barthes Roland 1974, 8)

RG : Cette production perpétuelle dont vous parlez, rappelle la légende faustienne. Celle-ci, sous différents aspects (romans, drames, opéras, pièces symphoniques, tableaux, films, etc.) se perpétue sans discontinuer depuis la publication en 1583 de la Légende du Docteur Faust (Das Volksbuch) jusqu’à aujourd’hui. Mon Faust latino-américain, La Société des Hommes Célestes (Gac 2009) est, peut-être, le premier Faust cybernétique. Vous, goethéen de cœur, pouvez comprendre la dimension rhétorique de ma tentative. J’ai investi de nombreuses années dans ma longue marche à travers la fiction classique à la recherche d’un nouveau genre littéraire, post-romanesque. Cette longue marche m’a amené, entre autres, à traverser la légende faustienne à partir du Volksbuch et du Faust de Marlowe au XVIe siècle, jusqu’à celui de Pessoa et de Boulgakov au XXe, en passant par ceux de Lenau et de Goethe, et aussi par les Faust de Thomas Mann, Valéry, Butor, etc. Or vous, vous n’avez pas pratiqué ouvertement la fiction comme mécanisme narratif, vous êtes resté principalement au niveau de la théorie pure… certes, elle aussi indispensable pour aboutir à une véritable révolution littéraire. « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire », disait Lénine. En ancien sympathisant maoïste que vous étiez, vous avez saisi sans doute le sens de ma métaphore fictionnelle : « la longue marche ». En vérité, l’intelligentsia parisienne avait raison d’avoir peur de vous !

RB : La théorie du texte amène la promotion d’un nouvel objet épistémologique : la lecture, objet à peu près dédaigné par toute la critique classique, qui s’est intéressée essentiellement soit à la personne de l’auteur, soit aux règles de fabrication de l’ouvrage et qui n’a jamais conçu que très médiocrement le lecteur, dont le lien à l’œuvre pensait-on, était de simple projection. Non seulement la théorie du texte élargit à l’infini les libertés de la lecture (autorisant à lire l’œuvre passée avec un regard entièrement moderne, en sorte qu’il est licite de lire, par exemple, l’Œdipe de Sophocle en y reversant l’Œdipe de Freud, ou Flaubert à partir de Proust), mais encore elle insiste beaucoup sur l’équivalence (productive) de l’écriture et de la lecture. Sans doute, il y a des lectures qui ne sont que des simples consommations : celles précisément tout au long desquelles la signifiance est censurée ; la pleine lecture, au contraire, est celle où le lecteur n’est rien de moins que celui qui veut écrire, s’adonner à une pratique érotique du langage. (Barthes Roland 1974, 8)

RG : Bravo, Professeur ! Ce que vous dites est historique et essentiel pour le développement de la littérature : le vrai lecteur est celui qui veut écrire… quoique non nécessairement pour des raisons érotiques (je vous trouve un peu obsédé là-dessus), mais plutôt pour des raisons de conscience. L’érotisme (et même la « pornographie », à la Sade) peut ou non faire partie du phénomène, bien sûr. Je remarque, au passage, que pour vous « il est licite de lire l’Œdipe de Sophocle en y reversant l’Œdipe de Freud ». Pardonnez ma digression, mais c’est un peu ce que j’ai fait en écrivant Œdipe Rouge (Gac, Roberto 2012), pièce de théâtre où, prenant appui sur la pensée de Brecht (donc aussi sur la vôtre, en quelque sorte), je mets en rapport intertextuel les tragédies de Sophocle, d’Eschyle et d’Euripide avec les luttes des peuples de l’Amérique latine pour s’émanciper de l’impérialisme étatsunien. La civilisation grecque ancienne et la civilisation latino-américaine, qui a ses racines dans les civilisations Inca, Maya et Aztèque, culturellement et techniquement beaucoup plus développées que les organisations tribales des Indiens de l’Amérique du Nord, ont quelque chose en commun : la tragédie. Lévi-Strauss, votre partenaire structuraliste (comme chacun sait, il tirait à lui la couverture du structuralisme, désireux d’être reconnu comme seul maître à bord, bien au-dessus de vous, de Saussure, de Derrida, de Lacan, etc.), ne s’est pas intéressé, curieusement, à ces civilisations du premier millénaire. En romancier frustré (Tristes Tropiques, simple tentative romanesque à ses débuts, ouvrage qui « aurait pu gagner le prix Goncourt », disait-on à Paris au moment de sa publication en 1955[3]), Lévi-Strauss a compris très vite que le romanesque contemporain était devenu un triste exercice au service de l’industrie de l’entertainment, et il s’est tourné à temps vers l’anthropologie et l’ethnologie. Bref. Quant à la lecture, celle qui concerne le « vrai lecteur, celui qui veut écrire », elle sert évidemment de pont entre toutes ces époques… dans la mesure où elle est couplée à l’écriture.

RB : Il est certain que la civilisation actuelle tend à aplatir la lecture en faisant d’elle une simple consommation, entièrement séparée de l’écriture […] Les conditions économiques, sociales, institutionnelles ne permettent plus de reconnaître, ni en art ni en littérature, ce praticien particulier qu’était –  et que pourrait être dans une société libérée  – l’amateur. (Barthes Roland 1974, 8)

RG : Oui. Vous aviez entièrement raison. C’était la réalité avant l’invention de l’écriture électronique et de l’avènement d’Internet. L’amateur dont vous faites mention, n’a pas disparu. Il est revenu comme Internaute. C’est lui qui est en train de changer la pratique traditionnelle de la littérature ! Je rappelle la pensée de Habermas à ce sujet : l’imprimerie a fait de l’homme ordinaire un lecteur. Cette évolution a pris beaucoup de temps, plusieurs siècles. Internet fera du lecteur ordinaire d’aujourd’hui un écrivain. Un lecteur-écrivain. Et cela adviendra bien plus rapidement grâce aux progrès des nouvelles technologies. L’Internaute aura les moyens de faire sauter toutes les traditions inutiles et produira des œuvres d’art vraiment inédites !

