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Introduction[1]

Il est courant aujourd’hui, dans les media et les discours politiques, de considérer que l’appartenance à un groupe qualifié de radical, tout comme l’usage de la violence politique, procède d’un « basculement » (Lars Erslev 2015), l’individu « tombant » dans la violence ou dans une idéologie l’y conduisant[2]. Pourtant lorsque l’on considère les carrières des acteurs, il apparaît que la radicalité résulte plutôt d’un processus « incrémental », d’une construction « pas à pas », dont l’élucidation du déroulement permet d’en assurer l’intelligibilité (Collovald et Gaïti 2006, 32). Ces étapes successives peuvent, dans les faits, être difficiles à situer temporellement, voire à identifier. Elles s’apparentent à autant de « petits » choix successifs dont aucun n’apparaît significatif en soi mais qui in fine, par effets de seuils et de cliquets, rendent difficile tout retour en arrière.

Au cours des dernières décennies, les études relatives aux processus de radicalisation se sont placées, que ce soit en Amérique du Nord (Arrigo et Arena 2005) ou en France, sous le signe de la sociologie interactionniste. Au sein de ce champ, s’est opérée une substitution de la prise en compte du pourquoi de l’engagement au profit du comment, délaissant l’examen des causes générales de cet engagement pour aborder les phénomènes processuels d’une radicalisation procédant « pas à pas », conformément au « modèle séquentiel » de Becker (1985, 46). Ces études ont également conduit à privilégier une perspective configurationnelle, centrée sur les relations entre le contexte politique (et particulièrement ses caractéristiques idéologiques), le cadre organisationnel et l’individu (voir Taylor et Horgan 2006 ; Sommier 2012). Elles se sont enfin appuyées sur les histoires de vie, à partir desquelles sont mis en relation ces trois niveaux d’analyse (i.e. macro, méso et micro, voir Della Porta, 1995) et articulés les différents temps de l’engagement (temps social, temps de l’organisation, temps biographique). La présente démarche s’inscrit dans ce troisième volet, consistant à explorer les histoires de vie pour comprendre les effets du contexte, des organisations et des caractéristiques individuelles dans les carrières en radicalité. Nous insisterons en particulier sur les « transformations subjectives » portées par ces processus et qui, conjointement aux « transformations objectives », ont mené les acteurs vers l’usage de la violence politique. Nous serons conduits, de la sorte, à prendre certaines distances avec l’interprétation en termes de basculement qui tend, à tort, à déduire du résultat – i.e. l’usage de la violence – les raisons qui y ont conduit.

Depuis 2013, le vocabulaire politique et médiatique a été envahi, en France, par la notion de radicalisation (voir Guibet Lafaye et Brochard 2016  ; Guibet Lafaye 2018), s’appuyant parallèlement, pour expliquer la violence politique, sur des paradigmes psychologisants (Guibet Lafaye 2016 ; Guibet Lafaye 2017a). Pourtant, au-delà des stéréotypes proposés et des explications de type psychologique (voir Bouzar 2015  ; Boutih 2015) ou psychanalytique (Benslama 2015 ; Benslama 2016), on s’est peu attaché à comprendre le sens de l’engagement dit radical ainsi que ses caractéristiques. Cet engagement, que l’on peut en première analyse décrire par le fait de mettre en œuvre des moyens qui ne sont pas ceux de la politique parlementaire ou syndicale classique, au nom d’une idéologie visant à renverser le système politique parlementaire et partisan, peut-il et doit-il être analysé comme toute autre forme d’engagement politique ? Tout engagement politique peut-il être abordé et compris avec des outils analytiques identiques ?

Des travaux, menés dans les années 1980 aux États-Unis (McAdam 1986, 67), suggèrent de distinguer l’activisme à faible ou haut coût – mesuré en fonction du temps, de l’énergie et de l’argent qu’il suppose – d’une part, de l’activisme à faible ou haut risque d’autre part, lequel renvoie aux dangers anticipés, de tout ordre (physique, social, légal, financier, etc.), dans la décision de l’engagement[3]. Cette approche, fondée sur une hypothèse continuiste[4], suggère toutefois de différencier des degrés d’engagement comme la spécificité de leurs déterminants et de leurs conséquences biographiques, offrant ainsi des perspectives quant à l’analyse microsociologique de l’engagement radical, qui a été jusqu’à présent négligée (voir Sommier 2012, 19). Doug McAdam, par exemple, établit que les logiques de l’engagement à haut risque ne sont pas de nature différente de celles de l’engagement stricto sensu, mais s’en écartent seulement par leur degré ou leur intensité. Peut-on transposer le concept d’engagement à haut risque, forgé par D. McAdam à partir de l’étude du Freedom Summer, à l’engagement radical pour autant que l’on tienne également compte des coûts, des risques et des effets de la socialisation organisationnelle ?

La méthodologie de sociologie empirique par entretiens approfondis s’avère, de ce point de vue, indispensable car elle permet d’affiner l’interprétation sociologique ou politologique des mécanismes d’« entrée en radicalité », à partir de la parole subjective des acteurs. Cette posture analytique convoque un cadre compréhensif, attentif aux justifications produites par les acteurs, et consistant à partir des individus et de leur parcours de vie pour seulement, dans un second temps, questionner la manière dont leur existence est en partie affectée par des facteurs structurels aux niveaux méso et macro. L’originalité de notre approche consistera à envisager les transformations subjectives et la reconstruction a posteriorii.e. réflexive – de la nécessité de l’engagement et de l’impossibilité de prendre un autre chemin, en invitant les acteurs à faire un retour sur leur propre engagement, dans des mouvements de contestation, et sur la radicalisation qui s’en est suivie. D’un point de vue méthodologique, nous nous appuierons sur les histoires de vie et les trajectoires individuelles pour éclairer les interprétations et motivations sous-jacentes de l’engagement radical ainsi que les modalités d’entrée en radicalité. L’enquête de terrain et la parole subjective – les discours recueillis auprès des intéressés – permettront ainsi d’enrichir le regard et la théorie sociologique ou sociopolitique sur ces formes d’engagement.

Dans le présent article, nous proposerons donc une détermination de l’engagement radical à partir de la façon dont les individus qualifient leur parcours. Ces déterminations se traduisent en termes d’engagement total – engagement de vie –, de choix, mais assez peu en termes de basculement – dont nous montrerons qu’il a plutôt le sens d’une irréversibilité, c’est-à-dire d’un passage vécu par l’individu comme irréversible – de postures normatives, telles l’absence de compromis ou la résistance, ou de prise de risque – la thématisation de celle-ci relevant davantage d’un regard extérieur que de celui de l’acteur. À partir de ces discours, nous suggérerons une relecture et une actualisation de la thèse de McAdam (1986) sur la nature de l’engagement à risque ; nous tâcherons en particulier de déterminer si ce type d’engagement constitue ou non un engagement d’une intensité supérieure. L’exploration des discours subjectifs conduira ainsi à repenser le sens conféré à la notion de radicalité, quand elle désigne l’engagement d’acteurs politiques.

Ce premier niveau d’analyse mènera à une critique de l’interprétation de l’entrée en radicalité comme un « basculement » et confortera la thèse des « petits pas ». Sur ce point, les discours des acteurs apportent des éléments d’éclairage majeurs. L’engagement dans des groupes radicaux voire armés est appréhendé par la littérature comme corrélatif d’une redéfinition de l’identité individuelle. Nous discuterons cette thèse à partir de plusieurs fils conducteurs : d’une part, la thèse de l’entrée en radicalité comme conversion (Della Porta 1995) ; d’autre part, le fait que les individus perçoivent leur trajectoire – qualifiée par un point de vue extérieur de radicale – comme une « continuation de soi », un phénomène « logique », « naturel ».

Afin d’aborder ces dimensions, nous proposerons, dans un premier temps, une réflexion critique sur l’élucidation a posteriori de l’engagement radical, dans le cadre d’entretiens approfondis. Nous esquisserons ensuite, à partir des témoignages recueillis, une détermination de l’engagement radical, nourrie de la parole des acteurs. Ce dernier apparaîtra comme présentant la double caractéristique d’être coextensif à la vie de l’individu mais également d’être indissociable du fait d’être acteur de ses convictions politiques, c’est-à-dire indissolublement actif. Enfin, nous discuterons la thèse de l’entrée en radicalité comme « basculement » pour montrer que, concernant en particulier l’extrême gauche française au moins, il s’agit plutôt d’une prise de conscience, perçue par l’acteur comme irréversible, mais s’inscrivant néanmoins dans la continuité d’un parcours de vie. Une nouvelle détermination de l’engagement, décrit comme radical, émergera alors à partir de deux caractéristiques non psychologisantes mais de nature descriptive, et constituera une interprétation renouvelée de l’engagement radical formulée par McAdam (1986) et reprise jusqu’alors dans la littérature (Sommier 2012), en termes de haut coût et de haut risque.

