Abstracts
Résumé
Barack Obama a rédigé cet article, inédit en français, pour la revue Illinois Issues en 1988, alors qu’il était étudiant en droit à Harvard, et après avoir passé trois ans comme community organizer à Chicago auprès du Developing Communities Project. Antérieur à son autobiographie "Les rêves de mon père", ce texte révèle les réflexions tout à la fois candides et réalistes d’un jeune Obama tout entier tourné vers l’amélioration du sort des habitants des quartiers les plus pauvres de Chicago en même temps que la quête d’un sens plus profond à son engagement. Les droits d’exploitation du texte appartiennent à Illinois Issues, que Sens Public tient à remercier pour l’avoir autorisé à publier cette traduction inédite en français.
Article body
Au cours des cinq dernières années, j’ai souvent eu quelques difficultés à expliquer ma profession aux gens. Typique est cette remarque que me fit une assistante administrative dans une école publique un maussade matin de janvier, alors que j’attendais pour distribuer des dépliants à un groupe de parents troublés et en colère, qui avaient découvert qu’il y avait de l’amiante dans leur école.
– Écoutez, Obama, commença-t-elle. Vous êtes un jeune homme brillant, Obama. Vous êtes allé à l’université, n’est-ce pas ?
Je fis oui de la tête.
– Je ne peux simplement pas comprendre pourquoi un jeune homme brillant comme vous irait à l’université, en serait diplômé, et deviendrait un activiste social [community organizer].
– Pourquoi ça ?
– Parce que le salaire est modeste, les heures sont longues, et n’est-ce pas vrai que personne ne vous apprécie ? Elle remua la tête en signe de confusion tout en retournant à ses affaires.
J’ai repensé à cette conversation à plus d’une reprise au cours de la période durant laquelle j’ai travaillé avec le Developing Communities Project , situé dans le Far South Side de Chicago. Malheureusement, les réponses qui viennent à l’esprit n’ont pas été aussi simples que sa question. La plus courte est probablement celle-ci : cela doit être fait, et pas assez de personnes ne s’en occupent.
Savoir comment les Afro-américains et autres personnes dépourvues de tout peuvent faire avancer leur cause en Amérique n’est pas un débat nouveau. De W.E.B Du Bois à Booker T. Washington en passant par Marcus Garvey, Malcolm X et Martin Luther King, ce débat interne a fait rage entre intégration et nationalisme, entre accommodement et militantisme, et entre manifestations et négociations dans les salles de réunion. Les lignes entre ces stratégies n’ont jamais été tracées simplement, et le leadership noir qui a eu le plus de succès a reconnu le besoin de concilier ces approches en apparence divergentes. Au cours des premières années du mouvement pour les droits civiques, nombre de ces enjeux ont été submergés sous l’oppression adamantine de la ségrégation. La question n’était plus de savoir s’il fallait manifester, mais combien militante devait être la manifestation pour obtenir la pleine citoyenneté des Noirs.
Vingt ans plus tard, les tensions entre stratégies ont ré-émergé, en partie à cause de la reconnaissance que, en dépit de toutes les réalisations des années 1960, la majorité des Noirs continue à souffrir d’une citoyenneté de seconde classe. Liés à cela sont les échecs – réels, ressentis et fabriqués – des programmes de la Grande Société de Lyndon Johnson. Face à ces réalités, au moins trois grands fils reliés aux anciens mouvements sont apparents.
Tout d’abord, et le plus connu, a été l’émergence de la capacitation [empowerment] politique aux quatre coins du pays. Harold Washingtonet Jesse Jackson ne sont que deux exemples frappants de la manière dont l’énergie et la passion du mouvement pour les droits civiques ont été liées à des initiatives pour obtenir plus de pouvoir politique traditionnel. Deuxièmement, l’on a assisté à la résurgence de tentatives pour encourager le développement économique dans la communauté noire, que ce soit au travers des efforts d’entrepreneuriat locaux, l’embauche appuyée d’entrepreneurs et de managers noirs, ou des campagnes « Achetez Noir ». Troisièmement, et peut-être le moins connu, a été la mobilisation des communautés d’intérêts [community organizing] à l’échelle locale, reposant sur le leadership autochtone et l’action directe.
