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Introduction

Le cinéma numérique est généralement désigné comme le successeur du cinéma argentique, dont il aurait pris la place et modifié les pratiques. Aujourd’hui, en effet, toutes les étapes de fabrication d’un film mobilisent la technologie numérique (tournage, montage, étalonnage, etc.). Nombre de textes décrivant ce passage de relais omettent cependant de mentionner les films qui, dans les années 1970 et 1980, ont expérimenté l’usage d’outils électroniques et mis au jour des pratiques pouvant faire songer aux méthodes actuelles : 200 Motels (Frank Zappa et Tony Palmer, 1971), Parade (Jacques Tati, 1974), Steppenwolf (Fred Haines, 1974), Il mistero di Oberwald (Michelangelo Antonioni, 1980), One from the Heart (Francis Ford Coppola, 1982), etc. Des films qui, pour la plupart, ne rencontrèrent que le scepticisme de la critique. Mais il ne s’agit pas, pour autant, de réinscrire ces œuvres au sein d’une progression téléologique qui irait de l’argentique au numérique en passant par l’électronique. Notre position consiste plutôt à relativiser la rupture du numérique tout en refusant l’hypothèse de la continuité. Privilégiant un modèle de description historique inspiré par Foucault, attentif aux « survivances », aux « décalages », aux « réactivations » (Deleuze 2004, 30), en un mot aux discontinuités, cet article se concentrera sur Il mistero di Oberwald et plus particulièrement sur son usage de la couleur. À partir d’une contextualisation générale, nous dégagerons plusieurs idées – plusieurs « énoncés » dans le langage foucaldien – qui seront ensuite mis en comparaison avec des discours consacrés au cinéma numérique. Nous pointerons d’abord trois correspondances avant de détailler une série d’écarts significatifs.

La méthode archéologique, selon Foucault, consiste à décrire des « énoncés » qui, regroupés, forment ce qu’il nomme des « discours ». L’énoncé, de manière générale, est défini comme le mode d’existence toujours particulier d’un « ensemble de signes » (Foucault 1969, 158). Il peut certes prendre la forme de phrases, mais également de dessins, de tableaux, etc. ; il n’est pas exclusivement linguistique. Par ailleurs, ce mode d’existence suppose des coordonnées et un voisinage précis. La même phrase peut ainsi être répétée sans toutefois constituer le même énoncé, selon le champ qui la mobilise, l’époque de sa formulation, etc. L’identité d’un énoncé est donc toujours « relative » (Dreyfus et Rabinow 1992, 72) – relative à sa « surface d’émergence » (où le trouve-t-on ?), son « instance de délimitation » (qui le convoque ?), sa « grille de spécification » (sur quels critères est-il défini ?) (Foucault 1969, pp. 60-71). Si bien qu’en ce qui nous concerne ici, cet objet historique qu’est la vidéo, dans la mesure où il met en jeu des énoncés différents en dépit d’un vocable demeurant identique, est nécessairement traversé par de la discontinuité[1].

« Un cinéma débarrassé des limitations du réalisme » (Di Carlo 1980, 134)

Il mistero di Oberwald est né d’un désir d’expérimentation. En 1980, la Rai propose à Monica Vitti d’incarner le personnage de la reine dans une adaptation télévisée de la pièce de Jean Cocteau, L’Aigle à deux têtes (1946). L’actrice accepte à la condition qu’Antonioni, son époux, réalise lui même le téléfilm[2]. Or, si le texte paraît fort éloigné de ses préoccupations habituelles, le cinéaste accepte en invoquant justement la possibilité d’effectuer des expériences grâce aux moyens électroniques de la télévision italienne, et notamment grâce au coloriseur, une console permettant de commander à vue l’apparition de couleurs[3] (Tassone 2007, 310‑16). Plusieurs déclarations confirment cette bipartition entre un texte relativement indifférent – à l’égard duquel est maintenu un « respect détaché » (Antonioni 2003c, 306) – et une pratique chromatique expérimentale. Antonioni évoquera d’ailleurs, de manière significative, le « soulagement […] d’échapper aux difficultés d’un engagement moral et esthétique » (2003c, 307) pour se sentir « libre de faire des gestes techniques »[4] (Daney et Toubiana 1982, 62). Cette liberté retrouvée s’accompagne, par ailleurs, d’une dimension récréative liée à la découverte et l’exploration d’une nouvelle machine décrite comme un « jeu fantastique » (1982).