L’enquête

Nous avons mené, entre mars 2016 et mai 2017, une série d’entretiens approfondis qui nous a conduites[5] à rencontrer, sur le territoire français, 64 personnes, actives entre la fin des années 1960 et aujourd’hui. 18 d’entre elles sont des femmes, soit environ un tiers de l’échantillon. Le plus jeune a 19 ans, le plus âgé 85 ans. Les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Ils ont duré entre 33 minutes et 4h30. Bien que les individus aient des profils variés du fait de leur appartenance idéologique ou des mouvances dans lesquelles ils s’inscrivent (qu’ils soient communistes révolutionnaires, anarchistes, autonomes ou militants antifascistes), tous relèvent de courants qualifiés aujourd’hui d’extrême gauche ou de gauche radicale et qui convergent en une gauche extra parlementaire, quoique cette expression soit moins usitée pour les mouvements historiques français qu’allemands[6]. Les actes qui leur sont imputés couvrent également un large spectre, allant du piratage de sites internet à des assassinats. De même, les sanctions qui leur ont été infligées sont hétérogènes puisque certains ont été condamnés à perpétuité, alors que d’autres ont simplement été placés en garde à vue sans plus de poursuites, voire n’ont jamais eu à faire avec la justice. Les individus se répartissent comme suit dans les différents groupes de l’extrême gauche.

Tableau 1.

Groupes

Nombre

Groupes d’Action Révolutionnaires Internationalistes (GARI)

9

Action Directe (AD) et sa mouvance

10

Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire (NAPAP)

2

Gauche Prolétarienne (GP)

9

Camarades[8]

2

Antifascistes[9]

13

Anarchistes

2

Autonomes[10]

4

Black Blocs[11]

9

Zadistes[12]

4

Total

64

Répartition des enquêtés dans les groupes politiques[7]

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Afin de saisir et de comprendre les trajectoires des individus rencontrés, nous les avons à la fois interrogés, de façon non directive, sur leurs parcours de vie mais également de façon plus précise sur les modalités prises par ce dernier, à travers les questions suivantes : « Comment avez-vous rejoint le groupe ou la mouvance dans laquelle vous avez agi ? Est-ce que ça s’est passé grâce à une personne en particulier ? Dans quel contexte ? », « Quelles questions vous êtes-vous posé au moment d’entrer dans la lutte ? Qu’est-ce qui vous a poussé à y entrer ? », « Quelle signification avait pour vous l’engagement ? », « Comment vous êtes-vous senti lorsque vous avez utilisé la violence pour la première fois ? », « Y a-t-il des moments depuis où vous avez douté ? », « Y a-t-il des événements qui ont eu, pour vous, un rôle décisif ? », « On parle beaucoup aujourd’hui de radicalisation. Quel sens ce terme a-t-il pour vous ? ». Au-delà des réponses à ces questions, nous avons identifié toutes les occurrences à l’occasion desquelles les personnes rencontrées parlaient de leur engagement, le décrivaient ou le qualifiaient. Nous avons été en particulier attentive aux termes mobilisés pour décrire les raisons de leur engagement et à l’interprétation que les enquêtés en proposaient. Un repérage systématique des occurrences : « basculement, déclic, destin, rupture, étape, sacrifice, radical, continuité, impossible, naturel, logique[13] » a été réalisé ainsi qu’une analyse de contexte de ces termes. L’expérience de la répression – dont on sait qu’elle joue un rôle décisif dans les processus de radicalisation (Victoroff 2005 ; Dorronsoro 2008 ; Codaccioni 2013) – a également été explorée. Nous interrogions explicitement les acteurs sur leur première expérience avec la police et ses effets sur leur engagement. La méthode rétrospective a déjà été mise en œuvre, par d’autres auteurs, dans des contextes analogues (Sommier 1993) et contemporains (Huët 2015). Les entretiens invitent alors les individus à opérer un retour sur leur propre engagement. Tout en présentant l’avantage de partir du récit des acteurs eux-mêmes, cette méthodologie présente néanmoins des limites inhérentes à « l’illusion rétrospective ».

1. Interroger a posteriori les carrières en radicalité

1.1 L’illusion rétrospective

À l’exception d’une frange restreinte de l’échantillon, représentant dix-sept personnes (i.e. les antifascistes les plus jeunes, les étudiants acteurs du cortège de tête, des autonomes associés à ces mobilisations), les témoignages évoquaient plutôt une radicalité passée, s’agissant au moins de l’accomplissement d’actions illégales ou violentes. Ce faisant, l’entretien semi-directif se heurte au phénomène d’illusion biographique, tenant à ce que l’individu retrace ex post et de façon linéaire son parcours de vie (voir Bourdieu 1986, 69). Or s’affirme chez tout individu une propension à donner un « vernis logique » à sa conduite (voir Pareto 1917, chap. III), c’est-à-dire à élaborer un discours qui permette de rendre compte ou de « rendre raison » – conformément à une conception parfaitement rationnelle, voire rationaliste – des trajectoires individuelles. Les conditions de l’entretien semi-directif tendent à produire le récit de « cette vie organisée comme une histoire [qui] se déroule, selon un ordre chronologique qui est aussi un ordre logique, depuis un commencement, une origine, au double sens de point de départ, de début, mais aussi de principe, de raison d’être, de cause première, jusqu’à son terme qui est aussi un but. » (Bourdieu 1986, 69)

Or ces formes de rationalisation, de mise en sens des pratiques, des opinions et des orientations politiques, dans l’après-coup, soulèvent des problèmes méthodologiques notables (voir Collovald et Gaïti 2006, 45), dans la mesure où la réorganisation du récit, notamment sous-tendue par le travail idéologique, produit non seulement une description réaliste de la situation subséquente, mais surtout vise à rendre raison de son émergence.

Ainsi l’analyse de parcours biographiques se voit inévitablement confrontée au fait que « la temporalité de l’expérience se distingue de la temporalité des processus de radicalisation, reconstruite et homogénéisée après coup autour d’“origines”, de “tournants”, de causes et d’effets » (Collovald et Gaïti 2006, 35 ; Dobry 2010). Ces sources orales doivent donc être mobilisées avec prudence, puisqu’elles constituent des reconstructions typiques, ex post, de souvenirs ou d’événements où l’enquêté comme l’enquêteur sont tentés « de dégager une logique à la fois rétrospective et prospective », d’établir « des relations intelligibles, comme celle de l’effet à la cause efficiente ou finale, entre les états successifs, ainsi constitués en étapes d’un développement nécessaire » (Bourdieu 1986, 69). En particulier, les arrestations, les emprisonnements ou les jugements, les épisodes de répression sont connus pour être des moments émotionnellement forts dans la carrière militante (Codaccioni 2013). La présence de la répression dans le discours des enquêtés participe ainsi, de façon cruciale, aux récits de soi, conduisant à choisir certains événements significatifs pour donner sens à une « histoire de vie » (Bourdieu 1986, 69).

1.2 Que désigne la radicalité des individus rencontrés ?

Les entretiens que nous avons menés visaient à saisir la spécificité de l’engagement dit radical, c’est-à-dire soit dans des groupes de lutte ou de propagande armée, soit dans des mouvements ne reculant pas devant l’usage de la violence[14]. La radicalité a jusqu’alors été pensée en référence à des groupes fermés et exclusifs (voir Sommier 2012), portant un projet de société alternatif, de rupture, caractérisé par « une coupure rigide entre l’in group et l’out group, nourrie par l’idée d’avant-garde, qui trouve confirmation et se renforce au gré des expériences concrètes d’adversité (par stigmatisation ou répression) et de construction communautaire à dimension séparatiste, par la progressive rupture des liens antérieurs et l’acquisition d’un ethos et d’une hexis particuliers. » (voir Sommier 2012, 25) Cet activisme s’appuie sur les dynamiques propres aux petits groupes[15], pour lesquels on considère que les liens internes sont plus importants que les facteurs idéologiques, ceux-ci « fourniss[a]nt un support émotionnel et social mutuel, favoris[a]nt le développement d’une identité commune et encourage[a]nt l’adoption d’une nouvelle foi » (Sageman 2004, 135). Ils valorisent en outre un entre-soi protecteur au fur et à mesure qu’ils se renferment sur eux-mêmes (Sommier 2012, 25).

