Abstracts
Résumé
Vicente Huidobro et Jorge-Luis Borgès, qui, dans sa jeunesse, écrivit sous l’influence directe du premier, font partie de l’avant-garde littéraire latino-américaine du 20e siècle. Au Chili, en plus de Jean Emar (compatriote et grand ami de Huidobro), d’autres écrivains comme « l’antiromancier » Juan-Agustín Palazuelos et Mauricio Wacquez travaillèrent dans la même perspective, à la recherche d’une nouvelle littérature. D’autres s’ajouteront encore, toujours sous l’influence de Huidobro et de Jean Emar, oncle de José Donoso, romancier et historien du « boom » latino-américain dont il est aussi question dans cet article.
Mots-clés :
- avant-garde littéraire chilienne,
- antiroman,
- intertexte,
- Altazor,
- Borgès,
- Donoso,
- Jean Emar
Abstract
Vicente Huidobro and Jorge-Luis Borgès who, in his youth, wrote under the direct influence of the first, are part of the Latin American literary avant-garde of the 20th century. In Chile, in addition to Jean Emar (compatriot and great friend of Huidobro), other writers such as “antinovelist” Juan-Agustín Palazuelos and Mauricio Wacquez worked in the same perspective, in search of a new literature. Several other writers will be added, still under the influence of Huidobro and Jean Emar, uncle of José Donoso, novelist and historian of the “Latin American boom”, which is also mentioned in this article.
Keywords:
- Chilean literary avant-garde,
- antiroman,
- intertext,
- Altazor,
- Borgès,
- Donoso,
- Jean Emar
Article body
La première fois que j’entendis parler d’antiroman, ce fut par Juan-Agustín Palazuelos, une fin de semaine d’octobre 1966. Nous étions à Isla Negra, chez le compositeur Alfonso Leng, père d’Horacio Leng, notre ami commun, dont la maison jouxtait celle de Pablo Neruda. Avec nous, il y avait aussi Mauricio Wacquez, alors secrétaire de la faculté de philosophie de l’Université du Chili, où il terminait sa licence et préparait sa postulation pour un doctorat à la Sorbonne. Juan-Agustín, dans un verbiage tantôt drôle, tantôt insupportable, parlait des « anti-poèmes » de Nicanor Parra, sur lequel il avait écrit plusieurs articles et le prologue de l’un de ses recueils, La Cueca Larga (1958). Il se disait son admirateur et son ami. Le lien qu’il faisait entre les anti-poèmes de Parra et ses propres antiromans semblait évident. Il aimait se présenter comme le disciple et l’alter ego en prose du poète, probablement sans que celui-ci le sût ou accordât au fait une quelconque importance.
Ce qui retenait l’attention dans les commentaires de Juan-Agustín, c’était son ironie lorsqu’il parlait de l’antiroman, de « ses » antiromans. Sous cette rubrique, il avait publié dans la revue Mapocho le court texte de La Visitadora (1964), mais il considérait aussi Según el Orden del Tiempo (1962) et Muy Temprano para Santiago (1965) comme des antiromans. Car Juan-Agustín se disait « anti-romancier », c’est-à-dire quelqu’un qui critiquait et même se moquait du genre « roman » et qui se proposait, devant la stupéfaction admirative de Mauricio Wacquez et de ma propre incrédulité, mêlée d’enthousiasme néophyte, d’aller au-delà du roman comme genre littéraire… sans savoir pour autant où se trouvait cet au-delà. Pour Juan-Agustín, la forme utilisée par les romanciers était une forme stéréotypée, usée et abusée, sans intérêt ni utilité pour le lecteur, hormis un éventuel divertissement. Dans la production romanesque chilienne, tout ou presque tout lui semblait d’un niveau esthétique insuffisant, régionaliste ou, dans le meilleur des cas, une imitation mal déguisée des auteurs états-uniens et européens.
José Donoso (« Pepe », diminutif de José, que Mauricio et Juan Agustín, se flattant de son amitié, lançaient à la façon d’un serpentin carnavalesque) n’échappait pas aux dardes de Palazuelos malgré l’aide décisive qu’il lui avait apportée pour le sortir de son anonymat. Le jeune écrivain habitait encore chez ses parents, dans des conditions très difficiles depuis que le père avait perdu sa fortune. La possibilité de publier son premier « roman », très atypique, Según el Orden del Tiempo, était pratiquement nulle. Donoso, curieux, invita le jeune auteur de 22 ans à dîner chez lui dans sa demeure des hauts quartiers de Santiago. L’antiromancier promis à la gloire arriva avec son manuscrit, prêt à déployer devant son interlocuteur toutes les facettes de son génie. Après le dîner, Donoso lui demanda d’en lire les premières pages. Encouragé par l’intérêt progressif de son amphitryon et fumant cigarette sur cigarette, Juan-Agustín ne s’arrêta pas de lire jusqu’à la fin du texte, ce qui coïncida avec la fin de la nuit. Impressionné, Donoso garda le manuscrit pour le proposer à Zig-Zag, la maison d’édition où il travaillait comme lecteur. Le livre serait édité peu après, en 1962. Les propriétaires de Zig-Zag faisaient confiance à l’auteur de Coronación (1957), roman applaudi par la critique de Santiago en 1957 et qui avait fait de Donoso un personnage reconnu dans le monde littéraire chilien.
Dans Coronación il n’y avait pas grand-chose d’avant-gardiste et encore moins d’anti romanesque, si l’on considère l’antiroman comme une tentative avant-gardiste radicale qui cherche à dépasser le genre. Par contre, dès les premiers paragraphes de Según el Orden del Tiempo, on comprenait qu’il ne s’agissait pas d’un « roman » tel qu’on l’entendait au Chili à cette époque (et encore aujourd’hui) : une histoire avec suspens et dénouement, avec des personnages autonomes, « créés » par l’auteur, mais sans relation explicite et nécessaire avec lui. Dans le texte de Palazuelos, le narrateur parlait à la première personne non seulement de lui-même, mais aussi de son monde et des personnages de sa vie de tous les jours. Il n’y avait pas non plus de « suspens », comme dans le roman traditionnel et, d’une certaine façon, pas d’« histoire » non plus. L’écrivain ne faisait que déployer sa conscience à travers une écriture extrêmement soignée, polie et brillante, devenue elle-même conscience cristalline et touchant avec sa lumière la conscience du lecteur.