RB : Traditionnellement, l’œuvre d’art peut relever, en gros, de deux sciences : historique et philologique. Ces sciences – ou plutôt ces « discours » – ont ceci en commun (contrainte qu’elles partagent d’ailleurs avec toutes les sciences positives) qu’elles constituent l’œuvre comme un objet clos placé à distance d’un observateur qui l’inspecte de l’extérieur. (Barthes Roland 1974, 9)

RG : Cette vision de la littérature narrative est une vision nettement « newtonienne ». Le roman est « newtonien », le romancier se place à l’extérieur de son « œuvre ». L’Intertexte, est « einsteinien », le lecteur-écrivain fait partie de son texte. (Gac 2019b)

RB : C’est essentiellement cette extériorité que l’analyse textuelle remet en cause, non point au nom des droits d’une « subjectivité » plus ou moins impressionniste, mais en raison de l’infinitude des langages ; aucun langage n’a barre sur un autre… (Barthes Roland 1974, 9)

RG : Excusez-moi de vous interrompre… Je me permets, parlant de l’infinitude des langages, de mettre l’accent sur le plurilinguisme. Le plurilinguisme est une donnée qui devient de plus en plus une caractéristique habituelle de notre société, phénomène facilité par Internet (2017). En ce qui concerne « l’infinitude des langues » (et non seulement des langages), le roman est monolingue, l’Intertexte, plurilingue. Mon intertexte « dantesque », La Guérison (Gac 2000), a été écrit en plusieurs langues qui jouent et se répondent entre elles. Rappelons que Rabelais avait déjà essayé, ponctuellement, la même méthode dans Les Cinq Livres… Mais vous parliez de l’analyse textuelle…

RB : Oui. Ce que l’analyse textuelle contestera, c’est le mythe critique selon lequel l’œuvre serait prise dans un mouvement purement évolutif, comme si elle devait toujours être rattachée, appropriée à la personne (civile, historique, passionnelle) d’un auteur, qui en serait le père […]. L’analyse textuelle récuse l’idée d’un signifié dernier : l’œuvre ne s’arrête pas, ne se ferme pas… (Barthes Roland 1974, 9)

RG : L’Intertexte, à l’instar de la légende faustienne perpétuelle, ne s’arrête pas, ne se ferme pas, comme c’est le cas du roman…

RB : Cependant, quels que soient les concepts méthodiques ou simplement opératoires que la théorie du texte cherche à mettre au point sous le nom de sémanalyse ou d’analyse textuelle, le devenir exact de cette théorie, l’épanouissement qui la justifie, ce n’est pas telle ou telle recette d’analyse, c’est l’écriture elle-même. Que le commentaire soit lui-même un texte, voilà en somme ce qui est demandé par la théorie du texte : le sujet de l’analyse (le critique, le philologue, le savant) ne peut en effet se croire, sans mauvaise foi et bonne conscience, extérieur au langage qu’il écrit ; son extériorité n’est que toute provisoire et apparente : lui aussi est dans le langage, et il lui faut assumer son insertion, si « rigoureux » et si « objectif » qu’il se veuille, dans le triple nœud du sujet, du signifiant et de l’Autre, insertion que l’écriture (le texte) accomplit pleinement, sans recourir à l’hypocrite distance d’un métalangage fallacieux : la seule pratique que fonde la théorie du texte est le texte lui-même. (Barthes Roland 1974, 10)

RG : Exact ! C’est ce que je fais en prolongeant votre théorie du texte vers la théorie de l’Intertexte. Elle trouve dans votre théorie une solide plateforme conceptuelle… et la vôtre devrait trouver dans la mienne la possibilité d’échapper à l’occultation dont elle est victime. Pour sûr, les « kirittiks » diront, dans le meilleur des cas, que je vous « prends » vos idées, tout en les comprenant de travers, à contresens. Ils m’accuseront de plagiat (Gac 2019a, 2017), de piratage, de cannibalisme communiste, de simplisme rudimentaire d’un indien sud-américain qui ose se comparer à vous, etc. « Barthes et moi »! s’esclafferont-ils. Je voudrais leur rappeler ce que vous disiez dans votre conférence sur Proust au Collège de France : « Proust et moi ! Quelle prétention ! […] Or la prétention tombe du moment où c’est moi qui parle et non quelque témoin […] Je ne m’identifie pas à l’auteur prestigieux d’une œuvre monumentale, mais à l’ouvrier, tantôt tourmenté, tantôt exalté qui a voulu entreprendre une tâche… » (Barthes 2003, V, p. 459) Cependant la mesquinerie intellectuelle des kirittiks “ à la Daumal ”(qui ne font pas de la littérature leur objectif premier, privilégiant plutôt l’argent du marché littéraire et la défense de l’idéologie néolibérale dans les médias) est toujours d’actualité. La générosité intellectuelle, essentielle dans la production de l’Intertexte, exclut la mesquinerie, rend inutile le plagiat, annule le piratage.

RB : Parlant de piratage, j’avoue que j’observe une espèce de loi pirate qui reconnaît mal la propriété […] C’est par avidité que je m’empare quelques fois des thèmes et des mots des autres. Au reste, moi-même je ne proteste jamais quand on me « prend » quelque chose. C’est ce que je disais à Bernard H. Lévy dans un entretien en 1977. (Barthes 2003, V, p. 379)

RG : Pitoyable BHL, pirate maladroit qui prend les contrefaçons pour de l’or pur ![4] Je connais l’entretien dont vous parlez. On dirait que BHL, avec sa mauvaise foi de fils-à-papa milliardaire, tente de vous extorquer à tout prix une condamnation du marxisme. Vous le remettez à sa place en lui rappelant votre enfance de « Pupille de la Nation » qui à Paris accompagnait sa mère chez l’épicier pour acheter à crédit un peu de pâté de foie et quelques patates et que tous deux vous trembliez lorsqu’arrivait la fin du mois sans avoir assez d’argent pour payer le loyer. Vous avez connu la faim. Comme René Daumal, comme Lautréamont, comme Rimbaud et tant d’autres jeunes écrivains d’hier et d’aujourd’hui. D’ailleurs, très probablement votre pauvreté a favorisé chez vous l’apparition de la tuberculose… et votre désarroi face à la société de classes. Bref. Je reviens au roman. Souhaitons la fin de la honteuse étape germanopratine de la littérature française, avilie par des romanciers-parisiens et des clercs style BHL. Le « roman-parisien » est périmé, « ringard », en dépit des efforts des grands trusts éditoriaux et de la kirittike pour assurer sa pérennité… commerciale.

RB : C’est en somme toute la kritique (comme discours tenu sur l’œuvre) qui est périmée ; si un auteur est amené à parler d’un texte passé, ce ne peut être alors qu’en produisant lui-même un nouveau texte (en entrant dans la prolifération indifférenciée de texte) : il n’y a plus de critiques, seulement des écrivains […]. La pratique d’une écriture textuelle est la véritable assomption du texte […]. Il s’agit donc d’une pratique qui est fortement transgressive par rapport aux principales catégories qui fondent notre socialité courante : la perception, l’intellection, le signe, la grammaire et même la science. (Barthes Roland 1974, 10)

RG : À cette liste de catégories à « transgresser », en plus de la science, il faut ajouter l’édition. Car la pratique de l’Intertexte impose, nécessairement, un nouveau type d’édition, fondée, évidemment, sur l’écriture électronique… et sur Internet. J’appelle cette nouvelle édition « éditorialisation »(Gac 2016b) concept, théorie et pratique éditoriale transgressive, définie et mise en œuvre par l’équipe de Sens Public avec l’appui de l’Université de Montréal.