Au-delà des moyens occasionnellement mis en œuvre, la spécificité de l’engagement des personnes entendues peut se comprendre en référence à la notion de radicalité plutôt que d’usage de la violence. En effet, les 61 individus rencontrés ont en commun d’assumer un engagement qu’eux-mêmes ou un regard extérieur appréhendent comme radical[16] et qu’ils décrivent comme révolutionnaire. Cette radicalité se déploie sous différents aspects. Elle est d’ordre idéologique, téléologique, liée au risque et à l’illégalité. En premier lieu et par définition, l’extrême gauche française est extra-parlementaire, antisystème et, pour une part, révolutionnaire[17]. Certains de ses acteurs revendiquent et ont pour objectif le renversement du système capitaliste voire parlementaire. Or la foi dans un changement radical implique une étroite imbrication entre les fins politiques et les moyens militaires, dans laquelle la violence joue un rôle moteur (voir Sommier 2008, 22). Ensuite, les actions menées au sein de ces groupes exposent les protagonistes au risque, qu’il soit physique, pénal, juridique. Enfin, s’opèrent au sein de ces groupes une contestation et une réévaluation de la barrière du licite et de l’illicite, du légitime ou du légal et de l’illégal – cette mise en question ayant constitué un critère de leur inclusion dans l’échantillon.

Ces quatre dimensions offrent un soubassement à une redéfinition multifactorielle de la notion de radicalité, en marge de celle proposée aussi bien par le gouvernement français, dans le cadre de ses politiques de lutte contre la radicalisation ou de prévention de la radicalisation[18], que de la détermination académique à tendance tautologique, établissant que « la pensée extrême […] adhère radicalement à une idée radicale. » (Bronner 2016a, 136) Cette détermination s’opère également à distance de l’identification de la radicalité d’une croyance par son caractère sociopathique (voir Bronner 2016b, 259), qu’il soit décrit en termes d’implications pratiques, de composantes conceptuelles ou de potentiel intrinsèquement agonistique.

D’un point de vue normatif et terminologique, l’usage du terme « radical » est de même facture que celui d’« extrême » pour autant que ce dernier renvoie, par convention, à toutes les déviations eu égard à la norme. Ainsi on considère que le terme « extrémisme peut être employé pour désigner des idéologies politiques qui s’opposent aux valeurs et aux principes fondamentaux d’une société. Dans le contexte des démocraties libérales, il peut être appliqué à toute idéologie qui défend la suprématie religieuse ou raciale et/ou s’oppose aux principes fondamentaux des démocraties et des droits humains universels. Le terme peut aussi être utilisé pour décrire les méthodes par lesquels des acteurs politiques tentent de parvenir à leurs fins, c’est-à-dire en usant de moyens qui “manifestent un mépris de la vie, de la liberté et des droits humains d’autrui”. » (Neumann 2010, 12) Ainsi le « rapport inconditionnel à une croyance » est donné comme « LA caractéristique mentale de l’extrémiste et [comme] le socle d’une définition qui permettrait d’englober le phénomène » (Bronner 2016a, 128). Toutefois « l’adhésion inconditionnelle à une valeur » ne semble pas suffire à décrire « le phénomène cognitif de l’extrémisme » car « l’univers mental du fanatique » ne pourrait être saisi qu’à condition qu’il y ait adhésion radicale à une idée radicale (Bronner 2016a, 136) ou encore, pour s’extraire de la tautologie, que l’extrémisme constitue « une croyance inconditionnelle en un énoncé faiblement transsubjectif. » (Bronner 2016a, 161)

1.3 « Transformation subjective » et alternation

Nous envisagerons, pour notre part, la radicalisation comme coïncidant plutôt avec et reflétant un processus. Elle peut alors s’interpréter en termes de « carrière morale » (Goffman 1961), c’est-à-dire comme la conséquence imprévue d’une série de transformations objectives et subjectives progressant par étapes successives, dont la dernière n’était pas forcément contenue ni annoncée par la première (voir Collovald et Gaïti 2006, 22)[19]. Le concept de « carrière » est issu de la sociologie interactionniste et a été développé par Hughes (1958), Strauss (1959) et Becker (1960). Il possède une valeur heuristique pour analyser les engagements militants dans une perspective multi-niveau. Les analyses de carrière d’inspiration interactionniste appréhendent ces engagements, non plus à partir de la question du « pourquoi » mais bien plus à partir de la question du « comment », abandonnant ainsi la recherche de causes générales, pour procéder à une analyse processuelle, visant à suivre la « radicalisation pas à pas » (Collovald et Gaïti 2006, 32), selon le modèle séquentiel de Becker (1985, 46). De la sorte, la logique déterministe est mise entre parenthèses, au profit d’une attention aux interactions, présidant à l’adoption et à la stabilisation de l’engagement (voir Becker 1960  ; Fillieule 2001a ; Fillieule 2001b) – interactions que nous avons pu saisir, dans les entretiens, à travers les descriptions proposées par les enquêtés des prémisses de leur engagement.

La mise en évidence de cette série de transformation(s) subjective(s) contribuera à redonner du poids à l’interprétation des phénomènes de radicalisation en termes d’alternation (Berger et Thomas 1966 Berger et Luckmann, 1966 ; Guibet Lafaye et Rapin 2017), au détriment de la lecture en termes de basculement. En effet, ces transformations subjectives, à l’œuvre dans les « carrières morales » des individus interrogés, constituent autant de phases d’alternation dans les parcours individuels. L’alternation désigne un processus de transformation « quasi totale » de la réalité subjective qui conduit l’individu à « devenir autre », en adhérant à un « nouveau monde » subjectif (voir Berger et Thomas 1966). Cette transformation subjective peut aller jusqu’à la redéfinition d’une identité que nombre de commentateurs considèrent comme constitutive de l’engagement total (voir Yon 2005) ou radical. Pourtant – et alors que la radicalisation se joue au niveau de l’espace socio-politique, dans lequel s’affrontent des forces antagonistes – l’alternation intervient au niveau du parcours biographique de l’individu qui se resocialise, en assumant une nouvelle identité, laquelle peut impliquer l’appropriation subjective d’un imaginaire politique radical préconstitué. À travers l’alternation advient un processus de resocialisation, impliquant l’adhésion idéologique, mais aussi affective, à un nouveau groupe de référence qui prend en charge la reconfiguration identitaire de l’individu. Ainsi l’étude des trajectoires que nous proposons, à partir de matériaux empiriques et des récits des individus, permettra de mettre en évidence la pertinence analytique du recours au concept d’alternation plutôt qu’à celui de radicalisation pour aborder les parcours des individus de la gauche révolutionnaire et antifasciste.

La transformation subjective et la resocialisation qu’implique l’alternation pourraient être qualifiées de « radicales », dans la mesure où la réalité subjective de l’individu se voit bouleversée. Cette transformation subjective se distingue toutefois du processus de radicalisation politique proprement dit qui a nécessairement dû opérer préalablement et à une autre échelle pour créer une « structure de plausibilité » alternative (Berger et Thomas 1966), c’est-à-dire une autre réalité subjective que celle à laquelle adhérait initialement le sujet. En l’occurrence, cette nouvelle représentation intersubjective du monde, fruit d’un processus de radicalisation politique, constitue le cadre dans lequel s’inscrivent des phénomènes individuels d’intériorisation de cet imaginaire.

1.4 Conversion ou « continuations » de soi ?

Plusieurs modèles interprétatifs ont tenté de rendre raison de l’entrée en radicalité, qu’il soit question d’une « conversion » (Della Porta 1995), obéissant à des facilitating factors (des expériences antérieures de violence ou de répression, socialisation secondaire) aussi bien qu’à des precipitating factors (solidarité avec des amis en difficulté arrêtés, réaction à la mort de militants), ou que l’on évoque des ajustements successifs et des formes de « continuations » de soi. Enquêtes quantitatives et qualitatives suggèrent toutefois que les processus de radicalisation ne sont pas réductibles à des stratégies maîtrisées, à des reniements personnels, à des conversions intimes ou à des dispositions au fanatisme ou à la violence : « elles s’apparentent davantage à des ajustements, à des “continuations” de soi, dans des configurations qui transforment le sens des routines, des pratiques sociales, des choix et des engagements antérieurs » (Collovald et Gaïti 2006, 15). Elles invitent alors à nuancer l’interprétation en termes de « rupture biographique », de basculement qui déduit du résultat les origines du processus.

