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Jean-Jacques contre Grimm
Au livre IX des Confessions, Rousseau évoque un souvenir de Grimm, connu surtout comme le principal rédacteur de La Correspondance littéraire, philosophique et critique, qu’il a rencontré en 1749, chez le prince héréditaire de Saxe-Gotha. Une passion commune pour la musique les a liés très vite. Cependant, « cette amitié » d’abord « si douce » est devenue à la fin « si funeste » comme on le devine déjà dans le passage suivant :
« Aussi fat qu’il était vain, avec ses gros yeux troubles et sa figure dégingandée, il avait des prétentions près des femmes ; et depuis sa farce avec mademoiselle Fel, il passait auprès de plusieurs d’entre elles pour un homme à grands sentiments. Cela l’avait mis à la mode, et lui avait donné du goût pour la propreté de femme ; il se mit à faire le beau ; sa toilette devint une grande affaire ; tout le monde sut qu’il mettait du blanc, et moi, qui n’en croyais rien, je commençai de le croire, non seulement par l’embellissement de son teint, et pour avoir trouvé des tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce qu’entrant un matin dans sa chambre, je le trouvai brossant ses ongles avec une petite vergette faite exprès ; ouvrage qu’il continua fièrement devant moi. Je jugeai qu’un homme qui passe deux heures tous les matins à brosser ses ongles peut bien passer quelques instants à remplir de blanc les creux de sa peau. Le bonhomme Gauffecourt, qui n’était pas sac à diable, l’avait assez plaisamment surnommé Tiran-le-Blanc.
Tout cela n’était que des ridicules, mais bien antipathiques à mon caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien. J’eus peine à croire qu’un homme à qui la tête tournait de cette façon pût conserver un cœur bien placé. Il ne se piquait de rien tant que de sensibilité d’âme et d’énergie de sentiment. Comment cela s’accordait-il avec des défauts qui sont propres aux petites âmes ? Comment les vifs et continuels élans que fait hors de lui-même un cœur sensible peuvent-ils le laisser s’occuper sans cesse de tant de petits soins pour sa petite personne ? Eh ! mon Dieu, celui qui sent embraser son cœur de ce feu céleste cherche à l’exhaler, et veut montrer le dedans. Il voudrait mettre son cœur sur son visage ; il n’imaginera jamais d’autre fard[1]. »
Le texte s’organise, on le voit aisément, autour du thème de la toilette. Qu’est-ce que la toilette ? « C’est une toile qu’on étend sur une table, pour y mettre ce qui sert à l’ajustement des hommes et des femmes. On le dit surtout des boîtes, des carrés, des flacons, etc. de la toilette d’une femme. Enfin, on le dit de la table même chargée de ce qui sert à la parure d’une femme. » Telle est la définition donnée par le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Ferraud (1788). Le sens initial de « toile », en tant qu’ustensile, est aujourd’hui presque totalement oublié au profit de la pratique ou de l’occupation auxquelles il donne lieu : la parure. C’est donc un thème essentiellement féminin. Ferraud le laisse clairement entendre. Il est intéressant, à cet égard, de signaler que l’article « Toilette » de l’Encyclopédie, après avoir parlé d’abord d’« un morceau de toile, plus ou moins grand, qui sert à envelopper les draps, les serges et autres pareilles marchandises » et, ensuite, d’« une espèce de nappe de toile fine, garnie de dentelle tout autour, dont on couvre la table », propose un ample développement sur la « toilette des dames romaines ».
Mais attachons-nous plutôt au texte des Confessions afin d’examiner de près comment le thème de la toilette et ceux qui lui sont associés créent des effets sémantiques particuliers tendant à opposer d’une manière singulière les deux personnages : Grimm et Jean-Jacques.
Il faut remarquer en tout premier lieu que l’encyclopédiste, le personnage-cible, apparaît comme un homme entièrement dicté par la mode et exclusivement préoccupé par une apparence à fabriquer. Embellir son teint, mettre du blanc, brosser ses ongles, remplir de blanc les creux de sa peux, telles sont les activités « ridicules » auxquelles il s’adonne tous les matins avec une concentration et une régularité remarquables qui retiennent l’attention de Rousseau. Tout un vocabulaire relatif à la toilette réduit dès lors l’homme de lettres à une existence de surface, épidermique et factice. C’est un être privé de son être, si l’on veut, pour se confondre avec son paraître, sa pure manifestation extérieure, phénoménale. L’allitération en /f/ qui traverse le texte semble contribuer à produire et à renforcer l’impression d’une facticité méprisable. Enfin, on notera également la répétition insistante de l’adjectif petit qui se rapporte tout à la fois à la pratique et aux gestes de la toilette (petite vergette, petits soins) et à la personne (petites âmes, petite personne) de celui qui s’y livre.