Au Chili, personne n’écrivait de la sorte, sauf les poètes. Or Palazuelos n’était pas un poète, mais un narrateur. Un peu à la façon de Proust, qu’il reconnaissait comme l’un de ses maîtres, un peu aussi à la façon des auteurs du Nouveau Roman – Nathalie Sarraute, Michel Butor, Robert Pinget – et des surréalistes, en particulier André Breton, l’auteur du célèbre antiroman Nadja (1928). Juan-Agustín s’inspirait aussi de James Joyce, de Jorge Luis Borgès et, bien sûr, de celui qui était pour nous le plus estimé des écrivains : Julio Cortázar, l’auteur de Rayuela (1963), le premier grand antiroman latino-américain. À ses côtés, José Donoso, mis à part sa générosité et son intelligence, nous semblait un écrivain mineur, incapable, contrairement à Cortázar, de mettre en question le mécanisme esthétique du roman. Le seul narrateur chilien qui aurait pu être comparé à l’écrivain argentin était, paradoxalement, l’oncle de Donoso, Jean Emar – l’auteur d’Umbral (1996) – décédé en 1964 dans un incroyable anonymat. Nous ne le connaissions pas.
« Pepe » quitta le Chili en 1965. Après une année passée en Patagonie au milieu des brebis, puis d’un séjour rituel à Buenos Aires, la capitale de l’ancien vice-royaume de la Plata où Santiago était considéré comme une ville de province, sans intérêt culturel, il décida de s’exiler, d’abord au Mexique et aux USA, ensuite en Europe. Les « novísimos » (la dernière génération des écrivains chiliens) recevaient de temps à autre une lettre avec les conseils traditionnels d’un écrivain qui entrait dans la maturité, recommandations qu’il adressait avec magnanimité à ceux qu’il considérait plus comme ses acolytes que comme ses disciples.
Mauricio Wacquez éprouvait pour lui de l’admiration et du respect. Il venait de publier, alors qu’il n’avait pas encore 25 ans, deux livres : Cinco y una ficciones (1963), recueil de nouvelles et Toda la luz del mediodía (1965), roman récompensé par une mention du prix Crav, en 1965. Comme dans Coronación, il n’y avait rien d’anti romanesque dans son roman, mais une prose élaborée, travaillée phrase après phrase. « Feuilleton ! », s’écriait Palazuelos. Entendre dire que Toda la luz del mediodía était un roman « bien écrit » ne signifiait pas grand-chose pour lui parce que le texte s’inscrivait dans la tradition française du XIXe siècle, lorsque régnait en toute splendeur le roman stendhalien et le feuilleton balzacien dans les journaux de Paris.
Pour Mauricio, le roman et la littérature narrative allaient se confondre pendant longtemps dans une seule et même entité. La touche « antiromanesque » à cette étape initiale de son œuvre se trouvait plutôt dans les textes de Cinco y una ficciones, brefs récits qui rappelaient, par l’intertextualité manifeste du titre, les Ficciones (1944) de Borges, détracteur subtil du roman comme genre narratif[1]. Il faudra attendre encore quelques années pour qu’il s’approche de l’antiroman avec son livre Excesos (1971) (finaliste du prix Casa de las Américas, 1971), dont l’un des textes, réécrit en français, avait été préfacé par Julio Cortázar à une époque où ils se fréquentaient à Paris et en Provence. Plus tard viendrait Paréntesis (1975), roman « expérimental » et finaliste du prix Barral Editores en 1974.
Le conseil habituel donné par Donoso à ses jeunes admirateurs était celui de quitter le Chili. Non que vivre dans notre pays ne fût agréable, mais à cause de la tendance de l’intelligentsia nationale à se réfugier derrière la cordillère des Andes et à se contenter de ce qui pouvait avoir lieu à Santiago, comme si le monde se limitait à nos frontières. Certes, la géographie et les moyens de transport, encore peu développés et très chers, favorisaient cet exquis isolement dans une ville où les informations et les livres venaient de lieux aussi lointains que les États-Unis, l’Espagne ou la France. Pour lire une œuvre du Nouveau Roman, il fallait la commander à la Librairie Française de Santiago. Bien entendu, la distance permettait aux amateurs de littérature de critiquer ce qui arrivait de l’étranger sans être contredits. D’ailleurs, ils pouvaient se contenter des traductions sans être obligés de connaître d’autres langues. Le « parler » chilien, saupoudré de quelques gallicismes et anglicismes en cas de besoin, était suffisant.
Seuls les intellectuels appartenant à la « clase alta » pouvaient s’offrir le luxe de voyager en Amérique du Nord ou en Europe, pour découvrir d’autres espaces linguistiques ou accéder à des nouveautés formelles inimaginables dans le milieu « criollo ». Parler d’antiroman, ou pire encore, écrire des antiromans et se déclarer polyglotte, comme c’était le cas de Juan-Agustin Palazuelos (et, dans une certaine mesure, le cas aussi de Mauricio Wacquez, français par son père) s’avérait donc insolite et troublant, désagrément vite occulté par les qualificatifs de « esnobismo », « afrancesado », « pedantería », « chorezas ». Pour les critiques les plus obtus et conservateurs, il ne s’agissait que de vantardises sans importance et sans intérêt pour notre « culture nationale ». Ce faisant, ils ne tenaient pas compte de l’héritage de Vicente Huidobro, l’écrivain d’avant-garde qui, avec son « créationnisme » et ses poèmes écrits en castillan et en français, avait attiré au début du XXe siècle l’admiration des écrivains de l’avant-garde française, espagnole et latino-américaine, y compris celle du jeune poète argentin, Jorge Luis Borgès.