Dans ce qui suit, nous n’envisagerons pas exclusivement le moment de « l’entrée » en radicalité – quoique nous ayons interrogé les acteurs sur cette étape – mais la façon dont les individus, souvent a posteriori, qualifient leur parcours et proposent implicitement une détermination de la radicalité de l’engagement politique actif. Tout en portant l’attention sur ce passage, il convient en outre de ne pas oublier le rôle déterminant du contexte politique et ne pas considérer que « l’entrée » en radicalité soit exclusivement le fait des individus indépendamment des circonstances objectives et des facteurs méso-sociaux.

2. L’engagement radical aujourd’hui

2.1 La spécificité de l’engagement radical

Les discours recueillis permettent d’enrichir la détermination de l’engagement radical, formulée par McAdam (1986) puis ultérieurement reprise dans la littérature (Sommier 2012, 19). La lecture de l’engagement à haut risque, interprété en termes d’intensité et de coûts supérieurs, par McAdam (1986, 66‑67[20]), est-elle pertinente pour penser l’engagement révolutionnaire et l’usage de la violence politique ? L’hypothèse de l’intensité est-elle le facteur qui rend le plus pertinemment compte du type d’engagement caractérisant l’extrême gauche contemporaine ?

Les acteurs rencontrés ont une pratique politique présentant de « hauts risques » qu’ils se soient engagés dans un militantisme armé, dont le risque ultime est la mort ou la prison, ou qu’ils s’affrontent à la répression et aux risques judiciaires, sanctionnant leurs actions ou entravant leurs carrières professionnelles. Dans la mesure où la destruction de façades de banque et de grandes enseignes comme les affrontements avec la police peuvent avoir des conséquences judiciaires pour les acteurs, des analogies dans le franchissement armé des barrières de la légalité pour des motifs idéologiques permettent d’envisager, dans un même geste méthodologique, l’engagement politique d’acteurs dont les actions les plus spectaculaires sont pourtant séparées d’une quarantaine d’années.

2.2 Un engagement total ?

Si l’on peut parler d’intensité de l’engagement, c’est en premier lieu parce que les acteurs envisagent leur engagement comme un engagement total. Par là, sont considérés à la fois les risques pris par l’acteur dans ses actions, les conséquences que celles-ci peuvent avoir sur les trajectoires de vie, mais également la clandestinité ou le fait d’avoir une vie qui soit en accord avec ses idées, quelles que soient les difficultés que cette coïncidence puisse impliquer, comme l’évoquent les personnes vivant dans des Zones À Défendre (ZAD). Cette convergence peut, au maximum, conduire à la prison, lorsque l’on pose des colis piégés devant les bureaux du Front national (voir V. infra), ou plus simplement à une prise de distance à l’égard de sa famille qui ne comprend pas ses engagements politiques (cf. O. infra) mais aussi à devoir faire des sacrifices qui influent radicalement (i.e. de façon décisive) sur les parcours de vie (en termes d’études entreprises ou eu égard à des fonctions professionnelles qu’il n’est plus possible d’occuper, en particulier lorsqu’elles imposent un casier judiciaire vierge). Ce type d’engagement signifie aussi – ainsi que les acteurs le soulignent explicitement – de passer de l’ordre du discours ou de la théorie à celui de l’action. « L’adhésion inconditionnelle à une valeur » (Bronner 2016a) intervient assez souvent, dans les entretiens, comme un facteur explicatif des positions individuelles et des choix faits par les acteurs – que ces derniers aient ou non des conséquences négatives sur leur existence. L’idéologie semble alors constituer un facteur décisif de la transformation identitaire des acteurs. Elle est vue comme « l’opérateur grâce auquel l’identification au rôle de “révolutionnaire professionnel” procure une identité totale. » (Yon 2005, 142)

Néanmoins et au-delà des motivations expressément idéologiques, spontanément avancées comme raisons d’agir par les militants eux-mêmes, il importe de comprendre comment ces militants vivent leur engagement. La collusion entre engagement de la vie et engagement politique n’est pas spécifique aux groupes armés ni aux groupes politiquement les plus actifs et ne reculant pas devant l’usage de moyens illégaux. Ce recouvrement caractérise également le parcours de nombre d’hommes politiques ainsi que de syndicalistes, tout comme celui d’individus très engagés dans des luttes sociales. Lorsqu’il est question de groupes armés, l’engagement total se pense souvent sous la modalité du sacrifice[21]. Ainsi on considère que « du point de vue de l’engagement partisan, le “terroriste” réunit toutes les qualités du professionnel de la révolution qui sacrifie son existence sociale aux exigences du collectif de lutte et parfois sa vie à la réalisation du programme de son organisation. » (Rapin 2000, 61) Pour différencier ces carrières de celles des individus que nous avons rencontrés, on pourrait parler d’engagement à risque, bien que celui-ci soit très variable selon que l’on est habitant d’un squat, d’une ZAD ou que l’on participe à l’exécution d’un haut fonctionnaire français.

Néanmoins et plutôt que d’interpréter les parcours des individus rencontrés en termes d’engagement radical, extrême ou violent, nous les envisagerons sur le mode de l’engagement total, non seulement parce que ce mode d’engagement est « au fondement de l’enrôlement comme “révolutionnaire” »(Yon 2005, 138), mais aussi parce que ce type d’engagement conduit à redéfinir la vie personnelle, le parcours familial, professionnel ou étudiant des enquêtés. Certains ont dû entrer dans la clandestinité. En outre, l’engagement total tend à marquer, sur la longue durée, les trajectoires des agents[22].

Engager sa vie

L’engagement total qui met en jeu la vie signifie d’abord qu’il est coextensif au déploiement de l’existence. Telle est la réponse immédiate que propose C., figure clef de la branche internationaliste d’AD, lorsqu’il est interrogé sur la signification de son engagement :

« “Total”, le mot total. Engagement total. C’est bizarre, c’est-à-dire c’est un engagement de jeunesse, presque on peut dire d’adolescence donc qui est un engagement fidèle. […] Je pense la fidélité dans l’engagement dans la révolution, c’est une chose importante parce que ça amène une stabilité de vie en fait alors que je trouve toujours très pitoyable le repentir des camarades italiens. Beaucoup de camarades italiens que j’ai connus personnellement qui étaient des matamores ont été… Je crois par exemple que le fait de “manger le plat de lentilles – comme diraient les Italiens – du pouvoir”,… c’est inadmissible… j’ai jamais séparé la vie de l’engagement révolutionnaire. »

En la matière, C. ne peut être accusé d’illusion rétrospective : il a passé plus de 25 ans en prison. Il n’a jamais renié son engagement ni accepté de formuler des regrets quant aux actions menées par son groupe. Cet engagement décrit comme total pose intrinsèquement la question de la responsabilité pour autant, notamment, que la vie des acteurs est mise en jeu, en conscience par ces derniers. Lorsque C. est interrogé sur le risque de la prison, il commente :

« C’est pas du suicide ça [la prison]. Non, quand on s’engage dans quelque chose, on en assume toutes les conséquences… et les responsabilités parce que les conséquences sont variables. Par exemple, je suis en prison, on me dit : “tu es prêt à trahir, tu sors”[23]. Donc j’ai payé les conséquences mais j’assume pas la responsabilité. Tandis que les conséquences vont aussi avec les responsabilités – ça c’est Nietzsche qui le dit. »

Cette responsabilité a été assumée par C. de ses premières condamnations pour complicité d’assassinat aux plus récentes, à travers ses interventions dans les media. À ses propos font écho ceux de cette autre membre du noyau internationaliste d’AD, également interrogée sur l’évaluation des risques pris sur chaque opération :

« Ce qu’on allait payer, non. On s’en foutait. - Vous vous posiez pas la question ? Ça comptait pas : de toute façon, on avait décrété une fois pour toutes qu’on devait mourir un jour ou l’autre. On pouvait très bien mourir dans ce combat. »

(G.)

