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Subject: Re: L’espace numérique

Date: 21 Sep 2015 08:12

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Éric,

avant de commencer ma comparaison entre l’espace numérique et l’espace pornographique, je voudrais reprendre deux points de ton discours qui me semblent fondamentaux. Le premier est la question des pratiques collectives, le second est le fait que pour comprendre le numérique, il faut l’inscrire dans un mouvement de longue — ou très longue — durée.

Tu dis, très justement, que l’on ne peut pas penser que les règles et les valeurs d’un espace soient produites de façon linéaire. En d’autres mots, il n’y a pas un acteur — comme Google — qui crée les règles et les structures et qui les impose. Tu critiques donc la mythologie de l’origine. C’est exactement cela que j’essaie de décrire avec le mot « éditorialisation ». Pour donner une définition rapide : l’éditorialisation est l’ensemble des dynamiques qui structurent l’espace numérique. Ces dynamiques dérivent de l’interaction des actions individuelles et collectives avec les environnements numériques. L’éditorialisation exprime ce que tu décris en termes de « performance ». L’interaction des pratiques de groupe et des dispositifs technologiques — les plateformes, les algorithmes, les structures hypertextuelles, l’ergonomie… — donne lieu à l’espace numérique, à ses règles et à ses valeurs. Le fait que les résultats Google sont perçus comme fiables est dû à son algorithme, à son graphisme, au moment historique et culturel où Google a été créé, à son arrimage avec le web dans son ensemble, mais aussi aux pratiques qui se sont greffées sur Google, au fait que des groupes de personnes l’utilisent d’une manière particulière. Bien évidemment, sans ces pratiques, il n’y aurait pas de confiance, mais surtout, il n’y aurait pas de Google. Très souvent, on remarque aussi que les pratiques détournent l’idée initiale d’une plateforme - c’est le cas de Facebook, né pour mettre en réseau des étudiants de la même université et devenu un réseau social global où des entreprises ont leur page à des fins publicitaires et où des écrivains construisent des profils imaginaires.

Le second point important — et lié à ce premier — est que pour comprendre le numérique, on doit l’inscrire dans une histoire de longue durée. Tu parles de l’après-guerre, mais bien évidemment, on pourrait remonter beaucoup plus loin. Il me semble qu’il y a des tendances culturelles dont on peut retracer une histoire millénaire et que ces tendances — présentes en mesure plus ou moins forte dans toute notre histoire — se concentrent dans des cultures déterminées. C’est cette concentration qui distingue une culture d’une autre. Il n’y a pas une « révolution » numérique. Le numérique reprend des idées et des structures qui individuellement existent depuis très longtemps ; ce qui change, c’est que la culture numérique met ces tendances ensemble. Et alors, par exemple, une certaine idée de réseau — qu’on retrouve chez les Romains, dans leur volonté de produire un réseau routier centralisé et chez les Anglais de la canalmania ou de la railwaymania —, ou une certaine idée de classement — à partir d’Aristote, en passant par les bibliothèques alexandrines, jusqu’aux idées de Vannevar Bush et son Memex en 1945 et ensuite à Ted Nelson et son Complex en 1965 —, ou encore un certain questionnement des rapports de visibilité — qui parcourt peut-être l’histoire de nos sociétés depuis leurs débuts — deviennent particulièrement centraux dans la culture numérique.