Interrogé sur son recours à l’électronique, Antonioni a rappelé les difficultés rencontrées sur le tournage de son premier film en couleurs, Il deserto rosso (1964), pour lequel des pans entiers de paysages avaient été repeints dans le but d’obtenir des effets précis (notamment les tons sur tons gris). Pointant les inconvénients de telles méthodes (nombre d’ouvriers réquisitionnés, aléas météorologiques, etc.) (Antonioni 2003a), le cinéaste a désigné la caméra de télévision comme une alternative avantageuse permettant de rendre la réalité plus « malléable » (Tassone 1982, 24). Plutôt que « violenter » (1982) un paysage, il s’agissait simplement de retoucher une image. L’électronique a donc offert un plus grand contrôle au réalisateur qui pouvait désormais obtenir avec précision la couleur souhaitée sans mobiliser les efforts d’une équipe et en évacuant, par ailleurs, l’étape du développement photochimique (source de variations par rapport à l’œil nu). Les interventions chromatiques étaient directement visibles sur l’écran d’un moniteur vidéo.

Malgré ce changement de méthodes, on note des correspondances générales d’un film à l’autre. Dans les deux cas, en effet, Antonioni refuse de se soumettre aux couleurs dites « naturelles » et en sélectionne d’autres selon leurs possibilités de suggestion. « [L]a couleur, déclare-t-il, a une force psychologique propre et aide à suggérer des émotions, des états d’âme. » (1982). À cet usage général anti-naturaliste s’ajoute également une certaine économie de la touche, définie comme la présence marquée d’une couleur sur un fond uni. C’est par exemple le manteau vert de Giuliana (Monica Vitti) se détachant de la grisaille générale au début de Il deserto rosso ou le halo d’abord bleu puis mauve émanant du Comte de Foehn (Paolo Bonacelli) dans Oberwald. Loin de bouleverser les usages d’Antonioni, l’électronique a donc plutôt reconfiguré son mode opératoire.

À plusieurs reprises, la couleur d’Oberwald rompt avec le « cadre »[5] installé par le cinéaste. La majeure partie du film repose sur un double principe de réalisme et de transparence. Décors et costumes ont été sélectionnés dans un souci de vraisemblance historique, et les plans se succèdent de façon à bâtir une continuité spatio-temporelle. Mais ponctuellement, la couleur se libère du cadre, apparaît pour ce qu’elle est, une matière de l’expression, et signale en creux la présence d’une instance organisatrice. Différentes surfaces sont alors recouvertes grâce au coloriseur. Antonioni commande tout d’abord l’apparition de couleurs recouvrant l’image entière, tel un filtre. C’est le cas, au début du film, quand des bourrasques s’engouffrent par les fenêtres du château et remplissent l’image de vert, sans autre justification intradiégétique. La couleur peut également être associée à un personnage et se mouvoir selon les déplacements de celui-ci. C’est le cas mentionné plus haut du Comte de Foehn, flanqué d’une émanation lumino-chromatique surnaturelle, signalant parfois au bord du cadre sa présence hors champ. Enfin, la couleur peut occuper certaines portions de l’image selon une découpe fixe déterminée par la matière profilmique, donnant à voir la traduction chromatique d’un split-screen. Ainsi, le plan final où la garde royale fait irruption sur le lieu du crime est scindé en deux portions d’images, affichant chacune des couleurs différentes : la garde est grise, surcadrée à l’arrière-plan, tandis que les amants sont en couleurs naturelles, à l’avant-plan.

Figure 1

Mode de présence 1 : l’image entière Crédits : Luigi Diberti, Il mistero di Oberwald, Rai (DVD Carlotta 2013)

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Figure 2

Mode de présence 1 : le personnage Crédits : Paolo Bonacelli et Monica Vitti, Il mistero di Oberwald, Rai (DVD Carlotta 2013)

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Figure 3

Mode de présence 3 : la découpe spatiale Crédits : Franco Branciaroli et Monica Vitti (à terre), Il mistero di Oberwald, Rai (DVD Carlotta 2013)

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S’ils remplissent des fonctions différentes, ces trois principaux modes de présence permettent ici de définir la console électronique comme un outil d’intervention ponctuelle, le plus souvent localisée. Le réalisateur a manifestement souhaité faire intervenir des couleurs insolites à des moments précis et sur des « supports » variés (cadre entier, personnage, portion d’image), telle une retouche régulière pratiquée pour son potentiel expressif. D’où, d’ailleurs, la dimension performative de certaines apparitions qui semblent surgir au signal d’une parole ou d’un mouvement de caméra[6].