La signification du qualificatif « total » décrivant l’engagement des enquêtés n’est pas identique dans chaque discours. Il traduit et illustre toutefois le processus d’alternation. Le sens qui lui est donné se conçoit alors comme une reconfiguration de son être et de sa propre existence, y compris dans ses ressorts les plus intimes, ainsi que le confie cet anarchiste, actif dans les années 1970-1980 et porté par le mouvement sociopolitique qui animait l’Europe au cours de cette période :

« Pour moi, c’était quelque chose de total, c’était un engagement de la vie, c’était pas un engagement politique. C’était total. […] On a quand même dit – faut pas dire les choses de façon aussi simpliste : il faut créer l’homme nouveau ; mais on a quand même dit : on peut pas faire ça, on peut pas avancer dans notre projet, si on reste avec les anciennes aliénations. […] nous, on pensait que la révolution était sociale, intérieure en même temps et personnelle. »

(P.)

Cet engagement de soi ne s’entend pas simplement en termes de mode d’être, de travail sur soi mais comme une sincérité à l’égard de ses propres choix, eu égard auxquels on ne prendra plus jamais de distance. L’alternation se laisse alors saisir, dès lors qu’il s’agit de ne plus trahir ce que l’on est ni ce à quoi l’on s’est engagé, comme le clame ce militant de la Gauche Prolétarienne puis des NAPAP :

« il y a eu tellement de gens qui m’ont dit aussi : “tu verras, un jour tu changeras, tu deviendras calme et tout. C’est le truc de la jeunesse et tout.” Ça m’a tellement énervé que je me disais : “jamais je trahirai, jamais je trahirai.” »

(L.)[24]

Si la reconstruction linéaire des trajectoires relève dans certains cas d’un phénomène d’illusion biographique, en revanche, pour une large part des acteurs rencontrés, la fidélité aux convictions et engagements de l’époque persiste et demeure revendiquée.

Aller jusqu’au bout

Cette fidélité à soi signifie également aller au bout de ses choix en matière d’action, comme le soulignait précédemment C.[25], cette option pouvant également se décliner en termes stratégiques :

« pour moi c’était logique de continuer mais de façon différente. De toute façon, nous, notre groupe dans les GARI, on savait qu’on n’arrêterait pas. On savait qu’à la fin des GARI, on n’arrêterait pas. - Pourquoi ? Parce qu’on considérait, nous à l’époque… qu’il fallait attaquer le capitalisme… voilà, sous toutes ses formes et qu’il fallait passer par une… forme de lutte armée. Voilà. Parce qu’on le constate toujours de toute façon… À chaque fois qu’il y a eu un mouvement ou une avancée sociale forte, il y a toujours eu une forme quelconque de lutte armée ou de radicalisation. Le reste, ça n’existe pas. » (D., GARI, AD)[26]

Certains le résument de façon lapidaire, telle cette ancienne des GARI : « La radicalité, c’est… c’est vraiment être prêt à aller jusqu’au bout » (F.), c’est-à-dire aller jusqu’au bout de ce que l’on pense, de ses convictions qui, en l’occurrence, portent les individus à vouloir changer voire renverser le système.

L’engagement qui dure

La capacité à s’engager sur le long terme – comme constitutive d’un engagement dit radical – se retrouve chez des militants antifascistes, menant des actions d’un spectre plus large et n’ayant recours à la violence que de façon ponctuelle, comme Za., interrogé sur le sens du terme « radicalisation », le suggère :

« La radicalisation, c’est effectivement à la fois avoir des positions politiques, des analyses entre guillemets “plus… poussées” que le commun des mortels de ce qu’on peut trouver sur l’échiquier politique, mais pour moi la radicalisation, c’est aussi la capacité à durer sur le temps de son engagement. C’est-à-dire que… parce que être radical six mois, un an, deux ans, c’est super, mais… je pense que la vraie radicalité, c’est des gens qui arrivent à militer, s’adapter, à continuer de lutter sur 20-30 ans. […] la vraie radicalité c’est ça, c’est d’être fidèle à ses engagements sur… de nombreuses années, de lutter […] la radicalité, c’est pas forcément l’intensité de l’action ou de l’engagement sur le moment, c’est vraiment sa capacité à durer. »

(Za., 40 ans, ancien du Scalp-Reflex)

L’intensité de l’engagement, l’engagement radical signifie alors engager sa vie et l’engager sur la durée. La double caractéristique d’un engagement qualifié de radical tient donc à la fois au fait d’être coextensif à la vie mais également d’être mû par des convictions qui appellent intrinsèquement l’action, cet engagement étant vécu sous la modalité du devoir moral. Se dessine ainsi une nouvelle détermination de l’engagement, défini comme radical, à partir de deux caractéristiques d’origine non psychologisantes mais de nature descriptive – quoique l’on puisse penser de la pertinence pragmatique du fait d’agir conformément à des convictions révolutionnaires, dans le contexte contemporain. Les acteurs entrent alors dans un processus d’alternation qui a le sens d’une conversion à l’activisme politique, qui n’est pas nécessairement le fruit d’une rupture existentielle, mais qui implique et présente des incidences sur l’ensemble des dimensions de la vie.

L’engagement qui suppose d’agir

Plusieurs des jeunes activistes rencontrés le disent : « Radical, c’est quelqu’un d’engagé, qui y croit fort et qui veut se bouger. » (O., antifasciste) La radicalité a le sens d’un rapport constitutif à l’action, perçu, par les acteurs, sous la modalité du devoir moral. Cet ancien Black Bloc de 25 ans l’affirme :

« Je crois que ce qui me définit, c’est pas ce que je dis mais c’est ce que je fais. »

(J.)

La conscience du devoir – qui porte à l’action – est prégnante chez les acteurs ayant pris le plus de risques, du fait des moyens mis en œuvre. Cette femme du noyau internationaliste d’AD, interrogée sur de possibles doutes, notamment dans la clandestinité, l’avoue :

« Non, on a jamais eu de doutes : on faisait ce qu’il y avait à faire. Il fallait bien que certains le fassent puisque d’autres ne voulaient pas le faire. Moi, je trouvais ça très bien. Ça me convenait parfaitement. »

(G.)

La nécessité morale, dans un contexte historique donné, d’un recours à des moyens extraparlementaires, en particulier lorsque le réformisme a montré ses limites, transparaît dans le discours de ce militant antifasciste, condamné pour usage d’explosifs :

« nous, on a fait ce qu’on devait faire. On a fait ce qu’on a pu. Savoir si on avait raison ou pas. Je pense que peut-être que dans 20-30 ans, peut-être que les gens, ils auront une opinion, ils diront des choses sur nous. Voilà, moi je regrette pas ce que j’ai fait. […] on s’est retrouvé à faire ça parce qu’on avait employé tous les moyens qui étaient à notre disposition de manière légale, qu’on a trouvé que ce seul moyen pour essayer d’arrêter un petit peu… le FN. »

(V.)

Ainsi l’engagement radical désigne un engagement total au cœur duquel se pose, de façon cruciale, la question de la nécessité d’un passage des idées à l’action.

2.3 Une posture, le refus du compromis

Cet engagement, dit radical et qui nourrit des conséquences sur l’ensemble de la vie de l’individu, s’articule à la fois autour d’une exigence d’action mais également dans une posture morale et intellectuelle, caractérisée notamment par le refus du compromis et une volonté de ne pas reculer face aux risques qu’implique l’engagement. Le refus du compromis se déploie en particulier dans le rapport à l’adversaire, qu’il s’agisse des institutions de l’État, du système (i.e. le capitalisme) ou de ce qui représente, pour certains acteurs, le fascisme. Le discours de cet étudiant de philosophie, acteur du cortège de tête en témoigne. Il se fait le porte-parole d’une disposition théorisée au sein de son groupe[27] :

« Après, au sein de nous-mêmes, on parle de radicalité. C’est-à-dire qu’on revendique une forme de radicalité au sens où il y a quand même cette dimension de contestation réelle […] et qui veut se mettre en place qui refuse le compromis. Le radical a aussi cette dimension-là de refus de compromis avec l’adversaire. […] au sens de : on va chercher à la racine même existentielle, métaphysique, éthique, c’est-à-dire qui ne s’arrête pas qu’à une dimension de : “on est un parti et on a des revendications qu’on aimerait bien mettre en place et qu’on va demander ou faire, qu’on va revendiquer, on va contester.” Non, c’est pas ça. C’est : ici et maintenant, on repense nos rapports interindividuels, intercollectifs, on repense notre rapport aux choses ».

(A.)