Et nous voilà arrivés à la question de l’espace pornographique. Beatriz Preciado, dans son Pornotopie, montre que Playboy, dans les années 1950, commence à proposer un modèle d’espace architectural différent. Dans les pages de Playboy, on trouve souvent des images d’appartements et de décoration intérieure : on présente l’appartement du célibataire libre sexuellement, et cet appartement restructure les règles de visibilité qui caractérisent l’espace de la middle class américaine de l’époque. La maison de banlieue du couple hétérosexuel était basée sur une division nette du visible et de l’invisible : l’espace privé est très bien séparé de l’espace public, l’espace du travail bien séparé de l’espace du loisir, l’espace de la veille de celui du sommeil. La femme est une créature d’intérieur, elle habite l’espace privé du foyer et en garantit l’intimité. L’extérieur est l’espace de l’homme, du travail, du public. Même à l’intérieur de la maison, ces principes sont respectés ; il y a une hiérarchisation de la visibilité : du salon à la chambre à coucher, une série d’espaces dont la fonction est bien définie, et dont les conditions de visibilité sont caractérisées par un certain degré d’intimité — un salon plus ouvert vers l’extérieur, une chambre fermée. L’appartement du play-boy ne respecte pas ces divisions. Il se trouve au centre-ville — lieu de travail et de mouvement —, et ses espaces sont mélangés et hybrides. La cuisine est ouverte, la chambre et le salon sont une seule pièce, on passe sans solution de continuité du travail au loisir — de la position verticale à la position horizontale, et donc, d’un rapport de travail à une relation intime, voire sexuelle. L’exemple le plus poussé de cette organisation de l’espace est le lit rotatif du créateur de Playboy (Hugh Hefner) : lit depuis lequel, toujours en peignoir, il travaille, il joue, il s’amuse, il baise — sans qu’il y ait une véritable distinction entre ces activités.

La pornotopie est cet espace où les conditions de visibilité — et, en général, toutes les valeurs qui en dérivent — sont bouleversées et organisées autrement. On peut tracer un parallèle avec la réorganisation des structures de visibilité du numérique : un espace où la différence entre public et privé ne semble plus fonctionner et où semble régner un impératif de visibilité absolue. Or, souvent on critique le numérique en disant qu’il est désorganisé, justement parce qu’il mélange des catégories qui sont bien séparées dans l’espace prénumérique. Il me semble que cela n’est pas vrai : le numérique change les structures spatiales, mais en en créant des nouvelles. Comme l’espace pornographique, le numérique est régi par des règles de visibilité différentes, mais il s’agit bien de règles et non d’anarchie. On pourrait — comme tu le suggères — remonter aux années 1950 — comme le fait Preciado — pour retrouver l’« origine » de ces structures. Ou alors, bien plus loin : à Sade ? Ou aux magnifiques fresques de Pompei ? Je te laisse continuer mon jeu.

marcello

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 24 Sep 2015 01:29

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Marcello,

Nous nous entendons donc sur des points de méthode. Voilà qui est peut-être dangereux : nous n’allons pouvoir diverger que sur des points de détail des interprétations. Mais comme Dieu (ou le Diable, je ne sais jamais lequel des deux y habite) est dans les détails, nous avons du chemin devant nous. Cela dit, pour ce qui est des comparaisons (et pour rester dans les références infernales), le démon de l’analogie est une tentation à laquelle il faut parfois savoir céder, tout en en mesurant les effets.

