Abstracts
Résumé
Cet article présente les engagements sartriens et cherche à montrer leur cohérence dans une perspective philosophique. Y a-t-il une ligne proprement sartrienne de l’engagement contre les discriminations raciales et antisémites ? Après une évocation du passage de la phénoménologie à l’engagement intellectuel de Sartre, l’article aborde l’engagement sartrien contre l’antisémitisme, qui s’inscrit dans le projet existentialiste. Puis, à partir des textes journalistiques et des préfaces rédigés par Sartre, il montre que l’engagement contre le racisme subi par les Noirs est une étape vers une lutte contre le colonialisme. Cela confirme que la philosophie est un fondement à l’engagement politique de Sartre.
Mots-clés :
- Juifs,
- Politique,
- Noirs,
- Racisme,
- Engagement
Abstract
This article studies the Sartrian commitments and seeks to show their coherence from a philosophical perspective. The question is whether there is a properly Sartrian line of commitment against racial and anti-Semitic discrimination. As such, the article begins by addressing the transition from phenomenology to Sartre’s intellectual commitment. The Sartrian commitment against anti-Semitism is an essential part and a turning point for the existentialist project. Then, from the journalistic texts and prefaces written by Sartre, he shows that the commitment against racism suffered by the black population is a step towards a fight against colonialism. Therefore, the article seeks to show that philosophy is a foundation for Sartre’s political commitment.
Keywords:
- Jews,
- Politics,
- Blacks,
- Racism,
- Commitment
Article body
Jean-Paul Sartre représente la figure du philosophe engagé, de « l’intellectuel total » (Bourdieu 2002, 232) tel qu’il semble ne plus en exister aujourd’hui. A l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort, il est nécessaire de revenir sur le parcours philosophique et politique de Sartre afin de montrer pourquoi il ouvre la voie à l’engagement des intellectuels aujourd’hui. En première analyse, il semble que la diversité des engagements sartriens ne trouve son unité que de façon externe, selon les circonstances. En elle-même, une telle perspective montre déjà combien Sartre était attentif et disponible pour les mouvements politiques auprès desquels il s’est engagé. Cependant, j’aimerais montrer qu’il y a une unité interne de ses engagements, qu’ils s’inscrivent dans une œuvre qui a toujours questionné les situations concrètes. Ce faisant, il s’agira de montrer comment l’engagement politique contre les discriminations peut s’articuler aux œuvres philosophiques les plus abstraites.
De la phénoménologie à l’engagement intellectuel
Après l’agrégation de philosophie, Sartre découvre la phénoménologie de Husserl grâce notamment à la lecture d’un ouvrage d’Emmanuel Levinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl. La phénoménologie, comme retour aux choses mêmes, entend décrire le mode d’apparaître des choses. Dans sa lecture de Husserl, puis de Heidegger, Sartre trouve certains schèmes conceptuels qui lui permettent de développer sa propre ontologie[1]. Les premières œuvres philosophiques de Sartre, L’imaginaire et La Transcendance de l’ego en particulier, participent ainsi à l’introduction de la phénoménologie en France. L’étude du mode d’apparaître des choses et de la vie de la conscience conduit Sartre à développer une ontologie originale dans L’être et le néant, publié en 1943[2]. Pour autant, durant cette époque de la Seconde Guerre mondiale, peut-on considérer que Sartre est déjà un intellectuel engagé ?
Sartre a reconnu qu’il n’avait pas été « un résistant qui écrivait » pendant la Seconde Guerre mondiale mais « un écrivain qui résistait » (Gerassi 1992, 266) – comme en témoigne l’écriture des Mouches, pièce de théâtre qui reprend le mythe des Atrides et qui constitue un appel à la résistance contre les occupants, un appel à l’engagement. De même, les lecteurs « ne se trompai[en]t pas en 1943 sur le sens d’un livre comme L’être et le néant par Jean-Paul Sartre, c’était une ontologie de la liberté » affirmait Claude Lanzmann[3]. La tentative qu’il avait faite de créer un groupe de résistants (« Socialisme et liberté ») tourna court à l’été 1941, ainsi que le relate Simone de Beauvoir (2012, 624 et s. et 640 et s.) dans ses Mémoires. Sartre publia plusieurs articles pour Combat, journal du réseau résistant du même nom et pour les Lettres françaises en 1943 et 1944. C’est véritablement à partir de la création des Temps modernes, revue fondée en 1945 avec Raymond Aron, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty, Albert Olivier et Jean Paulhan, que Sartre prend toute la mesure du nécessaire engagement des intellectuels. Dans l’article de présentation de la revue, il met au jour leur responsabilité : « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi » (Sartre 2012b)[4]. Toute existence est nécessairement engagée et toute action humaine prend ainsi place dans un contexte social, une époque, un réseau de relations avec les autres. L’écrivain prend donc nécessairement position sur sa situation quand il écrit. Même une attitude désengagée, comme celle de l’art pour l’art par exemple[5], est une action. Or, si la situation est injuste, il importe selon Sartre de mener une « action volontaire », d’écrire sur la situation présente et pour l’avenir de son époque. S’agissait-il pour Sartre de rattraper une absence d’engagement durant la guerre ? Le parcours d’engagement qui débute ainsi prouve que ce n’est pas le remord qui inspire Sartre mais bien une compréhension nouvelle du rôle des intellectuels.