Donoso n’a jamais écrit un texte dans l’intention de rompre avec les canons du genre romanesque et, encore moins, de proposer une nouvelle façon de raconter. Sans doute, Casa de Campo (1978), dont la structure narrative rappelle les « nivolas » de Unamuno (et où « Marulanda » apparaît comme un reflet intertextuel déguisé du Macondo de Garcia Márquez), et En el jardín de al lado (1981) (où l’intervention, en tant que personnage, de l’agent littéraire du romancier, Carmen Balcells, introduit des distances entre l’auteur-narrateur et ses « créatures ») sont des romans qui contiennent des éléments qui peuvent être considérés comme avant-gardistes. Mais le narrateur cache toujours l’auteur, sorte de deus ex machina, créateur tout-puissant des personnages et des situations. Un théoricien de l’art romanesque comme Wolfang Kayser, aurait rappelé à Donoso, s’agissant de El jardín de al lado et de Carmen Balcells, que dans un roman il y a des choses qui ne doivent pas être racontées. Le roman, selon Kayser, est un phénomène traditionnellement apparenté à la bourgeoisie et, par conséquent, il doit respecter le « bon goût » et les « bonnes manières[2] ». La Balcells, diva comparable à la Callas ou à n’importe quelle autre diva, pensait de même et elle détesta « Pepe » à partir du crime de lèse-majesté dont elle fut victime dans l’Histoire Personnelle du Boom (1972), où le romancier fait sa caricature en tant que marionnettiste des écrivains du mouvement.
Or, ce qu’on pourrait considérer comme le seul antiroman « donosien », c’est son texte autobiographique, Histoire Personnelle du Boom. Dans ce petit livre apparaissent beaucoup d’éléments narratifs qui rappellent un roman (histoire, suspens, personnages bons et méchants, conflits, punitions et récompenses, dénouements, etc.) avec la différence que Donoso, en analysant le mouvement littéraire le plus lucratif de l’histoire de l’establishment éditorial hispanique, tombe inéluctablement dans l’analyse du genre et de la personnalité du romancier… et donc de lui-même. Il s’avoue jaloux, envieux, hypocondriaque et « paranoïaque », quoiqu’il utilise le mot « paranoïa » avec la même pertinence qu’une dame des beaux quartiers de Santiago éduquée par les bonnes-sœurs. En réalité, un délire paranoïaque cache toujours une profonde vérité et non pas un mensonge comme le prétend le romancier lorsqu’il dénonce les invectives proférées par les écrivains qui se croyaient, « paranoïaquement » d’après lui, exclus du Boom. L’intention subliminale de son analyse, facile à deviner, était plutôt de comprendre les raisons pour lesquelles il n’avait pas la même popularité (ni le même niveau de ventes) que ses collègues Carlos Fuentes, García Márquez ou Vargas Llosa. Dans sa maison de Calaceite, où il vécut plusieurs années, il y avait une photo de ses amis romanciers et de l’éditeur du groupe, Carlos Barral, et des relevés de comptes, notés de sa propre main, avec des chiffres clairs et précis, des gains que lui rapportaient ses livres, quand même assez considérables.
Bref, son Historia Personal del Boom, qui commence par une description pathétique de la situation du roman latino-américain et chilien de son temps, et de la rigidité stérilisante du milieu éditorial de Santiago, lui permit de régler tout genre de comptes avec ses camarades de génération, plus célèbres et plus riches que lui, le poussant, par ricochet, à dévoiler quelques clés de la réussite de ce qui fut considéré comme une « renaissance du roman », genre déclaré moribond par les surréalistes au début du XXe siècle.
Si l’on tient compte du fait qu’avant et après le Boom il y a des écrivains latino-américains aussi intéressants (voire plus importants que les romanciers propulsés par l’explosion « boomesque »), le phénomène est, avant tout, éditorial, c’est-à-dire mercantile[3]. Même si Donoso était considéré comme un romancier de moindre envergure face à García Márquez ou à Carlos Fuentes, il était un écrivain très intelligent. Il n’eut pas de difficultés pour constater que le mouvement littéraire auquel il se trouva intégré presque comme comparse ou « faire valoir » de ses amis best-sellers, ne proposait aucune nouvelle façon d’écrire, de narrer, de « romancer » au-delà de ce qui avait été fait par les écrivains européens et états-uniens. Le roman continuait d’être le roman, l’antiroman (s’il existait) n’était qu’un jeu frivole autour de ce qui était considéré tacitement comme la forme millénaire et immortelle de la narrative, telle que Mikhaïl Bakhtine la définit dans ses écrits théoriques[4].
« Cela a déjà été fait par d’autres », « rien de nouveau sous le soleil », assurait Juan-Agustín Palazuelos lorsque la critique hispanique, plongée dans la niaiserie ténébreuse du franquisme, se pâmait devant les techniques littéraires « inventées » par Vargas Llosa, rusé plagiaire de Faulkner et de Dos Passos. Juan-Agustín avait eu la chance de compter sur un excellent professeur d’anglais et il avait étudié un an aux États-Unis. Il dominait parfaitement cette langue (comme, d’ailleurs, le français), ce qui lui permettait de lire les auteurs anglo-saxons et français dans leurs langues originales, pratique assez rare parmi les critiques hispano-américains de l’époque. Cette négligence les empêchait de comprendre un fait pourtant évident : le roman du Boom est, d’un point de vue esthétique, largement conventionnel. Avec deux exceptions : une folklorique, naïve (mais belle comme la peinture naïve du Douanier Rousseau), les romans de García Márquez ; l’autre élégante, flexible et suave (comme une mélodie de Miles Davis), les antiromans de Julio Cortázar. Certes, cette deuxième exception pourrait être laissée de côté : Cortázar s’est toujours amusé de se trouver intégré, à son insu, dans un mouvement littéraire dont les limites, comme Donoso le signalait lui-même, étaient aussi floues qu’artificielles.