La même attitude se retrouve chez cette femme de 23 ans, habitante de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, également interrogée sur le sens du terme « radicalisation » :

« Pour moi, ça résonne comme ce truc de : “il y a pas de compromis et il y a pas de négociation”, pas parce qu’on veut pas discuter avec vous mais juste parce qu’on veut pas avoir à faire avec vous. Du coup, il y a pas le choix. C’est soit vous nous laissez faire notre truc à notre sauce, soit ça se passera mal. Moi, je le vis comme ça. »

(H.)[28]

2.4 Le rapport au risque

Au-delà du refus du compromis et de l’attachement à des convictions minoritaires ou faiblement partagées, on a caractérisé la pensée extrême – au même titre que le terrorisme – par une propension au sacrifice. « La pensée extrême […] manifeste l’aptitude de certains individus à sacrifier ce qu’ils ont de plus précieux (leur carrière professionnelle, leur liberté...) et en particulier leur vie, et dans de nombreux cas celles des autres aussi, au nom d’une idée. » (Bronner 2016a, 13), c’est-à-dire pour l’extrême gauche au nom d’une conception de la société juste. Ainsi « certains individus adhèrent si inconditionnellement à un système mental qu’ils lui subordonne[raie]nt tout le reste. » (Bronner 2016a, 13) Pourtant cette attitude – comme G. Bronner le reconnaît également – est le propre de tout passionné et pas simplement des individus embrassant la violence politique. Elle appert chez de nombreux militants politiques de base, résolument engagés.

Néanmoins les acteurs convoquant la violence politique ont également un rapport au risque distinct de l’essentiel de la population. Leur rapport à la légalité et à l’usage de moyens violents fait d’eux des « déviants », sachant que « le concept [de conduite déviante] renvoie à des situations dans lesquelles des personnes, prises dans un faisceau de revendications ou de valeurs contradictoires, ne choisissent pas tant des options déviantes que des solutions lourdes de risques de déviance. En ce sens, la déviance est simplement l’une des conséquences possibles de leurs actions, mais n’est pas inévitable. » (Lemert 1967, 11) Cette tolérance au risque est particulièrement manifeste lorsque les actions voisinent avec le terrorisme. Le « terroriste » a, à la fois, une conscience aiguë du risque mais également une tolérance à ce dernier du fait de son engagement, d’un « engagement intense pour une cause » (Crenshaw 1981, 393). Ce dernier est suffisamment fort pour rendre le risque acceptable au même titre qu’un potentiel rejet social induit par les actions commises. De façon plus générale, les théories de la déviance ont montré que « la conscience des risques encourus, qu’ils soient formels ou personnels, a relativement peu d’incidence sur l’adoption ou non de conduites criminelles. En somme, la reconnaissance de la légitimité de la sanction pénale pèserait d’un poids négligeable dans le choix de l’infraction. » (Ogien 1995, 50) Les discours recueillis montrent bien que la force de l’engagement s’apprécie également dans la conjonction d’une conscience des risques et du fait de ne pas s’y soustraire, que ces risques induisent des conséquences sur la vie de l’intéressé ou coïncident avec une mort violente (voir G., supra), ainsi que le reconnaît ce militant antifasciste :

« t’as tellement de choses à sacrifier si tu fais une action. J’y crois en mon discours. Si demain on me dit : c’est ton travail ou ton discours. Et ben ça sera mon discours. Et limite, c’est là où l’État français est stupide parce qu’il pousse à la radicalisation des gens. »

(Z.)[29]

Cette femme de la mouvance d’AD évoque comment cette conscience a émergé au cours de son parcours :

« Au moment où on a commencé à s’ouvrir à des activités autres… ça a été par l’Italie[30] […] comprendre par ce biais-là que l’action peut avoir des conséquences et que ce n’est pas un jeu. […] et de réfléchir donc : je peux m’engager… de façon assez totale. »

(E.)

La mise en péril de son existence – plus prégnante chez les anciens membres d’AD que chez les militants d’extrême gauche les plus jeunes – est conçue comme une conséquence possible des choix idéologiques et stratégiques réalisés. Après avoir évoqué précédemment la possibilité de la mort, G. poursuit :

« La prison, c’est… une parenthèse, une parenthèse dans le combat, elle est plus ou moins longue mais peu importe c’est quand même une parenthèse. - Ça c’était intégré comme une possibilité… ? - Elle nous faisait ni envie ni peur. C’est un élément, c’est tout, un élément dont on tient pas plus compte que ça. Il faut pas sinon on fait rien. Si on veut rien faire et bien […], on reste à la maison tranquillement, on fait un boulot ou pas. »[31]

La possibilité de la prison, la confrontation avec la répression, dans ses aspects à la fois physique et judiciaire, sont des éléments intégrés, par les acteurs d’hier et d’aujourd’hui, comme constitutifs du type d’engagement assumé. Qu’ils aient été actifs il y a 40 ans ou qu’ils le soient aujourd’hui, les individus rencontrés sont conscients que la lutte contre le système appelle inévitablement la répression par celui-ci, laquelle, loin de les dissuader, ne contribue qu’à les renforcer dans leurs positions et convictions (voir Sommier 2008 ; Dorronsoro 2008).

3. La radicalité, basculement ou continuité d’une trajectoire ?

3.1 La rupture biographique

Basculement vs. irréversibilité

Au rebours de ces extraits, il est commun d’interpréter les processus de radicalisation en termes de basculement et/ou de bifurcation (voir Martinez 2008  ; Khosrokhavar 2014, 26).[32] Cette lecture est très prégnante dans la sphère politique, les institutions de pouvoir[33] ainsi que dans la presse[34]. Dans certains cas, la montée en radicalité coïncide avec l’attribution d’une signification politique à une existence et à une trajectoire sociale, à partir d’un événement déclencheur (voir Tarragoni 2012). Incontestablement, la rupture ou le basculement – eu égard à la vie sociale – est d’autant plus marqué que les individus entrent dans la clandestinité ou orchestrent leur existence à partir de moyens illégaux (squats, réappropriations – i.e. vols –, occupations de zones, etc.). Parmi les individus rencontrés, une poignée seulement a connu des périodes de vie clandestine[35]. En revanche, tous ont employé des moyens d’action illégaux et ont un rapport non conforme à la partition du légal et de l’illégal. L’entrée dans la clandestinité est concomitante d’une rupture biographique, en particulier lorsque le groupe s’apparente à une institution totale a fortiori de taille réduite (voir Sommier 2008, 23). Cette rupture biographique passe par la renonciation à une identité antérieure, l’adoption d’un pseudonyme (« nom de guerre »), l’intériorisation de règles de comportement codifiées voire, dans certaines organisations, par des techniques de mortification. De même, la déviance, qui s’affirme dans un rapport non conforme à l’illégalité, se déploie selon un processus pouvant s’apparenter à un engagement dans une « carrière », pour autant que la personne inscrit alors une partie de sa vie dans un milieu organisé. Les entretiens laissent poindre quelques illustrations de ce « basculement », comme dans le discours de ce membre fondateur de la GP :

« moi j’avais rencontré – venant de là où je venais [i.e. la grand bourgeoisie] – le communisme au travers de la lutte anti-impérialiste, c’est-à-dire de la guerre du Vietnam, et on peut dire que ma vie avait basculé à partir de ce moment-là. Ça c’était avant 68, et avant la GP. C’était l’année 67 exactement. […] C’était pas du tout théorisé comme après, mais là il y avait déjà des actions violentes, enfin quand même assez violentes puisque moi, j’ai été blessé plusieurs fois à ce moment-là, enfin blessé par des coups de matraque, ou des coups de pelle avec le sang qui coule, et quand même ça fait un traumatisme. Ça fait un choc. […] Ça a été pour moi… une expérience fondamentale. […] J’ai été blessé, et à partir de ce moment-là, ma vie a changé, le cours de ma vie a changé. Et disons que la GP, c’est la suite de ça. Mai 68 et la GP, c’est la suite de ça. Moi, l’engagement, il était avant. Dans ce contexte-là, l’engagement c’est le communisme ».

(S.)