L’engagement contre l’antisémitisme
Dès la nouvelle L’enfance d’un chef publiée dans le recueil Le mur en 1939, Sartre (2011a, 149‑245) aborde la question de l’antisémitisme. En retraçant le parcours d’un jeune garçon vers le fascisme et l’antisémitisme, Sartre donne à voir comment le racisme contre les Juifs est lié à une compréhension bourgeoise de soi comme ayant à incarner un certain rôle dans la société, une essence, en l’occurrence celui du chef.
C’est surtout avec les Réflexions sur la question juive (Sartre 2011c)[6], dont la rédaction débute en octobre 1944, que Sartre livre son analyse de l’antisémitisme. Il montre d’abord qu’il ne s’agit pas d’une opinion mais d’une passion qui s’explique par une crainte de la vérité et le refuge dans une réponse toute faite à une situation complexe du type « Les Juifs sont responsables ». Sartre déconstruit le contenu de la haine anti-juive, il dénonce son sadisme et sa portée meurtrière. Les camps d’extermination que sont Auschwitz et Birkenau ne lui sont pas encore connus. Ce texte n’a pas le même objectif que celui de Hannah Arendt (2005) dans Les origines du totalitarisme qui retrace l’histoire de l’antisémitisme pour comprendre comment la Shoah a pu exister. Cela étant, la publication des Réflexions sur la question juive (en 1945 pour le portrait de l’antisémite et en 1946 pour le volume), intervient pour que le récit des déportés ne soit pas considéré comme étranger, voire « spectaculaire » (Wieviorka 1992, 173) mais plutôt pour comprendre l’expérience quotidienne des Juifs français[7]. Dès lors, les analyses sartriennes mettent en garde contre l’idée d’un racisme « ordinaire » qui tend à essentialiser les différences pour ensuite en faire la cause des comportements, la cause des maux que l’on subit. Il y a une forme de lâcheté dans la conduite antisémite qui nie son propre engagement dans la situation tandis qu’elle fige le Juif en une essence.
Il s’agit aussi de montrer que l’authenticité ne consiste pas à reconnaître une essence juive inexistante selon lui.
Elle suppose « un apprentissage patient de ce que la situation exige et puis, ensuite, une façon de s’y jeter et de se déterminer soi-même à être pour cette situation. »
(Sartre 1939; cité dans Elkaïm-Sartre 2011, III)
Le Juif authentique échappe donc à la description réifiante, il est dans une situation qu’il n’ignore pas. Au contraire, son projet existe à partir de cette situation, d’après le sens qu’il lui donne – et non d’après l’assignation qu’il subit. Sans substantialiser une essence juive, il faudrait néanmoins faire droit à une histoire juive, qui constitue indéniablement une dimension de la réalité sociale vécue par les Juifs. À ce titre la méconnaissance de l’histoire juive par Sartre n’est pas un reproche que l’on peut faire à Hannah Arendt. Dans ce texte, Sartre propose une solution existentielle pour les Juifs qui peut donc sembler abstraite et une solution politique qui passe par l’éducation et ultimement une révolution.
Pas un Français ne sera libre tant que les Juifs ne jouiront pas de la plénitude de leurs droits. Pas un Français ne sera en sécurité tant qu’un Juif, en France et dans le monde entier, pourra craindre pour sa vie.
(Sartre 2011c, 162‑63)
En associant le sort des Juifs à celui de tous les autres Français, Sartre souligne la responsabilité de chacun d’entre nous, individuellement et collectivement, pour lutter contre le racisme. Ces analyses peuvent sembler évidentes, mais elles constituent en réalité un soutien libérateur pour les personnes qui sont assignées à leur origine géographique, leur couleur de peau ou leur religion. Elles dépassent le débat simpliste qui oppose le communautarisme à l’universalisme en s’appuyant sur un engagement concret de chacun à défendre les victimes du racisme et appelle plus lointainement une révolution qui déboucherait sur une société sans classe. Par là, Sartre nous invite encore à lutter pied à pied pour l’égalité réelle des droits.