Le Boom, donc, n’apportait pas grand-chose esthétiquement à la littérature narrative, sa valeur étant avant tout commerciale… et idéologique, fait que la critique hispanique ne perçut pas non plus. Plusieurs décennies de franquisme avaient pétrifié en Espagne non seulement la culture, mais aussi toute capacité d’analyse idéologique de la part des journalistes (parler de « critiques littéraires » serait exagéré). De toute façon, ils n’auraient pas pu l’exercer[5]. Donoso croyait que cette faiblesse de la critique espagnole était non pas la conséquence du poids de la nuit franquiste, mais le résultat de l’inertie de la tradition classique. Et en raison de son origine bourgeoise, dans son interprétation personnelle du Boom, il avait tendance à analyser le phénomène en termes paternalistes : il parle de pères et de grands-pères littéraires, de « générations-filles », d’orphelins, de grandes et de petites familles de la littérature, de jeunes en rébellion contre leurs aînés[6]. Cependant, il n’hésita pas à relever que la révolution cubaine de 1959 avait été un point de convergence du groupe. Les écrivains du Boom étaient relativement jeunes, romantiques comme Lord Byron, et il n’était pas étrange de les voir s’identifier aux valeurs révolutionnaires incarnées par Fidel et le Che. D’autre part, après 1959 leurs œuvres commencèrent à être publiées dans plusieurs langues, traductions qu’ils considérèrent comme un geste de solidarité envers Cuba et les peuples d’Amérique Latine. Palazuelos était d’accord, Wacquez doutait et Donoso restait indifférent. Les « gringos » l’enchantaient.
La proximité des faits rendait impossible la perspective nécessaire pour examiner le phénomène « boom-roman » d’un point de vue opposé : en vérité le Boom surgit non pas pour appuyer la révolution cubaine, mais à cause de la révolution cubaine. Et ceci non pas pour des raisons romanesques, mais parce que, après l’arrivée triomphale des guérilleros à La Habana, le monde resta stupéfait, spécialement les dirigeants des États-Unis. Qui étaient ces jeunes barbus, parmi lesquels des intellectuels de haut niveau, tels que le brillant avocat Fidel Castro et le jeune docteur en médecine, Ernesto Guevara, qui avaient conquis l’une des forteresses les plus prisées de l’Empire américain? Existait-il ou non une intelligentsia latino-américaine capable de menacer avec sa production intellectuelle les intérêts de l’Empire ?
Un intérêt urgent se déchaîna pour la culture de l’Amérique Latine, en particulier pour ses jeunes et moins jeunes écrivains. Il était nécessaire de les repérer, de les connaître, de les étudier et, dans la mesure du possible, de les neutraliser pour les empêcher de provoquer des problèmes idéologiques ou autres[7]. La structure éditoriale hispanique, aussi bien à Madrid qu’à Barcelone, franquiste ou non, mais tout autant avide de pesetas, serait l’un des instruments pour y arriver[8], ainsi que le mécanisme séducteur des bourses et des postes de professeurs dans les universités des États-Unis. Là iraient s’échouer le romancier Donoso et l’antiromancier Palazuelos. Wacquez, de son côté, devrait se contenter un peu plus tard d’une bourse de la Guggenheim Foundation[9].
La stratégie donnerait ses fruits en 1971 avec « le cas Padilla », écrivain accusé soit de « contra revolucionario », soit d’être « víctima de la revolución », selon le côté où l’on se plaçait, polémique qui divisa d’abord les intellectuels cubains, puis les intellectuels latino-américains et européens, invités par la presse occidentale à se désolidariser de la révolution cubaine… et du socialisme. En Espagne, Carlos Barral (qui avait méprisé le manuscrit de Cien Años de Soledad (1967), contrairement à son accueil enthousiaste de La Ciudad y los perros (1962) de Vargas Llosa), remettrait les choses à leur place : la récréation des écrivains « sudacas » arrivait à son terme, désormais c’était le tour des écrivains sérieux, les espagnols, lui en premier. Grâce aux dollars apportés par la multinationale minière Rio Tinto Limited, il laissa tomber ses oncles de Seix-Barral et créa sa propre maison d’édition – Barral Editores – pour préparer, en toute humilité, la publication de ses mémoires et de ses œuvres poétiques[10]. Le Boom était fini, il avait accompli son objectif et chacun avait reçu sa récompense. Tout est bien qui finit bien[11].
Si le Boom n’apporta rien d’historiquement et d’esthétiquement révolutionnaire au genre romanesque, il favorisa par contre une réactivation du marché éditorial. Le roman européen, surtout le roman français postérieur à Sartre et à Camus, ainsi que le roman américain postérieur à Faulkner, à Steinbeck et à Hemingway, étaient en pleine décadence. Les lecteurs s’ennuyaient avec le « nouveau romanesque » et les ventes diminuaient confirmant que si le roman n’avait pas encore fini de mourir, il se trouvait dans un coma profond. Le Boom latino-américain, avec son cortège de folklore tropical, était arrivé à point nommé pour introduire une légère brise dans l’atmosphère viciée du roman séculaire. Les éditeurs ne s’y étaient pas trompés en faisant le pari d’une marchandise aux couleurs séduisantes, gaie, presque musicale comme les cumbias, les huaïnos et le merecumbé. Donoso avec El lugar sin límites (1966), Casa de Campo (1978), El obsceno pájaro de la noche (1970) et l’obscurité scabreuse de son imaginaire, fit son entrée dans le bal orchestré par la Balcells et les éditeurs catalans, suivi peu de temps après par Mauricio et ses ouvrages Paréntesis (1981) et Frente a un hombre armado (1981).
Après la mort prématurée et tragique de Juan-Agustín en 1969 (l’anti romancier avait à peine 33 ans), Mauricio, sous l’influence de son ami, commit l’erreur (du point de vue du marché) d’introduire des éléments avant-gardistes dans son œuvre. Défiant la ponctuation classique, il rédigea Paréntesis en un seul bloc de cent pages, sans points, quelque chose de jamais vu ni lu au Chili[12]. Cette péripétie esthétique eut pour conséquence la perte du prix Barral Editores, distinction qui lui avait été promise par son propre patron… Carlos Barral. Les éditeurs espagnols se vantaient de s’opposer à la censure franquiste, mais, à leur tour, en dépit de leurs prétentions poétiques (Pere Gimferrer et Barral se déclaraient, avec coquetterie, poètes par vocation, éditeurs par hasard), ils exerçaient une censure esthétique voilée. Au fond, il s’agissait de gagner de l’argent… « avec le charme discret de la bourgeoisie », aurait pu sentencier Luis Buñuel[13].