Enfin, Antonioni a décrit les vertus du cinéma électronique à l’occasion de plusieurs entretiens. Notons déjà qu’il fait partie, à l’époque, des quelques enthousiastes associant l’électronique à l’amélioration des moyens cinématographiques (Tati, Godard, Coppola, etc.). Plus précisément, la nouvelle technologie est selon lui la solution au problème du réalisme perceptif, qu’il voit comme une contrainte pour l’artiste désirant faire œuvre d’imagination et remodeler la réalité. Cette limitation, cependant, ne concerne a priori que les couleurs. Lorsque son film est comparé à Tron (Steven Lisberger, 1982), réalisé en grande partie au moyen d’images générées par ordinateur, le cinéaste souligne « qu’il s’est toujours agi [pour sa part] de mettre la caméra face à la réalité, avec ses volumes exacts et réels » (2003b, 164). Il adopte ainsi une position intermédiaire, observant à la fois une certaine morale de l’enregistrement et explorant la retouche chromatique comme mode d’intervention plastique. Il n’est bien sûr pas anodin de rappeler qu’Antonioni, en plus de cinéaste, est également peintre, et comme a pu l’établir Raymond Bellour : l’électronique permet ici d’opérer un « passage » entre les deux pratiques[7] (2002a, pp. 186-198).

Oberwald met donc en lumière plusieurs idées associées à l’électronique, déduites à partir des usages chromatiques visibles dans le film et des déclarations d’Antonioni : un plus grand contrôle sur les images, une plus grande précision des retouches, un premier pas vers un « cinéma débarrassé des limitations du réalisme » (Di Carlo 1980, 134).

De l’électronique au numérique : ciblage, contrôle, créativité

Cette expérience entretient plusieurs correspondances avec certaines pratiques numériques et en particulier, avec l’étalonnage. Pour rappel, la « digitalisation »[8] (Gaudreault et Marion 2013, 60) du cinéma s’est faite par paliers à mesure que les différents secteurs mobilisés dans la fabrication et l’exploitation des films se dotaient d’outils numériques. Or, la post-production, qui regroupe entre autres les étapes du montage et de l’étalonnage, a été l’un des premiers secteurs touchés. Avant que les films ne soient tournés puis projetés en numérique, il était effectivement déjà possible de les monter et les étalonner sur ordinateur. Tournés sur pellicule, les rushes étaient numérisés puis montés, formant un digital intermediate (ou DI) sur lequel l’étalonneur travaillait à son tour avant que le résultat final ne soit ensuite transféré sur pellicule. De nos jours, la chaîne entière – du tournage à la projection – peut s’effectuer en numérique.

La pratique de l’étalonnage numérique induit plusieurs changements par rapport à la pratique argentique et notamment, un ciblage plus précis des retouches. Il s’agit là de la première correspondance avec Oberwald. Ainsi, dans le numéro de la revue CinémAction consacré aux « métiers du cinéma à l’ère du numérique », l’étalonneuse Aurélie Laumont détaille certaines des possibilités colorimétriques offertes par les outils primaires et secondaires des consoles numériques. Avec ces derniers, précise-t-elle, il devient désormais possible de « retravailler des zones spécifiques de l’image » (Renouard 2015, 112). Plusieurs chercheurs relaient, de leur côté, cet avantage. Richard Misek indique, par exemple, que la possibilité de cibler une zone de l’image apparaît en 1993 grâce au correcteur de couleur Da Vinci. A contrario, il signale que la machine de télécinéma numérique Ursa (1989) n’autorisait que des corrections globales (Misek 2010, 158). Listant une série de jalons dans l’histoire du cinéma numérique, David Bordwell précise également que l’étalonnage numérique, contrairement aux pratiques analogiques, permet de « cibler des zones précises du plan »[9] (Bordwell 2012, 27). John Belton insiste lui aussi sur ce « potentiel pour la micro-manipulation de l’image »[10] (Belton 2008, 59) qui aurait conduit Gary Ross à utiliser le DI pour réaliser Pleasantville (1998)[11]. Enfin, dans son manuel The Art and Technique of Digital Color Correction, destiné aux apprentis étalonneurs, Steve Hullfish consacre un développement important à la correction secondaire qui, à la différence de la primaire, est justement définie comme une correction locale, affectant uniquement des régions déterminées de l’image. Parmi les points abordés, l’auteur détaille notamment la pratique du spot color correction consistant à délimiter une forme à l’intérieur de l’image pour ensuite y appliquer des modifications (Hullfish 2008, pp. 148-160).

