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La notion de pluri-officialité est une notion qui, aujourd’hui encore, demeure très largement ignorée des chercheurs en science juridique alors même que celle-ci fait la part belle aux rapports entre Normes et langues, ces deux outils si chers au juriste : en effet, le droit constitue sans nul doute un système normatif dont la particularité réside justement dans sa nécessaire énonciation. Certes, des études sur les droits linguistiques ont déjà été entreprises, la doctrine canadienne ayant notamment exploré relativement tôt la question des droits des locuteurs dans un contexte particulier de pluralisme linguistique[1]. Pour autant, cette perspective juridique est plus rarement empruntée dans le cadre spécifique d’une réflexion tout à la fois positiviste et étatiste de la question linguistique.

De fait, il est possible de constater une certaine prévalence des approches identitaire et subjectiviste suivies par la doctrine juridique dans son étude des revendications linguistiques. Il est vrai que cette prévalence se fait l’écho d’une réalité tout à la fois sociologique et politique : il existe effectivement des demandes de reconnaissance des particularismes linguistiques de la part de groupes de locuteurs, en France comme dans d’autres pays européens. L’étude des Constitutions nationales, dans les États ayant fait le choix de la reconnaissance des particularismes linguistiques, suffit cependant à constater l’insuffisance de cette approche essentiellement identitaire : le plurilinguisme existe en droit constitutionnel et a donc nécessairement quelque chose à nous dire sur la figure de l’État plurilingue dans le champ de la théorie de l’État.

En la matière, l’étude de la doctrine étrangère révèle un certain consensus scientifique en faveur d’une classification dichotomique des États plurilingues faisant ainsi émerger deux modèles principaux de « gestion » juridique du pluralisme linguistique : le principe de personnalité et le principe de territorialité. Il y aurait donc deux normes bien distinctes en matière de reconnaissance de la pluralité linguistique. Le principe de personnalité s’organiserait autour du citoyen ; il reconnaîtrait à celui-ci un statut linguistique propre, personnel, défini en fonction de sa langue maternelle. Consacrer le plurilinguisme selon le principe de personnalité relèverait donc d’une consécration en droit de l’identité linguistique du locuteur, lui permettant de s’adresser aux autorités publiques dans sa langue maternelle. Le principe de territorialité emporterait au contraire l’établissement de frontières linguistiques internes au sein de l’État et la reconnaissance, dans chacun de ces sous-territoires, d’une langue officielle unique. L’État serait alors formé d’une juxtaposition de territoires unilingues, l’addition de ces territoires assurant une reconnaissance de la diversité linguistique à l’échelle de l’entité étatique. L’aménagement de ce plurilinguisme ne serait plus personnel ou libéral à l’instar du premier modèle, mais territorial et objectif.

Une telle présentation dichotomique des États plurilingues pose cependant des problèmes épistémologiques non négligeables. Tout d’abord, ces principes sont avant tout l’expression d’une politique linguistique bien spécifique et par définition dénuée de toute neutralité idéologique (universalité, libéralisme et individualisme vs aménagement par groupes linguistiques, uniformité territoriale voire, selon les cas, véritable planification linguistique de la part de l’État) ; ainsi la doctrine fidèle à ces principes, loin d’étudier la logique propre qui sous-tendrait toute norme juridique de reconnaissance des langues, s’intéresse plus volontiers soit à chacun des locuteurs – principe de personnalité – soit à chacun des groupes de locuteurs – principe de territorialité. Un État organisé selon le principe de personnalité serait par conséquent un État qui consacre le droit pour tous à utiliser sa langue maternelle, quel que soit le territoire sur lequel il se trouve et quelle que soit l’autorité publique à laquelle il s’adresse. À l’inverse, l’État ayant opté pour le principe de territorialité ferait par là même le choix d’une appréhension par groupe linguistique qui, sur leur territoire, bénéficierait d’un droit à utiliser leur langue propre ; ce faisant, l’État exclurait nécessairement l’exercice de ce même droit pour tout autre locuteur (au nom du principe d’uniformité linguistique). Cette dichotomie n’est cependant guère concluante. Ainsi, le modèle linguistique espagnol par exemple, permet de révéler tout à la fois la subjectivité de cette présentation doctrinale que son inanité. En Espagne, le régime linguistique de l’État est en effet défini à l’article 3 du Titre préliminaire de la Constitution du 27 décembre 1978. Il dispose en son premier alinéa que « le castillan est la langue espagnole officielle de l’État. Tous les Espagnols ont le devoir de la connaître et le droit de l’utiliser[2] ». L’alinéa 2 du même article précise cependant que « les autres langues espagnoles seront également officielles dans les Communautés autonomes respectives, conformément à leur statut[3]  » ; en application de cet alinéa, 6 Communautés autonomes d’Espagne[4] ont reconnu dans leur Statut d’autonomie une langue co-officielle avec le castillan qui s’impose sur l’ensemble du territoire étatique. Dans ce cadre, le modèle linguistique espagnol devrait être qualifié de personnel selon le point de vue des locuteurs castillans dès lors que la langue espagnole est officielle sur l’ensemble du territoire étatique. Il serait en revanche qualifié de territorial aux yeux d’un locuteur catalan, basque ou galicien en ce que ces langues ne bénéficient du statut de co-officialité que sur le territoire de certaines Communautés autonomes. La subjectivité de ces deux modèles linguistiques nuit inévitablement à la rigueur taxinomique. Surtout, les principes de territorialité et de personnalité demeurent de simples outils d’analyse qui ne reçoivent aucun écho dans le champ juridique. En d’autres termes, le droit se saisit de la question linguistique non pas à travers ces deux modèles de planification linguistique mais au moyen de la consécration d’un principe juridique de pluri-officialité.