Ta proposition du concept d’éditorialisation (avec son suffixe dynamique) pour éviter les mythologies de la causalité et de l’origine me paraît utile. Éditer vient, comme tu le sais, d’ekdosis qui signifiait, dans la Grèce antique, la cession à autrui d’une chose ou d’une personne sur laquelle on avait des droits, d’où l’idée de rendre public (de « donner » au public, comme on le dit souvent au XVIIe siècle) ce qui relevait des particuliers. La notion est d’abord juridique et économique : on donne sa fille en mariage, on prête de l’argent, on passe un marché. On peut aussi l’utiliser pour un échange politique d’amitié (en ces temps où l’amitié avait une portée collective et non seulement privée). On en vient ensuite à parler de ces étranges gestes : composer un texte, le faire copier et le diffuser, comme d’une ekdosis, — proche de répandre un bruit, lancer une rumeur. Le numérique brouillerait alors les cartes du privé et du public ? Je ne le crois pas. Je reviendrai sur ta pornotopie et sur les questions de droit et de (dé)possession. Pour le moment, je voudrais voir les limites d’une comparaison. Tu insistes beaucoup sur ces rapports public/privé. Et ce sont en effet des questions importantes. Mais il faut mesurer le fait que cette division a elle aussi une histoire. Le sens que pouvaient lui donner les Romains, par exemple, est exactement inverse. Et c’est sans doute de la déperdition de la Tradition (comme énergie sociale) qu’à la fin du Moyen Âge ou à la Renaissance, elle tend à s’imposer. L’intérêt de cette remarque réside simplement en ceci : nous pouvons parfaitement imaginer et vivre dans un espace social où cette division n’est pas déterminante. Appelons « espace numérique » cet espace non structuré par la division moderne du privé et du public. La comparaison avec la pornotopie est intéressante, non je crois par la subversion public/privé, mais par l’insistance sur l’architecture : c’est la folie d’un lieu qui rend indistincts les usages de la cuisine et de la chambre qui attire d’abord, plus encore que les corps qui s’y donnent à voir (qui sont « édités »). Mais se servir d’une cuisine pour apprêter des corps, ouvrir les espaces séparés de la maison bourgeoise, permet seulement d’y rester pour ceux qui peuvent se le payer ou de l’offrir aux regards des curieux comme spectacle. L’espace numérique n’en a plus besoin.

Je te laisse répondre à cela, je reprendrai plus tard ta suggestion d’aller voir du côté de Sade ce qui se passe.

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 25 Sep 2015 07:36

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Éric,

bien joué sur la question du privé et du public. Bien évidemment c’est une distinction historique. Le détail sur lequel nous ne sommes pas d’accord est peut-être le fait que de mon côté, je continue à penser que cette non-distinction est l’une des raisons pour lesquelles l’espace numérique pose un problème institutionnel. Bien sûr, il y a eu, dans l’histoire, d’autres cultures qui ne faisaient pas la distinction ou qui la faisaient autrement — une différence radicale sur ce point distingue par exemple la culture chrétienne de la tradition judaïque —, mais les institutions de nos sociétés occidentales actuelles se basent sur une particulière interprétation de cette opposition et le numérique la met en cause. Comme je le disais dans mon précédent mail : le numérique n’invente peut-être rien de nouveau, mais il combine de façon assez inédite des traditions préexistantes.

J’aime particulièrement ton discours sur l’édition. En effet, le suffixe dynamique d’éditorialisation est un moyen pour dire que cette aliénation d’un quelque chose — un objet ? un contenu ? un document ? — est un processus ouvert. Dans le cas de l’édition, il s’agit de céder quelque chose à quelqu’un : par exemple un texte à une maison d’édition ou à un public. Dans le cas de l’éditorialisation, on cède quelque chose de façon plus ouverte, sans trop savoir à qui et à quoi. Par exemple : je cède mon image à la plateforme Facebook. Mais ensuite, cette image peut être reprise, republiée, modifiée, commentée à l’infini. La vie de l’objet est une cession continue, un passage de main en main, de plateforme en plateforme, d’usage en usage. Le processus d’édition est toujours fini ; l’éditorialisation est une dynamique. Dans le cas de l’édition, le groupe de personnes à qui on cède le texte est un groupe défini — même après la publication, la diffusion est délimitée par le contrat. Dans le cas de l’éditorialisation, le processus continue. C’est la nature même de l’objet numérique qui le rend multipliable et qui détermine cette circulation. Ici aussi, on pourrait dire que même un livre imprimé pouvait être copié, piraté, repris et modifié. Et sans doute même un manuscrit. Mais il est indéniable que l’objet numérique l’est davantage — la différence n’est peut-être pas dans la qualité, mais dans la quantité. Copier un objet numérique ne demande aucun effort — la quantité d’énergie électrique demandée est vraiment négligeable, elle se rapproche sensiblement de 0. Copier un livre demande un effort et des frais.

