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Si Stendhal avait eu recours au daguerréotype, La Vie de Henry Brulard – écrite en 1835, l’année même de l’invention du procédé – serait probablement parsemée de clichés photographiques. Si W.G. Sebald avait vécu à l’époque de Stendhal, s’il avait eu comme Stendhal, une passion pour le dessin, et s’il avait écrit, comme Stendhal, pour être lu en 1880 ou en 1935, il aurait sans doute parsemé ses romans de dessins à la plume – parmi ces dessins, j’imagine que la plupart auraient, comme chez Stendhal, une dimension géographique évidente. J’ignore pour quelle époque Sebald a écrit ses quatre grands romans (ses fictions réalistes, comme il les appelait) – publiés en Allemagne de 1992 à 2001 – mais leur réception a coïncidé avec la fin d’un siècle et le début d’un nouveau, avec la fin d’une ère, même, si l’on se soustrait un instant aux bornes chronologiques admises et si l’on considère que les événements du 11 septembre 2001 (année de la mort de Sebald, survenue le 14 décembre sur une route du Norfolk) ouvrent l’époque dans laquelle il nous est donné de vivre.
Je pense aux clichés parfois radieux, souvent sinistres, jamais anodins sinon en apparence, qui scandent, jalonnent, servent de preuves et de balises aux narrateurs avatars de l’auteur dans leur quête dédaléenne de traces, d’indices, d’empreintes à travers l’Europe d’après 1945, d’après l’année zéro, qui est l’an I de l’auteur, né en mai 1944 dans le village de Wertach – résumé dans ses récits, de même que son prénom Winfried, à son W initial et énigmatique. Pêle-mêle parmi ces clichés, comme dans un puzzle bizarre, on trouve des reproductions de gravures ou de peintures, des fac-similés de manuscrits, des fragments d’archives historiques, des feuilles d’agenda ou de passeport, une déclaration de police, des billets de train, des extraits de prospectus touristiques, des plans de villes, des cartes d’état-major. L’image ainsi constituée, sans source ni légende apparente, ne vient jamais illustrer le texte, et le texte ne commente pas en retour l’image, l’image participe du texte, elle redouble souvent le texte, elle le suscite et le nourrit, le relaie et le continue, elle comble ses lacunes, elle supplée l’impuissance à dire, elle situe le non-dit, elle fait texte.
Toute l’Europe de Manchester à Istanbul et de Paris à Riga est passée en revue dans les romans de Sebald ; le narrateur sillonne à plusieurs reprises – à pied, en voiture, en bus, en train, en bateau – le cœur de cette Europe, l’Europe allemande, l’Europe rhénane qui va du bassin de Londres au nord de l’Italie, et qui s’articule de part et d’autre de la Mer du Nord – l’Oceanus germanicus des vieilles cartes de géographie – au bord de laquelle se promène le narrateur des Anneaux de Saturne, parti de Norwich (ville où se situe l’université d’East-Anglia où Sebald lui-même enseignait) pour un voyage à pied à travers le comté de Suffolk.
Peu importe le degré de réalisme des sites et des lieux traversés ; comme le W du Ritorno in patria (c’est ainsi, en italien, ce qui déjà dit beaucoup de son rapport à la langue maternelle, que Sebald a intitulé le chapitre de Vertiges [1] relatant son retour au pays natal), comme ce W qui pourrait être, en fin de compte, n’importe quel village de Bavière, d’Allemagne ou même d’Autriche, les lieux ne sont choisis qu’en fonction de leur valeur allégorique ; la Lombardie et la Vénétie de Vertiges, c’est l’Italie de Stendhal, de Casanova, de Verdi, de Kafka ; Austerlitz [2] qui donne son titre au dernier livre de Sebald, c’est à la fois le lieu de la bataille (situé aujourd’hui en République tchèque), une gare parisienne et le nom du personnage principal, Jacques Austerlitz, qui a « la manie des gares ». Comme les personnages, les lieux évoqués par l’auteur sont un tissu inextricable d’imaginaire et de réel, de rêve et de mémoire, leur nom est symbolique, les trajectoires qu’ils décrivent sur une carte de l’Europe sont métaphoriques.
Les images qui permettent de situer ces lieux et d’en dresser l’inventaire prennent le relai d’une écriture méandreuse, entrecoupée de digressions, de récits en abyme, de dialogues ; placées côte-à-côte, ces images composeraient une sorte d’atlas historique et méditatif d’une Europe non pas fictive ni réaliste au sens étroit du mot mais mythique et terrifiante – une Europe qui prendrait la forme d’une fable macabre.
Dans le dialogue qu’ils nouent, texte et image – il faudrait dans le cas de Sebald inventer un néologisme, parler d’une sorte de textimage ou, au sens propre d’une idéographie, d’une écriture par l’image – sont hantés de figurés géométrique ou topographiques récurrents qui dessinent comme les nœuds d’une intrigue européenne, les clés d’une obsession européenne à déchiffrer.
Je distinguerai ici trois types de figurés. Du plus simple au plus complexe : l’arbre, le labyrinthe et le cristal.