La logique du principe juridique de pluri-officialité

La logique propre au principe juridique d’officialité, lorsque celui-ci est consacré dans les Constitutions nationales, est d’abord une logique essentiellement territoriale. Pour autant, cette territorialité de la norme linguistique doit s’entendre de manière spécifique dans chaque État plurilingue. L’aménagement de la pluralité linguistique diverge en effet selon que les États reconnaissent une pluri-officialité au « sommet » ou organisent cette pluralité au seul niveau local. Ainsi par exemple, il conviendra de distinguer la Suisse et la Belgique d’un côté de l’Espagne et de l’Italie de l’autre.

La Suisse et la Belgique

La Suisse et la Belgique, États fédéraux, consacrent plusieurs langues officielles en leur centre avec une « spécialisation » de cette pluralité linguistique au niveau de leurs entités infra-étatiques : la pluri-officialité est donc fédéralisée. Ainsi, l’article 4 de la Constitution helvétique, intégré dans le Titre premier relatif aux « Dispositions générales », reconnaît que, dans l’État, « les langues nationales sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche ». De même la Constitution de la Belgique consacre ses premiers articles à la définition de l’État, « de ses composantes [et] de son territoire », au sein desquels le critère linguistique représente un élément déterminant. Il y est en effet établi que « la Belgique comprend trois communautés : la Communauté française, la Communauté flamande et la Communauté germanophone[5] » ainsi que, notamment, « quatre régions linguistiques : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région de langue allemande[6] ».

L’Italie et L’Espagne

À l’inverse, l’Italie et l’Espagne reconnaissent une seule langue officielle sur l’ensemble de leur territoire en même temps qu’est aménagée une pluralité linguistique à l’échelon local : la pluri-officialité est dans ce cas décentralisée. L’organisation en droit du pluralisme linguistique diverge donc selon les États mais répond pareillement à un même aménagement de type exclusivement territorial. Le locuteur n’est pas le principal destinataire de la norme de pluri-officialité : celle-ci s’adresse essentiellement aux autorités de l’État. Le principe de pluri-officialité est de ce fait un principe objectif qui porte une obligation linguistique aux institutions étatiques.

La deuxième observation entend relever que, en liant ainsi langue et territoire, les Constitutions nationales ont pour effet de « juridiciser » le concept de territoire linguistique. Ce dernier cesse de se définir selon une approche strictement sociologique ou socio-linguistique. Le territoire linguistique, en raison du principe juridique d’officialité, devient un concept juridique : les langues sont régionalisées par le droit. L’État plurilingue se présente dès lors sous la forme d’une entité divisée en territoires linguistiques qui constituent des aires géographiques dans lesquelles une langue déterminée est reconnue en droit comme juridiquement valide et s’impose dans la sphère publique. La consécration de ces territoires linguistiques sous-tend donc une logique de différenciation territoriale. Cette différenciation s’exprime par le fait que l’État plurilingue connaît, selon les territoires, des conditions différenciées en matière de validité des normes dont découlent non seulement des particularismes en matière de publication et d’interprétation des normes mais également des spécificités en ce qui concerne l’accès aux emplois publics dès lors que chaque territoire linguistique se voit appliquer des conditions particulières de recrutement selon un critère de connaissances linguistiques voire d’appartenance à un groupe linguistique, emportant une spécialisation de la fonction publique. 