L’engagement contre le racisme subi par les Noirs
Au début de l’année 1945, les journaux Combat et Le Figaro chargent Sartre de mener un reportage aux États-Unis. Il livre une série d’articles, aujourd’hui disponibles dans le volume II des Situations (Sartre 2012c, 44‑178), dans lesquels il aborde aussi bien le mode de vie des Américains, l’économie, l’industrie du cinéma que la condition des travailleurs (le syndicalisme, la crainte du marxisme) et « le problème noir » (Quatrième série des reportages pour Le Figaro, Sartre 2012c). Quant à la condition ouvrière, Sartre montre d’une part que les ouvriers ne se considèrent pas comme appartenant à une classe de prolétaires, et que par là, ils n’ont pas de revendication de classe. D’autre part, il s’agit de montrer que le « melting pot », le creuset intégrateur des États-Unis, n’est en réalité qu’une surface qui masque une absence d’unité, voire une relation conflictuelle entre les ouvriers dont les citoyennetés d’origine et les religions sont différentes.
Quant à la question des Noirs aux États-Unis, Sartre développe d’un côté une approche sociologique et économique de la situation des Noirs qui sont exclus de l’égalité politique et dont les conditions de vie témoignent de leur aliénation. Si, pendant la guerre, la mobilisation industrielle a conduit à une croissance économique, elle a eu des conséquences négatives pour certaines populations migrantes, qui subissent le manque de logement et sont prises dans des affrontements ethniques violents comme en juin 1943 lors d’émeutes à Detroit qui « annoncent les luttes raciales de l’après-guerre. » (Lacroix 1996, 389)
Sartre propose d’un autre côté une approche phénoménologique de leur situation fondée sur les analyses du regard objectivant telles qu’il les avait développées dans L’être et le néant (2011b, 292 et s.). Les Noirs ne sont pas considérés comme des sujets libres, mais sont réifiés par le regard des autres, les Blancs. Être regardé pour un être humain, c’est être réduit à ce que l’on est : par exemple ouvrier, jaloux, Noir. À l’inverse, pouvoir regarder autrui, c’est pouvoir donner un sens à sa présence et donc être sujet libre. Or, être Noir, c’est être regardé mais ne pas pouvoir regardé les Blancs, c’est être sans cesse sous le regard objectivant et réifiant en une essence. C’est ne pas pouvoir retrouver, en retour dans le rapport à autrui, la liberté qui caractérise la conscience intentionnelle.
Ces premiers articles ne sont que le prélude à un engagement constant de Sartre sur le problème du racisme subi par les Noirs. « Orphée Noir » (Sartre 2013, 295‑338) est la préface qu’il donne à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache éditée par Léopold Sedar Senghor (2015). Écrite en 1948, elle a une indéniable dimension polémique. Il s’agit non seulement de considérer les Noirs comme des êtres humains en situation, mais aussi de renverser l’aliénation qui est la leur. À ce titre, Sartre n’hésite donc pas à attaquer le régime d’oppression dirigé par les Blancs. La libération des Noirs doit en passer par un moment de négativité qui consiste à assumer une distinction entre Noirs et Blancs, à revendiquer une différence pour mieux exiger l’égalité. L’union des Noirs est un préalable à l’union des prolétaires.
Par ces textes comme par les suivants, Sartre dénonce l’humanisme abstrait, proclamant des principes d’égalité, qui non seulement ne les met pas concrètement en œuvre mais exclut une partie de l’humanité de son application : les personnes qui subissent le racisme. Il rencontre également les questions de ce qui est aujourd’hui conceptualisé comme l’intersectionnalité, c’est-à-dire du croisement des formes de discrimination et de domination que subissent des personnes.
La Négritude est un moment de la dialectique de libération, mais ce moment appelle un dépassement selon Sartre. Aujourd’hui, encore, ce moment particulier durant lequel il s’agit de se retrouver entre personnes discriminées pour les mêmes raisons ne va pas de soi. Pour les tenants de l’universalisme, il est considéré comme une forme de communautarisme. Au contraire, Sartre montre que c’est là une étape nécessaire pour retourner l’assignation en fierté et pour la dépasser, pour redevenir sujet de sa propre existence. On mesure là toute l’actualité des textes sartriens pour aborder les discriminations.