Il y a de nombreuses photographies d’arbres dans les livres de Sebald. Mais alors que l’arbre devrait être le symbole de la vie, il est la plupart du temps associé à la mort. Car les personnages de Sebald n’ont souvent plus de racines, plus de lignée, plus de généalogie, ce sont des exilés, des déracinés, des êtres à la dérive, comme ces arbres qui sont presque toujours, chez Sebald, des espèces non pas issues des grandes forêts primaires mais des espèces plantées, transplantées, taillées, élaguées par les hommes. Les Émigrants [3] s’ouvre sur la photographie en pleine page d’un grand if se dressant majestueusement parmi des tombes. Vers la fin du livre, on retrouve d’autres photographies d’arbres qui sont toutes prises dans des cimetières. If ou cyprès, hêtre ou tilleul, l’arbre chez Sebald est presque toujours un arbre de mémoire. Dans Les Émigrants, le seul arbre représenté en entier qui ne soit pas directement associé à la mort est le Chêne de Vercingétorix du tableau de Courbet (photo p. 235) : seulement, c’est un arbre peint, un arbre de peinture, comme si les arbres étaient une espèce en voie de disparition, qui ne figurerait plus qu’à l’état de relique ou d’artefact dans nos cimetières et nos musées. On trouve en revanche la photo d’un rameau de prunellier mort et minéralisé (p. 300) qui suit sans autre explication une visite à la saline de Bad Kissingen, comme en clin d’œil au passage célèbre dans lequel Stendhal illustre sa théorie de la cristallisation :
« Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes […] Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. »[4]
Seulement, la cristallisation, j’y reviendrai, n’est pas chez Sebald le signe de l’amour…
A la fin des Anneaux de Saturne [5], les arbres sont menacés de disparition. Ainsi des pins de la forêt de Rendelsham dévastée par la tempête d’octobre 1987 ; une photographie terrifiante (p. 298) les représente brisés, couchés dans l’obscurité sous des « vagues de sable amoncelées par le vent » (p. 299). Ainsi du cèdre du Liban du parc du manoir de Ditchingham auquel l’auteur s’adosse (p. 341), achevant de dissiper la question de l’identification entre le narrateur et l’auteur : lui aussi sera balayé par une tempête malgré son tronc corpulent. Et Sebald de poursuivre : « depuis le milieu des années soixante-dix, les arbres n’ont d’ailleurs cessé de décroître de plus en plus vite ». Sont alors passées en revue, comme dans une brochure de botanique, toutes les espèces menacées : ormes, frênes, chênes, hêtres, peupliers, tilleuls, platanes – bref, presque toutes les espèces d’arbres à feuilles caduques représentatives de la zone tempérée et de la végétation européenne.
Explorer la figure de l’arbre dans les récits de Sebald ne peut cependant se réduire à explorer le sens strictement botanique du mot. L’arbre voué à disparaître, dans les récits de Sebald, c’est l’arbre comme modèle de la pensée européenne. On sait que l’arborescence, la ramification, forme primordiale de la nature, est une des premières formes expressives du mouvement. C’est la forme que prennent spontanément l’eau qui ruisselle sur un sol en pente, le fleuve qui se jette dans une mer dont les courants et les marées ne contrarient pas trop ses possibilités d’édifier un delta. C’est aussi la forme que prend spontanément la pensée – du moins la pensée qui n’est plus sauvage. La pensée qui classe, ordonne, hiérarchise. La pensée telle qu’elle s’est instituée en Occident depuis l’Antiquité – telle qu’elle s’est figée depuis l’âge classique. La pensée du dictionnaire. Et l’arbre est comme le symbole de cette pensée en voie de disparaître. On ne sait jamais trop si Sebald déplore ou se réjouit de cette disparition. On ne pourrait nier par contre que ses fictions l’illustrent. La description de la similarité entre les différents types de ramification est un des leitmotiv du récit sebaldien. A la fin de Vertiges, lorsque le narrateur retrouve W et le café Alpenrose, il se souvient d’un atlas de géographie. Dans cet atlas se trouvait une « planche où étaient répertoriés les plus grands fleuves et les plus hauts sommets de la Terre par ordre décroissant de longueur et d’altitude » (p. 226). La planche – ou une planche similaire – est reproduite en double page (p. 224-225). L’œil du lecteur est immédiatement attiré par ce qui fascine probablement Sebald, et qui le fascinait sans doute enfant : que les réseaux hydrographiques des différents fleuves dessinent comme des arbres ou des arbrisseaux, renversés et classés par ordre décroissant, avec leurs racines (les deltas, les estuaires) et leurs frondaisons (les affluents). Si l’on déplie jusqu’au bout l’image de la ramification, on ne peut s’empêcher de penser à ces planches d’anatomie qui illustraient l’analogie entre une arborescence, un réseau hydrographique et un système sanguin. Le corps humain est un corps ramifié.
La figure de l’arbre – de l’arborescence, de la ramification – est plus difficile à retrouver dans Austerlitz. Mais je crois qu’elle hante également ce livre, comme toute la pensée de Sebald. Et je crois qu’il faut, pour parvenir à la voir, se rappeler que la ramification est une des figures de l’embranchement, de la bifurcation, qui se retrouve dans les rivières, chez les arbres (on parle de la fourche ou de l’enfourchure d’un arbre, là où la branche se sépare du tronc) mais aussi dans nos aménagements, nos canaux, nos chemins, nos routes, nos autoroutes, nos voies ferrées. Or qu’est-ce qu’une gare sinon le lieu d’une ramification ? Austerlitz, ce livre qui met en scène un maniaque des gares, ce livre qui a son point de départ et son point d’aboutissement dans une gare, Austerlitz commence dans la salle des pas perdus d’Anvers (p. 12), où le narrateur et son double se sont donné rendez-vous. En chemin, le livre évoque bien d’autres gares, toutes les formes de gares, les gares de triage, les gares cul-de-sac, etc. Enfin, au beau milieu du livre (p. 185), Sebald inscrit en pleine page la reproduction d’un plan de la Broad Street Station de Londres. Et Austerlitz qui a pris en quelque sorte, à ce niveau du récit, le relais du narrateur, décrit en vis-à-vis de l’image les tracés des lignes de chemin de fer comme des « faisceaux de muscles et de tendons sur les planches d’un atlas d’anatomie » (p. 184). On commence à comprendre alors de quoi l’image est la métaphore. Or cette métaphore saisissante suit immédiatement l’évocation des travaux de démolition et des fouilles archéologiques qui ont précédé la construction de la gare londonienne en 1875. La gare aurait été construite sur l’emplacement d’une ancienne fosse commune où l’on inhumait les aliénés d’un asile, construit lui-même sur l’emplacement d’un prieuré, là où se trouvaient autrefois des maraîchages et des prairies marécageuses. Plus de quatre cents squelettes auraient été découverts à cette occasion, selon Austerlitz qui dit avoir « pris des clichés des restes mortuaires », et la phrase est illustrée, cette fois-ci, par la photo particulièrement macabre de trois crânes figés dans la boue et d’un squelette qui paraît encore saisi par la mort la bouche béante, la dentition presque complète, en plein cri (p. 183). L’image, placée au centre du livre, joue le rôle d’une vanité, agit comme un memento mori. La métaphore se poursuit pour le lecteur qui prend la peine de lire à rebours. Des indices lui sont déjà donnés que la gare cul-de-sac ou la gare de triage (et derrière le mot triage il faut lire ici tri, ordre, classement, hiérarchie) est la dernière strate d’une civilisation condamnée, est le symbole de la mort : oui, le lecteur pressent déjà, à ce moment du livre, que toutes ces histoires de gares vont le mener quelque part, là où il redoute toujours d’être mené, là où s’est éteinte la civilisation européenne ; à l’horizon de la Broad Street Station, il imagine déjà des rails, des rails, des rails qui aboutiraient à l’autre bout de l’Europe…
Gare de triage ou faisceau de nerfs et de muscles, système sanguin ou fleuve qui coule et ne revient jamais à sa source, arbre de mémoire ou arbre déraciné, la figure de l’arbre, de la ramification, du dictionnaire, du principe de classification, dans les fictions réalistes de Sebald est bien, de bout en bout, et sous toutes ses manifestations, une figure qui renvoie à la mort, à la disparition d’un système de valeurs et d’une civilisation.
