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J’ai rencontré Andrée Chédid lors des préparatifs et de la tenue d’un colloque international à l’Université de Paris 13 qui a été publié dans la revue Itinéraires et contacts de culture (L’Harmattan, 2002), ainsi que pour un dialogue filmé avec Jacques Giraud et Bernard Lecherbonnier. Son accueil fut des plus chaleureux, et sa présence très forte.

L’œuvre d’Andrée Chédid était un élément important qui manquait dans un livre sur les écrivains d’expression française en Égypte entre 1920 et 1960[1], que j’avais dirigé au débouché de recherches dédiées à l’égyptien Georges Henein. Nous pouvons simplement développer quelques aspects saillants d’une œuvre forte, et qui n’a pas cessé de se ramifier.

Universalité

Andrée Chédid relève d’une double ou triple appartenance – Liban, Égypte, France –, de plusieurs langues – anglais, français, arabe – et d’aucunes. Est-ce une non-appartenance, ou plutôt une vision proche de celle de la géopoétique chère à Kenneth White ? Elle revendique une appartenance à la terre humaine, mais à qui appartient-elle, celle-là ?

En effet, de plus en plus de textes universalisent et font sortir du temps (Lucy femme verticale), direction imprimée au départ : « La terre a-t-elle un nom de l’autre / côté d’ici »[2]

Il faut donc cesser d’énumérer des nations, des entités politiques ou culturelles ou des langues à son sujet, mais parler d’universalité, comme il faut le faire à propos de Georges Henein, et des seuls, des meilleurs écrivains. Ce qui ne veut pas dire forcément construire une équivalence entre universalité et langue française. Il faudrait plutôt parler d’une aisance à entrer en composition avec plusieurs cultures, et à s’en extraire. Son œuvre suscite en retour une traduction et une réappropriation à partir du français vers la langue arabe en particulier.

La leçon de son œuvre est bien évidemment une leçon d’ouverture et de dialogue, y compris dans la conception même de la poésie.

La poésie n’est pas seule

Son œuvre comporte en effet un grand nombre de romans dont certains ont été adaptés de façon mémorable, comme Le Survivant, par Bernard Giraudeau (1990). C’est une œuvre de poète au-delà de la distinction des genres. Il n’est pas courant qu’un bon poète soit aussi bon romancier.

Cette ambivalence générique se marque par le développement d’une fulgurance, d’une situation souvent simple, dans un décor élémentaire, qui lui permet de développer inlassablement un même thème – qui pourrait se résumer par les mots « amour de l’autre », ou « amour de la vie », ou « obstination de l’amour contre la mort ». Tel est le vrai « engagement » de cette œuvre :

Et je suis en ta main Terre ma terre aimée mon enjeu ma cause[3]

Simplicité

Cette poésie est simple, dans un évident souci de lisibilité, de clarté prosodique, de transparence. Une simplicité qui est trompeuse, car elle est un sel attique, une éloquence travaillée dans le sens d’une économie extrême, suivant une pente proche de la tragédie grecque (dans le récit), et celle de l’aphorisme, du fragment dense (dans le poème). Un fragment qui danse, dans l’innocence retrouvée de la chanson, du rythme et de la rime (dans le poème encore).

Une poésie de la poésie

Les derniers titres – « Territoires du souffle » (1999), « Rythmes » (2003) – mettent l’accent sur un autre élément que le chant (ou le « contre-chant », 1968).

Il est facile de repérer les indices d’une poésie « transitive », qui sert un objet au-delà d’elle-même, qui s’adresse à quelqu’un, avec la formulation incantatoire, votive : « textes pour...  », textes pour une figure, un poème, le vivant, la terre aimée, et aussi l’inverse : « Poèmes pour un texte » (1970-1991).

Cette poésie a un objet ; elle vise à dire le monde. Tout autant, nous pourrions affirmer qu’elle est à elle-même son propre art poétique, interrogeant, mesurant au plus près les possibilités, les limites aussi de son pouvoir d’énonciation.

Exercice de lucidité, idéal de mesure, haine de l’emphase, de la considérable enflure des super-egos poétiques, cette poésie n’est pourtant pas « textuelle », ou savante, parce qu’elle est éloge de la vie incluse à l’intérieur du poème, et qu’au fond, Andrée Chédid établit une symbiose entre pratique du vivant et pratique de la poésie.

« Souffles », « Rythmes », ce sont des termes qui s’appliquent à la nature physiologique de notre être-au-monde, à l’exercice de la parole aussi bien qu’à une vertu ou à une essence de la poésie, dans sa parenté musicale, dans sa dimension mélodique.

Parmi les poèmes de « Rythmes »[4], celui-là :

Multiple Je fonce vers l’horizon Qui s’écarte Je m’empare du temps Qui me fuit J’épouse mes visages D’enfance J’adopte mes corps D’aujourd’hui Je me grave Dans mes turbulences Je pénètre Mes embellies Je suis multiple Je ne suis personne Je suis d’ailleurs Je suis d’ici Sans me hâter Je m’acclimate A l’immanence De la nuit.