Les effets du principe juridique de pluri-officialité

La première conséquence qui s’attache au principe de pluri-officialité appelle une nouvelle fois à distinguer les États plurilingues en leur centre (Belgique et Suisse) des États à pluri-officialité décentralisée (Espagne et Italie). Pour ces derniers en effet, la bi-officialité est circonscrite à certaines entités locales. Partant, le territoire linguistique régi selon le principe de bi-officialité reste minoritaire au sein de la structure territoriale de l’État. Il se singularise donc au regard de son statut constitutionnel : le territoire linguistique fait l’objet d’un traitement singulier de la part du pouvoir constituant. En d’autres termes, dans les deux États cités, Espagne et Italie, il existe une correspondance entre autonomie renforcée et bi-officialité. De fait, les Communautés autonomes à langue propre ainsi que les régions italiennes où s’applique le principe de bi-officialité, se sont vues reconnaître par le pouvoir constituant une autonomie renforcée.

Le second effet venant caractériser le principe de pluri-officialité affecte tout État plurilingue, indépendamment de sa gestion territoriale du pluralisme linguistique. Il est effectivement possible de constater que la reconnaissance de territoires linguistiques au sein de l’État emporte un transfert de compétences nouvelles au profit de ces territoires. La matière linguistique, la langue, devient une compétence locale. En Suisse, l’article 4 de la Constitution qui porte sur les langues nationales de la Confédération, doit être interprété à la lumière de l’article 70, inséré dans le Titre 3 portant sur la « Confédération, [les] cantons et [les] communes ». Celui-ci a pour objet de déterminer et d’organiser plus spécifiquement l’aménagement linguistique de l’État. Il précise ce faisant que « les langues officielles de la Confédération sont l’allemand, le français et l’italien. Le romanche est aussi langue officielle dans les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche ». Par ailleurs, « les cantons déterminent leurs langues officielles. Afin de préserver l’harmonie entre les communautés linguistiques, ils veillent à la répartition territoriale traditionnelle des langues et prennent en considération les minorités linguistiques autochtones[7] ». La Constitution espagnole, dans le cadre de la détermination des compétences des Communautés autonomes, se limite à disposer que ces dernières bénéficient de la compétence en matière de « développement de la culture et de la recherche et, dans ce cas, de l’enseignement de la langue de la Communauté autonome[8] ». C’est donc au cœur des articles inscrits dans les différents Statuts d’autonomie des Communautés que l’organisation de la co-officialité des langues est opérée. Il en va de même en Italie où trois Statuts spéciaux régionaux, de rang constitutionnel, reconnaissent spécifiquement l’officialité des langues française[9] , allemande[10] et slovène[11]. La pluri-officialité s’accompagne de la reconnaissance de la compétence linguistique des entités étatiques locales. Or, la matière linguistique est par définition transversale : toutes les activités de l’État et de ses entités locales appellent une réglementation linguistique dès lors qu’elles s’exercent nécessairement dans une langue déterminée. Matière transversale, la langue participe donc de manière concomitante à l’exercice de l’ensemble des compétences normatives des pouvoirs publics : « la compétence linguistique se configure comme un titre général, de portée horizontale, et de base exclusivement territoriale[12] ». Cette particularité préfigure à elle seule une extension de la compétence normative des territoires linguistiques au-delà du cadre matériel et géographique initialement délimité : le caractère général et transversal de la réglementation linguistique a pour effet d’affecter les compétences sectorielles dévolues à l’État au bénéfice des territoires linguistiques.