L’arbre, la bifurcation, on l’a dit, est la figure la plus simple du carrefour. La gare, par exemple, est une bifurcation démultipliée, un carrefour à plusieurs branches mais elle peut s’avérer également une impasse dans le cas des gares cul-de-sac que sont les gares parisiennes ou les gares londoniennes. Et lorsque le carrefour se complexifie, lorsque le mouvement ne s’éparpille plus dans des directions opposées, mais lorsqu’il tourne en rond, lorsque l’emportent les forces centrifuges ou centripètes, lorsque les plis se succèdent, se redoublent et forment des volutes, des spirales, comme dans l’art baroque, le carrefour devient un labyrinthe, une des figures les plus récurrentes de la prose, de l’imaginaire et de la pensée sebaldienne.
Les images de labyrinthes sont fréquentes parmi les clichés photographiques qui jalonnent les récits de Sebald. Elles sont associées comme souvent à l’image de la ville – toutes ces villes anglaises, italiennes, françaises, belges, hollandaises, allemandes, tchèques, cette ville infinie, en quelque sorte, de la mégalopolis dans laquelle se perdent les narrateurs et les personnages de Sebald au cours de leurs déambulations européennes à la recherche de traces, de vestiges du passé.
Dans Vertiges, le narrateur sans passeport – il l’a perdu dans un hôtel de Limone, sur le lac de Garde – arrive en train à Milan, où il compte se rendre au consulat allemand pour renouveler ses papiers. Il descend sur les quais de la gare mussolinienne de Milan, cette « gigantesque architecture ferroviaire datant de 1932 » (p. 116). Là, il se procure dans un kiosque un plan général de la ville de Milan. Il note alors : « Combien de plans de villes n’ai-je point déjà achetés ? J’essaie toujours de me faire au moins une idée fiable de l’espace. Avec ce plan de Milan il me semblait en tout cas que j’avais fait le bon choix, car […] je remarquai sur la couverture de carton protégeant ce plan de Milan la reproduction d’un labyrinthe » et là, une virgule embraye sur une nouvelle phrase, ce qui ferait penser à une erreur typographique de l’éditeur lorsqu’on comprend que la phrase se poursuit sur la page suivante, au centre de l’image qui reproduit le plan, « mais au dos, destinée à tous ceux qui n’ignorent pas qu’ils font fausse route, l’assurance prometteuse, voire providentielle » et l’image continue le texte, en italien et en capitales d’imprimerie : « UNA GUIDA SICURA PER L’ORGANIZZAZIONE DEL VOSTRO LAVORO. PIANTA GENERALE MILANO » (p. 117). Texte et image sont inextricables, comme ce labyrinthe qui les relie et les met en lumière. La prose devient idéographique.
À la page suivante, le narrateur est victime d’une agression, puis il va se trouver déboussolé, pris de vertiges, atteint d’une paralysie de la mémoire et même scindé en deux sur la photographie de son passeport remis par le consulat allemand. Non sans ironie, l’image de la ville comme labyrinthe – et il faudrait ici rappeler que Milan n’est pas choisi par hasard, qui vient de Mediolanum, et signifie le milieu, le centre, le carrefour – rappelle l’iconographie médiévale. Les mosaïques ou les fresques représentant des labyrinthes étaient fréquentes dans les églises du Moyen Âge jusqu’au seizième siècle. La métaphore religieuse du labyrinthe le présentait comme un « parcours rhétorique édifiant avec pour issue le ciel »[6] ; la métaphore sebaldienne, au contraire, renverse la symbolique du labyrinthe comme elle renverse celle de l’arbre ; elle en fait la figure de l’errance et de l’incommunicabilité, la figure de la mort.
Le labyrinthe n’est pas seulement chez Sebald l’image de la ville archaïque, de la ville médiévale, du dédale des rues, des ruelles et des venelles tracées sans plan préalable ; le labyrinthe, le dispositif radioconcentrique et gravitationnel, désigne toute forme de construction urbaine, et peut-être toute forme de construction humaine. On ne sort pas du labyrinthe. Le labyrinthe signifie qu’il n’y a pas d’échappatoire possible à l’orbite de la ville, qu’au vingtième siècle la ville, ce monde minéral, bruyant, poussiéreux, est devenue, pour reprendre une expression de Perec, « notre espace » et que « nous n’en avons pas d’autre », puisqu’en fin de compte « la campagne n’existe pas »[7], n’est qu’« une illusion »[8].
Mais on ne peut réduire la figure du labyrinthe à la figure de la ville. Il y a d’autres formes de labyrinthes dans les livres de Sebald. Ainsi, comme chez Borges, de l’encyclopédie ou de la bibliothèque, cette immense encyclopédie. Je pense à la bibliothèque de la rue Richelieu, ce haut-lieu du Paris de W. Benjamin, dont une photo couvre deux pages à la fin d’Austerlitz (p. 372-373). Dans Les Anneaux de Saturne, on trouve (p. 225) la photo vieillie d’un labyrinthe d’ifs vu d’un point en hauteur, en perspective oblique et la photo est encadrée dans une sorte d’objectif ou de viseur, de chambre noire, ce qui enferme le lieu dans ce cadre obscur, lui confère un caractère menaçant, une forme qui rappelle les croix pattées et les croix de guerre alors qu’il s’agit d’un simple jardin. Et le texte en vis-à-vis met en évidence cet aspect comme hypnagogique de l’image :
« Des mois après cette aventure qui m’est restée incompréhensible à ce jour, je suis retourné en rêve sur la lande de Dunwich, et j’ai arpenté, une fois encore, les sentiers inextricablement entrelacés, et une fois encore je n’ai pas réussi à échapper à ce jardin labyrinthique qui me semblait avoir été aménagé spécialement pou moi. À la tombée du soir […] j’atteignis une place un peu surélevée où était édifié un petit pavillon chinois semblable à celui qui se dressait au beau milieu du labyrinthe d’ifs de Somerleyton. Et lorsque, de mon poste d’observation, je regardai en contrebas, je vis ce labyrinthe, le sol sablonneux clair, les lignes courbes, tracées au compas, des haies dépassant la taille d’un homme, d’un noir déjà presque nocturne, le tout composant, en comparaison de l’entrelacs de chemin où je venais de m’égarer, un motif simple dont je savais, dans mon rêve, avec une absolue certitude, qu’il représentait une coupe transversale de mon cerveau. » (p. 224).