RB : On comprend dès lors que la théorie du texte soit « mal placée » dans le tableau actuel de la gnoséologie (mais aussi qu’elle tire sa force et son sens historique de ce déplacement). La science critique postulée par cette théorie est paradoxale : la théorie du texte n’est pas une science du général (science nomothétique), il n’y a pas de modèle du texte ; et ce n’est pas non plus une science du singulier (science idiographique), car le texte n’est jamais approprié, il se situe dans l’intercourse infinie des codes, et non au terme d’une activité « personnelle » (civilement identifiable) de l’auteur. (Barthes Roland 1974, 10)

RG : Bakhtine disait dans sa théorie du roman que le roman n’a pas de canon. Même chose pour l’Intertexte, pour lequel il n’y a pas de modèle non plus. En ce qui concerne « l’auteur », je voudrais vous lire ce que je disais à Sollers à cet égard dans une lettre que je lui envoyai… en 1975 ! Il y est aussi question de vous. Je ne suis pas très tendre ni avec lui ni avec vous, je préfère vous le dire tout de suite. À l’époque vous étiez totalement sous l’influence telquellienne (Sollers était votre éditeur, avec tout ce que cela veut dire pour le mieux et pour le pire). Et je ne faisais pas de différence entre vous et votre entourage. La lettre (n° 9) fait partie de ma Correspondance unilatérale avec Sollers (Gac 2016c) à qui je m’adresse le mettant à la place de Mme de Montreuil, la belle-mère du Marquis de Sade. Évidemment, Sollers n’a pas aimé du tout se faire traiter de Madame, j’en ai eu la preuve plus tard. Pour ce qui vous concerne, cela m’arrange cette fois-ci que vous soyez mort parce qu’ainsi il ne peut pas y avoir de fâcheries entre nous. Il ne manquerait plus que ça ! En écrivant sur vous, je me suis mis à vous prendre en admiration et en affection… tout en critiquant vos faiblesses et vos erreurs, c’est mon droit et mon « devoir êtrique » (comme disait Gurdjieff)… en espérant qu’un jour un autre lecteur-écrivain se donnera le temps de critiquer mes propres faiblesses et mes propres erreurs. « L’immortalité » en littérature est aussi cette chaine perpétuelle entre les textes et leurs « auteurs ».

Bon. Voilà la lettre (elle est plutôt drôle, m’a-t-on dit) que je vous lirai en entier (sans les notes qui l’accompagnent, à l’exception de celles qui vous concernent), car il y est question de l’origine du déclin de l’avant-garde française. Mais auparavant, je vous invite à faire une petite pause-café. Vous avez la chance, en tant que fantasme textuel agréablement installé dans l’Au-delà, de ne pas connaître la fatigue. Pour le moment, ce n’est pas mon cas ni, assurément, celui de notre lecteur.

Figure 1

« Image folle, frottée de réel. » (La Chambre Claire, 2003) – Groupe Tel Quel au café Bonaparte, Saint-Germain-des-Prés, Paris 1974 (Barthes, 3ème à partir de la droite aux côtés de J. Kristeva. Sollers, 6ème à partir de la gauche).

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Lettre à Philippe Sollers

Paris, le 22 octobre 1975

Madame :

Comme je ne multiplierai pas mes lettres, tant à cause de la difficulté de les écrire que de l’inutilité dont elles sont auprès de vous, celle-ci contiendra mes derniers sentiments, soyez-en assurée. J’ai attendu plus de dix jours le Mot que vous m’aviez promis par l’intermédiaire de milli Calypso, mais en vain. C’est pour cette raison que j’ai décidé de répondre à votre « petite lettre », celle, usurpatrice de mon identité, signée illicitement « lettre de Sade ».

Vous dites dans ces feuillets, compliqués jusqu’à l’ésotérisme, plusieurs choses d’une vérité étonnante, tout en vous refusant à en tirer les conclusions qui en découlent. Hélas ! De la même façon que l’on veut me faire passer pour un enfant qui n’a pas encore fini de chercher les tétons de sa mère et de comparer son vît à celui de son père, on veut faire de l’Écrivain une sorte de nourrisson, quelqu’un de complètement inoffensif pour autant qu’on le déclare fou et donc, passible de refoulement, d’enfermement et d’oubli. Vous allez même jusqu’à citer le nom du bourreau infâme, celui que j’ai dénoncé à plusieurs reprises devant vous, sans obtenir de meilleur accueil que votre méfiance. Car, je vous l’assure, Freud a lu Sade. Pire encore. Il l’a compris si bien qu’il l’a transformé en symbole non de la révolution, bien sûr, mais dans celui de l’infantilisme irresponsable, de la perversion animale, de la maladie la plus affreuse, celle de l’esprit. Et la bourgeoisie, après avoir hésité un moment à lui octroyer son satisfecit, craignant de se tromper encore une fois, a bien fini par l’applaudir. Et vous, Madame, vous êtes inexplicablement mêlée à eux.

« Inexplicablement » : je suis gentil. Car, en examinant la démarche de vos parents, je constate que parmi les admirateurs du bourreau viennois (qui ne craint pas d’appeler Kant pour l’aider dans sa besogne) se trouve le sieur Barthes lui-même, idéaliste travesti en homme de progrès. Le pervers restaurateur de la « Louissance »[5] en pleine crise capitaliste, signale –  à propos de votre Drame  – que naturellement il n’y a plus rupture de substance entre le livre et le monde, puisque le « monde » n’est pas directement une collection de choses, mais un champ de signifiés. Phénoménal ! Vous en convenez sans réfléchir, parlant du réflexe de réduction.

On s’explique donc pourquoi, après avoir feint l’intention révolutionnaire de sortir l’Écrivain de son donjuan, vous finissez par faire cause commune avec son tortionnaire, dans les mains duquel vous déposez les clés du contrat social qui serait fait « de la répétition d’un meurtre nié dont la jouissance qu’il procure doit rester, en principe, éternellement refoulée ». Flûte alors ! Marx n’a aucun rôle à jouer dans cet opéra enchanté !