Les partisans de la politique électorale et des stratégies de développement économique peuvent se référer à des réalisations substantielles au cours des dix dernières années. L’augmentation du nombre d’élus noirs offre à tout le moins l’espoir que le gouvernement sera plus réactif aux électeurs des quartiers déshérités. Et les programmes de développement économique peuvent apporter des améliorations structurelles et des emplois à des communautés défavorisées.
Toutefois, selon moi, aucune de ces approches n’offre une espérance durable de changement réel pour les quartiers déshérités à moins qu’elles ne soient soutenues par une approche méthodique de l’organisation des communautés d’intérêts [community organization]. Ce, parce que les problèmes des quartiers sont beaucoup plus complexes et profondément enracinés que jamais. Une discrimination ouverte a été remplacée par un racisme institutionnel. Des problèmes comme ceux des adolescentes tombant enceintes, l’embrigadement dans les gangs ou la toxicomanie ne peuvent uniquement être résolus par l’argent. Dans le même temps, ainsi que l’a relevé le professeur William Julius Wilson de l’Université de Chicago, l’économie dans les quartiers déshérités et le soutien qui leur était apporté par le gouvernement ont décliné, et les Noirs de la classe moyenne quittent des voisinages qu’ils soutenaient il y a encore peu.
La politique électorale pas plus que la stratégie économique d’autonomie et de développement interne ne peuvent par elles-mêmes répondre à ces nouveaux défis. L’élection d’Harold Washington à Chicago ou celle de Richard Hatcher à Gary ne furent pas suffisantes pour apporter des emplois dans les quartiers déshérités ou pour réduire un taux d’abandon de 50% dans les écoles, bien qu’ils aient pu créer un effet symbolique important. En fait, la réussite des Noirs, si importante dans des postes prééminents de la ville nous a mis dans la position bizarre d’administrer des systèmes sous-financés qui ne sont ni équipés pour, ni désireux de faire face aux besoins des citadins pauvres, et d’être forcés de passer des compromis quant à leurs intérêts face aux demandes, plus puissantes, d’autres secteurs.
Les stratégies d’autonomie révèlent des limites semblables. Quoiqu’elles soient tout à la fois louables et nécessaires, elles ignorent trop souvent le fait que, sans une communauté stable, une population bien éduquée, des infrastructures adéquates et un marché informé et employé, ni les nouvelles entreprises, ni celles qui sont bien établies ne voudront s’installer dans les quartiers déshérités et continuer à être compétitives sur le marché international. Davantage encore, ces approches peuvent devenir – et sont devenues – des excuses à peine voilées pour réduire les programmes sociaux, qui sont anathèmes pour l’agenda conservateur. En théorie, la mobilisation de communauté [community organizing] offre une voie pour fusionner différentes stratégies pour la capacitation [empowerment] d’un quartier. La mobilisation [organizing] commence avec l’idée de départ que (1) les problèmes auxquels font face les communautés déshéritées ne sont pas le résultat de l’absence de solutions efficaces, mais de celle d’un pouvoir à même de mettre en œuvre ces solutions ; (2) le seul moyen pour les communautés de construire un pouvoir sur le long-terme est la mobilisation des gens et de l’argent autour d’une vision commune ; et (3) une mobilisation durable ne peut être atteinte qu’à condition qu’un leadership autochtone aux racines étendues – et pas seulement un ou deux leaders charismatiques – puisse nouer entre eux les divers intérêts de leurs institutions locales.
Cela signifie qu’il faut lier ensemble les églises, les clubs de quartiers, les groupes de parents et toute autre institution dans une communauté donnée pour payer les dus, recruter les organisateurs [organizers], mener des recherches, forger un leadership, organiser des rassemblements et des campagnes d’éducation, et commencer à établir des plans pour tout un ensemble d’enjeux – emplois, éducation, crime, etc. Une fois qu’un tel véhicule est formé, il a le pouvoir de rendre les politiciens, les agences et les entreprises plus réceptifs aux besoins de la communauté. Tout aussi important, il permet aux gens de briser leur écrasant isolement les uns par rapport aux autres, de remodeler leurs valeurs et leurs attentes mutuelles et de redécouvrir les possibilités d’agir de manière collaborative – les prérequis à toute initiative d’auto-assistance destinée à réussir.