Plus loin, le texte continue : « C’était comme si je me retrouvais au point le plus élevé de la terre » (p. 225). Le cerveau, la terre : microcosme et macrocosme sont réunis dans cette vision en rêve car le labyrinthe est partout. Encore une fois, Sebald nous renvoie à Borges. On pense au labyrinthe du Jardin aux sentiers qui bifurquent, dans Fictions, à ce « labyrinthe de labyrinthes […] qui embrasserait le passé et l’avenir et qui impliquerait les astres en quelque sorte »[9].
Dans ses cours sur le roman, Roland Barthes a tenté d’éclaircir la figure du labyrinthe. L’étymologie du mot reste incertaine. Selon Barthes, labyrinthe viendrait de labra ou de laura (mot d’origine anatolienne qui signifierait la caverne, la mine à galeries) et d’inda (mot d’origine sanscrite qui signifierait le jeu d’enfant). La caverne, c’est la mémoire. Le jeu d’enfant, c’est le roman. Le labyrinthe, c’est le roman de la mémoire. Et les récits de Sebald mettent en texte et en image ce roman de la mémoire européenne.
Lorsque le labyrinthe se referme sur celui qui l’arpente et l’emprisonne de toutes parts, lorsque le mouvement ne tourne plus seulement en rond mais se fige, lorsque décroît la quantité de désordre et d’énergie libérée en pure perte, lorsque les potentialités s’épuisent, lorsque les parois du labyrinthe se referment et forment des cellules, bref, lorsque l’entropie naturelle cède à la néguentropie, le labyrinthe prend la forme du cristal.
Ce qui préside à la formation du cristal, c’est le principe d’économie. Car des divisions d’une surface en aires égales, l’hexagone est celle qui réclame la plus petite longueur de contours : elle s’inscrit parfaitement dans le cercle, qui dans un plan figure la coupe de la sphère ; or la sphère pour un volume donné nécessite la surface d’enveloppe la plus réduite, d’où la forme de la goutte d’eau qui devient cristal de glace lorsque la température descend en-dessous de zéro. Le cristal exprime le besoin pour la goutte d’eau de se réaliser à moindre frais.
Le cristal, qui est l’exemple par excellence de la régularité géométrique des formes dans la nature, fascine Sebald, comme il a fasciné bien des écrivains, des savants, des penseurs ou des artistes avant lui. Je pense à Kepler, qui écrivait en 1611, De nive sexangula. À Erasmus Bartholin, auteur en 1661 d’un De figura nivis. Je pense à Stendhal, bien sûr, et à André Breton – autre référence essentielle pour Sebald –, qui consacre une très belle page de l’Amour fou à faire comme il l’écrit, « l’éloge du cristal » (p. 16-17). Mais je pense aussi aux peintres, à Paul Klee, à Kirkeby, à Strindberg qui se livrait à des travaux de cristallographie. Je pense enfin à l’ange de la mélancolie, dans la gravure de Dürer, qui se tient assis sur une marche, les ailes repliées, la main gauche appuyée contre sa joue, l’air pensif et sombre, dans sa main droite un compas. À ses pieds se trouve une sphère mais son regard noir est comme obnubilé par un polyèdre, qui pourrait être un immense éclat de diamant, un immense morceau de cristal, qui figure en tout cas les formes trop régulières, trop parfaites de la nature, face à laquelle le peintre est toujours impuissant, tâtonnant, rongé d’inquiétude, voué à la mélancolie.
On a déjà croisé la figure du cristal à la fin des Émigrants, à travers l’image du rameau de prunellier cristallisé dans les salines de Bad Kissingen. Mais l’image du cristal et de la cristallisation revient sans cesse sous la plume de Sebald. Au début de Vertiges, il fait référence – de façon explicite et circonstanciée, cette fois – au concept inventé par Stendhal dans De l’Amour. Il rappelle le jour où, lors d’une visite aux salines de Hallein, près de Salzbourg, « Mme Gherardi se vit offrir en cadeau par un des mineurs une petite branche morte, certes, mais recouverte de milliers de cristaux sur lesquels, quand ils furent exposés au jour, les rayons du soleil se diffractèrent en mille feux » (p. 33). Seulement, Sebald rappelle que Mme Gherardi se montra parfaitement hermétique à l’allégorie ; finalement, pour Stendhal, la cristallisation amoureuse répétée avec une bonne douzaine de maîtresses prit la forme de l’infection syphilitique qui le jeta, de 1829 à 1842 dans la rédaction de tous ses grands romans. Comme si la véritable cristallisation n’était pas l’amour mais le roman, la littérature, expérience d’un deuil infini qui se déroulerait nécessairement dans la perte de soi, à l’ombre de la mort, sous les anneaux de Saturne.
Le cristal est le symbole de cette mélancolie de l’artiste, de l’écrivain. Au tout début des Anneaux de Saturne, évoquant les travaux de Thomas Browne (lequel figurerait peut-être dans un tableau de Rembrandt représentant la dissection d’un macchabée), le narrateur observe que celui-ci était fasciné par la figure du quinconce, qui se retrouverait un peu partout « dans la matière vivante ou morte, dans certains formes cristallines, chez les étoiles de mer et les oursins » ; il évoque alors « la délicatesse avec laquelle la nature procède lorsqu’elle se fait géomètre » (p. 34) ; le texte est accompagné de la représentation d’une structure en quinconce dessinée par Browne lui-même.