À ce portrait de Grimm s’oppose en négatif celui de Jean-Jacques pour qui seul compte le souci de l’être en tant qu’instance opposée au paraître. Si Grimm est celui qui cherche à dissimuler « ses gros yeux troubles et sa figure dégingandée » par cet art de se fabriquer une apparence qu’est la toilette — ce qu’on appellera plus tard le maquillage —, Jean-Jacques est celui qui ne se soucie que de l’expression de son cœur. Ce qui importe pour Rousseau, c’est en effet de « conserver un cœur bien placé » et de l’exprimer ou même de l’exhaler, selon le mot choisi par Rousseau : c’est là, soit dit en passant, un verbe qui se marie plutôt mal avec le complément d’objet direct « cœur », mais qui, par cette alliance peu commune, semble souligner la singularité poétique du portrait. Animé et propulsé par l’idée d’un cœur, d’un dedans à montrer dans toute sa vérité, Jean-Jacques s’oppose donc radicalement à Grimm qui, lui, est obsédé par l’élaboration artificielle d’un dehors, d’un extérieur, d’une enveloppe qui ne fait que révéler en fin de compte son caractère « fat » et « vain ». Il est important de souligner à cet égard qu’à l’adjectif « fat », le premier qualificatif du texte concernant Grimm, répond par la paronomase le dernier mot du texte « fard » dont l’appartenance au champ lexical de la toilette est pour ainsi dire niée par le fait même qu’il devient, s’agissant de Jean-Jacques qui voudrait « mettre son cœur sur son visage », l’équivalent du mot « cœur ». Ici, un visage nu, naturel, apte à traduire immédiatement la vérité du cœur qui est embrasé par un « feu céleste » et poussé par de « vifs et continuels élans » ; là, un autre qui se vautre dans l’artifice cosmétique, le mensonge, ne montrant que les « creux de sa peau » remplis de blanc. Il me semble que Rousseau, tout en recourant à l’outillage lexical et au cadre épistémologique de son temps tel qu’il apparaît par exemple dans le discours littéraire de l’Encyclopédie, radicalise le propos et pousse la logique personnelle jusqu’à l’annulation même de l’opposition entre l’être et le paraître. Le masque est tombé : chez lui, l’être est le paraître et vice versa.
Soubassement anthropologique du discours autobiographique
Telle est, me semble-t-il, la logique et la structure thématiques qui sous-tendent les paroles autobiographiques de cette page des Confessions. Tous les lecteurs assidus de Rousseau auront reconnu le style de pensée qui est le sien, à savoir celui qui consiste à considérer l’homme comme un être double, un être clivé en deux instances contradictoires : être et paraître. Ce couple conceptuel apparaît à un moment qui correspond à l’apparition d’un certain ordre social dans l’histoire générale de l’humanité que Rousseau se propose de tracer dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Rouvrons donc ce livre majeur et relisons le passage suivant qui se trouve dans la seconde partie consacrée à l’émergence de l’Histoire et à la complexification progressive des relations d’interdépendance des hommes, qui n’est rien d’autre que le procès de civilisation dont parle Norbert Elias[2] :
« Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et l’imagination en jeu, l’amour-propre intéressé, la raison rendue active et l’esprit arrivé presque au terme de la perfection, dont il est susceptible. Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l’esprit, la beauté, la force ou l’adresse, sur le mérite ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu’on était en effet. Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. D’un autre côté, de libre et indépendant qu’était auparavant l’homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur maître ; riche, il a besoin de leurs services ; pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d’eux. Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d’abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s’en faire craindre, et qu’il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement[3]. »
Ce passage est situé dans l’ensemble textuel qui fait suite à l’évocation de la « véritable jeunesse du monde », un état précaire à équidistance de la Nature et de la Société, « tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour propre ». L’auteur parle de « société commencée » ou de « société naissante » à propos de cet état intermédiaire où, tout bien considéré, les hommes encore libres, bénéficiant des « douceurs du commerce indépendant », auraient dû rester pour toujours. L’équilibre fragile, toutefois, se rompt inévitablement pour laisser la place à la métallurgie et à l’agriculture, ce qui entraîne « l’invention des autres arts ». C’est dans ce contexte précis, fortement historicisé, que Rousseau introduit enfin la figure de l’homme social accompli, jouissant de « toutes [ses] facultés développées », échauffé par « la mémoire et l’imagination en jeu », aiguillonné par « l’amour propre intéressé », animé par « la raison rendue active et l’esprit arrivé jusqu’au terme de la perfection ». Et c’est chez cet homme socialement accompli que être et paraître deviennent « deux choses tout à fait différentes ».