En utilisant cette approche, le Developing Communities Project et d’autres associations des quartiers déshérités de Chicago ont atteint des résultats impressionnants. Les écoles ont été rendues plus responsables, des programmes de formation à l’emploi ont été établis, des logements ont été rénovés et construits, les services de la municipalité ont été fournis, les parcs ont été refaits, et la criminalité et les problèmes de drogue ont été réduits. De plus, des gens ordinaires ont pu accéder aux étages du pouvoir, et un réservoir de leadership civil local sophistiqué a été développé.
Mais mobiliser la communauté noire soulève également d’énormes problèmes. L’un d’eux est le scepticisme – pas entièrement injustifié – auxquels les organisateurs [organizers] font face dans plusieurs communautés. A un large degré, Chicago est la ville de naissance de la mobilisation des communautés [community organizing], et le paysage urbain est jonché de squelettes des efforts précédents. Nombre de membres les mieux intentionnés de la communauté ont des souvenirs amers de tels échecs et sont réticents à offrir une foi renouvelée dans le processus.
Un autre problème lié à ce dernier est l’exode hors des quartiers, évoqué plus haut, des ressources financières, des institutions, des exemples modèles et des emplois. Même dans des secteurs qui n’ont pas été complètement dévastés, la plupart des foyers ne s’en sortent maintenant qu’avec deux salaires. Le travail de mobilisation des communautés [community organizing] a généralement reçu le soutien des femmes, qui, à cause de la tradition et de la discrimination sociale, avaient le temps et l’inclination à participer à une activité qui reste essentiellement bénévole. Aujourd’hui, la majorité des femmes dans la communauté noire travaillent à plein temps, nombre d’entre elles sont l’unique parent, et elles doivent se partager entre le travail, l’éducation des enfants, la gestion d’un foyer et le maintien d’un semblant de vie privée – autant d’éléments qui placent les activités volontaires au bas de la liste des priorités. De plus, l’exode lent de la classe moyenne noire vers les banlieues[1] signifie que les gens font leurs courses dans un voisinage, travaillent dans un autre, envoient leurs enfants à l’école de l’autre côté de la ville et vont à l’église dans un quartier autre que celui où ils vivent. Une telle dispersion géographique engendre de réels problèmes dans la création d’un sens d’investissement et de but commun dans n’importe quel quartier.
Enfin, les organisations liées aux communautés [community organizations] et les activistes eux-mêmes sont gênés par leurs propres dogmes à l’égard du style et de la substance de la mobilisation [organizing]. La plupart pratique ce que le professeur John McKnight, de la Northwestern University, appelle l’approche de « défense du consommateur » [« consumer advocacy »], l’accent étant mis sur la lutte pour les ressources et les services avec les pouvoirs externes en place. Peu pensent à exploiter les capacités productives internes, tant en termes d’argent que de personnes, qui existent déjà au sein des communautés.
Notre réflexion à l’endroit des médias et des relations publiques apparaît également en retard quand on la compare au puissant publipostage et aux approches vidéo utilisées par des organisations conservatrices comme la Majorité Morale. Surtout, les bas salaires, le manque de formation de qualité et des possibilités d’avancement mal définies découragent les Noirs les plus talentueux de considérer la mobilisation [organizing] comme une option de carrière légitime. Aussi longtemps que nos jeunes les meilleurs et les plus brillants verront davantage d’opportunités dans le fait de gravir les échelons d’une entreprise que dans le fait de construire des communautés desquelles ils sont originaires, la mobilisation [organizing] restera sérieusement handicapée.
Aucun de ces problèmes n’est insurmontable. A Chicago, le Developing Communities Project et d’autres organisations liées aux communautés [community organizations] ont mis leurs ressources en commun pour former des think tanks coopératifs [cooperative think tanks] comme la Gamaliel Foundation . Ceux-ci offrent tout à la fois un cadre formel où les organisateurs [organizers] expérimentés peuvent retravailler de vieux modèles pour les adapter aux nouvelles réalités, et un environnement sain pour le recrutement et la formation de nouveaux organisateurs [organizers]. Dans le même temps, l’absence de leadership et la désillusion qui ont suivi la mort d’Harold Washington ont rendu les médias et les gens vivant dans les quartiers plus réactifs aux approches que la mobilisation des communautés d’intérêts [community organizing] peut offrir. Nulle part n’est plus apparente la promesse de la mobilisation [organizing] que dans les églises traditionnelles noires. Très chichement dotée en ressources financières, en membres et – le plus important – en valeurs et traditions bibliques qui en appellent à la capacitation [empowerment] et à la libération, l’Église noire est clairement un géant assoupi dans le paysage politique et économique des villes comme Chicago. Une redoutable indépendance parmi les pasteurs noirs et une préférence pour des approches plus traditionnelles d’engagement social (apportant leur soutien aux candidats aux charges publiques, offrant des abris aux SDF) ont empêché l’Église noire de peser de tout son poids dans les arènes politique, sociale et économique de la ville.