A la fin de Vertiges, le narrateur, qui revient de W et se trouve dans l’express pour Hoek van Holland où il doit s’embarquer pour l’Angleterre, traverse l’Allemagne de part en part. Sebald décrit « un territoire allemand tiré au cordeau, impeccable, jusque dans ses moindres recoins, et qui m’est toujours resté incompréhensible. Tout apparaissait apaisé, insensibilisé, anesthésié de manière suspecte » (p. 257). Plus loin, après avoir décrit minutieusement ce paysage parfaitement ordonné de l’espace rhénan, si caractéristique de la mégalopole européenne, il note : « Tout à coup je fus frappé de constater qu’il n’y avait presque personne […] Il semblait assurément que notre espèce avait fait place à une autre ou que si nous continuions à vivre, c’était dans une sorte de captivité ». Enfin, une sombre pensée lui vient, qui mérite d’être éclairée : « en voyant ce paysage aménagé, compartimenté à l’extrême et complètement exploité, un terme me revenait sans cesse : der südwestdeutsche Raum, der südwestdeutsche Raum » (p. 258). Ici l’italique a incité le traducteur, avec raison, à suspendre son travail mais aucune note ne vient informer cet italique. Qu’est-ce que le südwestdeutsche Raum ? C’est l’aménagement de l’espace sud-ouest de l’Allemagne préconisé par le géographe Walter Christaller (1893-1968) dans sa thèse intitulée Die zentralen Orte in Süddeutschland soutenue et publiée à l’Université d’Iéna en… 1933. On sait que les théories avancées par Christaller dans cet ouvrage ont été reprises par le parti nazi auquel le géographe a adhéré en 1940. On sait que Christaller a collaboré à l’Office de planification du Commissariat du Reich pour le renforcement du peuple allemand (Reichskommissariat für die Festigung des deutschen Volkstums), placé sous la direction d’Hitler et d’Himmler et qu’il a été chargé des plans pour l’optimisation du Lebensraum (l’« espace vital »). On sait qu’à ce titre, Christaller a participé à l’opération d’aménagement du Warthegau (région anciennement prussienne reconquise en 1939 sur la Pologne) et des territoires conquis en URSS, dans le cadre du Generalplan Ost. On sait que ces opérations ont entraîné des déportations de populations slaves et des réinstallations de colons allemands. On sait en outre que Christaller n’a guère été inquiété après 1945 ; on sait même qu’il a adhéré au parti communiste et poursuivi ses recherches. On sait enfin que le modèle christallérien comme on l’appelle en géographie, a eu sur la géographie de l’après guerre une grande influence. Mais quel est ce modèle qui a servi pendant la guerre à ramener des villes et des villages de Pologne à leur dimension typique, selon l’expression de Christaller lui-même ? Ce modèle présuppose un espace homogène, isotrope et isomorphe et considère l’homme comme un homo oeconimicus, tous les consommateurs faisant des choix rationnels et limitant leurs déplacements. Christaller en déduit trois principes de fonctionnement (de transport, d’approvisionnement et d’administration) des villes qui expliqueraient la localisation de celles-ci aux centres et aux sommets de figures hexagonales régulières. Ainsi, chaque lieu central situé au centre d’un hexagone desservirait six lieux centraux aux sommets de cet hexagone. La répartition des villes dessinerait alors des séries infinies d’hexagones adjacents, à l’instar des nids d’abeille, des nids de guêpes ou des cristaux de glace.
Dès lors on comprend mieux la raison pour laquelle Sebald écrit à propos de son obsession :
« cet aménagement de l’espace sud-ouest de l’Allemagne finit au bout de plusieurs heures de tortures toujours plus intenses par me convaincre que mes synapses étaient désormais soumises à un processus de destruction irréversible » (p. 258).
Mais on comprend mieux également les pages suivantes, où les références à l’hiver, à l’extrême-nord, abondent : une passagère montée à bord du train en gare d’Heidelberg lui rappelle la Reine de l’Hiver (p. 259) ; suit à la page suivante « l’impression que nous étions en route pour le Grand Nord et que nous n’allions pas tarder à atteindre la pointe extrême de l’île de Hokkaido » (p. 260) ; quant à la référence à la Mer de Bohême, elle renvoie au Conte d’Hiver, de Shakespeare, où la Bohemia imaginaire s’étend jusqu’à la mer. Le grand nord, l’hiver, c’est la vieille Europe, en proie depuis plusieurs siècles à un processus irréversible de cristallisation, de pétrification, à un mouvement de néguentropie qui signifie sa mort, sa disparition et cette allégorie devient tout à fait explicite dans les dernières pages crépusculaires, apocalyptiques du livre, lorsque se mêlent le rêve du narrateur, l’évocation du grand incendie de Londres tel qu’il est raconté par Samuel Pepys dans son Journal, et la description de l’arrivée en train dans la capitale britannique – Sebald notant ceci : « rien que de la pierre et encore de la pierre » (p. 266).
Dans Austerlitz, la figure du cristal revient sous une forme obsessionnelle, allégorique et ambivalente – mélange de fascination et de répulsion. Au début du livre, le personnage éponyme Jacques Austerlitz – chercheur dont le sujet d’étude est l’architecture de l’ère capitaliste – décrit la sophistication des forteresses depuis la Renaissance jusqu’aux places fortes de Vauban ; parmi tous les termes techniques énumérés par Austerlitz, celui de glacis m’a d’emblée interpellé. Car le mot que je ne peux m’empêcher d’entendre résonner derrière ce mot de glacis – l’image que je vois se profiler à l’horizon du texte de Sebald, c’est encore une fois celle du cristal. Le cristal de glace, avec sa forme hexagonale initiale, ses aiguilles et ses dendrites, n’a cessé d’inspiré l’art militaire, aussi bien l’art de la fortification que l’art poliorcétique. Vauban – l’homme du pré carré, l’homme qui le premier dota la France d’une frontière extérieure et fortifiée – devait rêver cristal de glace. Ainsi, le plan d’une de ses citadelles les plus abouties, la place forte de Saarlouis (érigée en 1680 sur la Saare suite au rattachement de la Lorraine à la France) épouse la forme d’un cristal de glace, comme on peut le voir sur l’image reproduite par Sebald (p. 26) – image qui paraît extraite d’un manuel d’histoire ou d’un Guide Bleu. Au centre, une grande place carrée organise un plan en damier qui s’inscrit dans une première enceinte hexagonale, laquelle s’inscrit dans une double étoile à douze branches avec contrevallation. Seulement, Austerlitz fait observer que même ces forteresses en étoile n’ont pas rempli leur fonction défensive et qu’il fallut les sophistiquer encore et encore, multiplier les fossés, les enceintes et les bastions, ériger de nouveaux obstacles aussitôt franchis du fait de la modernisation concomitante des artilleries. À la fin de sa démonstration, Austerlitz évoque le fort de Breedonk, près d’Anvers, maillon clé d’une ligne Maginot belge qui fut achevé juste avant le déclenchement de la Première guerre mondiale. Le lendemain, le narrateur apprend au détour d’un journal belge que pendant la guerre, dans ce fort de Breedonk, les Allemands auraient installé « un camp d’accueil et de travaux forcés » (p. 31) qui aurait fonctionné jusqu’en août 1944. Ni un ni deux, il se rend à Breedonk et le décrit dans ses moindres détails ; des photographies et des extraits de plan viennent appuyer ces descriptions et fournir, comme souvent chez Sebald, des preuves qui viennent authentifier non seulement le récit en tant que tel mais aussi les procédés stylistiques qui le soutiennent : métaphores (« le large dos d’un monstre », « une baleine », « la figure de quelque crustacé »), hyperboles (« le pur produit monolithique de la laideur et de la violence aveugle »), etc.