C’est cette nature multiple des objets numériques qui caractérise les relations spatiales entre ces objets de façon particulière. Et alors oui, en effet, on pourrait dire que dans l’espace numérique, il n’y a pas besoin de montrer ce qui est caché, car tout circule sans besoin d’être montré. En même temps, il faut faire attention : cela n’est vrai qu’en principe… car il y a une différence fondamentale entre visibilité et accessibilité sur le web. Tout est potentiellement accessible, mais la plupart des contenus sont invisibles — il paraît que le web fréquenté représente le 5% des contenus potentiellement disponibles. On ne voit que ce qui est indexé, relayé, mis en avant, publicisé. Les dynamiques d’éditorialisation sont aussi responsables de cette visibilité : si je reprends un texte que tu as publié l’année dernière et que je le cite sur Twitter, je lui donne une nouvelle visibilité. Si je le copie-colle dans un post de mon blogue qui reçoit ensuite des commentaires, je redéfinis le sens de ton texte en le recontextualisant et je lui donne une vie nouvelle et différente. Si Google indexe bien mon blogue et moins bien la plateforme où tu as publié ton article, ma copie devient plus importante que ton « original », etc. Encore, des dynamiques anciennes comme le monde, mais en même temps agencées de façon un peu particulière : une interaction de pratiques collectives, d’algorithmes, de plateformes, dans une spatialité et une temporalité structurées par une vitesse donnée…

Continuons donc notre réflexion en essayant d’identifier des analogies et de souligner des différences.

m

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 25 Sep 2015 18:47

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Marcello,

Tes réponses témoignent d’un remarquable art de la densité. J’ai l’impression qu’à chaque paragraphe il faudrait que je me lance dans 5 pages de frivoles explications. Mais je vais tâcher d’aller au plus court.

Sur le privé/public, il est certain que nos juridictions actuelles fonctionnent encore dessus. Cependant, d’une part, des catégories anachroniques peuvent être longtemps désespérément utilisées alors même qu’elles ne correspondent plus aux techniques et usages effectifs (l’inertie des structures institutionnelles et mentales), et d’autre part, je crois que la logique du numérique ne suscite pas seulement un trouble de l’opposition, un brouillage des frontières, mais un non-fonctionnement de ces oppositions (il faudra le temps que ça passe dans les structures, mais on peut faire confiance à la permanente inventivité des juristes). En tant qu’analystes, je crois qu’il faut montrer le bon exemple et faire en sorte d’oublier cette opposition (cependant, j’admets que c’est une position radicale). Que mettre à la place ? Je propose la notion de « jouissance ». Non, je ne suis pas en train de te faire le coup du porno généralisé ! Comme tu le dis, la cession de droits dont je parlais est à penser sur le fond de la logique quantitative de l’éditorialisation numérique. Julien Gracq avait fait cette judicieuse remarque : chez Balzac, il n’y a pas de beauté de détail (comme il y en a chez Stendhal), mais son coup de génie tient à l’effet de masse qui change tout, y compris bien sûr la qualité. Il en va de même pour la démultiplication aisée des copies et leurs recontextualisations (qui peuvent, comme tu le dis avec une justesse imparable, devenir des originaux).

Là-dessus, deux points : le premier nous permet de repenser ce que c’est qu’un original. Un original n’est pas ce qui vient avant dans une chronologie factuelle, c’est ce qui vient avant dans une échelle de valeurs sociales (dont la chronologie factuelle dans une société fondée sur l’historicité des phénomènes) — et ça ne date pas d’aujourd’hui et du numérique : par exemple, une traduction latine de Troilus and Criseyde de Chaucer, faite au début du XVIIe siècle par Kinaston, imprime à gauche le texte latin et à droite le texte anglais. Or rituellement le texte à gauche, qu’on lit donc en premier, est l’original : ainsi, parce que le latin est une langue à valeur savante supérieure à l’anglais, la traduction devient l’original ; aujourd’hui on fait des blurbs au dos d’un livre, à l’époque on avait des poètes et des commentateurs qui faisaient la publicité du bouquin, et un de ceux-là déclare sans détour : « Translation will become The original […] None Sees Chaucer but in Kinaston. »