Mais la trahison n’est jamais payante. Voilà votre drame véritable. Car, voulant en finir avec la moribonde « littérature » (et sur ce point-là je partage les intentions de votre Matb), vous avez pris le chemin contraire, dévié par votre Père, lequel n’est qu’un libertin (ou homotextuel) qui voit toute chose invertie . En effet, il ne s’agit pas de résoudre principalement la contradiction secondaire « narrateur/acteur »[6] au profit du narrateur, obtenant comme résultat la narration « pure », romanesque par excellence puisque aliénée de son auteur. L’écrivain voit dans ce cas sa tête tranchée, exhibée en tant que texte, ensevelie à l’intérieur du livre, meurtre qui fait couler le foutre de la critique bourgeoise. Non. Ce qu’il faut faire (et vous savez que personne n’analyse les choses comme moi) c’est précisément le contraire, à savoir : résoudre la contradiction principale « auteur/narrateur » au profit du premier, l’auteur devenant ainsi écrivain non aliéné. Une nouvelle contradiction « Écrivain/Vie » prend naissance et elle ne pourra être résolue que par l’écriture. À cet égard, mon projet est vraiment radical : La Guérison est un modèle du nouveau genre (c’est une expérience sans doute imitable, par son lecteur même), car je projette de supprimer pour toujours la mauvaise foi liée à toute écriture personnelle : des deux entités traditionnelles, l’auteur et le narrateur, unies sous un « je » équivoque, je ne fais qu’un seul « moi » univoque, celui de l’écrivain qui est absorbé entièrement dans une seule action, celle d’écrire ; invisible dans le roman « impersonnel », ambigüe dans le « roman de personnages », l’écriture devient ici visible, elle emplit matériellement la scène. Aussitôt, une nouvelle psychologie apparaît. Certes, même si l’on dit de moi que j’écris comme un ange, La Curación et Madre/Montaña/Jazmín ne sont pas écrits en langue française, mais je ne vois pas là une cause suffisante pour que mon écriture soit refoulée et mise en prison. Aujourd’hui, à l’époque de l’intertextualité, « pas français » est une censure qui n’a plus de sens, vous le savez aussi bien que moi. Avouez donc la vérité. Dites que vous jouissez de retenir mes manuscrits, de les refouler, de les enfermer ; avouez que l’écriture, si elle touche votre secret tel quel vous est intolérable et tout sera clair !

Adieu, Madame

(Barthes, Roland 1975, « La déesse »)

Tout est clair. Eh bien, je ne me renie absolument pas, même si je vous malmène assez rudement. Mais vous le méritiez bien ! Comment est-il possible qu’un orphelin pauvre comme vous l’avez été à l’époque où votre mère veuve était devenue une modeste ouvrière-relieuse chez un artisan de la banlieue parisienne, ait pu ignorer – quand vous écriviez sur « la jouissance » – l’arrogance obscène de la bourgeoisie pétainiste qui tentait de restaurer la Cour de Versailles de Louis XV en pleine cinquième République ? Les princes, les comtes et les marquis se disputaient les postes de ministres autour de Giscard qui, de son côté, se prenait pour le roi Saint Louis et indiquait aux Français (assis sous un tilleul de l’Élysée) « le bon choix ». Lequel ? Lui-même, voyons ! Comme Mitterrand, il vous a invité à déjeuner. Derrière le plat de lentilles qu’il vous offrit, il cherchait la complicité des intellectuels pour sa « révolution libérale » (avant la liberté des hommes, « la liberté des prix »), mais surtout il rêvait d’une préface pour la publication de ses romans (il se considérait aussi « ruminssié » dans ses moments d’exaltation intellectuelle), romans encore à écrire. « Cela n’a rien à voir avec la littérature. C’est déplacé et de mauvais goût ! » (Gac 2014), pourrait m’accuser un kirittik.

Alors, parlons strictement de littérature. Passons ipso facto au « texte de plaisir » et au « texte de jouissance » et à votre perversion textuelle, point de départ de toutes vos déviations théoriques. Vous dites :

« Texte de plaisir » : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. « Texte de jouissance » : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage […]. Je lis à longueur de soirées du Zola, du Proust, du Verne, Monte-Cristo, les Mémoires d’un Touriste, et même parfois du Julien Green. Ceci est mon plaisir, mais non ma jouissance » avouez-vous. Puis, parlant de votre théorie du texte, vous affirmez que « celle-ci postule la jouissance, mais elle a peu d’avenir institutionnel : ce qu’elle fonde, son accomplissement exact, son assomption, c’est une pratique (celle de l’écrivain), nullement une science, une méthode, une recherche, une pédagogie. »

(Barthes, Roland 1973a, 95)

À la rigueur, je pense comme vous, mais ce qui me gêne dans vos raisonnements c’est le lien que vous établissez entre ces phénomènes et la « perversion ». Vous affirmez :

Ils sont pervers en ceci qu’ils sont hors de toute finalité imaginable – même celle du plaisir (la jouissance n’oblige pas au plaisir ; elle peut même apparemment ennuyer). Aucun alibi ne tient, rien ne se reconstitue, rien ne se récupère. Le texte de jouissance est absolument intransitif. Cependant, la perversion ne suffit pas à définir la jouissance ; c’est l’extrême de la perversion qui la définit : extrême toujours déplacé, extrême vide, mobile, imprévisible. Cet extrême garantit la jouissance : une perversion moyenne s’encombre très vite d’un jeu de finalités subalternes : prestige, affiche, rivalité, discours, parade, etc.

(Barthes, Roland 1973a, 83)

Je salue chez vous l’influence du Marquis de Sade, mais je déplore, une fois encore, l’influence déformante du freudisme (et aussi celle du « calvinisme » que vous reconnaissiez, en plaisantant, chez votre mère). Influence elle-même déformée par le « prisme » lacanien :

Voici d’ailleurs, venu de la psychanalyse, un moyen indirect de fonder l’opposition du texte de plaisir et du texte de jouissance : le plaisir est dicible, la jouissance ne l’est pas. La jouissance est in-dicible, inter-dite. Je renvoie à Lacan (« Ce à quoi il faut se tenir, c’est que la jouissance est interdite à qui parle, comme tel, ou encore qu’elle ne puisse être dite qu’entre les lignes… »)

(Barthes, Roland 1973a, 36)

Pourquoi le plaisir et la jouissance (acceptons donc que le plaisir et la jouissance correspondent à deux réalités différentes) doivent être liés à la perversion ? Et quelle est cette perversion ? Celle définie par Freud, par la Bible, la Torah, le Coran, le Vatican ? Pour vous, ce serait plutôt « une déesse » :

Le pouvoir de jouissance d’une perversion (en l’occurrence celle des deux H : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. La Loi, la Doxa, la Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend heureux ; ou, pour préciser davantage, elle produit un plus : je suis plus sensible, plus perceptif, plus loquace, mieux distrait, etc., et dans ce plus vient se loger la différence (et partant, le Texte de la vie, la vie comme texte). Dès lors, c’est une déesse, une figure invocable, une voie d’intercession.