L’image de la citadelle de Vauban et l’épisode de la visite au fort de Breedonk servent de prolégomènes à la thèse de Sebald – j’insiste sur le mot de thèse car de tous ses livres, Austerlitz est celui qui soutient avec le plus de vigueur une thèse. Vers la fin du livre, on se souvient qu’Austerlitz – qui a pris définitivement le relai du narrateur et nous a révélé d’où vient son nom – part à la recherche de ses origines et se rend à Prague et de là à Terezin. Il décrit minutieusement les vestiges de l’ancienne forteresse militaire érigée vers 1780 par les Habsbourg (« l’ancien glacis et les remparts herbeux ont été envahis au fil du temps par toutes sortes de plantes et de broussailles si bien que Terezin donne moins l’impression d’être une place forte qu’une ville camouflée », p. 259) et le sentiment de vide qui s’empare de lui tandis qu’il arpente « les rues désertes et rectilignes » (p. 261) de la ville fantôme, que bien des photographies viennent illustrer. Austerlitz rappelle alors que cette forteresse en étoile, réputée imprenable, incarnant « le modèle d’un monde institué par la raison et établi sur des règles auxquelles rien ne saurait échapper » (p. 274), n’a jamais été assiégée, même par les Prussiens en 1866. Dans les pages suivantes, de longues digressions évoquent pêle-mêle les villes environnantes de Dux – où Casanova passa les dernières années de sa vie – et de Marienbad – la station thermale du film de Robbe-Grillet – ainsi que « les sources dites d’Auschowitz », nom qui revient à deux reprises (p. 288, p. 295) et derrière lequel le lecteur ne peut s’empêcher de lire Auschwitz – comme si Auschwitz n’était pas la fin d’un monde passé mais aux sources d’un monde futur, de notre univers post-concentrationnaire. Suite à la lecture par le personnage éponyme d’un ouvrage d’un certain H. G. Adler, l’image de la forteresse s’efface alors peu à peu au profit de l’image du ghetto, du ghetto de Theresienstadt, institué par les nazis (R. Heydrich) sur le lieu même de la forteresse ; extrait sans doute d’un guide ou d’un prospectus touristique en langue allemande (on aperçoit un code barre en haut à droite de l’image), le plan en double page du ghetto (p. 320-321), informé plus loin par une longue légende (p. 326) fait écho au plan de Saarlouis reproduit plus haut. La superposition des deux plans cristallise alors dans l’esprit du lecteur cette image d’une inversion de la fonction défensive du lieu, cette « distorsion en quelque sorte futuriste de la vie sociale » (p. 323), selon les mots d’Austerlitz. Comme si la frontière repoussée au dehors (les lignes de fortification de l’Europe post-westphalienne) se doublait nécessairement d’une frontière intérieure, qui enferme les ennemis du dedans (le ghetto). Comme si toute utopie contenait l’image inversée de son propre ghetto.
Or on sait, et Austerlitz le rappelle, que Theresienstadt n’était pas un ghetto comme les autres : Theresienstadt servait d’alibi, de vitrine, de camouflage, de maquillage à la vaste entreprise d’extermination planifiée par les nazis. Les personnes âgées, très âgées (l’âge moyen dépassait soixante-dix ans) internées dans ce ghetto croyaient se rendre vers une station climatique nommée Theresienbad pourvue « de beaux jardins, de promenades, de pensions et de villas » (p. 327) – un gigantesque mensonge illustré par la reproduction (p. 327) d’un timbre qui montre un paysage idyllique digne d’une vue de Claude Lorrain ou de Poussin, avec ses bosquets d’arbres et son arrière-plan montagneux. Tout, dans ce ghetto, était organisé « en perspective de la visite d’une commission de la Croix-Rouge prévue pour le printemps 1944 » (p. 331) dans le but de désarmer les soupçons occidentaux ; et Austerlitz d’énumérer les opérations d’aménagement, d’assainissement, d’embellissement réalisées de manière à métamorphoser le ghetto en Eldorado : ainsi, voyaient le jour des crèches, des jardins d’enfant, des pataugeoires, des manèges, un cinéma, une salle de théâtre et de concert, une bibliothèque, un gymnase, etc., tandis que les déportés les moins présentables étaient expédiés à l’Est.