Mauricio Wacquez était vraiment attiré par la possibilité d’introduire des changements dans la forme de la narration. Certes, pour insolite que sa ponctuation eût pu paraître dans le monde hispanique, Paréntesis avait un ancêtre prestigieux : le monologue de Molly Bloom, le dernier chapitre de Ulysses (1922), le chef-d’œuvre de James Joyce. Et aussi Céline, dans D’un château l’autre (1957), roman où les trois points de suspension remplacent, avec un rythme surprenant, tous les autres signes. De même, Philippe Sollers avait commencé, au début des années 70, la publication en feuilleton dans la revue Tel Quel de Paradis (1981), texte dense et abscond, dépourvu de toute ponctuation. En vérité, jouer avec la ponctuation est quelque chose d’assez inoffensif, pas très innovant. Mais c’est un élément antiromanesque, une tentative pour éviter de tomber une fois de plus dans ce que Robbe-Grillet dénonçait dans son manifeste Pour un Nouveau Roman (1963) : le roman stéréotypé du XIXe siècle.
Le jury du prix Barral Editores, devant autant de prétention avant-gardiste, décida de déclarer le prix « désert ». Paréntesis serait réédité plus tard, en 1981, par le courageux Miguel Riera, directeur de Montesinos Editores, mais l’ouvrage tomba presque immédiatement dans l’oubli[14]. Barral préférait les tirades faulknériennes de Vargas Llosa, devenu grâce à lui best-seller avec le prix Biblioteca Breve 1962, attribué par Seix-Barral, la maison d’édition de ses oncles catalans. Même si les couvertures des romans annonçaient le contraire (pour des raisons de publicité, comme disait Miguel Angel Asturias), il fallait éviter les jeux formels, surtout s’ils défiaient la patience du lecteur de romans, client principal du marché littéraire, acheteur grâce auquel les éditeurs avaient fait fortune. Une œuvre telle que Paréntesis, en dépit de sa brièveté, arrivait peut-être trop tôt à Barcelona, à l’instar de l’œuvre de Palazuelos, arrivée trop tôt à Santiago. Et pourtant il y avait déjà à Barcelona une effervescence qui préludait « la movida » post-franquista, on assistait à l’émergence de fins écrivains d’avant-garde tels que les frères Goytisolo.
Après quelques années passées à Paris et un court intervalle au Chili en 1971-72, Wacquez allait s’installer définitivement à Barcelona. Donoso, qui habitait déjà en Espagne depuis 1967 (néanmoins, il se rendait régulièrement aux USA pour donner des cours à l’université d’Iowa), le poussa à s’acheter à Calaceite une maison voisine de la sienne[15]. Wacquez, dont la prose était reconnue comme l’une des meilleures de sa génération, dactylographia et corrigea, parmi d’autres textes donosiens, El jardín de al lado, ce qui explique peut-être la fluidité et la transparence de ce roman, inhabituelle dans l’œuvre de Donoso dont l’écriture est parfois abrupte et irrégulière[16]. Phénomène curieux, la structure de la maison de « Pepe » à Calaceite, maison restaurée d’après ses indications sur la base de trois maisons en ruines, rappelle la structure de ses romans : compliquée, sombre, aux couloirs obscurs et dénivelés (et même dangereux, car un faux-pas était toujours possible). Mais, lorsqu’on s’y attend le moins, s’ouvrent des espaces d’une grande beauté, comme le patio-salon d’été décoré par une végétation luxurieuse, ou bien l’attique qui lui servait de bureau, sorte de belvédère d’où il était possible de contempler le ciel, l’église baroque, les tuiles ocre et rouge des toitures du village, et le profil des montagnes lointaines. Mauricio adorait cette maison, beaucoup plus que la sienne (néanmoins, très jolie) et lorsque Donoso quitta Calaceite pour vivre à Sitges, près de la mer, il rêva de l’acheter. La mauvaise vente de ses romans, trop « avant-gardistes » ne lui permit pas de l’acquérir. « Pepe » la loua, puis la vendit à une demi-aristocrate anglaise qui s’installa, solitaire, dans l’énorme bâtisse. Là, elle vieillit et devint folle calmement, ravagée par le souvenir des peines d’amour de sa jeunesse, se détériorant peu à peu, à l’égal des folles qui peuplent les romans de Donoso[17].
Palazuelos n’eut pas le temps de mettre les pieds en Europe. De toute façon, il ne voulait pas quitter le Chili. Pour lui, un écrivain devait vivre dans son pays, entouré de ses gens. Bien qu’il fût un joycien raffiné, grand exégète d’Ulysses, il ne comprenait pas le sens ultime d’Exiles (1918). Il croyait qu’à Santiago on pouvait trouver tout le nécessaire pour développer une œuvre d’avant-garde. Il ne prenait pas au sérieux les conseils de Donoso qui l’avertissait du risque de vivre dans un milieu intellectuellement timoré. En écrivant ses antiromans il ne songeait pas à caresser l’ego du lecteur, mais à textualiser son propre stream of consciousness, sans se soucier d’être agréable ou non à qui voudrait bien le lire. Les critiques de Santiago voyaient dans cette attitude surtout arrogance et pédanterie, ambition excessive et pétulance. Ils préféraient les romans bien ficelés d’Enrique Lafourcade, romancier et journaliste chilien, théoricien de la « generación del 50 », qui se définissait lui-même comme « le menteur le plus amusant de la littérature chilienne », communiant ainsi avec Mario Vargas Llosa (jumeau chronologique de Juan-Agustín, tous deux nés en 1936) et son concept cliché et absurde de la fiction comme « mensonge-vrai ».
Palazuelos méprisait publiquement Lafourcade autant que Vargas Llosa qui ne méritait aucune estime de sa part. Pour lui, Vargas Llosa était davantage un journaliste et un écrivain de thrillers pimentés avec de l’ají péruvien, qu’un créateur de l’envergure d’un Cortázar. Les fioritures techniques de son style emprunté à Faulkner et ses intrigues textuelles à la Dos Passos cachaient une narrative fondamentalement médiocre. Juan-Agustín avait pressenti que la médiocrité intellectuelle de Vargas Llosa allait lui assurer une réussite préfabriquée auprès de la critique, également médiocre[18]. « Le médiocre s’accouple avec le médiocre », prévenait Platon dans le livre X de La République, il y a déjà quelques années. Ce soupçon, pas du tout paranoïaque, survint pendant son séjour au Litterary Workshop de l’université d’Iowa où, harcelé par la misère, Juan-Agustín s’était résigné à accepter une bourse de la Ford Foundation. Avec lui se trouvaient 50 jeunes écrivains venus du monde entier, invités par Paul Engle, conseiller littéraire et culturel de Nixon, le président qui donna l’ordre de bombarder le Vietnam… et La Moneda, le palais où mourut Allende, le président du Chili. Et, alors que Palazuelos, antiromancier génial (comme le reconnaissaient ses camarades du Workshop) noyait son ennui en buvant du bourbon dans un village du Middle-West, au même moment Vargas Llosa écrivait à toute vitesse entre Londres et Washington Conversación en la Catedral (1969), roman destiné à combattre l’émergence du socialisme dans les milieux universitaires[19].