Le deuxième point concerne la quantité : tu le notes très bien, la question est alors non celle de la disponibilité ou de la visibilité, mais celle de l’accessibilité. Or, qui décide l’accès est en situation de pouvoir (d’où le temple Goog par exemple). Les archives (question que nous reprendrons certainement) dont on dit qu’elles sont toujours immédiatement présentes dans l’espace numérique, d’abord ne le sont pas toutes intégralement, et même si elles l’étaient, ne sont pas accessibles immédiatement : il faut des médiations (à commencer par les algorithmes secrets des moteurs de recherche) qui classent, orientent et hiérarchisent.

Je peux donc maintenant revenir à ce que tu attends, frémissant d’impatience, et que j’ai sciemment retardé comme tout bon opérateur érotique (une érotique du savoir bien sûr), à savoir la jouissance. Et, pour cela, partons non vers la cuisine du porno, mais vers le boudoir sadien. Précision importante pour parler de Sade : ne le confondons pas avec les libertins dont il raconte/imagine les aventures sexuelles et les discours philosophiques. Dans La philosophie dans le boudoir, ses libertins investissent un lieu intime et féminin (non, pas seulement celui auquel tu penses) qui est le « boudoir » avec cet appareil phallique (en tous les cas à l’époque) qu’est le discours philosophique. Or, une note de bas de page précise un point important : nous n’avons aucun droit de lier un objet de désir à nous de façon permanente (par le mariage, par exemple, qui nous en ferait les propriétaires), mais nous avons le droit d’en jouir momentanément. Voici ce qu’il dit : « je n’ai nul droit à la propriété de cette fontaine que je rencontre dans mon chemin, mais j’ai des droits certains à sa jouissance […] ; je n’ai de même aucun droit réel à la propriété de telle ou telle femme, mais j’en ai d’incontestables à sa jouissance. » Cette distinction vient du droit romain et nous la connaissons encore : je peux aliéner un de mes biens et en donner la « nue propriété » à mes enfants tout en en conservant la jouissance jusqu’à ma mort ou je peux l’aliéner en le louant, auquel cas j’en conserve la pleine propriété mais plus la jouissance. Sade se sert de cette distinction juridique importante pour écarter toute idée de propriété des corps (donc pas le moindre esclavage sexuel dans ce libertinage-là) et pour favoriser en plus un concept dont on imagine bien son attrait pour lui : jouir. De même que la distinction public/privé n’offre plus d’intérêt pour l’espace numérique, de même devrait-on la remplacer par la distinction propriété/jouissance. Le principe de démultiplication même des objets de jouissance s’inscrit parfaitement dans l’univers des libertins mis en scène par Sade. Et l’on pourrait alors repenser l’accessibilité sur le fond de ces jouissances : je jouis de tous mes accès à la fontaine du savoir numérique. Cependant, de même que le monde clos et hyper-structuré des libertins est aussi un lieu de retrait du monde ordinaire qui suppose l’exercice d’un pouvoir, de même la liberté a priori de jouir de tout lien est en fait contrôlée par des instances qui m’échappent.

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 26 Sep 2015 09:14

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Éric,

la densité, hélas, est un défaut : aujourd’hui, tout coule — oui, panta rhei — et ce qui est trop dense et ne coule pas a du mal à exister ! — j’aime de temps en temps faire mon réactionnaire, on ne peut pas toujours être progressiste.

J’essaie alors d’être plus frivole et de rester dans la jouissance. Est-elle frivole, par ailleurs ? Est-ce qu’elle empêche l’approfondissement ? Tu parles de l’opposition entre propriété et jouissance : il me semble que Sade critique la propriété et imagine un monde qui ne serait fait que de jouissance — au moins dans les rapports entre personnes. Se marier est mal, car on cède notre personne — dit-il aux femmes. Mais est-ce que la relation de jouissance empêche la profondeur ? Dans le monde numérique, c’est ce que voudrait une vulgate selon laquelle tout est flânerie et rien n’est étude sur le web. Nicholas Carr parlait de cela en disant que le web nous rend bêtes car la multiplication des contenus détruit notre capacité à rester concentrés sur un contenu précis. Il concluait qu’on n’est plus capables d’une lecture critique. Je ne suis pas d’accord, mais sans doute faut-il se poser la question, non ?