L’Est. On sait ce qu’il désigne, et qui n’est jamais dit en tant que tel sous la plume de Sebald, qui n’est jamais mis en image tel quel car l’auteur n’a jamais eu le courage ou jamais ressenti le besoin de s’y rendre : les camps de concentration, les camps d’extermination, Auschwitz. L’ œuvre de Sebald est restée fidèle à la fameuse phrase d’Adorno : elle demeure toujours sur le seuil de la Shoah, elle la garde toujours en mémoire, mais elle sait l’impossibilité – a fortiori pour celui qui n’en a pas vécu l’expérience – de la re-présenter, c’est-à-dire de la rendre présente au lecteur. Auschwitz, chez Sebald, se lit toujours entre les lignes, se voit toujours entre les signes, mais n’est jamais là. Car il est toujours ailleurs. Et cet ailleurs peut être infiniment proche : dans la quête modianesque[10] de son passé antérieur comme il l’appelle, Austerlitz pourrait aller plus loin vers l’est, il pourrait franchir la frontière tchèque, parcourir la faible distance qui sépare Auschowitz d’Auschwitz, le ghetto maquillé de Theresienstadt du camp de la mort. Mais le mouvement se fait à rebours et nous ramène, au contraire, au cœur de la vieille Europe. À Paris. À la gare d’Austerlitz. À la BNF. C’est Lemoine, un bibliothécaire, qui a pris, cette fois le relai du récit : « Sur le terrain vague où s’élève aujourd’hui cette bibliothèque, délimité par le triage de la gare d’Austerlitz et le pont de Tolbiac, il y avait par exemple jusqu’à la fin de la guerre un vaste entrepôt où les Allemands regroupaient tous les biens pillés dans les appartements des Juifs parisiens. » (p. 387-388) Lemoine énumère alors tous ceux qui ont collaboré : les états-majors, « les services fiscaux et financiers, les bureaux du cadastre et de l’état-civil, les banques et les cabinets d’assurance, la police, les firmes de transport, les propriétaires et les gérants d’immeubles », etc. Et Lemoine de conclure :
« Et là-bas, sur le terre-plein d’Austerlitz-Tolbiac, s’est entassé à partir de 1942 tout ce que notre civilisation moderne a produit pour l’embellissement de la vie ou le simple usage domestique […] toute cette histoire, au sens propre du terme, gît sous les fondations de la Très Grande Bibliothèque de notre pharaonique président. » (p. 388-390).
Et la description se termine au-dessus d’une photo en double page de la gare.
D’Anvers à Paris en passant par Prague et Terezin, de la morne plaine de Waterloo au soleil noir d’Austerlitz, d’une gare à l’autre et d’une citadelle à l’autre, la boucle est bouclée. Auschwitz commence ici, partout, là, sous nos pieds. On sait alors de quoi Austerlitz est le nom : non plus le nom d’un village de Bohême ou d’une gare parisienne, non plus celui d’une victoire napoléonienne, mais le nom – ou plutôt le non-lieu et le non-dit – d’une honte française, européenne.
Mais revenons un instant à la figure du cristal, à travers l’évocation de la nouvelle BNF. Pourquoi les pérégrinations d’Austerlitz à travers l’Europe doivent-elles aboutir à la nouvelle BNF ? Pourquoi Sebald consacre-t-il tant de pages à la description de cette nouvelle BNF ? C’est que le modèle de cette bibliothèque n’est plus celui du labyrinthe borgésien mais celui du palais de cristal dostoïevskien[11]. Décrivant les quatre tours de verre de vingt-deux étages, Sebald parle d’un « décor babylonien » (p. 377) « qui rappelle les romans d’anticipation » (p. 375). Il évoque ensuite, dans un passage visionnaire et cocasse, tous les obstacles qui découragent le lecteur parti à l’assaut de cette forteresse de verre : les volées d’escaliers, les madriers en bois dur et strié, les bourrasques de vent, la pluie qui rend les marches et les madriers glissants, les tapis roulants, les agents de sécurité en uniforme, les fouilles, les contrôles, les papiers qu’il faut présenter, les affaires qu’il faut laisser au vestiaire, etc. Comme si, sous prétexte de lui faciliter l’accès au savoir, tout était fait au contraire pour rebuter le lecteur, l’éloigner du livre et, comme le dit Lemoine, exprimer le « besoin de plus en plus raffiné d’en finir avec tout ce qui entretient un lien vivant avec le passé », p. 383.
De même que le ghetto de Theresienstadt vaut comme une synecdoque de la Shoah, le palais de cristal vaut comme une synecdoque du vingt-et-unième siècle tel qu’il s’annonce : aboutissement de cette architecture carcérale de l’ère capitaliste – qui est à la fois le sujet d’étude du personnage éponyme et le vrai sujet du livre –, il serait le microcosme concentrant tous les stigmates de l’univers urbain dans lequel nous vivons en Occident. Un univers qui n’est plus le monde désordonné et orienté du labyrinthe médiéval mais le monde parfaitement ordonné et désacralisé du palais de cristal, le monde apaisé, aseptisé, anesthésié, tiré au cordeau ; le monde fini, total, global, virtuel et transparent de la société de consommation, du spectacle et de la vidéosurveillance du panopticon contemporain. Et rappelons d’ailleurs, pour l’anecdote, qui n’est pas rapportée par Sebald, qu’il a fallu construire des milliers de panneaux de bois pour protéger les volumes emmagasinés dans les tours de verre car l’architecte avait oublié tout simplement que le papier craint la lumière, comme si, inconsciemment, il avait eu pour projet non de conserver mais d’effacer toutes les traces écrites et d’édifier sous les feux mille fois réfléchis du soleil un gigantesque autodafé.
En dépit des apparences, le palais de cristal est l’inverse d’un espace lisse et fluidifié ; sa transparence affichée n’est que feinte ; en réalité, c’est l’espace strié à l’extrême du panopticon, c’est l’espace bardé de limites invisibles, c’est la frontière omniprésente, c’est le sceau de l’Empire (du mal comme du bien), c’est le monde occidental et capitaliste déjà dénoncé par Dostoïevski, c’est le parangon de toutes les dystopies qui critiquaient le projet d’édification d’un état unique.
De l’arbre au cristal en passant par le labyrinthe, Sebald a fait dans ses quatre grands romans un tour d’horizon de la géographie, de l’histoire et de la pensée européennes. Mais ce ne sont pas seulement des images, pas seulement des figurés topographiques ou des figures de style. Ce sont aussi les trois formes que prend simultanément la prose de l’écrivain.
L’arbre, la bifurcation, la ramification, c’est la forme que prend la prose lorsque le récit est relayé par la parole d’un personnage, d’un narrateur intérieur ou d’un autre auteur, ici cité, là paraphrasé, là seulement évoqué. Les tirets, les italiques, les guillemets, les citations, les passages d’une langue à l’autre, servent à matérialiser ce relai, ce passage de flambeau, cette passation d’histoire, de témoin à témoin. D’où le thème du double, du moi divisé, diffracté, qui revient sans cesse sous la plume de Sebald.
