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Introduction

En 2012, le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau a été marqué par un grand nombre de célébrations, de publications et d’événements scientifiques qui ont apporté de nouvelles preuves de son inaltérable célébrité dans le monde entier. Dans son « État présent » des études rousseauistes, en 2014, John O’Neal rappelait qu’à l’heure où tant d’« études critiques sur Rousseau, et toutes sortes de réactions à son œuvre, [étaient] publiées à travers l’Europe et les États-Unis, de même qu’au Canada, en Chine, en Égypte, en Inde, au Japon, au Mexique, en Russie, en Turquie et au Vietnam, nous savons qu’il y a peu d’endroits au monde qui n’aient été influencés par le “citoyen de Genève” » (O’Neal 2014).

Peut-être est-ce cela qui explique qu’un journaliste de Philosophie magazine (Legros 2012) ait affirmé que le second tour des élections présidentielles françaises de 2012 mettait un Rousseau (François Hollande) aux prises avec un Hobbes (sous les traits de Nicolas Sarkozy) ou qu’un contributeur du magazine The New Yorker (Mishra 2016) ait cru lire dans la pensée politique de l’auteur du Contrat social l’annonce du Brexit et de la campagne de Donald Trump à la présidence des États-Unis.

Dès lors, la tentation est grande de penser que tout a déjà été dit sur l’un des contributeurs à l’Encyclopédie, sur l’auteur d’un immense succès littéraire du XVIIIe siècle (Julie ou la nouvelle Héloïse), sur le philosophe dont on affirme souvent qu’il a jeté les bases de la démocratie et des droits de l’homme. La recherche en français, au cours des années récentes, a en effet consacré de nombreuses études à l’influence de sa pensée dans les domaines de la politique (Spector 2011, 2017), de l’éducation (Dauphin 2011; Pérez 2017; Bergeron 2018), du droit (Baranger 2018) ou de la philosophie (Saint-Cheron 2017) dans l’Europe du XVIIIe siècle à aujourd’hui. En Amérique du Nord, une vague d’approches novatrices a récemment montré la pertinence de sa pensée pour réfléchir sur les concepts de race, d’espèce, de genre, de foi, de santé, d’éthique animale, et ces concepts sont aujourd’hui au cœur de nos préoccupations.

Nous avons choisi de rassembler à l’Université de Californie à Santa Barbara, en février 2017, des chercheurs qui, venus d’horizons divers, s’interrogent sur nos usages de la pensée de Rousseau. Nous souhaitions alors atteindre trois objectifs : dresser le bilan des nouvelles approches rousseauistes; comprendre ce qu’elles révèlent de notre rapport au savoir et à ses figures d’autorité; établir, à partir de la pensée de Rousseau, des outils permettant de répondre aux défis du XXIe siècle. Le dossier « Rousseau 2019 » reprend quelques textes présentés en 2017, auxquels de nouveaux se sont ajoutés, et s’inscrit dans le même cadre conceptuel. Il rejoint des collectifs récents (Lifschitz 2016; Douthwaite 2017; Pellerin 2017) qui ont pour objet cette actualité de Rousseau, tout en se distinguant d’eux.

Comment ? Cela passe par la géographie (Rousseau au Québec), par le cadre théorique (les disability studies), par les genres abordés (la triangularité épistolaire et cinématographique, le théâtre et sa conceptualisation au XXe siècle, la fiction romanesque), par les sujets (la viande, le corps, la fatalité) — mais aussi par le mélange de chercheurs chevronnés et de jeunes chercheurs, de chercheurs nord-américains et de chercheurs européens. À chacun son Rousseau ?

Figure 1

Pancarte du Printemps érable. Photographie parue dans Le Devoir le 27 mai 2012.

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Sommaire

Essais

Discrètes et dispersées dans son œuvre, les références aux travaux du premier instituteur des sourds, Jacob Rodrigue Pereire, n’en interrogent pas moins des enjeux importants de la pensée de Rousseau. Jusqu’ici, l’histoire des sourds les a pourtant négligées, se concentrant sur la notion de perfectibilité, non sans contresens. Des études récentes assimilent ainsi la notion de perfectibilité à une « idéologie du progrès », socle conceptuel des méthodes pédago-curatives du XIXe siècle qui présentaient la parole comme une façon pour les sourds de se perfectionner. L’objectif de cet article est de discuter ce lieu commun en se penchant sur la référence aux « muets du sieur Pereire » dans l’Essai sur l’origine des langues et sur ses liens avec la notion de perfectibilité. On verra que Rousseau utilise le cas de la surdité comme une preuve linguistique et anthropologique de la capacité de l’homme à évoluer en bien ou en mal.

Julie ou la nouvelle Héloïse n’est-elle qu’« un rêve de volupté redressé en instruction morale » ? La passion initiale des deux amants et le mariage de M. et Mme de Wolmar ont en commun de ne pouvoir être vécus sans un tiers. Claire est « l’inséparable » et Saint-Preux semble non moins nécessaire au couple Wolmar. S’esquisse chez Rousseau une expérience du couple à trois qui est exposée sur le mode conjugal par alternance chez Saint-Lambert dans Les Deux Amis et sur le mode érotique par concomitance chez Casanova dans l’Histoire de ma vie. On peut relire Rousseau à travers le prisme de Fourier et des utopies amoureuses de mai 68 qui continuent à nourrir la fiction cinématographique contemporaine.