Et encore : est-ce qu’il s’agit d’une véritable suppression de la propriété ou alors il y a encore des grands propriétaires ? Justement, les plateformes comme Facebook ou Google s’emparent de nos données et ne se limitent pas à en jouir. Elles s’en emparent du moment où elles peuvent les vendre — par exemple à des fins publicitaires. Le problème est peut-être de comprendre la nature de l’objet dont on parle : de quoi la propriété d’un objet numérique est-elle propriété ? De quoi la jouissance est-elle jouissance ? Jouir d’un corps, c’est bénéficier d’une chose unique dans l’espace et dans le temps — même si peut-être chez Sade le corps se multiplie dans la prolifération des désirs… Ce que je veux dire est qu’il y a une seule manifestation du corps dont je jouis au moment où j’en jouis. L’appartement dont je peux céder la jouissance est un appartement : on peut y vivre à plusieurs, mais ça reste un seul appartement. La copie d’un livre papier respecte le même paradigme. Mais quid d’un livre numérique ? Le fait qu’il n’y a plus d’original fait en sorte qu’on puisse multiplier la jouissance, n’est-ce pas ? La propriété, donc, serait une sorte de prise en otage des objets ? Une façon de les faire disparaître dans toutes leurs manifestations et copies ? Ou alors, comme tu le suggères, la propriété serait la capacité de contrôler l’ensemble des dynamiques de jouissance ? Google, qui contrôle et enregistre tous nos comportements, serait en train de devenir un grand propriétaire des documents dont il cède la jouissance ? Structure étrange, étant donné que Google jouit des documents qu’il met à notre disposition sans jamais en être le propriétaire — il prend les contenus chez les producteurs à partir du principe du droit illimité de jouissance. Mais de fait, ensuite, n’en devient-il pas le propriétaire ?

Et pour revenir à la question qui nous préoccupait dans les courriels précédents : y a-t-il un rapport entre propriété et autorité ? J’attends d’être aguiché par tes réponses.

m

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 26 Sep 2015 11:45

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Marcello,

Loin de condamner la densité, j’exprimais mon admiration. Et quand je parviens moi-même à une certaine densité, j’en suis content. Cela dit, je ne crois pas devoir opposer densité et frivolité. J’avais d’ailleurs conçu notre échange comme une conversation à « flux détendu ». J’aime beaucoup me référer à ce grand stylisticien qu’est Yannick Noah : pour lui, Federer ne frappe pas moins fort que ses grands adversaires, simplement, il joue « relâché ». Les coups denses et puissants portent, mais ils paraissent fluides. Les autres tennismen nous offrent le spectacle de leur force ; nous aimons Federer parce qu’il a l’air de s’effacer derrière son coup. Les immenses gifles qu’il donne à ses balles ressemblent à des caresses. Nous pouvons nous en inspirer pour trouver à la fois densité et légèreté. Il y a de toute façon un éloge de la frivolité qu’il est possible de faire de Montaigne et Madeleine de Scudéry à Derrida en passant par Condillac et Diderot.