Le labyrinthe, c’est l’art de la digression, c’est la phrase qui fait des plis, des volutes, des spirales, s’enroule sur elle-même, se mord la queue. C’est la phrase qui ne revient jamais à la ligne. C’est la phrase qui traverse les images, les relie, les enchâsse, les innerve. C’est la phrase qui coud et découd, tisse et dévide, cicatrise la mémoire, en exorcise les démons. L’auteur lui-même l’avouait dans un entretien :
« D’habitude je démarre avec une phrase plutôt courte. Puis il me faut inclure des informations factuelles qui n’entrent pas dans la phrase suivante, donc je suis obligé de refaire la phrase que je viens d’entamer. Ce qui a pour résultat que lorsque je l’ai enfin terminée, ma phrase ressemble plutôt à un labyrinthe »[12].
Le cristal, c’est tout d’abord l’image. L’image – et tout particulièrement la photographie, cet art mineur, cet art que chacun peut exercer dans la vie de tous les jours –, l’image cristallise un instant donné. Les images chez Sebald sont des cristaux de temps – pour reprendre une expression de Deleuze à propos du cinéma –, des cristaux d’histoires vécues, des cristaux d’émotions et de sentiments, des cristaux évadés de la poussière de l’histoire d’antiquaire, des cristaux détachés de la grande hache de l’Histoire monumentale[13]. On trouve d’ailleurs dans Austerlitz une image extraite d’un film et agrandie à tel point que les pixels apparaissent sur le papier comme « des motifs blancs et lumineux éclaboussés de taches noires, qui me rappelaient [c’est Austerlitz qui raconte] des prises de vue aériennes du Grand Nord ou encore ce que l’on voit dans une goutte d’eau examinée au microscope » (p. 340). Car ce qui intéresse Sebald, c’est la petite histoire, l’histoire proche, l’histoire à échelle humaine, l’histoire miniature et minuscule. Sebald se fait ainsi non seulement l’archéologue mais aussi l’entomologiste de la mémoire. Il confessait d’ailleurs une grande admiration pour les nids de guêpes, les ruches d’abeilles, les toiles d’araignées, toutes ces merveilles de la nature organisée en système autonome, tous ces modèles réduits de l’univers bricolés par des insectes infatigables. À la fin de Vertiges, le narrateur monte dans le grenier de la vieille maison du village et découvre un nid de guêpe qui l’émerveille. Interrogé sur le sens de cette trouvaille, l’auteur répond : « pour moi, le nid de guêpes est une sorte de vision idéale : un objet qui est à la fois extrêmement compliqué et élaboré, fait avec quelque chose qui existe à peine »[14].
Mais le cristal, la ruche d’hexagones, le système autonome, le modèle réduit et bricolé, c’est aussi la prose elle-même – souvent comparée à une île sur laquelle l’écrivain se réfugie. Seulement, de cette île-refuge, l’écrivain est aussi le captif. Et le lecteur à sa suite. Car la lecture d’un livre de Sebald est au sens propre une expérience captivante. On est séduit, on est pris dans des rets, on se débat avec ces images et ces métaphores angoissantes, on veut lire jusqu’au bout, on se sent étouffé, on suffoque, on est pris de vertige, un malaise grandissant nous envahit. L’œuvre de Sebald – tous ses livres mis bout à bout – forme un tout autonome sans équivalent dans la littérature de son époque. Du fait de la très grande unité de style et de ton – car c’est toujours la voix de Sebald qu’on entend derrière ses personnages et ses narrateurs imbriqués –, on éprouve bien souvent de la peine à se rappeler dans quel livre on a vu ou lu telle image, telle intrigue, telle réflexion. Comme si cette œuvre anticipait sur sa propre ruine, comme si elle savait déjà qu’elle retournerait à la forme fragmentaire – citée, découpée, commentée dans des articles critiques, des essais, des revues, des colloques, des manuels de littérature.
Appendices
Notes
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[1]
W. G. Sebald, Vertiges, Gallimard, Folio, 2001 (1990), trad. Patrick Charbonneau.
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[2]
W. G. Sebald, Austerlitz, Gallimard, Folio, 2002 (2001), trad. Patrick Charbonneau.
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[3]
W. G. Sebald, Les Émigrants, Gallimard, Folio, 1999 (1992), trad. Patrick Charbonneau.
-
[4]
Stendhal, De l’Amour, édition Garnier frères, 1906, p. 5.
-
[5]
W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, Gallimard, Folio, 1999 (1995), trad. Bernard Kreiss.
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[6]
Nous empruntons l’expression à Laurent Grison, Figures fertiles. Essai sur les figures géographiques dans l’art occidental, éditions Jacqueline Chambon, 2002, p. 174.
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[7]
Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974/2000, p. 122 et 135.
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[8]
Pour le rapprochement entre l’œuvre de Sebald et celle de Perec, v. Hélène Gaudy, « W ou la mémoire potentielle » in Face à Sebald, éditions Inculte, 2011, p. 261-287.
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[9]
Jorge Luis Borges, Fictions, Gallimard, Folio, 1983 (1941), p. 96. Trad. P. Verdevoye.
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[10]
Les personnages de Sebald ont bien des points communs avec ceux de Modiano : errance urbaine, amnésie, trous ou hypertrophie de la mémoire, besoin de savoir, d’explorer le jadis, etc. « Je n’avais que vingt ans mais ma mémoire précédait ma naissance » nous dit le narrateur dans Livret de famille, p. 116.
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[11]
« Vous croyez au palais de cristal, indestructible pour l’éternité, auquel on ne pourra tirer la langue, ni montrer le poing en tapinois. Eh bien moi, si je me méfie de ce palais de cristal, c’est peut-être justement parce qu’il est en cristal et indestructible et parce qu’on ne pourra lui tirer la langue, même e n tapinois », Fédor Dostoïevski, Carnets du sous-sol, trad. Boris de Schloezer, Gallimard, 1956.
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[12]
Dans un entretien de 1998 avec Sarah Kafatou repris dans Face à Sebald, éditions Inculte, 2011, p. 20.
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[13]
Cf. la distinction nietzschéenne entre histoire monumentale, histoire d’antiquaire et histoire critique, dans la Seconde considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie (1874).
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[14]
Entretien avec Sarah Kafatou, op. cit., p. 19.