De même, K., membre des NAPAP se souvient :

« à un moment donné, j’ai dit : Ma vie, elle bascule. Mon diplôme de Sciences Po Paris, poubelle ! Etc. Et là, ça, c’est un engagement. Et c’est un point de non-retour. Et c’est un acte violent aussi par rapport à moi. »

19 entretiens évoquent le paradigme du basculement. Toutefois, hormis ceux précédemment évoqués, rares sont les individus (4) qui le convoquent pour rendre raison de leur trajectoire. L’illusion biographique, tenant à la reconstruction et à la réinterprétation rétrospectives, pourrait être ici bien plus fortement à l’œuvre. Ces extraits illustrent néanmoins une forme de bifurcation politique spécifique, où la nouvelle identité est perçue comme difficilement réversible ou questionnable, mais caractéristique d’un processus d’alternation. Elle implique l’endossement d’une croyance « totale »[36] et une reconversion identitaire (voir Tarragoni 2012). Pour les personnes interrogées, la « croyance totale » s’illustre de façon emblématique dans l’adhésion à une idéologie révolutionnaire mais aussi, partiellement, dans certaines interprétations de l’antifascisme, lorsqu’il est question de lutter contre l’ensemble des inégalités engendrées par un système, ou dans la tradition de l’antifascisme héritée notamment de la guerre d’Espagne. La « bifurcation » biographique (Tarragoni 2012), étape du processus d’alternation, est explicite chez certains militants[37]. Néanmoins et pour ne pas céder à la mythologie, il convient de souligner que des acteurs de la lutte et de la propagande armées se sont, dans le cours de leur existence, détournés de leur engagement initial. Certains individus, très actifs dans leur jeunesse, se sont orientés – l’âge aidant – vers une militance plus compatible avec une vie familiale. D’autres, enfin, sont revenus sur leurs convictions et ont abandonné ce combat.

Toutefois cette bifurcation est moins interprétée, par les acteurs, en termes de basculement que d’irréversibilité. Cette transformation subjective de soi s’entend, dans les discours, comme une étape dans une dynamique qui se veut irréversible, conformément au paradigme de l’alternation. Bien que ces formulations soient le produit de reconstructions rétrospectives, plus présentes dans les entretiens avec des personnes ayant une longue histoire d’engagement derrière elles que chez de plus jeunes militants qui n’ont pas tous théorisé les étapes de leur carrière militante, elles présentent une pertinence heuristique. En effet, le paradigme de l’irréversibilité est bien plus marquant, dans le vocabulaire employé par les acteurs, que celui du basculement comme ces extraits le suggèrent :

« “Radicalisation” permet… le fait qu’on ne peut plus revenir en arrière, ça c’est bien. C’est une prise de conscience la radicalisation. Parce que quand on regarde les autres, tous ceux qui… se sont engagés dans cette forme de lutte, finalement… quand on regarde nos vies, au sens capitaliste du terme, on n’a pas vraiment besoin de faire ça. Et pourtant on le fait. C’est vraiment passer de ce confort bourgeois qu’on avait à une vie dite – et encore faut pas exagérer – de hors la loi. Pourquoi, pourquoi on fait ça ? C’est à mon avis qu’il y a une raison morale, et vraiment une émancipation qui est présente, du coup… c’est je pense que c’est ça la radicalisation : c’est de voir le monde tel qu’il est et le refuser… parce qu’il est mauvais. »

(W., étudiant actif dans les cortèges de tête, interrogé sur le sens du terme « radicalisation »)

Interrogé sur des événements qui auraient eu « un rôle décisif » pour lui, C. répond :

« Oui, bien sûr. Bien sûr Oui oui, non non, je pense à des choses, il y a des engrenages : il y a des petits… des clapets qui empêchent tout retour en arrière. […] Moi, par exemple, j’ai toujours dit, par rapport à moi, etc., mon radicalisme : mais par exemple l’exécution de mon camarade Puig Antich a été un… – qui a été le dernier garrotté en Espagne… C’est des déclics quoi. Quand le système est capable de ça… il y a plein de petits détails dans la vie de lutte qui fait que voilà : il n’y aura pas de retour en arrière. »

(C., AD)

Les reconstructions a posteriori des histoires individuelles par les acteurs font ainsi émerger un moment clef[38], intervenant comme un « déclic » à partir duquel un processus, perçu comme irréversible et témoignant d’une alternation, se met en place. L’analyse des transformations subjectives, empiriquement saisies, suggère donc de complexifier la perspective du « pas à pas » en l’associant à l’identification, pour certains individus, de moment(s) de prise de conscience spécifique(s). Le caractère incrémentiel de la radicalisation politique ne rend compte que d’une partie des processus de radicalisation. Ce caractère doit être pensé en complémentarité avec des moments de rupture politique (voir Collovald et Gaïti 2006, 42). Ces étapes ne sont toutefois pas à appréhender comme des déterminants ou des causes, dans des trajectoires de radicalisation, mais comme des moments cruciaux dans le retour réflexif que les individus opèrent sur leur trajectoire. La diversité de ces moments clefs prévient de l’erreur méthodologique et interprétative consistant à déduire du résultat les raisons qui y ont conduit.

Ainsi l’usage de la violence intervient rarement comme un basculement soudain et inattendu, comme l’effet d’un phénomène strictement subjectif. Il constitue plutôt le produit d’une carrière spécifique marquée, entre autres, par une socialisation singulière, des rencontres, des mises en réseau susceptibles de favoriser l’entrée dans un activisme à haut risque (McAdam 1986). Certains lieux de socialisation (quartiers, bars, associations, squats, etc.), par exemple, favorisent l’acceptation de la violence ou sa préparation (voir Della Porta 1995). Les squats sont des lieux d’intégration et d’acceptation d’une culture de l’illégalité dans les milieux d’ultra-gauche en Europe (voir Sommier 1998). En ce sens, les trajectoires et le recours à la violence – i.e. la radicalité – ne peuvent se comprendre qu’au moyen d’une analyse contextuelle qui articule les biographies au(x) groupe(s), aux réseaux d’appartenance et plus largement aux contextes sociopolitiques (voir aussi Hairgrove et MacLead 2008).

Un choix

Si le « basculement » tend à traduire l’effet, sur l’individu, d’un certain contexte ou d’une situation donnée, le « choix » – qui évoque également une forme de rupture biographique[39] – exprime une dynamique subjective d’alternation explicitement initiée par l’individu. Il constitue l’archétype subjectif de la rupture biographique, dans son aspect notamment existentiel (voir Sartre 1938 ; Sartre 1943).[40] L’évocation d’un choix n’est pas toujours explicite dans les entretiens mais elle appert dans 35 d’entre eux. Onze individus récusent avoir choisi, estimant ne pas avoir d’autre choix que de faire ce qu’ils font ou ont fait[41]. A contrario, Z., militant antifasciste de 31 ans, interrogé sur de possibles moments de doute, souligne la réalité du choix :

« j’ai déjà une certaine manière de réfléchir, d’agir, de parler. Même si j’ai envie de recommencer à zéro, c’est pas possible, quoi. C’est pas une question que : tu te mets face au mur et que tu peux pas reculer mais c’est une question vraiment de dire : au final, j’ai eu plein de choix, je les ai choisis pleinement. Peut-être que quand j’étais jeune, c’était pas conscient, ou c’était de l’influence ou etc. Mais bon à 25-26 ans, tu choisis, quoi. »

(Z.)

Néanmoins ce choix s’entend le plus souvent comme étant de nature politique, par exemple de type militant. Ainsi Z. poursuit, lorsqu’il évoque la signification de son engagement :

« Nous, on a fait le choix de… bouquiner, de travailler, de construire quelque chose qui dure dans le long terme, quoi, avec des plans, réfléchis ou pas, suivis ou pas, etc. Et au final, on est toujours là !! 12 ans !! Après entre temps, il y a eu mille évolutions. »

De même, C. avoue :

« j’ai choisi ce camp-là et ce camp, il va m’amener où le… flot va m’amener. Voilà. J’ai choisi d’être dans cette histoire-là. Ça c’est presque existentiel quand on dit ça mais ça fait partie… Moi, j’ai une radicalité contre le système et en même temps j’ai aussi… je ne veux pas vivre une demie vie, je veux vivre une vie entière et j’ai eu l’impression, j’en ai toujours la certitude que j’ai eu une vie pleine parce que j’ai choisi ce camp-là. Voilà. Ça c’est de l’existentialisme. J’ai lu beaucoup Sartre. »

Quand bien même ces extraits témoigneraient d’une rationalisation a posteriori et d’une mise en cohérence rétrospective, ils attestent que ce choix est aussi celui du passage à l’action, comme l’évoque cet ancien de la mouvance d’AD, revenant sur son passé : « La rencontre avec les premiers temps d’AD était complétement logique, était un choix de ma part. D’ailleurs, moi j’ai été contacté. » (Ye.)

3.2 La continuité

Tous les militants rencontrés ne placent pas leurs parcours sous l’ancrage d’un choix originel, existentiel[42]. Aux antipodes du paradigme du basculement, nombreux sont ceux à penser leurs trajectoires en termes de continuité, que celle-ci renvoie à une histoire individuelle ou familiale.