La lutte contre le colonialisme
Sartre a mis sa notoriété au service de multiples causes. À partir des années 1950, il lutte contre le colonialisme comme système. Ces textes, parfois issus de meetings anti-coloniaux auxquels il participait, sont publiés puis regroupés dans le volume des Situations V (2018). Cependant, Sartre n’est pas un colonisé et il n’entend pas parler à la place de celles et ceux qui subissent le colonialisme. Pour autant, il mène une description du système colonial selon sa structure objective, en particulier l’exploitation économique, selon son processus de conquête et de domination et enfin selon le racisme comme idée du système. Il ne s’agit donc pas de s’en tenir à une analyse matérialiste du colonialisme mais de montrer que les colons ont réellement une action d’exploitation du prolétariat colonisé qui prend racine dans l’exploitation des prolétaires en général. Ces derniers sont exploités et réduits à leur fonction, leur humanité est niée par le système économique du colonialisme. Or, cette structure objective ne peut être réformée selon Sartre. La violence est une exis « dans l’exploitation du prolétariat » (Sartre 1985, 800), qui doit travailler pour un salaire misérable tandis que les bourgeois s’enrichissent. Cette violence devient même une praxis dans la colonisation : elle prive « les communautés indigènes de la propriété du sol » pour la donner aux colons, elle les déshumanise en détruisant leurs traditions, leurs cultures, leurs langues, en y substituant celles des colons ; surtout elle conduit à la mort de nombreux colonisés. Sartre met en évidence que le colonialisme n’est pas un processus qui pourrait être abstrait de la pratique concrète des colons. Au contraire, il inscrit la violence coloniale dans un rapport systémique d’exploitation des prolétaires colonisés : il s’agit de maintenir une surexploitation des colonies. Le racisme est l’idéologie qui sert de moyen pour légitimer cette exploitation des colonisés : ce n’est pas tant un problème individuel qu’un type de rapport inhumain que chaque colon partage envers les colonisés. Le racisme lie les colons entre eux dans leur violence contre les colonisés. Par sa répétition, il participe alors à la reproduction du système. Ce n’est donc pas seulement un problème moral. C’est le problème d’un système qui exige une différenciation entre colons et colonisés pour légitimer une surexploitation. Les colonisés sont aliénés, ils intériorisent ce rapport comme le montre Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon (2015).
C’est justement avec Fanon que se poursuit l’engagement de Sartre dans une préface aux Damnés de la terre (2004) et dans un soutien à la violence des colonisés pour l’émancipation. De même, Les Temps modernes soutiendront le mouvement de décolonisation en Algérie, dès 1955. En intériorisant le racisme qu’ils subissent, les colonisés demeurent impuissants faute de s’appréhender eux-mêmes comme des humains capables d’actions transformatrices du monde. Il faut donc dépasser le niveau individuel et existentiel pour en venir à une action collective, par un groupe-en-fusion qui trouve son unité dans son action commune. Ainsi, l’insurrection algérienne est légitimée en ce qu’elle est « le résultat immédiat de l’oppression » (Münster 2017, 204). Quant aux Français qui vivent en métropole, ils sont complices des exactions coloniales puisque ces colonies étaient les nôtres (Sartre 2004, 22).
C’est en Sartre que les anciens colonisés Algériens ont trouvé le soutien politique à leur mouvement d’indépendance. Sartre ose décrire les violences et les agressions quotidiennes du système colonial qui déshumanise les colonisés. Le ton de la préface aux Damnés de la terre est sans équivoque et le tableau de la violence coloniale est implacable. Ce texte justifie les violences de libération des colonisés : elles sont « le boomerang » qui revient, elles sont l’effet des violences coloniales. Le temps des réclamations était fini, il avait été inefficace, venait alors le temps de la libération contre l’armée coloniale qui n’entendait pas quitter les territoires occupés. La non-violence prônée par certains n’est alors qu’une passivité qui les rangent « du côté des oppresseurs » (Sartre 2004, 32), elle leur donne le moyen de faire perdurer l’exploitation coloniale. Enfin, c’est vers Sartre que se tournent Francis Jeanson et le Front de Libération Nationale pour obtenir un soutien intellectuel et matériel. Pour son soutien au mouvement de libération algérien, Sartre fut visé par des attentats.