Si les critiques hispaniques franquistes, incroyablement illettrés, n’avaient pas les moyens pour analyser le mécanisme narratif de Conversación en la Catedral, éberlués par une prose façonnée à la coupe-coupe, ils avaient encore moins les moyens de faire l’indispensable analyse sociopolitique requise par toute œuvre littéraire, surtout quand celle-ci est lancée sur le marché sous l’étiquette de « chef-d’œuvre ». Juan-Agustín est mort avant de la lire. Sinon, il aurait découvert que derrière l’imitation de la prose faulknérienne made-in-usa, Vargas Llosa condamnait hypocritement l’influence du marxisme dans les universités latino-américaines et appelait à la croisade des intellectuels contre la révolution cubaine. Bien sûr, le romancier, pour donner de la crédibilité à son « chef-d’œuvre », allait se déclarer ex-communiste et admirateur repenti de Castro et du Che, mea culpa opportuniste qui lui valut d’innombrables récompenses. Le « mentir-vrai » du roman sert à cela.
Vicente Huidobro, authentique génie de la littérature et antiromancier avant l’heure, fut pendant de nombreuses années sympathisant du parti communiste chilien dans les années 30, fait que la presse et les historiens de la bourgeoisie tentent d’occulter par tous les moyens. Huidobro, à l’instar de beaucoup d’autres sympathisants dans le monde entier, s’éloigna du parti communiste quand il découvrit le pacte germano-soviétique. Mais son compromis intellectuel avec les idées de Marx et de Lénine (il donna le prénom de « Vladimir » à l’un de ses enfants) dura jusqu’à sa mort. Palazuelos, qui dans Muy temprano para Santiago fait l’éloge subtil du socialisme (c’est l’une des raisons cachées du rejet de son livre par la critique chilienne), voyait en Huidobro un précurseur. Et Wacquez, en dépit de son dilettantisme idéologique, aussi. C’est pour cela qu’on lui octroya le prix Altazor en 2000, statuette qu’il reçut symboliquement dans sa tombe au cimetière de Calaceite. Donoso, qui après son retour définitif au Chili en 1986 abandonna toute espérance de surpasser son collègue Vargas Llosa[20], et aussi toute espérance (s’il l’eut) de dépasser le genre romanesque, subit personnellement les méfaits du pinochétisme. Tardivement, il tenta de d’élever la voix contre la dictature fasciste de Pinochet, ce qui eut pu lui couter très cher[21]. C’est peut-être ce qui explique le titre de l’un de ses derniers romans, La Desesperanza (1986). Juan-Agustin, écrasé par la bêtise et la malignité de l’époque, mourut en 1969, emporté par un coma diabétique. Et Mauricio disparut en 2000, ravagé par le sida, laissant dans son ordinateur le manuscrit inachevé de son plus important antiroman, Epifanía de una sombra[22] (2000).
Comment mettre fin à cet article ? En rappelant peut-être ce qui définit l’écrivain d’avant-garde : un écrivain insatisfait de l’héritage culturel que la société et son époque lui imposent. Insatisfaction qui le pousse à s’opposer aux canons officiels et à tenter de nouvelles réalisations, parfois aussi téméraires qu’originales, ce qui peut déconcerter et même déplaire aux gardiens du système en place. Logiquement, l’artiste, l’écrivain, le créateur d’avant-garde ne doit pas s’étonner si le système le rejette, le met en marge ou l’ignore. L’écrivain d’avant-garde trouve sa satisfaction, essentiellement, dans l’accomplissement de son œuvre, quelle que soit la réceptivité de ses contemporains, comme Schopenhauer le criait haut et fort. Le plus grave danger qui le menace est celui de se laisser séduire par la réussite économique et sociale. C’est le mécanisme que la société utilise, depuis toujours, pour phagocyter et neutraliser le créateur authentique. Jean Emar, aujourd’hui l’un des phares de l’avant-garde littéraire chilienne et latino-américaine, mort pratiquement inconnu, évita cette éventualité en refusant sciemment de publier de son vivant :
Mon refuge consistait à ne pas publier, ne jamais publier, jusqu’à ce que d’autres, que je ne connaitrais pas, me publient assis sur les marches de mon tombeau.
(Emar 1996)
Appendices
Notes
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[1]
À Puerto Pollensa (Mallorca), où pour la première fois je rencontrai Donoso (décembre 1968), il me dit, en parlant de Mauricio et de ses fictions : « Il en est encore à l’étape d’écrire des choses jolies. Il faut qu’il en finisse avec ça ». Je lui répondis que El fondo tibio de Dios en la arena, plus qu’un joli texte, me semblait un petit bijou narratif, digne de l’intertextualité avec Borgès. Donoso ne fit pas des commentaires.
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[2]
La perspective romanesque de Kayser, membre réputé du parti national-socialiste hitlérien pourrait, à son tour, être qualifiée de « bourgeoise ».
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[3]
Miguel Angel Asturias, l’écrivain Guatémaltèque, Prix Nobel de littérature 1967, préférait parler de « publicité ».
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[4]
La théorie du roman de Mikhaïl Bakhtine (Orense 1895-Moscou 1975) est d’une grande complexité et richesse, mais sa perspective est nettement hégélienne, en grande mesure idéaliste.
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[5]
L’analyse idéologique est, indiscutablement, fondamentale pour la culture de notre époque. On pourrait dire même que l’absence d’analyse idéologique empêche toute véritable compréhension du phénomène culturel.