Continuité personnelle ou continuité familiale

R., militante antifasciste, confie : « […] La révolte, je l’aie depuis gamine, j’ai l’impression. » De même X., militant autonome très actif dans les protestations contre la loi El-Khomri, reconnaît : « franchement ça s’est fait tout seul. Ça s’est fait vraiment tout seul. »[43] Cette continuité de trajectoires est peinte par nombre d’enquêtés comme s’enracinant dans un héritage familial, qu’il soit communiste, résistant ou, plus généralement politique, ainsi qu’en atteste cet ancien membre d’AD :

« Au niveau de ma mythologie personnelle, c’est clair que j’étais dans la continuité des miens. Je suis d’une famille militante. Mais ça c’est très personnel. »

(J.C.)

Tout comme cette femme de la même mouvance :

« Moi, mon engagement, de fait, pour des raisons familiales, je sais pas, culturelles, […] je me suis engagée jeune, mais j’ai jamais eu l’impression de… l’interrompre. […] Ça fait partie… Aujourd’hui on est peu, je sais pas toujours si ça sert à quelque chose mais ce qui est certain, c’est que voilà ça fait partie de ma vie ».

(E.)

Ces propos évoquent autant de façons, pour les acteurs, de penser et de décrire leur trajectoire – quoi qu’il se soit passé dans les faits, qu’ils la pensent en termes de rupture définitive, radicale et irréversible, ou bien en termes de continuité, d’ancrage naturel, inné ou familialement hérité[44]. Concevoir comme antithétiques les paradigmes du basculement – que nous préférons nommer prise de conscience ou étape irréversible – et de la continuité revient à s’interdire de penser la complexité et l’épaisseur des trajectoires en radicalité de l’extrême gauche française. Certains moments peuvent être identifiés comme décisifs mais ils s’inscrivent, le plus souvent, dans un parcours et dans une temporalité continue.

La problématique du « basculement » est excessivement simplificatrice. Les discours des acteurs montrent en effet qu’il n’existe pas d’antinomie entre l’évolution progressive et les moments décisifs des parcours de vie.

Les « petits pas »

La mise en évidence de cette continuité – récusant la thèse du « basculement » – paraît a contrario confirmer la thèse de l’« engagement par défaut » (Becker 2006, 188), suggérant qu’il n’y aurait pas de date ou d’événement clef susceptible, en soi, d’expliquer l’engagement, mais plusieurs événements prenant sens les uns par rapport aux autres, tels des « sédiments qui façonnent une carrière atypique par des effets de seuil mais aussi parfois de hasard » (Sommier 2008, 91). La notion d’« engagement par défaut » nous paraît néanmoins inappropriée pour rendre compte de l’engagement politique d’extrême gauche, quand bien même aucun événement clef ou aucune date précise ne pourrait être rapporté par certains des intéressés comme point d’« entrée en radicalité ». En effet, ce type d’engagement désigne « tout engagement réalisé sans que l’acteur en ait conscience […] [et qui] survient au travers d’une série d’actes dont aucun n’est capital, mais qui, pris tous ensemble, constituent pour l’acteur une série de paris subsidiaires d’une telle ampleur que ce dernier se trouve dans une situation où il ne veut pas les perdre » (Becker 2006, 188). À l’inverse, l’engagement dit radical ou extrême (à la gauche de l’échiquier politique) est marqué par une prise de conscience – comme les entretiens le montrent à l’envie (voir supra notamment I., W.) – fut-elle progressive (voir Guibet Lafaye 2017b ; Guibet Lafaye 2017a). L’entrée dans ces groupes, mouvements ou organisations ne peut être pensée sur le modèle de l’intégration dans un parti politique ou un syndicat, marquée par exemple par une adhésion et une cotisation.

Ainsi la radicalité n’est pas un phénomène nécessaire, inhérent à certains groupes culturels ou contenu dans les germes de certaines idéologies, mais se présente plutôt comme le produit d’un processus « incrémental », d’une construction « pas à pas », dont nous tentons, à travers ces extraits d’entretiens, de restituer le déroulement pour en saisir l’intelligibilité. La progressivité dans le passage à l’illégalité est très bien illustrée par ces propos d’une femme de la mouvance d’AD :

« après, on a rencontré quantité… quantité d’Italiens, quand nous, on était un peu ouverts, qu’on s’était vraiment battu pour G., pour les derniers prisonniers politiques, des Corses […] – on a rencontré des Corses –, des gens de l’Arc, de Guadeloupe aussi… tu vois, différents circuits… de l’action un peu illégale des différents mouvements, les Basques aussi évidemment avec qui on a fait des liens vachement forts, et donc assez naturellement, des Italiens… par tous ces réseaux-là, on a eu à héberger des Italiens qui arrivaient clandestinement. Donc on a mis en place tout un système déjà de locations sous des faux noms, donc qui voulait dire fausses identités, de démerde pour qu’ils aient des sous, donc faux chéquiers, voilà. C’est comme ça qu’a commencé… plus l’activité souterraine. »

(E.)

De même, la conjonction entre continuité d’un parcours et « événements décisifs » appert dans plusieurs entretiens comme dans les extraits précédemment cités de C., membre d’AD (voir 3.1). Le rapport à la répression, mentionné comme occasion récurrente et décisive d’une prise de conscience – évoqué par ce militant des années 70-80 se souvenant de Puig Antich – trouve un écho parmi les plus jeunes activistes, comme chez cette occupante de la ZAD de NDDL, interrogée sur l’effet de la répression sur son engagement[45] :

« Putain laisse tomber !! […] ça m’a fait monter en termes de détermination… c’est pareil quand tu es dans le vif du truc, ça te prend vraiment aux tripes et puis… Et je crois que vivre ces expériences-là, ça a fait des clefs déterminantes dans… je sais pourquoi est-ce que je le fais, mais après tu le fais pas toujours de la même manière, et du coup c’est pas toujours les mêmes énergies qui t’animent, les mêmes raisons, les mêmes machins. »

(H.)[46]

Conclusion

L’enquête menée en 2016-2017 a permis de rencontrer des individus qui, pour la plupart, affirment leur radicalité dans un contexte où les revendications d’une étiquette radicale sont rares, quand, au tournant des XIXe et XXe siècles, elles étaient nombreuses. La présente étude visait à explorer les « transformations subjectives » à l’œuvre dans les carrières en radicalité des acteurs de l’extrême gauche française (révolutionnaire et antifasciste), depuis la fin des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, et à confirmer la validité analytique du concept d’alternation sur celui de radicalisation. L’exploitation d’un matériau empirique issu d’entretiens approfondis autorise également un regard critique sur la notion de « basculement » dans le terrorisme ou la violence. Une description plus appropriée de ce type d’engagement serait de le penser comme un engagement total plutôt que radical, extrême ou violent. En effet, dans l’essentiel des cas rencontrés, cet engagement peut être décrit comme coextensif à la vie, conçu sous la modalité du devoir moral et supporté par des convictions, appelant intrinsèquement l’action. Cette détermination descriptive – i.e. non normative ni de tendance psychologisante – de l’engagement politique apporte de nouvelles caractéristiques, permettant d’enrichir la qualification de l’engagement radical, proposée par McAdam (1986). La référence au risque passe alors au second plan sur celle du rapport analytique entre convictions politiques et injonction morale à l’action, ainsi que sur celle d’un engagement de la vie elle-même de l’acteur, se postant alors au premier plan, l’extensivité de l’engagement venant compléter l’accent porté par D. McAdam sur l’intensité de ce dernier.

Du point de vue de la compréhension et de l’interprétation des « carrières en radicalité », les deux modèles interprétatifs de la prise de conscience irréversible – trop vite nommé « basculement » – et de la continuité des « petits pas », c’est-à-dire des moments décisifs et de l’évolution progressive, ne doivent pas être opposés mais, bien au contraire, conjoints pour comprendre la complexité de ces carrières. De même, la qualification d’« engagement par défaut » semble particulièrement mal choisie, notamment lorsqu’elle qualifie ces formes d’engagement, quand bien même la notion signifierait qu’il n’y a pas une date précise de l’entrée en radicalité. La reconnaissance de la complexité de ces trajectoires et des formes d’irréversibilité associées à ces parcours suggère enfin un regard critique sur les démarches politiques contemporaines de déradicalisation, fondées sur une conceptualisation simplificatrice du « basculement » dans la radicalisation.