(Barthes, Roland 1975)

On peut se poser beaucoup de questions là-dessus. Ce qui est certain, c’est que pour la Doxa, pour la loi bourgeoise et le freudisme, la perversion est associée au péché, au crime, aux sentiments de culpabilité, à la punition, etc. C’est un « concept » éminemment répressif, utilisé pour apeurer, pour dominer et pour exclure celui qui est considéré comme « pervers ». Votre ami Michel Foucault ne pourrait qu’être d’accord avec moi. Dans ma lettre sadienne à Sollers, je dénonce cet infantilisme « pervers ». Le concept de « perversion » est essentiellement occidental. Imaginez-vous un moine zen s’intéressant à la « perversion » et à ses variantes possibles ? Ignacio de Loyola en avait besoin pour ses Ejercicios (Loyola, Ignace de 1548), c’est sûr. Et Santa Teresa de Avila aussi (en cachette) pour son Camino de Perfección (Avila, Teresa de Avila 1583). San Juan de la Cruz l’exerçait contre lui-même, c’était douloureux. Saint Augustin la pratiqua passionnément pendant sa jeunesse avant de se repentir, au moins en partie. Sade s’en amusait et Fourier s’en moquait. Tout ceci n’est pas très sérieux. Le concept de perversion est non-scientifique, purement idéologique, origine des pires obscurités psychiques qui accablent encore l’être humain. L’homophobie, dont vous avez été victime plus d’une fois, est l’une de ses nombreuses conséquences négatives. Et aussi le machisme et le pseudo-féminisme, etc. Jusqu’à quand ? Est-ce que la « littérature » a quelque chose à dire (à écrire) là-dessus ? Votre théorie du texte le dit à sa façon. Et ma théorie de l’Intertexte, qui ne reconnait aucune perversion freudienne, l’écrit à la sienne.

Parlant du plaisir du texte, vous avez mis l’accent sur la lecture, sur le lecteur, entités négligées par la conception traditionnelle, séculaire et désuète, de la littérature. Le lecteur, surtout dans l’optique édito-commerciale d’aujourd’hui, est avant tout un consommateur passif, la lecture un « entertainment » rentable. La « création littéraire » est l’affaire du seul écrivain, promu par les éditeurs au rang de divinité si cela permet d’améliorer leurs ventes. Le lecteur n’est là que pour acheter le produit fait à son intention, de plus en plus souvent commandé par l’éditeur lui-même d’après ses « études du marché »[7]. Tout ceci est bien connu et bêtement accepté puisque « c’est comme ça ». Mais vous avez théorisé en profondeur sur ce sujet, ce qui d’ailleurs n’a pas favorisé la diffusion et la promotion de votre Théorie du Texte, véritable bombe qui menace d’éclatement l’establishment édito-littéraire car elle implique un bouleversement de la pratique de la littérature et – conséquence inévitable – un renversement de la relation entre l’écrivain et l’éditeur. Pardonnez mon raccourci, mais si l’auteur est mort, alors où passent les « droits d’auteur » ? Les éditeurs sont les premiers concernés. L’auteur comme producteur de la marchandise « livre-manuscrit » (que les éditeurs s’approprient à petit prix pour faire ensuite de gros bénéfices « légitimes ») est essentiel pour la fabrique éditoriale. C’est vrai, ils ne comprennent rien à la sémiologie et là où vous dites « auteur », ils pensent « ouvrier », celui qui va produire l’objet sans lequel il n’y a pas pour eux de négoce possible. Leur véritable cible est le lecteur à la recherche de plaisir, celui qui a les moyens d’acheter leur marchandise. Le lecteur comme « acheteur » uniquement. Alors, toute théorie qui puisse mettre en danger ce mécanisme est ressentie comme « dangereuse » et, par conséquent, elle doit être niée, ignorée, difformée ou occultée. Peut-être devrais-je être plus clair, plus explicite sur le sujet. Mais vous, bon connaisseur et admirateur de Karl Marx, vous pouvez comprendre parfaitement ce que je dis. Quant aux critiques conventionnels, vous dénoncez leur invraisemblable pusillanimité face à la réalité du lecteur :

Le lecteur, la critique classique ne s’en est jamais occupé, pour elle il n’y a pas d’autre homme dans la littérature que celui qui écrit. Nous commençons maintenant à ne plus être dupes de ces sortes d’antiphrases, par lesquelles la bonne société récrimine superbement en faveur de ce que précisément elle écarte, ignore, étouffe ou détruit ; nous savons que, pour rendre à l’écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur.

(Barthes, Roland 1984)

Voilà ce que vous affirmez dans votre article « La mort de l’Auteur ». Eh bien, puisque nous parlons de la mort, permettez-moi quelques ellipses : je vous rappelle que vous êtes mort après votre accident, mais uniquement comme corps porteur d’une conscience. Néanmoins, vous êtes toujours vivant en tant qu’auteur (« scripteur », si vous préférez) de ce texte porteur de votre conscience que je viens de citer et que je commente épistolairement (puisque depuis quelques paragraphes nous avons changé de registre et passé de notre dialogue intertextuel au dialogue épistolaire afin de ne pas devenir trop monotones pour le lecteur). « Que le commentaire soit lui-même un texte, voilà en somme ce qui est requis par la théorie du texte », (Barthes Roland 1974, 10) requériez-vous, requête à laquelle j’essaye de répondre en ce moment même.

Or, vous émettez des hypothèses qui m’interpellent encore de plus près en tant qu’écrivain intertextuel :

L’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles ; voudrait-il s’exprimer, du moins devrait-il savoir que la « chose » intérieure qu’il a la prétention de « traduire », n’est elle-même qu’un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s’expliquer qu’à travers d’autres mots, et ceci indéfiniment.

(Barthes, Roland 1984)

C’est cela (presque) ce que j’appelle l’Intertexte. Seulement, pour moi l’écrivain intertextuel n’est pas une simple (ou compliquée) machine (cybernétique, en l’occurrence) qui n’a d’autre pouvoir que celui de mêler les écritures en générant ce qu’on appelle les « hypertextes » (Gac 2012b). L’écrivain intertextuel est avant tout (et après tout) une conscience. Il peut choisir. C’est la condition même de sa liberté. Sartre, votre mentor dans les années 50 aurait été intéressé par mon propos. L’écrivain intertextuel est totalement libre. Par exemple, dans votre Discours amoureux vous avez choisi sciemment et librement de travailler en intertextualité avec le Werther de Goethe et non pas avec son Faust. Vous avez eu raison d’incorporer dans votre texte « l’amoureux » et non pas « le penseur » goethéen, car l’objet premier de votre Discours était l’amour et non pas la pensée. Ce faisant, vous n’agissiez plus comme l’aurait fait un romancier ordinaire, victime de sa mécanicité mais, porté par votre propre conception de la littérature, vous avez produit votre texte en tant que « lecteur-écrivain » (meilleure dénomination que « écrivain intertextuel »). Vous avez bien lu Goethe et cette lecture vous a permis – consciemment – de produire une écriture qui échappe à la mécanicité du « scripteur », lequel, contrairement au lecteur-écrivain, peut être effectivement assimilé à une simple machine organique, pas très différente d’un ordinateur sophistiqué. Lecteur-écrivain, donc, et pas auteur au-dessus ou en marge du lecteur. Nous pourrions parler de « la disparation de l’auteur » plutôt que de sa mort. Et encore, « disparition » dans le sens d’effacement.