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[6]
Donoso disait que pour lui le roman était « tout son monde ». On peut donc supposer qu’il n’a jamais lu Engels et La sainte famille. Sa culture était essentiellement romanesque. César Aira, romancier argentin qui chaque année postule avec une admirable ténacité au prix Nobel et (d’après ses propres aveux) à n’importe quel prix littéraire qui pourrait lui rapporter de l’argent, affirme que « lisant des romans on n’apprend jamais rien ». Un « bon roman », insiste-t-il, ne sert qu’à divertir.
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[7]
Voici ce que Xavi Ayén, prix Gaziel de Biografías y Memorias (Barcelone 2013), dit à ce propos au cours d’un entretien sur son livre Aquellos años del Boom (Ayén 2014), essai profusément documenté : « Je consacre un chapitre du livre à la Guerre Froide parce que Cuba et les États-Unis s’affrontent pendant les premières années du boom pour voir qui va attirer et conquérir le plus d’écrivains. Les États-Unis jouent toutes leurs cartes. Ils utilisent la CIA et la Fondation Rockefeller, qui investit beaucoup d’argent. Des départements de littérature latino-américaine furent créés dans toutes les universités et même des archives spécialisées. Tout ceci parce que pour les Américains il était inadmissible que la gauche révolutionnaire s’approprie les écrivains et que tous les écrivains soient “gauchistes révolutionnaires”. Le monde occidental libéral doit aussi savoir les attirer. […] Par exemple, ils essaient de s’approprier Vargas Llosa et ils y parviennent… »
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[8]
« La réussite du roman hispano-américain des années 60 est directement liée à la maison d’édition Seix-Barral et à Carlos Barral », affirme et confirme Donoso dans son Histoire Personnelle du Boom. Au début du nouveau millénaire, les choses ont changé légèrement. La multinationale Prisa, du « Señor Polanco », ex-propriétaire d’Alfaguara (maison récemment vendue à Penguin) et propriétaire du journal El Pais, a commencé à imposer en Amérique Latine, parallèlement à l’Editorial Planeta de « los Señores Lara », un nouveau sous-genre romanesque qui pourrait être appelé « la novela bolero » : Nosotras que nos queremos tanto, Contigo en la distancia, Si te vieras con mis ojos…etc., titres dignes d’Agustin Lara, le célèbre chansonnier des boléros mexicains. Peut-être que d’ici peu apparaitra sur le marché, la « novela tango » : Patience, la vie est ainsi. Le néocolonialisme hispanique n’est pas seulement électrique, téléphonique ou autoroutier, mais aussi culturel.
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[9]
Fin 1968, alors que j’écrivais dans une solitude paradisiaque face à la Méditerranée (Jávea, Alicante), je reçus une lettre de Juan-Agustín m’invitant à le rejoindre à Iowa City. Je passai un mois très mouvementé dans le Middle West, avant de revenir dans mon refuge de la Costa Blanca, refusant une bourse offerte par Paul Engle, le poète directeur du Workshop. Bien des années plus tard, en 1985, habitant en France et sans le sou, père de trois enfants, je cédai aussi à la tentation : parrainé par Mauricio, je postulai à la bourse Guggenheim. Heureusement, elle ne me fut pas accordée. Sinon, aujourd’hui je serais peut-être en train d’écrire des romans.
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[10]
Émule du poète « sudaca » Pablo Neruda, il composa 20 poèmes d’amour en l’honneur de son petit-fils, Malcolm Otero, « editor » (à l’américaine) comme lui et son « héritier spirituel ».
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[11]
Donoso s’étonnait, en toute naïveté, du rôle actif de Carlos Barral dans la « fermeture » du boom : « Carlos Barral (…) voulut, frivolement, tracer une ligne de démarcation définitive pour que les contours du boom restent ajustés précisément à une époque » Il aurait pu ajouter : « …et à un éditeur précis : Barral lui-même ». Cela montre à quel point le Boom n’avait rien, ou très peu, de spontané. Bien entendu, les faits étaient beaucoup plus compliqués, les périodes de temps plus longues que je ne les décris. Je ne trace ici que les lignes principales d’un processus très complexe et obscur, dont l’éclaircissement est cependant indispensable pour comprendre l’évolution de la littérature romanesque. Probablement, quelques acteurs importants de cet épisode de la littérature hispano-américaine, Donoso parmi eux, n’eurent aucune conscience véritable d’être manipulés par les puissances de l’argent et des idéologies.
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[12]
Jorge Edwards, écrivain santiaguino foncièrement nationaliste et régionaliste, qui se rendait souvent à Calaceite, où il était reçu par Mauricio Wacquez avec sa légendaire gentillesse, se moque de son homosexualité et de Paréntesis, en se cachant derrière la fiction romanesque dans son livre anti-castriste, La maison de Dostoïevski (2008) (prix Planeta 2008, US 300.000). Pour Edwards, Paréntesis (œuvre de « la tapette » Le Cleziel) serait un roman snob, ridicule par ses jeux formels, prétentieux et sans valeur.
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[13]
Donoso espérait que Buñuel, dont la maison familiale se trouve à Calanda, à quelques kilomètres de Calaceite, deviendrait le cinéaste de ses romans. Ce ne fut pas le cas. Le refus de Buñuel le plongea dans la dépression. Peut-être croyait-il, comme beaucoup de romanciers d’aujourd’hui, que la littérature narrative n’est que la larve blanchâtre qui, grâce au cinéma, deviendra un papillon multicolore.
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[14]
Miguel Riera deviendrait aussi l’éditeur de El Bautismo (1983) et El Sueño (1985), mes deux antiromans publiés à Barcelona en 1983 et 1985 sous le pseudonyme de Juan Almendro. Carmen Balcells, qui prépara les contrats de publication, en découvrant sur la couverture de El Bautismo le sous-titre « antiroman », s’écria : « Avec ceci tu n’arriveras nulle part ! »
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[15]
Calaceite, village médiéval d’un peu plus de mille habitants, se trouve en Aragón.
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[16]
Je me rappelle que le traducteur français de La Desesperanza (1986) me téléphona à Paris pour me demander de l’aider à comprendre un paragraphe. C’était impossible. L’écrivain avait omis le sujet de l’action. On trouve également ce genre de maladresses dans Histoire personnelle du Boom lorsque, par exemple, Donoso raconte son recours à l’édition à compte d’auteur.