Un autre passage du Discours sur l’origine de l’inégalité retient notre attention au sujet de l’être de l’homme qui se trouve enfoui, à l’instar du visage outrageusement fardé de Grimm, sous d’épaisses couches d’éléments extérieurs qui s’y sont posés au cours de l’Histoire jusqu’à le faire disparaître complètement sous une apparence monstrueuse et trompeuse. Il s’agit du début de la Préface, où Rousseau présente sa vision de l’homme social en tant que résultat d’un processus de transformations (ou d’altérations) successives qui laissent pourtant intact le fond de son âme ; où il esquisse, à partir de cette vision pour ainsi dire généalogique de l’homme, la méthode qui lui permettra de retrouver son être véritable. La statue de Glaucus apparaît alors à la fois comme l’image démonstrative de l’homme social et le modèle d’explication de la méthode rousseauiste de dépouillement généalogique :
« […] comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son propre fonds d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif. Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable ; et l’on n’y retrouve plus, au lieu d’un être agissant toujours par des principes certains et invariables, au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son auteur l’avait empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire[4]. »
L’auteur du Second Discours, qui cherche à démêler la vérité anhistorique de l’homme d’avec toutes ses manifestations phénoménales historiquement constituées, s’approprie en fait le statut et le privilège d’homme, intangible, de la nature dans son acte d’énonciation narrative qui lui permet de retracer toute l’histoire de la déchéance de l’humanité, l’éloignement progressif et inexorable du genre humain par rapport à la vérité de l’homme dans son état initial. Passant du registre théorique et anthropologique à celui de la littérature, Rousseau raconte, dans les Confessions, son histoire individuelle qui est à sa manière l’histoire d’une déchéance puisqu’elle dévoile sa chute et son égarement dans le monde des gens de lettres[5], mais qui est simultanément, il faut y insister, le témoignage d’un cœur qui « n’a jamais su cacher, durant une minute entière, un sentiment un peu vif qui s’y fût réfugié » et qui s’est donc sans cesse efforcé de s’arracher aux conditions aliénantes de son existence sociale pour demeurer « transparent comme le cristal »[6].
La naissance de la Littérature : remarques sur Le philosophe et le loup de Mark Rowlands
Mark Rowlands, l’auteur d’un ouvrage que j’aime beaucoup, Le philosophe et le loup [7], laisse entendre qu’il y a une ligne de démarcation qui sépare les primates des autres vivants et cette ligne de démarcation s’appelle la civilisation. D’un côté, un monde à structure sociétale, essentiellement caractérisé par la pratique de la duperie ; de l’autre, un monde habité par les animaux solitaires qui ignorent cette pratique.
Mais il me semble que la pensée gagne à affiner un peu plus la notion de civilisation, en introduisant à l’intérieur même du monde des vivants humains l’opposition entre la civilisation et la non-civilisation — ce qu’on peut appeler, sans y coller la moindre nuance péjorative, la barbarie. Dans la très longue histoire de l’humanité, l’état de barbarie précède la civilisation qui ne date que d’hier. Et dans le cas de l’Europe occidentale, le dix-septième siècle absolutiste est, selon Norbert Elias, le moment où s’affirme le procès de civilisation. La société de cour, à son apogée louis-quatorzien, est un monde soumis à d’incessantes opérations d’auto-contrôle dissimulateur des émotions de la part de tous les sociétaires. Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir une page du Misanthrope ou de La Princesse de Clèves. Il suffit de relire Les Caractères de La Bruyère. Il suffit de se rappeler une maxime de La Rochefoucauld, celle-ci par exemple : « L’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres ; c’est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever ; et bien qu’il se transforme en mille manières, il n’est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu’il se cache sous la figure de l’humilité. »
Il est sans doute utile et même nécessaire de reconnaître que la capacité de tromper, de dissimuler, de manipuler, de mentir est inhérente à l’humaine condition comme le suggère le philosophe qui se considérait, quant à lui, comme un frère de son loup. Mais il me semble tout aussi important, sinon plus, de savoir, d’un point de vue non pas anthropologique mais historique, que cette capacité peu louable a connu un essor significatif sans précédent à un moment de l’évolution de la société humaine, où se met en place l’habitus de l’homme moderne et civilisé qui se caractérise par un ensemble de mécanismes d’auto-contrainte psychique. Il semblerait que parmi les primates, seul l’homme possède un langage hautement élaboré. Le drame, c’est que ce langage élaboré est devenu un instrument permettant de pousser à l’extrême l’art de la tromperie.