Pour revenir, sans aucune intention perverse de ma part, au plaisir, à la jouissance, au texte lisible et au texte scriptible, je me permets, pour simplifier mon discours (et aussi le vôtre, souvent d’accès très difficile, ce qui n’est pas nécessairement une qualité en soi), d’associer plus nettement le plaisir à la lecture et la jouissance à l’écriture. La lecture, tout en étant une activité parfois compliquée est passive en comparaison à l’écriture, toujours active (même en écrivant sur un ordinateur, ce qui n’était pas votre cas, remarquable « calligraphe-jouisseur » de vos manuscrits). Dans S/Z, en parlant de la « relecture », vous dites ceci :

La relecture, seconde lecture qui est indûment censurée par les impératifs commerciaux de notre société qui oblige à jeter le livre sous prétexte qu’il est défloré pour qu’on puisse en acheter un nouveau, de telle façon que nous ne soyons toujours qu’un premier lecteur, avide de suspense et ignorant – cette seconde lecture, nous ne la faisons pas pour un profit intellectuel, pour mieux comprendre, pour analyser en connaissance de cause, pour atteindre quelque dernier signifié, mais pour un profit ludique, pour multiplier les signifiants.

(Barthes 1970b, chap. 5, La relecture)

Ce type d’arguments très courageux (vous êtes en train de confirmer que la décadence de la littérature contemporaine est le fruit d’un mécanisme éditorial orienté vers le profit et d’une critique littéraire conformiste) ne peut que déplaire aux éditeurs et aux critiques ordinaires. Cela explique aussi l’« occultation » dont vos théories ont été l’objet (on parle volontiers de vos mythologies, de votre « Préparation du roman », de vos idées sur la mode, sur la photographie, etc., mais rarement sur votre théorie du texte, car « elle ne fait pas vendre ») et les moqueries que vous avez subies de la part de l’establishment édito-littéraire (vous avez été maladroitement et méchamment parodié, nous l’avons déjà rappelé).

Parlant toujours du texte scriptible, vous précisez :

… un tel texte est réversible, on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sûr déclarée principale […]. Les codes et langages que le texte (scriptible) mobilise se profilent à perte de vue : ces codes sont indécidables dans la mesure où le sens n’y est jamais soumis à un principe de décision sinon par coup de dés.

(Barthes 1970b, chap. 2, Les textes scriptibles)

Ce coup de dés mallarméen est valable pour l’enchainement des textes qui composent, par exemple, la légende faustienne séculaire, mais non nécessairement lorsqu’il s’agit d’un intertexte comme La Société des Homme Célestes. La SHC est « ouverte à perte de vue à la légende et aux nouveaux textes qui peuvent éventuellement, par une sorte de coup de dés, s’y ajouter (leur nombre n’y sera jamais clos) » (Barthes 1970b, chap. 2, Les textes scriptibles). Cependant ce Faust latino-américain, en tant qu’Intertexte, est la production d’une conscience individuelle : la mienne. Souvent, ne sachant avec certitude quelle « entrée » choisir, quel code, quelle citation introduire, j’ai consulté (jetant en l’air non pas des dés, mais les trois pièces conseillées par la tradition chinoise) le Yi-King, l’oracle de la Chine millénaire[8]. Pour sûr, la SHC en tant que texte faustien est un texte scriptible, un texte qui (comme tout Intertexte) peut être réécrit, une réécriture qui est un présent perpétuel. « Cette réécriture, c’est la dissémination, la dispersion dans le champ de la différence infinie, c’est la pluralité des entrées, l’ouverture des réseaux, l’infini des langages, le plurilinguisme, le romanesque sans le roman » (Barthes 1970b, chap. 4, La lecture, l’écriture, la réécriture). Bien entendu, s’agissant de l’Intertexte, il faut construire le texte : dans la SHC tout signifie sans cesse et plusieurs fois mais avec délégation à une structure précise : la légende faustienne. Or, cela ne signifie pas qu’il s’agit là d’une fusion indifférenciée avec un texte unique. Vous dites :

Le texte unique vaut pour tous les textes de la littérature non par ce qu’il les représente mais parce que la littérature n’est jamais qu’un seul texte. Ce texte unique est l’entrée dans un réseau à mille entrées avec en perspective des bribes, des voix venues d’autres textes et un point de fuite constamment reporté. Un texte unique pour toute la Littérature !

(Barthes 1970b, chap. 4, La lecture, l’écriture, la réécriture)

Absolument pas ! Votre assertion est absolument idéaliste, même théologisante, pas du tout matérialiste. Vous êtes en train de diviniser le Texte (« Au commencement était le Verbe », etc.). Vous remplacez l’Auteur-Dieu par le Texte-Dieu ! Pour l’ancien « trotskiste » (fluctuant et non-militant) que vous étiez, c’est plutôt étonnant. Dans l’épilogue de ma Correspondance Unilatérale avec Sollers, je signalais ce regrettable dérapage idéaliste de la revue Tel Quel dont vous êtes en partie responsable. Prenant en intertextualité le résumé de La Sainte Famille (ouvrage d’Engels que vous avez considéré « enfantin ») et son commentaire rédigé par Lénine, j’affirme ceci :