Cependant, au cours des dernières années, de plus en plus de pasteurs jeunes et tournés vers l’avenir ont commencé à regarder les organisations liées aux communautés [community organizations] comme le Developping Communities Project dans le Far South Side et le GREAT dans le secteur de Grand Boulevard comme un instrument puissant pour vivre le gospel social, un gospel qui peut éduquer et capaciter [empower] des congrégations entières, et non pas seulement servir comme une plate-forme pour quelques leaders prophétiques. Si quelque 50 grandes églises noires, parmi les milliers qui existent dans des villes comme Chicago, décidaient de collaborer avec une équipe de mobilisation [organizing] formée, d’énormes changements positifs pourraient être apportés à l’éducation, au logement, à l’emploi et à l’esprit des communautés noires des quartiers défavorisés – des changements qui pourraient envoyer de puissantes ondes à travers la ville.
D’ici là, les activistes [organizers] continueront à bâtir sur des succès locaux, apprendre de leurs nombreux échecs et recruter et former leur petit – mais toujours croissant – noyau de leadership – des mères socialement assistées, des postiers, des conducteurs de bus et des professeurs d’école, tous ayant une vision et des souvenirs de ce que des communautés peuvent être. En fait, la réponse à la question de départ – pourquoi mobiliser ? – se trouve dans ces gens. En aidant un groupe de femmes au foyer à s’asseoir de l’autre côté de la table de négociation du maire de la troisième plus grande ville d’Amérique et à se défendre toutes seules, ou un métallurgiste retraité à se tenir devant une caméra de télévision et à donner une voix aux rêves qu’il entretient pour le futur de son petit-fils, l’on découvre la contribution la plus significative et la plus satisfaisante que la mobilisation [organizing] peut offrir.
En retour, la mobilisation [organizing] enseigne comme nulle autre chose la beauté et la force des gens de tous les jours. Au travers de chants d’église et d’une discussion sur le perron, au travers de centaines d’histoires individuelles de transhumances depuis le Sud [des États-Unis]pour trouver n’importe quel emploi qui aurait un salaire à offrir, de familles à élever sur des budgets minuscules, d’enfants perdus à cause de la drogue et d’autres vus en train de décrocher des diplômes et des emplois auxquels leurs parents n’auraient jamais pu aspirer – c’est au travers de ces histoires et de ces chants d’espoir gâché et de pouvoirs de l’endurance, de laideur et de discorde, de subtilité et de rires que les organisateurs [organizers] peuvent esquisser un sens à la communauté, pas seulement pour les autres, mais pour eux-mêmes.
Note du traducteur
Il y avait quelque chose d’aventureux à traduire cet article de l’actuel président américain – inédit en français et peu connu aux États-Unis –, le processus d’empowerment ou l’organizing demeurant des concepts difficiles à transposer dans la langue de Molière – ne serait-ce parce que les réalités sociales américaines diffèrent significativement de celles de la France.