Pourquoi raconter des histoires pour philosopher ? Cet article s’intéresse à certains usages de la fiction narrative dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, et en particulier au rôle joué par la fiction dans sa philosophie politique. En revenant sur les modalités de l’insertion de la fiction dans des textes argumentatifs, on s’attache à montrer les bénéfices de son usage : elle donne un caractère sensible à l’argumentation et touche l’imagination du lecteur pour mieux le convaincre. Dans le cas du savoir politique, la fiction opère une médiation entre les principes et l’expérience : en faisant voir des types et en promouvant des valeurs, elle fournit une grille d’interprétation du réel. Elle repose cependant sur l’adhésion des lecteurs, qui constituent à travers l’expérience de la lecture une communauté sensible : sans cette condition, la fiction échoue à faire connaître, et c’est là sa fragilité.

Quand on considère l’influence des textes du XVIIIe siècle sur la pratique théâtrale concrète du XXe et du XXIe siècle, on accorde généralement plus d’importance à Diderot et à son Paradoxe sur le comédien qu’à Rousseau et à sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758). Or ce texte a marqué nombre d’artisans du théâtre et de critiques dont l’importance a été capitale : Jean Vilar, Roland Barthes, Bernard Dort, Jean Duvignaud. Il a par exemple permis aux rédacteurs de la revue Théâtre populaire de penser leur opposition à ce qu’ils appelaient le « théâtre bourgeois ». Il convient aujourd’hui de relire le Rousseau penseur du théâtre au-delà des paradoxes (apparents) de sa pensée.

Dès l’époque du Discours sur l’origine de l’inégalité, Jean-Jacques Rousseau accorde une place importante à ce qu’il juge être le régime naturel de l’espèce humaine, en l’occurrence le frugivorisme. Cet intérêt, à peine relevé par la critique, s’explique aisément par la nécessité que perçoit Rousseau de chercher dans le corps même des hommes des preuves de leur bonté naturelle. Pour que l’homme soit bon naturellement, il faut en effet qu’il ait des tendances végétariennes et un système digestif comparable à celui des paisibles animaux frugivores. Sans cela, nous serions irrévocablement des carnivores, nous serions nécessairement impitoyables et méchants. Ce type de réflexions a des échos de plus en plus nombreux dans les débats contemporains sur notre rapport aux animaux.

Hygiene has been constantly undervalued in Rousseau’s work. This article considers the reasons that led to such a dismissal and reevaluates hygiene as a major source of inspiration for Rousseau. Such a reevaluation implies rehabilitating hygiene as an ever-expanding subfield in 18th Century France. If Rousseau borrowed many concepts and approaches to hygiene, hygienists accepted in return Rousseau as one of their own. Reexamining Rousseau’s take on hygiene has major implications on the way one conceives the evolution of hygiene over the course of the 18th and the 19th centuries: his approach did not lead toward “public hygiene,” but toward what might be better defined as “political hygiene.” By reappraising Rousseau’s contribution, we will be better equipped to avoid a teleological conception of hygiene.

L’influence de Voltaire au Québec a été beaucoup étudiée depuis l’ouvrage de Marcel Trudel en 1945 ; voir aussi mes contributions aux Cahiers Voltaire depuis une quinzaine d’années. En revanche, Jean-Jacques Rousseau a été moins abordé. À l’exception d’un article de Monique Moser-Verrey (1987), personne ne s’est penché sur sa postérité québécoise. Elle est pourtant importante, en littérature et dans les médias, notamment au moment du « Printemps érable » (2012) et chez plusieurs auteurs réfléchissant à l’expression de soi en littérature (Catherine Mavrikakis, Jean-Philippe Martel, Nicolas Lévesque, René Bolduc, Thomas O. St-Pierre). Il s’agira de faire voir une présence constante et profonde, mais diffuse.

In his last writings Rousseau attempts to understand the events of his life as the products of fate. This essay analyzes the valences of fate in relation to concepts such as fatality and Providence. Rousseau engages with a diverse and at times contradictory corpus of ideas (stoicism, epicureanism, materialism, Protestantism) and an eclectic set of anecdotes (visit to the Invalides, personal memories of times spent with Madame de Warens) that aim to console him in his misfortunes. Only philosophizing and consolations allow Rousseau to ultimately free himself from the influence of his adversaries.

Comptes rendus

  • Pascale Pellerin (Université de Tours) « Nakae Chômin, un Japonais traducteur de Rousseau ». Une lecture des Écrits sur Rousseau et les droits du peuple, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque chinoise », 28, 2018, clxxxviii/290 p. Traduction d’Eddy Dufourmont et Jacques Joly. Introduction et notes d’Eddy Dufourmont.

  • Érik Stout (Université de Montréal) : « Actualités militantes de Rousseau ». Une lecture de Rousseau and Dignity. Art Serving Humanity par Julia V. Douthwaite (edit.), Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2017, 290 p. Ill.

  • Christophe Premat, « Les transferts culturels autour des Lumières dans le monde arabo-musulman ». Une lecture de Rousseau, les Lumières et le monde arabo-musulman. Du XVIIIe siècle aux printemps arabes par Pascale Pellerin (édit.), Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 164, série « Le dix-huitième siècle », 18, 2017, 299 p.

  • Jean-Vincent Holeindre, « Rousseau entre patriotisme républicain et cosmopolitisme ». Une lecture de Rousseau, la République, la paix. Actes du colloque du GIPRI (Grand-Saconnex, 2012), sous la direction de Gabriel Galice et de Christophe Miqueu, Paris, Honoré Champion éditeur, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 2017