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Le premier ministre suédois, Fredrik Reinfeldt, expliquait il y a quelque temps que les Suédois devaient se préparer à partir à la retraite tardivement pour pouvoir sauver l’État-Providence. Il pourrait même envisager d’accorder la possibilité de prendre sa retraite à l’âge de 75 ans. Évidemment, il ne s’agit pas de reculer l’âge légal de la retraite qui est de 65 ans avec une possibilité de prolongation de deux ans, mais de donner la possibilité à ceux qui veulent de travailler un peu plus. La déclaration a été ressentie, à juste titre, comme une provocation, elle recèle surtout une antinomie : à quoi bon l’État-Providence si l’on passe directement du travail au cercueil ? Encore une fois, le travail est tellement malléable et déstructuré que l’on pourrait ajuster à l’infini les droits sociaux. Le premier ministre suédois lançait dans le même temps d’autres tartes à la crème : la possibilité de se former à d’autres métiers, la flexibilité du temps de travail. Tout cela renforce a posteriori l’idée que le travail ne fait plus communauté, mais qu’il se déstructure au point de s’adapter aux aléas du marché. Donner la possibilité aux tâches des individus de s’adapter à la réalité des besoins, tel est le fantasme de ceux qui croient résoudre la question des coûts du système social. On oublie la pénibilité du travail et le fait que certaines classes sociales aient le droit au cercueil bien avant l’âge de 70 ans. Ceux qui pourront travailler jusqu’à 75 ans auront été épargnés par ce couperet-là. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait Bismarck en son temps en instituant un âge légal de départ à la retraite : donnez-moi l’espérance de vie des ouvriers et vous aurez l’âge légal de départ en retraite.
La proposition de Fredrik Reinfeldt m’a rappelé étrangement cette nouvelle de Dino Buzzati, « Chasseurs de vieux » où les héros sont des jeunes gangs chassant tout ce qui transpire mal, entendez les vieux, les cheveux blancs, les faux sages, jusqu’au jour où l’un des chefs de gang entend derrière lui une voix lui reprocher la même chose ; et c’est la course pour fuir les jeunes, la mort et la misère.
Pourtant, cette question est centrale parce qu’ici se joue un principe des civilisations occidentales, celui de la dignité humaine. Ces civilisations, aussi techniciennes soient-elles, n’ont jamais considéré le travail comme libérateur mais plutôt comme une nécessité à accomplir pour survivre. Que la devise du travail libérateur ait d’ailleurs pu se retrouver sur un fronton à Auschwitz n’est pas anecdotique : le travail ne peut être une fin en soi. Le tripalium renvoie à la souffrance et au dur labeur auxquels sont confrontées certaines couches de la population. Karl Marx ne s’y est pas trompé, c’est bien autour de la force de travail qu’émergent les pires inégalités, selon la position des acteurs au sein des appareils de production. Le salaire, condition sine qua non de l’univers capitaliste, reflétait une mauvaise rétribution voire une dévaluation du travail. À l’époque, il y avait un destin commun de ceux qui se retrouvaient à travailler au sein d’une même usine et donc des possibilités d’organisation collective pour faire vivre une visée émancipatrice. Aujourd’hui, la visée d’émancipation collective se décline de différentes manières avec en particulier une demande d’accès à la culture. C’est d’ailleurs pour cette raison que la devise « métro, boulot, cercueil » n’a aucune chance d’être reprise par les peuples. Alors, avant de faire coïncider le droit au cercueil avec l’âge légal de la retraite, envisageons d’autres manières de partager les expériences des anciennes générations. Pourquoi allonger le travail des uns quand d’autres peinent à trouver un emploi ? Quels sont les espaces à créer pour éviter que des mécanismes de reproduction sociale condamnent certaines classes à végéter durablement ? Les spectres de Marx sont à ressortir avant le printemps pour éviter la généralisation du droit au cercueil.