Ainsi, Carr ou d’autres qui se lamentent sur les méfaits du web sont des esprits chagrins qui me paraissent mal évaluer les enjeux (peut-être parce qu’ils cèdent aux passions tristes et oublient la densité potentielle du frivole). Ils voient dans le web la perte de l’Humanisme lettré et des Lumières critiques. Essayons alors une comparaison avec le moment d’émergence de l’humanisme (car souvent ces contempteurs du temps présent, qui déplorent les richesses passées et perdues, ne déploient pas un grand sens de l’histoire…). L’humanisme, de Valla à Érasme, condamne la barbarie (les Goths, comme ils disent) de la scolastique, parce qu’elle empêche l’accès aux textes originaux par des gloses fourmillantes, des classements trop systématisants et des déploiements d’une logique qui semble fonctionner pour elle-même. Il est vrai que nombre de textes anciens sont redécouverts directement grâce à une fouille plus approfondie des monastères, mais surtout à la chute de Constantinople en 1453 qui provoque la fuite des savants byzantins avec leur bibliothèque. Cependant, l’opposition est d’autant plus marquée par les humanistes qu’elle fait partie d’une tradition de la compétition (la disputatio même des scolastiques !) qui repose sur un malentendu. Les scolastiques connaissent et apprécient les textes anciens comme les humanistes adorent gloser les textes qu’ils éditent. La différence fondamentale tient à la façon de considérer la production du savoir : d’un côté, trésor commun auquel chacun contribue à sa manière (au besoin par des gloses et des gloses de gloses) pour constituer une cathédrale du savoir (ceci n’est pas une élégante image, Panofsky a montré combien l’organisation du savoir dans la scolastique fonctionnait de la même façon que la construction d’une cathédrale) ; d’un autre côté, travail de philologues qui corrigent les erreurs matérielles passées pour donner accès direct aux textes anciens comme si les manières de comprendre ces textes par des exégètes successifs n’offraient aucun intérêt et que l’on pouvait individuellement y accéder dans leur plénitude de sens (l’invention technique de l’imprimerie y aidant bien sûr matériellement comme le numérique aujourd’hui). S’il faut chercher du frivole, il n’y a guère de doute qu’il se trouve du côté des humanistes (d’où la résurgence de Cicéron et son sens des conversations érudites, intelligentes, fortes, tout en restant élégantes et sans lourdeur : le Federer de la pensée latine…).

Ce qui se joue aujourd’hui me paraît du même type. Carr est le Béda du XXIe siècle ; ce qui te permet d’en être l’Érasme ! Mais il faut compliquer l’affaire. La production de savoir sur le web fonctionne sur le modèle scolastique : construction collective, commentaires de commentaires, trésor commun qui fait autorité ; autant que sur le modèle humaniste : non-contrôle d’une Église du savoir (qu’on appelle l’École, d’où les lamentations de la classe lettrée qui en possédait les ressources et les valeurs sociales) et accès direct aux textes et aux images qui font autorité. Tu vois, nous ne sommes pas sortis des processus d’autorité, mais avec aussi la nécessité de les considérer comme des processus d’autorisation (et parfois d’auto-autorisation). Ça se complique dans tous les sens.

Une comparaison aide à penser à condition de voir où elle devient boiteuse. C’est aussi la différence avec le tennis : boiter aide à penser, pas à gagner Wimbledon.

Alors retournons, pour finir ce trop long message, vers les questions de propriété, car elles aussi sont complexes comme tu le montres : Goog est à la fois en jouissance de nos données personnelles et de nos savoirs généreusement distribués, tout en affichant auprès de ses financiers publicitaires une propriété (étant donné le contrat que nous ne lisons jamais et qui, de toute façon, change régulièrement !). Comment est-ce possible ? Les libertins sadiens promouvaient une jouissance généralisée et une absence de propriété, certes, mais dans le cadre hautement régulé d’un retrait du monde. Ce n’est pas notre cas. Je disais que l’opposition public/privé ne me paraissait plus structurante (je dis bien « l’opposition » ; il reste des espaces privés et des espaces publics reconnaissables). Pour la remplacer, une seule notion ne suffit pas. Je proposerais une variante : jouissance/appropriation. Qu’en dis-tu ?