Mais ce qui mérite ici une attention toute particulière, c’est que paradoxalement, la sophistication et la complexification de cet art pernicieux ont suscité dans un même mouvement la naissance d’une certaine littérature dénonciatrice de cet art même. La littérature apparaît alors comme une machine à déjouer la dissimulation et le mensonge. L’œuvre de Rousseau est d’une certaine manière le point d’aboutissement d’une telle préoccupation littéraire dans l’espace intellectuel des Lumières. Rousseau écrit en effet au livre X des Confessions :
« Depuis quelque temps je formais le projet de quitter tout à fait la littérature, et surtout le métier d’auteur. Tout ce qui venait de m’arriver m’avait absolument dégoûté des gens de lettres, et j’avais éprouvé qu’il était impossible de courir la même carrière, sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l’étais guère moins des gens du monde, et en général de la vie mixte que je venais de mener, moitié à moi-même, et moitié à des sociétés pour lesquelles je n’étais point fait. […] Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais consolé d’une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs : mais se ruiner pour s’ennuyer est trop insupportable ; et j’avais si bien senti le poids de ce train de vie, que, profitant de l’intervalle de liberté où je me trouvais pour lors, j’étais déterminé à le perpétuer, à renoncer totalement à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature, et à me renfermer, pour le reste de mes jours, dans la sphère étroite et paisible pour laquelle je me sentais né[8]. »
L’écrivain clivé en deux moitiés, deux instances opposées, côté public/côté privé, art extérieur diurne/art intérieur nocturne, me fait penser à cette autre grande figure des Lumières qu’est Goya. L’activité que Rousseau désigne ici par le mot « littérature » est celle qui est pratiquée parmi les gens de lettres parfaitement intégrés dans les structures de pouvoir propres à la société de l’Ancien Régime. Quand l’écrivain déclare qu’il « formait le projet de quitter tout à fait la littérature » et qu’il était « déterminé (…) à renoncer à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature », il parle de sa volonté de rompre avec les pratiques littéraires et culturelles des élites intellectuelles soumises aux règles de la communication et de l’échange socio-économico-culturels.
C’est donc en fuyant la littérature officielle si l’on veut, qu’il a inventé une autre littérature, une littérature d’un autre ordre. Il a opposé à la littérature instituée des paroles littéraires qui ne se soucient que de la vérité du sujet énonciateur et scripteur. C’est en se cachant[9] dans la solitude à l’écart de la société qu’il écrit. Il n’est pas sans intérêt à cet égard de prêter attention à la manière dont Rousseau évoque, quelques pages après le passage précité, la rédaction du livre V de l’Émile dans un appartement de l’édifice solitaire qui se trouvait dans le parc de Montmorency :
« Ce fut dans cet édifice solitaire qu’on me donna le choix d’un des quatre appartements complets qu’il contient, outre le rez-de-chaussée, composé d’une salle de bal, d’une salle de billard et d’une cuisine. Je pris le plus petit et le plus simple au-dessus de la cuisine que j’eus aussi. Il était d’une propreté charmante ; l’ameublement en était blanc et bleu. C’est dans cette profonde et délicieuse solitude qu’au milieu des bois et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur d’orange, je composai dans une continuelle extase le cinquième livre de l’Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive impression du local où je l’écrivais[10]. »
Tout se passe comme si l’écriture de l’Émile était favorisée et même suscitée par la « profonde et délicieuse solitude » de Rousseau, qui est le résultat obtenu par le geste décisif de rupture d’avec le milieu littéraire.