Dans la poétique de Tel Quel, les bases matérielles, sensibles, objectives des différentes formes aliénées de la littérature sont laissées debout, et toute cette œuvre destructrice a abouti à la poésie la plus conservatrice qui soit, parce qu’elle se figure en avoir fini avec le monde objectif, le monde de la réalité sensible, dès qu’elle l’a métamorphosé en « langage », en une simple détermination de la littérature et peut donc résoudre aussi dans « l’éther du langage pur » l’adversaire devenu éthéré. C’est pourquoi sa poétique aboutit logiquement à mettre à la place de toute réalité humaine le « texte absolu » : texte, parce que c’est là l’unique mode d’existence de la littérature et que la littérature est considérée comme l’unique mode d’existence de l’homme, ce texte est absolu, parce que précisément la littérature ne sait rien qu’elle-même et n’est plus gênée par quelque monde objectif que ce soit. Tel Quel fait de l’homme, l’homme de la littérature, au lieu de faire de la littérature, la littérature de l’homme, de l’homme réel et, par conséquent, vivant dans un monde objectif réel et conditionné par lui. Il met le monde la tête en bas et peut, par conséquent, abolir dans sa tête toutes les limites, opération qui les laisse subsister naturellement pour la méchante nature sensible, pour l’homme réel. En outre, il considère nécessairement comme limite tout ce qui trahit les bornes de la littérature universelle ; c’est-à-dire toute nature sensible, réalité, individualité des hommes ainsi que de leur monde. Toute sa poétique entend démontrer que la littérature est la seule réalité et toute la réalité… Il va de soi finalement que, si la poétique de Barthes, malgré sa tare spéculative originelle, donne, sur bien des points, les éléments d’une caractéristique réelle des rapports littéraires, Messieurs Sollers et consorts en revanche ne fournissent qu’une caricature vide…

(Gac 2016c, Épilogue)

Voilà le problème analysé du point de vue idéalisme/matérialisme. Vous oscillez trop facilement d’une posture matérialiste à une position idéaliste, en dépit de votre connaissance de la pensée d’Althusser et malgré la proximité de Derrida comme « compagnon de route » pendant quelques années. Vous devriez relire le meilleur roman de votre disciple Sollers, Sur le matérialisme. Il sait de quoi il parle, même si ensuite, en romancier typique, il n’en tient pas compte. Excusez-moi pour mes observations (je ne suis pas votre mère, qui n’a jamais osé vous faire une « observation »), mais votre pensée philosophique manque parfois de rigueur : vous connaissiez Marx, mais apparemment Hegel et sa phénoménologie de la conscience de soi – indémodable et incontournable – vous ont échappé. Votre oscillation (« concept-métaphore » que vous utilisez dans votre cours sur « Le Neutre ») (Barthes 2003, V, p. 619) entre matérialisme et idéalisme est en effet regrettable. Par contre, je suis complètement d’accord avec vous lorsque vous affirmez que les textes scriptibles (les Intertextes donc) ce sont les textes modernes qui rendent le lecteur non pas passif ou d’une activité seulement critique, extérieure au texte, mais les textes qui rendent le lecteur actif, c’est-à-dire producteur de texte, reproducteur du texte qu’il est en train de lire, co-écrivain de ce texte. (Barthes 1970b, chap. 2, Les textes scriptibles)

Et à nouveau en désaccord (partiellement) quand vous affirmez :

Le pluriel d’un texte se manifeste par l’impossibilité d’attribuer à l’énonciation une origine, un point de vue, un propriétaire : l’énonciation, de manière instable, migre d’un point de vue à l’autre sans prévenir. Les guillemets sont abolis.

(Barthes 1970b, chap. 2, Les textes scriptibles)

Eh bien, non. L’Intertexte admet ses origines… à ne pas confondre avec la propriété d’un texte, que l’Intertexte ne reconnaît pas en tant que possession, bien entendu. Quand vous avez écrit votre Discours amoureux en intertextualité avec Werther, vous n’avez pas caché que l’auteur de ce roman épistolaire est Goethe, sans le considérer pour autant comme son propriétaire puisque vous vous en servez sans tenir compte de ses droits d’auteur ! Je plaisante, mais il y a là une confusion fâcheuse. L’Intertexte implique (excusez-moi si je vous agace) la communication comme l’un des axes de la littérature. L’écrivain-lecteur communique avec le lecteur-écrivain et vice versa.

Vous répétez :

Le pluriel d’un texte se manifeste par l’impossibilité d’attribuer à l’énonciation une origine, un point de vue, un propriétaire. L’énonciation, de manière instable, migre d’un point de vue à l’autre sans prévenir. Il s’agit d’assumer la duplicité du texte multivalent, de subvertir l’opposition du vrai du faux, de ne pas attribuer un quelconque énoncé à une personne explicite, de ne pas respecter l’origine de l’énoncé ou ce qui en fait l’unité par exemple en abolissant les guillemets.

(Barthes 1970b, chap. 2, Les textes scriptibles)

Alors, votre Discours amoureux c’est quoi ? Si je vous prenais au sérieux (sans ironie), votre ravissant chef-d’œuvre signé explicitement « Roland Barthes » ne serait pas un texte moderne, ni scriptible ni pluriel, il serait à peine un texte lisible… et anonyme !

Passons.

Le texte scriptible conditionne un nouveau type de lecture. Il ne s’agit plus de la lecture passive ou de la lecture qui se contente de critiquer, il s’agit d’une lecture qui démystifie l’auteur du texte, qui se place au même niveau que lui en un sens plein : le lecteur est le co-auteur du texte, et même plus puisque le lecteur dicte le texte à l’auteur : dans les textes absolument pluriels, le texte est plus l’œuvre du lecteur que de l’auteur.

(Barthes 1970b, chap. 4, La lecture, l’écriture, la réécriture)

Comme dans ce dialogue, me semble t’il…

Faire lire, c’est engager le lecteur à nommer par une formulation ambiguë ou contradictoire, c’est l’engager à transformer sémantiquement les phrases du texte en n’ayant pas peur d’hésiter entre plusieurs noms, c’est le renvoyer vers des synonymes en le laissant guider par un certain sensualisme, le faire glisser de manière métonymique vers des signifiés affinitaires, vers d’autres possibles, vers d’autres traits, vers des départs nouveaux.

(Barthes 1970b)

Voilà une formulation de la lecture très proche de la lecture-écriture de l’Intertexte !

Dans le texte peuvent parler des personnages ou le narrateur mais aussi le lecteur. Le texte peut exprimer les intérêts du lecteur, en particulier l’intérêt que le lecteur a à ce que la vérité soit à la fois nommée et esquivée […]. Le texte nous fait entendre la voix déplacée que le lecteur prête par procuration au discours : le discours parle selon les intérêts du lecteur […] L’écriture n’est pas la communication d’un message qui partirait de l’auteur et irait au lecteur : elle est spécifiquement la voix même de la lecture : dans le texte, seul parle le lecteur.

(Barthes 1970b, chap. 4, La lecture, l’écriture, la réécriture)

N’exagérons pas, je vous prie ! Nous étions d’accord sur le fait que le lecteur « moderne » est un « lecteur-écrivain » et vice versa. On ne peut pas séparer l’un de l’autre, ils constituent une seule et même entité, un peu comme maintenant on ne parle plus du temps et de l’espace en physique, mais de l’espace-temps.