Le Tribunal constitutionnel espagnol a très tôt mis en garde contre un tel empiètement dans les compétences matérielles réservées à l’État de la part des territoires linguistiques du fait de leur réglementation sur l’usage des langues officielles. Ainsi selon lui, « la compétence autonomique de normalisation linguistique » ne saurait « se convertir en une affaire qui, bousculant l’ordre constitutionnel des compétences, habilite la Communauté autonome à régler, sous prétexte de politique linguistique, des matières réservées à l’État ». Parallèlement, « les compétences sectorielles de l’État » ne peuvent « se convertir en un obstacle qui bloque ou vide la compétence qu’a la Communauté autonome en matière de normalisation linguistique[13] ». Il conviendrait donc de rendre compatible l’exercice par les autorités centrales de leurs compétences matérielles consacrées par la Constitution et la réglementation connexe adoptée par les différents territoires linguistiques relativement à leurs langues officielles. Le Tribunal constitutionnel doit pourtant reconnaître en l’espèce que, « dans une situation de co-officialité linguistique », ne viole pas la compétence exclusive de l’État en matière « d’organisation des instruments publics[14] », l’article 3 du décret catalan 125/1984 déterminant le texte qui doit prévaloir en cas de doute dans l’interprétation des actes adoptés en castillan et en catalan. Ce dispositif jurisprudentiel surprend au regard des considérants précédents développés par le Tribunal dans cette même décision. Ce dernier affirme en effet que « la réserve [constitutionnelle] faite à l’État relativement à l’organisation des instruments publics » a pour objet de conférer « l’assurance d’un traitement normatif unitaire et commun des documents publics […] uniformisant à cette fin le régime de leur nature et contenu, de leurs attributs internes et formels, de leur validité et efficacité et, en général, de tous ces aspects qui compromettent l’unité de la matière juridique[15] ». Les juges constitutionnels reconnaissent cependant que ne peut être considéré comme « excessif », l’exercice de cette compétence par la Communauté autonome de Catalogne quand celle-ci se rapporte à la langue des écrits publics puisque « dans le cas contraire […] la compétence autonomique serait vidée de contenu[16] ». Il s’agit donc bien en l’espèce d’un empiètement dans une compétence exclusive de l’État, opéré par la réglementation d’un territoire linguistique et résultant de la reconnaissance du principe juridique de bi-officialité. La recherche nécessaire de l’équilibre invoqué par la juridiction espagnole entre les compétences matérielles de l’État et la compétence linguistique des entités autonomes se fait ici au bénéfice du territoire linguistique. Par-delà le silence de la Constitution relativement au pouvoir des territoires linguistiques en la matière, la consécration d’un principe local de pluri-officialité emporte la reconnaissance d’une compétence normative supplémentaire au profit des territoires linguistiques. Le principe constitutionnel de pluri-officialité a partie liée avec la répartition des compétences entre pouvoir central et entités infra-étatiques.

Cette observation résulte également de la lecture de la jurisprudence constitutionnelle italienne. Ainsi, dans le cadre d’un recours formé par la province de Bolzano contre un décret du Ministre de la santé réglementant les examens d’aptitude du personnel médical, la juridiction suprême rappelle qu’aux termes des normes d’exécution du Statut d’autonomie pour la région du Trentin-Haut-Adige et en vue de protéger la minorité allemande, la Province de Bolzano dispose d’un pouvoir législatif en matière d’organisation desdits examens. C’est donc à tort que l’État a pu, par décret, limiter l’exercice d’une compétence provinciale conférée par voie législative. Une telle exigence d’ordre purement formel, dont la Cour impose ici le strict respect, rappelle au surplus que le fondement de ce transfert de compétences initialement opéré par l’État au profit de la Province autonome, repose au principal sur le facteur linguistique qui constitue la spécificité de ce territoire provincial. Il s’agit en l’espèce de « garantir aux candidats le droit de passer l’examen en langue italienne ou en langue allemande, ainsi que d’être évalués par les membres de la commission examinatrice qui ont une connaissance adéquate des deux langues[17] ». La particularité linguistique de la Province de Bolzano ainsi que l’adaptation nécessaire des normes étatiques au régime local de co-officialité ont ainsi influé ab initio sur la répartition des compétences entre pouvoir central et autorités locales. Le caractère transversal de la réglementation relative aux langues participe donc, comme en l’espèce, à l’accroissement des compétences des territoires linguistiques, du fait de la constitutionnalisation dans l’État du principe de pluri-officialité.

L’encadrement de la compétence normative des territoires linguistiques relativement à la mise en œuvre du principe constitutionnel de pluri-officialité apparaît donc fluctuant d’un point de vue tant matériel que territorial : une dichotomie stricte des compétences concurrentes entre l’État et les territoires linguistiques n’apparaît pas en réalité envisageable dès lors que la langue constitue une matière transversale. Dans le cadre de l’organisation verticale des pouvoirs dans l’État, la constitutionnalisation du principe de pluri-officialité amène ainsi à une dévolution de compétence normative au profit des territoires linguistiques qui a alors pour effet, en raison du caractère transversal de la matière linguistique, d’accroître le pouvoir normatif de ces autorités locales. Ce faisant, elle participe au phénomène descendant de décentralisation entendue lato sensu et s’inscrit pleinement dans la détermination de la forme de l’État.

La reconnaissance d’un principe de pluri-officialité dans les Constitutions nationales emporte donc une définition particulière de l’État plurilingue : celui-ci connaît tout à la fois une territorialisation du droit et une territorialisation des pouvoirs.