La littérature : l’autre langue ou l’autre de la langue — relire les Confessions dans le contexte de l’après-Fukushima
Cette attitude de repli et d’éloignement de Rousseau, qui consiste à vouloir lancer des paroles vraies dans et contre le flot de discours mondains et mensongers, comme un pavé dans la mare, au prix d’une rupture irrémédiable avec le monde environnant, m’a toujours fasciné ; car c’est là, si j’ose dire, l’un des indices les plus marquants de la naissance de la Littérature telle que l’entend la modernité, c’est-à-dire la Littérature comme l’autre langue ou l’autre de la langue. Mais la posture rousseauiste me poursuit, me hante et me bouleverse, surtout depuis que nous sommes condamnés à vivre au Japon l’interminable après-Fukushima dans la fange des discours fallacieux, sans nous en rendre compte véritablement. Je m’explique.
Dans le drame de Fukushima il y a, à n’en pas douter, une dimension linguistique, discursive, voire littéraire. C’est ce que j’ai profondément senti en décembre 2011, quand j’ai entendu le plus haut responsable politique du pays déclarer sans honte qu’avec les réacteurs en arrêt à froid, tout était rentré dans l’ordre. Depuis un an et demi, nous avons connu trop de vérités officielles qui sont autant de mensonges énoncés avec une trompeuse sincérité. Le discours du premier ministre a été pour moi le summum de ces vérités mensongères, mystificatrices. Roland Barthes a parlé autrefois au sujet du Japon d’empire des signes. Aujourd’hui, il conviendrait peut-être de parler d’empire du Mensonge et de la Bêtise dans une inspiration quelque peu flaubertienne. Nous vivons désormais dans un monde contaminé. De la terre que nous traversons aux aliments que nous consommons, tout est contaminé. Mais ce qui m’effraie davantage encore, c’est que la contamination va jusqu’à l’esprit... Nous sommes entourés à notre insu de discours fallacieux mais ayant toujours la force persuasive propre à la Majorité Actuelle. Et c’est là que je me dis que la LITTÉRATURE (au sens large du mot, c’est-à-dire les pratiques langagières conscientes de leur étrangeté, de leur extériorité, de leur excentricité) a un rôle majeur à jouer. Je veux dire par là que c’est peut-être à la LITTÉRATURE de dévoiler les ressorts et la mécanique de la langue contaminée. Car, la LITTÉRATURE, c’est l’autre langue ou l’autre de la langue. C’est le souci littéraire et philosophique — et dans ce souci littéraire et philosophique, j’accorderais une place importante à la volonté d’apprendre une langue nouvelle comme le français pour apprendre à parler le japonais comme une langue étrangère —, c’est ce souci littéraire et philosophique qui permet peut-être de déconstruire cette langue ambiante, dominante, contaminée qui a la propriété mystificatrice de paraître toujours ACTUELLE.
Appendices
Notes
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[1]
Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre IX, Œuvres complètes, éditées sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, tome I, p. 467- 468. Dans cette citation comme dans toutes les autres du présent essai, j’ai pris la liberté de moderniser l’orthographe de Rousseau.
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[2]
Lire surtout La civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident (Presses Pocket) qui constituent en fait les deux volets d’un seul grand ouvrage : Über des Prozeß des Zivilisation.
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[3]
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean Starobinski (éd,), Gallimard,Folio, 1985, p. 104-105.
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[4]
Rousseau, op. cit., p. 52.
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[5]
Signalons qu’on doit à Voltaire l’article « Gens de lettres » de l’Encyclopédie. Il serait intéressant de confronter l’image voltairienne des « gens de lettres » à celle qui apparaît dans les Confessions.
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[6]
Rousseau, Confessions, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I., p. 446.
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[7]
Mark Rowlands, Le philosophe et le loup, traduit de l’américain par Katia Holmes, Belond, 2010.
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[8]
Jean-Jacques Rousseau, Confessions, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, p. 514-515.
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[9]
Souffrant déjà du décalage entre ce qu’il est au fond et la perception qu’il en suscite au yeux d’autrui, il écrivait au livre III des Confessions les lignes suivantes : « Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger : d’autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu’une occasion particulière a fait naître, n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire, et qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerais la société comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. » (C’est moi qui souligne.)
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[10]
Confessions, op.cit., p. 521.