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[17]
Ce fut à cette époque (début 1977) que je rencontrai à nouveau Donoso. Je m’étais installé à l’hôtel Cosmos de Barcelona, en plein Barrio Bravo, pour écrire El Sueño, antiroman dont la protagoniste est une reine de beauté universitaire devenue prostituée. Donoso me rendit visite (je l’avais invité à dîner à l’hôtel) et, en arrivant, faisant référence à El Bautismo, il me dit : « Donc, tu as écrit un monument à la gloire de Juan-Agustín ! Sache que c’est moi qui ai inventé Palazuelos ! » Puis, pendant que nous mangions, il commenta ma décision d’abandonner la pratique de la médecine à New York pour me consacrer uniquement à écrire : « Être écrivain ne sert à rien – me dit-il. Tu écris ceci ou cela, tu publies un bouquin que personne n’achète, puis arrivent quatre messieurs qui jouent les critiques, sans comprendre grand-chose à ce que tu as fait. Il vaut mieux être médecin. » Peut-être est-il intéressant de rappeler que Donoso était fils de médecin.
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[18]
Dans El Sueño je raconte ma visite à Carlos Barral, qui m’avait donné rendez-vous dans son bureau. Le jour d’avant nous avions déjeuné ensemble, toujours au Cosmos, en compagnie de Danae, sa fille, et de Mauricio. « Le problème essentiel de l’être humain en tant qu’individu, c’est la certitude lapidaire, incompréhensible et inacceptable pour son ego, de sa propre mort », avais-je été amené à dire à un moment de la conversation, ce qui l’avait touché fortement. (Il allait mourir brusquement quelques années plus tard, à 61 ans, suite à l’éclatement d’un anévrisme de l’aorte abdominale). Au lieu de mes manuscrits, je lui avais apporté un exemplaire de Muy temprano para Santiago, dont la réédition me semblait beaucoup plus importante que la publication de mes textes. Et aussi un exemplaire de la revue Siesta, acheté au passage sur les Ramblas, où apparaissait un reportage sur Vargas Llosa entouré de putains en Amazonie. Le romancier participait à la réalisation cinématographique de son roman Pantaleón y sus visitadoras (1973), « authentique monument littéraire » d’après ses éditeurs (en vérité, il s’agit d’un roman-pamphlet écrit pour dénigrer le gouvernement péruvien de gauche du général Alvarado). « Il faut sortir la littérature de son rôle actuel de parole putanisée », osai-je dire à Barral. Bref, à partir de ce moment-là, je crois que Barral (nous avons pris congé l’un de l’autre avec courtoisie) me prit pour l’idiot du roman de Dostoïevski.
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[19]
Le critique Gordon Brotherstone, autre boursier du Workshop de l’université d’Iowa, revint d’un voyage éclair à Washington (vers la fin de l’année 1968) en racontant qu’il avait croisé Vargas Llosa. Le romancier venait de finir le manuscrit des quatre tomes de la Conversación en la Catedral, où il dévalorise grossièrement les mouvements des étudiants universitaires « gauchistes » du Pérou et du reste de l’Amérique Latine. Les dirigeants culturels états-uniens et les éditeurs concernés lui demandèrent d’abréger le texte pour en accélérer sa pénétration et sa diffusion sur le marché littéraire, toujours dominé par Cent ans de solitude, le mondialement célèbre ouvrage de l’écrivain « communiste » et « castriste », García Márquez. Les coupures, perpétrées à coups de machette, sont aisément décelables dans le texte. Le roman fut déclaré « chef-d’œuvre de la littérature universelle » par les critiques de l’establishment. Carmen Balcells n’était pas très satisfaite car, en dépit de l’énorme effort publicitaire déployé autour du livre pour en faire un best-seller planétaire, les ventes restèrent très en-dessous de Cent ans de solitude. La notoriété de l’ouvrage dépassa à peine les frontières du monde hispanique. Cela explique, peut-être, le coup de poing de Vargas Llosa à García Márquez lors d’une soirée littéraire au Mexique, en 1971.
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[20]
En 1994 Donoso se trouvait de passage en Espagne, croyant qu’il gagnerait le prix Cervantès. À Madrid, accompagné dans un taxi par Mauricio Wacquez, ils entendirent à la radio que le prix avait été octroyé à Vargas Llosa. La nouvelle provoqua chez Donoso une violente crise de son ulcère gastrique et une hémorragie qui l’obligea à se faire hospitaliser d’urgence.
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[21]
Dans son livre, Los de entonces (1987), Maria Pilar Donoso, journaliste dans sa jeunesse et féministe très contradictoire, raconte, avec courage, son emprisonnement d’une nuit en compagnie de « son mari », victimes du régime de Pinochet qui voulut les effrayer pour avoir participé à une rencontre en faveur des artistes démocrates.
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[22]
Dans sa maison de Calaceite, où il était constamment assiégé par ses créanciers, Mauricio reçut de Sudamericana Editores, les jours précédant sa mort, un premier chèque de U$ 3800 pour le contrat d’Epifanía de una sombra. Un deuxième chèque du même montant lui arriverait alors qu’il agonisait à l’hôpital d’Alcañiz. Environ deux tiers de sa trilogie, inachevée et non révisée, sont restés dans son ordinateur. Del negro al negro et La costumbre de la luz sont les titres des deux tomes suivants, toujours inédits. Le texte publié –Epifanía de una sombra –, sommairement corrigé par Mauricio, déjà très malade, ne répond pas aux canons du roman traditionnel : il n’y a pas d’histoire mais mille et une histoires, ni autre suspens ni dénouement que la propre vie, la passion et la mort de son auteur. Dans la narration, d’une grande beauté stylistique, se mélangent mémoires, dialogues, réflexions, jeux linguistiques entre parler populaire et castillan cultivé, un peu de français et le surprenant et très drôle argot « érotique » chilien. Tout cela soutenu par une vivante autofiction. Le jeune Proust de Jean Santeuil, mais aussi le Marquis de Sade, auteur de Juliette, la très impolie mais charmante sœur de Justine, ne sont pas loin.
Bibliographie
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