Ainsi, justement, de l’empowerment, action par laquelle l’élite ou l’individu en position de force délègue ou fait une concession en insufflant du pouvoir en ses administrés, ou par lequel ces derniers se l’approprient, parfois sans ménagement. Cette notion exclut la passivité absolue, n’admet pas que l’individu tourne benoîtement ses yeux vers une autorité supérieure en attendant d’elle une assistance, un soulagement ou une délivrance, mais exige du volontarisme. Luc Bronner, journaliste spécialiste des banlieues et auteur de La loi du ghetto, n’en disconviendrait pas forcément, lui qui semble avoir buté sur le même mot : « C’est la réponse choisie par les Américains dans les années 1960 : l’empowerement, ou le choix de responsabiliser les habitants des quartiers en leur attribuant un certain pouvoir. Cette démarche a été théorisée par un sociologue américain, Saul Alinsky, et mise en œuvre, localement, par des centaines d’"organisateurs de communautés", dont un certain Barack Obama, qui fut community organiser dans les quartiers sud de Chicago au milieu des années 1980. Une fonction à cheval entre éducateur, travailleur social et agitateur professionnel. Une mission éminemment politique : aider les habitants à s’organiser pour défendre leurs intérêts face aux bailleurs sociaux, aux banques, aux municipalités. Les amener à se constituer en pouvoirs. Les responsabiliser. Les considérer comme des interlocuteurs. Leur donner de quoi reprendre leurs pouvoirs parentaux, leurs responsabilités d’adultes »[2]. A nos yeux, « capacitation » se rapproche certainement le mieux du terme, même si nous avons hésité face à « habilitation », qui semble davantage employé par les organisations internationales.
Alors, que sont les organizers ? Des activistes sociaux, des médiateurs, des éducateurs, des animateurs de communautés ? Corine Lesnes, collègue de M. Bronner basée de longue date aux États-Unis, observe : « L’organisateur de communautés est à la fois travailleur social, agitateur professionnel, éducateur de conscience politique. Il essaie de faire naître les revendications, d’organiser la lutte »[3]. L’organizer lutte pour une cause, qui ne lui rapporte souvent ni prestige, ni guère d’argent (comme le rappelle brutalement à Obama l’assistante d’une école). Nous avons choisi d’alterner entre « activiste » et « organisateur ».
Pour community, et afin d’échapper au piège, en français, du communautarisme, nous avons privilégié la « communauté d’intérêts » ; en français, « communauté » seul peut faire référence à l’ethnie, ce qui n’est pas la préoccupation première de l’activiste (voir plus bas). Et en ce cas, qu’est-ce que l’organizing ? Une forme de militantisme social ? Nous avons ainsi fait le choix, là encore arbitraire et bien sûr discutable, de nous prononcer pour « mobilisation ». Nous avons toutefois gardé entre crochets les expressions originelles à l’intention des lecteurs, prenant notre parti de risquer le blâme des critiques les plus exigeants.
Car au-delà des questions de traduction, il y a là un article qui révèle la maturation – et la maturité – de la pensée politique d’un jeune auteur promis à un bel avenir : vingt ans tout juste après la publication de son texte, il devenait le premier président afro-américain de l’histoire des États-Unis. Et il témoigne de progrès notables d’une époque à l’autre : s’il reste encore beaucoup à faire, en 2012, il semblerait que les quartiers américains se soient intégrés à un degré que n’osait certainement pas imaginer le jeune homme de 27 ans méditant sur son expérience d’organisateur. Mieux encore, dans l’Amérique contemporaine, il semblerait que les quartiers où ne vivent pas de minorités aient complètement disparu, ou presque : seuls 0.5% des 70.000 quartiers y sont encore entièrement blancs. Phénomène plus significatif encore, depuis les années 1960, la proportion d’Afro-américains vivant dans des « quartiers ghettos » (regroupant plus de 80% d’Afro-américains) est passée de la moitié à environ 20%[4].
Le community organizing y est-il pour quelque chose ? Quiconque a passé du temps aux États-Unis ne peut assurément pas rester insensible à cette propension des Américains à s’engager civiquement dans la vie de leurs quartiers ou à défendre leurs intérêts avec une passion et une énergie renouvelées à chaque génération. Dans son texte, Barack Obama évoque également la filiation entre le mouvement des droits civiques et les combats de son époque. L’on ne prendrait guère de risque à émettre l’hypothèse que ces luttes ont contribué à dessiner, décennie après décennie, une autre Amérique.