En tout cas, dans l’écriture véritable, l’agent n’accomplit pas l’action pour son propre compte : il est actif, il accomplit cette action au profit d’un autre.

(Barthes 1970b, chap. 4, La lecture, l’écriture, la réécriture)

C’est une joie que de vous entendre, cher Professeur. Je vous remercie vivement de m’offrir la possibilité de tirer profit de votre écriture véritable !

“L’écriture est active, elle agit pour le lecteur… ” (Barthes 1970b, chap. 4, La lecture, l’écriture, la réécriture) lecteur qui peut réécrire le texte qu’il lit, permettez-moi d’ajouter. Votre Discours amoureux est, en quelque sorte, une réécriture du Werther goethéen. Car, s’il y a relecture, il y a aussi réécriture :

Réécrire, cela doit être disséminer, disperser, produire, structurer. La réécriture d’un texte est sa dissémination, sa dispersion dans le champ de la différence infinie, l’infini des langages, la pluralité des entrées, l’ouverture des réseaux. La réécriture ne concerne aucune parole conséquente qui risquerait de le transformer en passé. La réécriture est non produit mais production, non structure mais structuration, avant que quelques systèmes censurent la pluralité des entrées, l’ouverture des réseaux, l’infini des langages. […]. Le sens d’un texte n’est pas dans telle ou telle de ses « interprétations » mais dans le système pluriel de ses lectures, le pluriel des systèmes du texte. Le texte est d’emblée, en naissant, multilingue.

(Barthes 1970b)

En ce sens, La Guérison, intertexte dantesque multilingue, est une réécriture de la Divine Comédie où je travaille simultanément avec plusieurs langues : le français, l’italien, l’anglais, l’espagnol, le latin et le mapudungùn, le dialecte de mes compatriotes, les indiens mapuches de l’Araucanie chilienne. L’Intertexte fait logiquement la différence entre langues et langages (Gac 2012b). L’Intertexte véritable est pluriel, donc multilingue. Michel Butor, votre ami, prophète du multilinguisme en littérature, serait d’accord avec nous. D’ailleurs, je tiens à le dire, il m’apporta une aide précieuse pour la publication de La Guérison à Paris (Gac 2000). Je salue votre amitié avant-gardiste !

Le texte absolument pluriel n’a pas de clôture, et il n’a pas d’auteur, sinon un personnage romanesque parmi les autres personnages romanesques. Le texte ne trouve de continuation et de réponses ou rectifications que dans d’autres textes. De plus, l’auteur doit renoncer à faire de sa personne l’origine, l’autorité d’où dérive le texte : il n’est qu’un être de papier, un être romanesque irrécupérable, irresponsable, pris dans le pluriel du texte. Le texte est une écriture sans référent, sans filiation.

(Barthes 1970b)

Sapristi, fichtre, merde et merde ! Je ne suis pas du tout un être de papier, un être romanesque irrécupérable et irresponsable pris dans le pluriel de mes textes ! Je ne renonce pas du tout à faire de ma personne leur origine. Proust dans La Recherche, mandala de votre œuvre construite (selon votre propre aveu) en l’ayant toujours comme horizon scriptural et existentiel, n’a jamais renoncé à faire de lui-même – en tant que conscience de soi – le point de départ et d’arrivée de son écriture. Malheureusement, vous n’avez pas accordé l’importance nécessaire à la phénoménologie hégélienne de la conscience de soi, fondamentale pour théoriser sur le texte et l’Intertexte. Vous restez prisonnier de la sémiologie (« sémanalyse », si vous voulez, ou « analyse textuelle » ou encore « théorie du texte » si vous préférez, puisque vous utilisez parfois ces mots comme synonymes, manque de rigueur conceptuelle qui, certes, ne facilite pas notre entente intertextuelle), promue à la catégorie d’« Épistémè Absolue ». C’est peut-être l’une des raisons qui ont poussé quelques critiques universitaires à refuser (confusément, injustement) votre nouvelle conception de la critique (infiniment plus profonde que l’ancienne) fondée sur la lecture de Sarrasine, l’ouvrage de Balzac axé sur la castration, sujet qui vous fascine.

Oui et non ! Balzac fait coïncider la castrature, condition anecdotique de l’état de castrat, avec la castration, structure symbolique, processus rendant un individu à l’état de castrat, par un artifice structural consistant à confondre le symbolique et l’herméneutique : la recherche de la vérité (structure herméneutique) est la recherche de la castration (structure symbolique), castration du castrat, castration de Sarrasine, castration du narrateur par la jeune femme, castration de la jeune femme par le récit, castration du lecteur.

(Barthes 1970b, chap. Plan.)

Alors là, vous allez décidément trop loin, au moins en ce qui me concerne comme lecteur. Je vous le jure, mes « lantas »[9] sont toujours à leur place !

La castration n’est pas une maladie mortelle : on en guérit. Mais pour en guérir il faut sortir de Sarrasine, émigrer vers d’autres textes […]

(Barthes 1970b, chap. 4, La lecture, l’écriture, la réécriture)

À coup sûr ! Permettez-moi alors de proposer comme thérapie des castrations romanesques, La Guérison, relecture-réécriture moderne de la Commedia de Dante Alighieri, intertexte d’un bout à l’autre « carnavalesque » (comme dirait Bakhtine), tissé avec l’ensemble de l’œuvre de Dante, depuis ses canzone de jeunesse jusqu’au Questio de Aqua et Terra, en passant par Il Convivio, De Monarchia, y compris la Vita Nuova (Dante, Alighieri 1294). Cette traversée intégrale de l’œuvre du premier écrivain profondément européen, fait partie aussi de ma longue marche à la recherche d’un nouveau genre narratif post-romanesque.

Tout ceci devrait dire qu’on abandonne l’enfantillage du Récit Vita Nova : ces efforts de grenouille qui veut se faire aussi grosse…

(Barthes, Roland 1979a, 1017)

C’est vous qui le dites, cher Professeur. Nous ne savons pas ce qu’aurait pu être votre Vita Nova. Mais, quoiqu’il en soit, je vous suis très reconnaissant pour l’aide que votre œuvre m’a apportée pour parachever la mienne. En prenant congé de vous, je vous adresse, sincèrement ému, les mêmes paroles que j’adresse à Mikhaïl Bakhtine dans le Dialogue Intertextuel : « Vous êtes déjà mort, et moi pas encore. Mais, grâce au lecteur qui nous suit en cet instant même, en nous apportant son attention vivante, nous sommes en vie. L’énigme de l’immortalité littéraire passe par là. Par le lecteur. Alors, au lecteur-écrivain de décider de la suite… » (Gac 2012a, 140)