Plusieurs sources, composées à la fois de professionnels et de chercheurs, désignent donc cette possibilité de retouche locale comme un apport de l’étalonnage numérique. Or, la description des interventions chromatiques d’Antonioni suppose une pratique comparable (cibler un personnage[12], une portion d’image). Seulement, en 1980, le cinéaste n’emploie pas d’outils numériques et Oberwald relève de ce que l’on nomme alors le « cinéma électronique » (Antonioni 2003b, 164).

Une deuxième correspondance concerne le contrôle exercé sur la couleur. Grâce à la console électronique, nous avons rappelé que les aléas de la matière profilmique pouvaient être contournés. Or, une fois de plus, cet argument du contrôle est avancé par de nombreux praticiens et commentateurs du cinéma numérique. Interrogé sur l’adaptation des conditions de tournage à l’étalonnage numérique, le directeur de la photographie Denis Lenoir déclare par exemple :

Je préfère […] ne pas passer trop de temps sur le plateau à fignoler certains détails quand je pourrais faire plus vite, plus facilement et mieux à l’étalonnage.

(Poupard 2006, 34)

De même, Laurent Dailland mentionne l’anecdote d’une nuit américaine tournée sous « un soleil radieux » grâce aux facilités de l’étalonnage numérique (Reumont 2005, 37). La météo n’est donc manifestement plus à craindre dans la mesure où l’image peut être corrigée ultérieurement. Bordwell, de son côté, signale que George Lucas, l’un des plus fervents défenseurs de la digitalisation du cinéma, a comparé la fabrication des images numériques à la peinture, une pratique offrant un contrôle total sur toutes les composantes de l’image. Lucas avait d’ailleurs déclaré, à propos de Star Wars : The Phantom menace (1999), qu’il lui aurait été possible s’il le souhaitait de « refaire entièrement le film en salle de montage »[13] (Bordwell 2012, 30). Belton cite lui aussi une déclaration semblable, empruntée au directeur de la photographie Newton Thomas Sigel :

Le digital intermediate est une énorme opportunité d’avoir encore plus de contrôle [sur l’image]. […] Avec le contraste, les power windows, le recomposing et la correction de couleur primaire ou secondaire, vous pouvez vraiment refaire votre film en post-production.[14]

(Belton 2008, pp. 58-59)

On retrouve dans ces citations un nouvel écho à l’expérience d’Antonioni. Alors que la prise de vue dans Il deserto rosso était éprouvée comme une étape quasi définitive, ne souffrant pas de modifications ultérieures (d’où le travail sur le profilmique), elle apparaît dans Oberwald comme un premier support en attente des retouches électroniques à venir.

Une dernière correspondance, touchant cette fois la dimension créative des nouveaux outils employés, peut être relevée. L’étalonneuse Aurélie Laumont, précédemment citée, établit ainsi que « l’étalonnage numérique permet vraiment d’aller beaucoup plus loin en terme [sic] d’esthétique et de créativité » (2015, 111). Dans sa thèse de doctorat, Christopher Lucas rapporte quant à lui les propos du directeur de la photographie Curtis Clark, estimant que les films Pleasantville et O Brother, Where Art Thou ? (Joel et Ethan Coen, 2000), pionniers dans l’usage du digital intermediate, ont prouvé la valeur créative associée à ce nouvel outil. Lucas insiste d’ailleurs sur ce point : le principal argument en faveur de l’adoption du DI à la fin des années 1990 a bien été d’ordre créatif et non économique[15] (Lucas 2011, pp. 150-151). Évoquant le travail effectué par Roger Deakins sur le DI de O Brother, Sarah Priestnall, directrice du département digital mastering chez Cinesite, déclare d’ailleurs :