Allons plus loin. Dans un remarquable essai[5], le professeur James Kloppenberg a également retrouvé l’influence qu’a pu exercer la lecture d’Alexis de Tocqueville sur Barack Obama dans le développement de sa pensée. Ce dernier n’avait-il pas pour professeur préféré, lors de ses études à Occidental College, Roger Boesche, un spécialiste de l’auteur français ? Analysant le texte rédigé par le jeune Obama sept ans avant Les Rêves de mon père, Kloppenberg note :
« Dans [son article], Obama s’est inspiré d’un grand ensemble de sources pour développer une analyse ambitieuse des problèmes auxquels faisaient face les Afro-américains […]. Avançant un argument familier aux lecteurs de Tocqueville, Obama a identifié le problème [de l’intégration socio-économique des Afro-américains] comme étant culturel aussi bien que politique et économique. Nous devons trouver un moyen de "nouer entre eux les divers intérêts" des "institutions locales" des individus. "Cela veut dire qu’il faut lier ensemble les églises, les clubs de quartiers, les groupes de parents et toute autre institution dans une communauté donnée". Comment cela peut-il être réalisé ? Comme Tocqueville l’a observé et Dewey l’a confirmé un siècle plus tard, le secret réside dans la participation à la vie publique »[6].
Cette réflexion explique pour partie le parcours d’Obama, qui va de l’organizing à la politique américaine. Mais pas seulement : Kloppenberg relève par ailleurs que « l’article déploie des idées de Madison et Tocqueville, du gospel social, du mouvement des droits civiques, de la tradition d’organisation propre à Alinsky, et de la science sociale contemporaine pour avancer une analyse subtile concernant les principes et les stratégies qui produisent du changement social démocratique »[7]. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que Tocqueville lui-même était un admirateur du modèle des associations aux États-Unis. Or, finalement, qu’est-ce qu’une communauté d’intérêts qui, sans pousser jusqu’au corporatisme, est unie par une volonté civique, si ce n’est une association ? L’on peut donc penser qu’il y a bien une filiation historique entre les associations observées par Tocqueville et le community organizing théorisé deux siècles plus tard par Saul Alinsky. C’est en ce sens que l’on peut qualifier d’essentiel ce texte écrit à un âge où Obama contemplait déjà l’idée d’une participation plus affirmée dans la vie politique de son pays.
Cette forme d’engagement individuel et citoyen dans la sphère publique semble aujourd’hui avoir le vent en poupe. De grandes institutions abandonnent les vieilles formes d’assistance et encouragent la capacitation : Micro-finance ou community-driven development (CDD) changent ainsi les pratiques du développement. Les organisations issues de la société civile fleurissent, la gouvernance locale et la décentralisation avancent, l’éducation est plus que jamais accessible aux larges foules naguère laissées dans l’ombre, les pratiques de suivi et évaluation se répandent, les données sont disséminées et discutées par tous, et les technologies de l’information et de la communication et les médias sociaux permettent à n’importe quel individu de tisser des réseaux et de prendre part à la vie politique au sens le plus large – et peut-être le plus noble – du terme. Les acteurs du « printemps arabe » l’ont illustré mieux que quiconque. Mais pas seulement. Des union parishads du Bangladesh aux shehia de Tanzanie triomphe l’engagement des uns et des autres dans la vie de leur communauté, dans la sphère publique. Luc Bronner, comme beaucoup d’autres en France, y voit même la solution aux problèmes des banlieues : pour lui, il faut « [r]endre les quartiers aux adultes, leur redonner le pouvoir perdu. Cela ne viendra évidemment pas d’en haut […]. Mais plus sûrement par le bas : par la capacité des adultes à s’organiser sur leur territoire […][8]. »
D’Haïti à Kaboul en passant par la Seine Saint-Denis, de plus en plus de communautés prennent leur destin en main, et le monde change, un individu à la fois. C’est sans doute là que réside toute l’actualité de cet article déjà vieux de deux décennies, et tout l’intérêt d’une traduction, aussi imparfaite soit-elle.
Appendices
Notes
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[1]
Dans les années 1980, la classe moyenne américaine vivait dans les banlieues, non au cœur des villes.
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[2]
Luc Bronner, La loi du ghetto – Enquête dans les banlieues françaises, Pocket 2010, p. 255-256.
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[3]
Cf. « Le Chicago d’Obama », Corine Lesnes, in Le Monde, 9 mars 2008.
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[4]
Cf. Segregation – The dream is getting closer, in The Economist, 11 février 2012.
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[5]
Reading Obama – Dreams, Hope, and the American Political Tradition, de James T. Kloppenberg, Princeton University Press, 2011.
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[6]
Kloppenberg, opus cité, p. 32.
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[7]
Kloppenberg, opus cité, p. 34.
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[8]
Ibid., p. 256.