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 27 Sep 2015 10:36

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Éric,

l’idée d’opposer jouissance et appropriation me semble intéressante pour deux raisons. En premier lieu parce qu’elle met l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une action et non d’un état — comme dans le cas de la propriété. La propriété ne demande pas — ou pas forcement — une action, tandis que l’appropriation en est une. Dans le paradigme de la jouissance généralisée, il y a des acteurs qui s’emparent des contenus, avec un geste qui rappelle celui du sauvage de Rousseau traçant une limite autour de son champ en créant la propriété (je sais, je me contredis, mais attends). Du point de vue de l’appropriation, la propriété est un vol — comme le voulait l’ami Proudhon. Mais ce vol peut être très créatif — je suis toujours partagé entre l’immense amour anarchiste pour le vol en tant qu’appropriation et sa dénonciation — toujours anarchiste — en tant que propriété. Peut-être pourrait-on dire que la propriété est une appropriation qui ne veut pas se reconnaitre en tant que telle ? En ce sens, le problème ne serait pas tellement le fait de délimiter un champ, mais d’interdire aux autres de faire la même chose — dans le même champ. Or cela était justifié pour les objets non numériques ; ce qui suppose que l’appropriation implique la propriété dans l’espace non numérique. Mais les objets numériques étant multiples, l’appropriation n’implique plus la propriété. On peut s’approprier un objet numérique à plusieurs, sans que cela ne pose aucun problème. Nous pouvons tous nous approprier le même livre ou les mêmes données. Le vol, dans l’espace numérique, ne porte plus aucun préjugé à ceux qui se font voler — une synthèse hégélienne entre mon amour pour le vol et mon mépris pour la propriété ! En second lieu, il me semble que l’idée d’appropriation insiste sur l’aspect créatif de l’action : ce n’est pas seulement le fait de tracer une délimitation  — ceci est à moi —, mais de redéfinir l’objet en fonction du sujet qui se l’approprie. Ce qui est typiquement la caractéristique de toute éditorialisation : reprendre, s’approprier en changeant. Google s’approprie nos données parce qu’il les transforme en quelque chose d’autre. La question est de savoir s’il en devient pour autant le propriétaire. Et c’est là le problème : si on restait dans un jeu d’appropriation et de jouissance, tout irait bien. La difficulté est posée par les instances qui transforment l’appropriation en une interdiction de jouissance.

L’idée d’appropriation me pousse à faire un autre commentaire sur ton courriel : en effet, je suis d’accord sur l’idée que le web fonctionne avec une accumulation de strates de textes qui fait penser à la scolastique. Le grand changement du numérique est de nous pousser à abandonner l’idée d’original telle que proposée — entre autres — par mon concitoyen Valla quand il s’interroge sur l’authenticité de la donation de Constantin. Dans l’espace numérique, comme dans l’espace du texte médiéval, il n’y a jamais d’original, mais juste une sédimentation de textes qui se superposent les uns sur les autres. Il n’y a pas une différence d’authenticité entre un poème et ses gloses, ses traductions ou ses reprises. Et c’est exactement ce qui se produit quand on copie une chanson pour l’utiliser dans une vidéo qui est ensuite reprise pour être parodiée et devenir un mème (« un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur internet », selon Wikipédia).

Pour finir, merci pour la comparaison avec Érasme, cela n’arrive pas tous les jours. Cette flatterie me pousse à lancer une autre thématique, pour compliquer encore plus notre échange : pour pouvoir être écouté, il faut savoir conquérir la bienveillance de l’auditoire — ce à quoi les bons orateurs, à partir de Lysias jusqu’à Cicéron, étaient très sensibles. Il me semble qu’il serait intéressant d’étudier les formes de captatio benevolentiae des grandes plateformes — ce qui nous ramènerait à la question de l’adresse qui t’intéresse particulièrement. Question : à qui s’adresse Google ? Est-ce qu’en étudiant l’adresse on peut mieux comprendre les dispositifs d’appropriation ? En d’autres mots : le fait que Google réussisse à s’emparer de nos données et à devenir un géant du web ne dépend-il pas, peut-être aussi, du fait qu’il sait nous captiver en s’adressant à nous ?

m