La philosophie comme fondement de l’engagement politique
Tout au long de son œuvre, Sartre n’a eu de cesse de passer de l’écriture philosophique à l’écriture littéraire (romans et pièces de théâtre) en passant par les textes de situation. Jamais il n’a considéré son œuvre de manière parcellaire. Au contraire, en parvenant à faire évoluer sa philosophie, il a trouvé un rapport inégalé entre, d’un côté, les traités philosophiques que sont L’être et le néant en 1943 et la Critique de la raison dialectique en 1960 et, d’un autre côté, l’ensemble des textes de situation. L’être et le néant sert de fondement aux biographies existentielles qui sont également le terrain d’une évolution de sa philosophie. Je pense en particulier à Saint Genet comédien et martyr, biographie de Jean Genet, qui met Sartre sur la voie d’une compréhension plus sociale de l’aliénation, tout en étant un soutien sans précédent à cet auteur qui dérangeait la bourgeoisie de l’époque. Si L’être et le néant est au fondement des analyses sur l’antisémitisme et le racisme, plus tard les textes de Situations V sur le colonialisme trouveront ensuite leur fondation dans la Critique de la raison dialectique en 1960, dans les analyses sur les collectifs et sur l’aliénation en particulier. Les lecteurs de Sartre savent bien que les exemples qu’il développe dans L’être et le néant ou dans la Critique de la raison dialectique sont remarquables par leur concrétude. Certains sont déjà par eux-mêmes des prises de position sur des situations politiques[8]. Sartre a donc amplement montré que les textes philosophiques ne sont pas écrits seulement pour eux-mêmes mais qu’ils fondent l’analyse de situations concrètes, cherchent l’être humain « partout où il est, à son travail, chez lui, dans la rue » (Sartre 1986, 31) afin d’« interpréter l’homme dans son époque » (Gerassi 2011, 466).
La cohérence intellectuelle de l’engagement sartrien est exemplaire en ceci qu’il se présentait comme une voie à suivre par chacun de ses lecteurs et particulièrement aux intellectuels[9]. Comment ne pas voir que cette démarche conserve toute son actualité par-delà la transformation des situations ? Ainsi que le souligne Anne Mathieu (2020, 3) dans son article « Le refus de Sartre », c’est cette démarche qui gêne certains commentateurs aujourd’hui ; ceux-ci préfèrent soit le « prêt-à-penser » soit l’enfermement universitaire qui n’oppose aucune résistance concrète aux injustices du monde.
Avec Sartre, la philosophie est engagée dans son époque pour fonder des analyses de lutte. C’est à l’aune d’une vie entière qu’on mesure les engagements d’un intellectuel. Celle de Sartre a peut-être connu des errements, elle reste « l’affirmation du pouvoir et du privilège proprement intellectuels de dire non à tous les pouvoirs temporels » (Bourdieu 2002, 232), à combattre les injustices et à proposer une voie alternative et libératrice. Sa puissance est celle de concepts forgés pour penser et dénoncer les injustices du monde.
Appendices
Notes
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[1]
L’objet de notre article n’est pas de mener une analyse comparative de leurs œuvres. Sur ce point, on peut renvoyer à l’ouvrage de Vincent De Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie : autour de l’intentionnalité et de la transcendance de l’ego (2005).
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[2]
J’ai consacré la première partie de ma thèse de doctorat en philosophie à le montrer : La réalisation de la corrélation. L’action dans la philosophie de Sartre, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2020b).
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[3]
Claude Lanzmann, entretien radiophonique dans « À voix nue » (28 décembre 2005) sur France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/hommage-a-claude-lanzmann/a-voix-nue-claude-lanzmann
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[4]
Le propos de Sartre se poursuit ainsi : « Je tiens Flaubert et les Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. »
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[5]
Voir De Calan (2017).
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[6]
Voir également Sartre (2012a) publié d’abord dans Les Temps modernes, n°3, décembre 1945.
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[7]
Comme le note Enzo Traverso (2005, 74), le silence de Sartre « sur Auschwitz n’est remarqué par aucun des critiques du livre, ni en France ni aux États-Unis. Il serait donc absurde et profondément anachronique – sans doute même injuste – d’instruire un procès spécial contre l’auteur (…) en lui reprochant de ne pas avoir vu ce que personne ou presque n’avait alors été capable de voir. »
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[8]
On peut penser notamment aux exemples sur le Juif dans L’être et le néant (2011b), 568 et s. ou à l’exemple des ouvrières dans la Critique de la raison dialectique (1985), 290 et s.
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[9]
Sur ce point, j’ai eu l’occasion de confronter cette idée à celles défendues par Geoffroy de Lagasnerie dans Penser dans un monde mauvais, dans l’article « L’engagement des intellectuels dans la société. L’impossible neutralité » (2020a).
Bibliographie
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