La plupart des gens sont focalisés sur l’usage de cette technologie parce qu’elle est nouvelle, mais je pense que le plus important est d’avoir découvert que le procédé pouvait être très créatif et intuitif.[16]

(Fisher 2000, 47)

Et Deakins de conclure que ce procédé ne consistait pas en « la réparation rapide d’un mauvais éclairage ou d’une image pauvre » mais qu’il était bel et bien un « outil »[17] (2000, 48). De même, Belton souligne qu’avec Pleasantville, la manipulation de la couleur avait été perçue par le public comme un « acte créatif, offrant aux artistes des moyens inédits de façonner l’image et de créer de nouvelles œuvres »[18] (Belton 2008, 63). Dans un précédent article, il citait également cette phrase emblématique de George Lucas, articulant les apports du numérique à l’évolution historique des moyens cinématographiques : « La palette du créateur s’est continuellement élargie. »[19] (2002, pp. 103-104) Enfin, Hullfish, dans le manuel déjà cité, introduit son chapitre “Creating Looks” en précisant que le “look” est ce qui permet à la correction de couleur d’atteindre une dimension proprement artistique (“from craft to art”) (2008, 311).

Une fois encore, on relève une proximité entre ces déclarations et celles d’Antonioni à la sortie d’Oberwald, estimant par exemple que la caméra de télévision permet « une plus grande imagination » (Tassone 1982, 26) et que « [d]ans aucun autre domaine que celui de l’électronique, la poésie et la technique ne marchent ainsi main dans la main » (Antonioni 2003c, 307). Qu’il s’agisse donc de favoriser l’imagination ou la poésie, l’électronique apparaît bien comme une technologie renouvelant les possibilités créatives du cinéma.

Les trois correspondances mises au jour – retouche localisée, contrôle et créativité – offrent autant de points d’articulation possibles entre le cinéma électronique et le cinéma numérique. Cet intérêt pour les énoncés permet, en outre, d’éviter les partages trop normatifs fondés sur une stricte différenciation technologique. Car si les machines sont différentes, force est de constater ici que les idées se ressemblent. Mais il faut cependant se garder d’établir trop rapidement une continuité en invoquant, par exemple, le progrès technologique (à l’origine d’une plus haute résolution d’image, d’une plus grande précision du ciblage, etc.). Suivant les mots de Foucault, il s’agit plutôt de repérer la « discorde » et le « disparate » (2001, 1006), c’est-à-dire les écarts, sous la fausse continuité.

Une série d’écarts : animation, distraction, perte de contrôle, régression

Parmi ces écarts, on trouve en premier lieu la question de l’animation. Nous l’avons évoqué, lorsque l’on compare son film à Tron, Antonioni s’empresse de réaffirmer l’importance de la prise de vue réelle. L’empreinte de la réalité – celle des corps, des décors – semble constituer pour lui un préalable indispensable. À la suite d’Oberwald, il évoquera d’ailleurs en entretien l’ « envie de peindre un de [ses] films en noir et blanc, Il Grido ou L’Avventura » (Daney et Toubiana 1982, pp. 62-63). Sous cet éclairage, donc, la technologie électronique apparaît métaphoriquement comme une vaste palette grâce à laquelle les images photo-réalistes peuvent être retouchées. Il est à noter, entre parenthèses, qu’Antonioni aurait pu se libérer des « limitations du réalisme » et entreprendre une recherche sur la couleur en recourant justement au cinéma d’animation. Une pratique comme la rotoscopie aurait ainsi permis de trouver un compromis entre la prise de vue réelle et l’interprétation chromatique. Le cinéaste souligne donc à la fois la richesse du cinéma électronique et exclut ce qu’il désigne comme un « cinéma informatisé, fabriqué sur table » (Antonioni 2003b, 164) sous prétexte que la réalité en est absente.

Or, cette position creuse un écart considérable par rapport à certaines théories effectuant un rapprochement entre le cinéma numérique et l’animation sur base de nouvelles possibilités démiurgiques. Après avoir examiné une série de pratiques informatisées, Lev Manovich propose par exemple de définir le cinéma numérique comme « une animation d’un type particulier qui utilise, entre autres nombreux éléments, le tournage en vues réelles » (2010, 520). L’usage courant de techniques d’animation autrefois reléguées à la marge (peinture, plan composite, etc.) inciterait désormais à considérer le cinéma comme « une branche particulière de la peinture » (2010, 527). Repartant de Manovich, André Gaudreault et Philippe Marion insistent eux aussi sur la nouvelle importance accordée à l’animation, cette « série culturelle jadis négligée par le cinéma-institution » (Gaudreault et Marion 2013, 256). S’appuyant sur la pratique de la performance capture, les deux auteurs forgent d’ailleurs le concept d’ « animage », désignant un nouveau type d’image fondé non plus sur le réalisme de la saisie photographique mais sur celui de la captation numérique des mouvements et expressions de jeu (l’« anima-réalisme ») (2013). Enfin, dernier exemple : commentant les possibilités de retouche expérimentées dans Star Wars: The Phantom menace, Bordwell estime également que « Lucas a transformé le cinéma en prise de vue réelle en une espèce issue de l’animation »[20] (2012, 31).

Une autre différence notable peut être repérée au niveau des usages chromatiques. Oberwald donne à voir l’irruption répétée de couleurs anti-naturalistes. Précisons encore que ces couleurs sont manifestement extradiégétiques : les personnages ne les perçoivent pas ou, à tout le moins, n’en font jamais mention. Au même titre que la musique de fosse, la couleur est ici une matière de l’expression commandée par une instance organisatrice. Or, ces interventions intempestives ont provoqué une certaine irritation dans la presse française. Gérard Pangon écrit par exemple que « les couleurs s’affrontent ou se superposent sans jamais se fondre », que tout cela est « laid », « agaçant », et qu’ « [o]n en oublierait presque la présence éblouissante de Monica Vitti » (Pangon 1989). De même, Robert Chazal regrette que le texte de Cocteau soit ici « au service d’une mise en scène et d’une mise en images qui sont des fins en elles-mêmes » (Chazal 1980) – manière de pointer la vanité des expériences chromatiques. Ces recensions signalent toutes deux un déséquilibre entre le récit et la couleur, une couleur jugée distractive voire parasitaire. On lui reproche, en somme, son manque de discrétion.

Or, certaines des recommandations touchant les usages de la couleur numérique insistent justement sur cette discrétion. Un souci de réalisme domine alors le nouveau gain de contrôle. C’est ce que suggère d’ailleurs ce terme clé de « correction », au cœur de la pratique des étalonneurs : il s’agit de respecter une norme. Hullfish indique ainsi que la correction secondaire doit être privilégiée par les étalonneurs lorsqu’il s’agit de modifier les couleurs dont le public a une « notion préconçue » (2008, 132) : celles de la peau, du ciel, de l’eau et de l’herbe. Il explique, en effet, que la correction primaire, affectant l’image entière, modifiera nécessairement ces couleurs. Réchauffer l’image pourra par exemple donner aux peaux une teinte trop orange, ou ôter le bleu d’une scène d’extérieur pourra faire jaunir l’herbe. D’où l’intérêt de procéder à des corrections localisées. Il est bien sûr tentant de ranger l’usage anti-naturaliste décliné par Antonioni aux côtés de ces aberrations. Qu’il s’agisse de changer les couleurs du ciel, de la forêt, etc., le cinéaste bouleverse effectivement les « notions préconçues » à des fins poétiques. À la différence, cependant, que ces changements locaux ont été obtenus à dessein par des gestes localisés et non des modifications globales. Richard Misek, de son côté, désigne le monochrome (color monochrome), consistant à désaturer partiellement l’image entière avant de lui appliquer une teinte unique, comme l’usage dominant de la couleur numérique à l’orée des années 2000 (les verts de The Matrix, les bruns de Saving Private Ryan, etc.) (Misek 2010, 164). La pratique de ce « cliché visuel », précise-t-il, se justifie par la commodité des corrections primaires : il suffit de quelques clics pour modifier l’image entière (2010, 173). Or, par définition, le monochrome respecte l’exigence de discrétion que les commentateurs d’Oberwald posent implicitement comme une norme.

Si la question du contrôle a été invoquée comme point de correspondance entre le cinéma électronique et le cinéma numérique, elle creuse elle aussi un écart qu’il vaut de commenter. Nous l’avons évoqué, grâce au coloriseur, Antonioni a pu modifier l’image sans avoir à retoucher la matière profilmique. Seul face à son écran vidéo, il a bénéficié d’un contrôle supérieur, faisant surgir la couleur souhaitée à l’endroit souhaité par la pression d’une simple touche. À première vue donc, le système électronique a facilité la pratique du cinéaste.

Christopher Lucas a cependant mis en lumière un conflit d’autorité, engendré par les facilités de l’étalonnage numérique, entre le directeur de la photographie et l’étalonneur. Les nouvelles possibilités de retouche des consoles numériques engagent, entre autres conséquences, celle de pouvoir modifier le travail préalable effectué au tournage. Alors qu’auparavant les procédés photochimiques de retouche étaient lourds et retreints (tirages successifs, modifications globales, etc.), il est aujourd’hui possible de refaçonner entièrement l’image enregistrée. C’est ce que Laurent Jullier décrit comme « l’empire du repentir » (1999, 126) et dont George Lucas, nous l’avons vu, se félicite. Or, ce gain de contrôle s’est transformé en perte pour le directeur de la photographie. Celui qui auparavant était désigné comme le « gardien de l’image » (Lucas 2011, 16), le seul capable de savoir ce qu’elle dévoilerait une fois développée, s’est ainsi vu confisquer son privilège. Christopher Lucas s’attarde notamment sur les exemples de John Lindley et Roger Deakins, respectivement directeurs de la photographie de Pleasantville et O Brother, et dont l’importance symbolique dans le processus créatif a été déterminée par la renommée professionnelle. Les sources examinées (entretiens, making of, etc.) font effectivement apparaître Deakins comme un artiste et Lindley comme un simple collaborateur.

Telle qu’elle a été rapportée par la presse, l’expérience d’Oberwald, centrée sur Antonioni – réalisateur réputé, figure importante de la modernité, primé de nombreuses fois, etc. – a certes mis au jour la promesse d’un contrôle supérieur mais n’a soulevé à aucun moment le problème d’une nouvelle collaboration, source de tensions entre techniciens[21].

Une dernière différence concerne les modalités techniques de mise en couleur. Bien que les interventions chromatiques d’Antonioni soient localisées, elles n’épousent pas très exactement les formes visibles, d’où un effet de halo pouvant faire songer aux bavures de certaines vues des premiers temps, peintes à la main. Plusieurs critiques ont d’ailleurs effectué ce rapprochement, au détriment d’Oberwald. Michel Pérez évoque ainsi un « cinéma qui aurait des années de retard sur les fantaisies colorées au pochoir du temps de Méliès » (1980) et Louis Skorecki estime qu’Antonioni a « retrouv[é] dans une technique d’avant-garde (la vidéo) les imperfections et les lourdeurs du cinéma des premiers temps » (1989). S’appuyant manifestement sur un modèle historiographique linéaire, ces commentaires font référence au premier cinéma pour pointer une forme de régression dont se serait rendu coupable Antonioni.

On le constate aisément, ce diagnostic est en porte à faux avec l’accueil enthousiaste réservé à l’étalonnage numérique, célébré pour ses possibilités de ciblage, de contrôle et d’invention. La régression pointée par Pérez et Skorecki s’oppose ainsi presque symétriquement au progrès semblant gouverner les documents que nous avons compulsés.

Il mistero di Oberwald invite à penser les rapports entre cinéma électronique et cinéma numérique sur un autre modèle que celui de la simple succession historique ou pire, de la progression téléologique. L’analyse à laquelle nous nous sommes livrés, focalisée sur les discours, permet de dégager aussi bien des correspondances (ciblage, contrôle, créativité) que des écarts (animation, distraction, perte de contrôle, régression). Or, cette coprésence problématique, cette tension, a valeur heuristique : elle oblige à écarter les hypothèses de rupture et de continuité pour maintenir une position plus exigeante, soucieuse de restaurer la singularité du film. Inspirée par l’archéologie foucaldienne, notre méthode réintroduit la discontinuité au sein de la description historique et oppose à l’idée d’une naissance du cinéma numérique celle d’émergences multiples, de pratiques et de discours, nouant entre elles des rapports à déchiffrer. Si Oberwald convoquait logiquement l’étalonnage numérique, un film comme One from the Heart, par exemple, convoquerait plutôt les méthodes de tournage actuelles, qu’il s’agirait de confronter à celles de Coppola (prévisualisation du film, assistance vidéo, régie de contrôle, etc.). Le cinéma électronique mériterait donc un examen détaillé et une place de choix dans les histoires du cinéma (numérique) à venir.