Abstracts
Résumé
Normalienne et agrégée de lettres, l'écrivain Geneviève Brisac a rejoint les Éditions de l'Olivier en 1994, après trois livres publiés chez Gallimard. Elle est aussi éditrice pour les enfants et adolescents à l'École des Loisirs. Le Prix Femina lui a été attribué en 1996 pour "Week-end de chasse à la mère". Elle a écrit des essais comme "Loin du Paradis", "La Marche du cavalier", et "VW", sur Virginia Woolf, des recueils de nouvelles ou des contes, "Pour qui vous prenez-vous", "Les Sœurs Délicata". Son dernier roman, "Une année avec mon père", est paru en 2010.
Abstract
A graduate of France's Ecole Normale Supérieure, French writer Geneviève Brisac joinded the publishing group Éditions de l'Olivier in 1994, after the publication of three books at the Gallimard publishing company, and received the Femina price in 1996 for her novel, "Week-end de chasse à la mère". She also edits books for children and teenagers at the company L'Ecole des loisirs. Geneviève is the author of various short stories, fairytales and essays such as "Pour qui vous prenez-vous", "Les Sœurs Délicata", "Loin du Paradis", "La Marche du cavalier" and "VW" (about Virginia Woolf). Her last novel, "Une année avec mon père", was published in 2010. Her views on literature indeed derive from her unique position both as an author and as an editor.
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Sens Public – Avec quels outils écrivez-vous vos livres ? Un clavier d’ordinateur et un écran, ou bien du papier et un stylo ?
Geneviève Brisac – J’ai un tas de cahiers, un par projet, par nouveau projet, par nouveau rêve, à la manière de Doris Lessing dans le Carnet d’or. Je prends des notes, je colle des images, je recopie des choses qui me reviennent ou bien m’émeuvent. Des idées, des pensées, des oublis, des esquisses. J’oublie de mettre la date, tout se mélange, je recopie dans un nouveau cahier, de nouvelles phrases viennent alors s’aimanter aux précédentes. Puis un enfant passe par là et fait un dessin, j’ai une liste de courses que je ne sais où inscrire... J’aime ce capharnaüm et je le crains.
Quand quelque chose prend forme, après un temps indéterminé, une sorte de limbe de rêverie, je passe au clavier.
Sens Public – Diriez-vous que la littérature du dernier siècle renvoie à une fascination des écrivains pour la forme livre ?
Geneviève Brisac – Oui, sûrement, la fonction du Livre chez Mallarmé et chez Borgès en témoignent. Sans parler même de la Recherche du temps perdu de Proust et de son rôle dans notre imaginaire collectif. Et tant d’autres exemples me viennent, que l’historien Robert Darnton, par exemple, a si bien mis en valeur.
Sens Public – Pensez-vous que les outils numériques puissent donner naissance à de nouvelles formes de livres, d’écritures ?
Geneviève Brisac – C’est déjà en cours, car qu’écrivons-nous ? De nouvelle formes de correspondances, de livres, de documentation, de rapport aux autres et au monde, nécessairement. Le problème qui va se poser est celui de leur conservation, c’est une autre question !
Sens Public – Les mises en page et la présentation des documents textes sur écran vous paraissent-elles innover relativement aux anciens codes typographiques et éditoriaux ? Tenez-vous les renvois hypertextuels pour un enrichissement de la lecture ?
Geneviève Brisac – Qui paie ses dettes s’enrichit ! Je ne suis pas sûre qu’il y ait vraiment innovation, les renvois dont vous parlez ont des ancêtres faciles à identifier. Mais je suis trop ignorante, vous en savez davantage que moi là-dessus !
Sens Public – Ces dernières années sont apparus les ebooks, les liseuses et les tablettes électroniques. Amazon, la Fnac, Numilog (Hachette), Feedbooks, ebooksgratuits.com, Publie.net et bien sûr Google eBooks, pour ne citer que ceux-là, proposent des livres en ligne, gratuits ou payants et plus ou moins grand public. La lecture sur Internet s’est parallèlement étendue avec les blogs, les sites de revues de culture et d’information. Doit-on s’attendre à voir le livre papier devenir une relique du passé dans le monde littéraire ?
Geneviève Brisac – Je ne crois pas. Mais je pense vraiment qu’on verra bien ! Cela pose tant de questions, tant de structures que de droit...
Sens Public – Quel doit être le rôle de l’éditeur, alors qu’il devient de plus en plus facile pour des auteurs de fabriquer des livres sans passer par des maisons d’éditions ? On peut par exemple évoquer Amazon qui a lancé une plate-forme d’auto-édition, CreateSpace, promettant la création du livre et sa diffusion...
Geneviève Brisac – L’éditeur depuis toujours est un lecteur. Le premier lecteur. La première lectrice. Un hyper-lecteur. Professionnel et passionné. D’abord un lecteur. Les auteurs ne peuvent se passer d’un lecteur. Un vrai. Qui prend le risque de son goût, de sa passion. Qui accompagne, s’investit, rêve avec l’écrivain, à ses côtés. Parfois même un peu devant.
Quand l’éditeur aura rejoint le poinçonneur, le conducteur de métro, le kiosquier, la boulangère, le gardien de phare, les tailleurs, les agents de la poste, les guichetières et les barmen remplacés par des automates variés, au cimetière des métiers disparus, l’humanité aura reculé de quelques marches dans le grand escalier de la pensée incarnée, et de la beauté des choses. Et les livres risquent d’avoir aussi peu de goût que la baguette industrielle.
Sens Public – Quelle importance accordez-vous à la critique littéraire dans la découverte de nouveaux auteurs ? Pensez-vous que la diffusion numérique puisse constituer des pépinières alternatives d’avenir ?
Geneviève Brisac – Je suis très sévère pour la critique actuelle. Elle est, à de rares exceptions près, parasitée par des considérations commerciales et médiatiques. Par un système où l’urgence règne absurdement. Je la trouve infra-professionnelle. Il y aura forcément un retour de bâton, je n’en connais pas les formes. Personne n’en connait les formes. Je vois bien que d’autres modes d’échange et d’information se développent, des cercles de lecteurs, des plateformes...
Sens Public – Dans le cas de la France, les grandes maisons d’éditions parisiennes et leurs réseaux sont-ils amenés à perdre de leur influence ?
Geneviève Brisac – Franchement je ne sais pas. Cela peut prendre des tas de formes, et de nouvelles générations de lecteurs et de critiques surgissent tout le temps. Mais pour le moment, ce n’est pas ce que l’on constate : nous sommes dans une période que je trouve personnellement frileuse et académique. On se rassure avec les grandes marques.
Sens Public – Vous travaillez avec l’ONG Bibliothèques Sans Frontières qui vise à faciliter l’accès au savoir dans les pays en développement, pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette expérience ?
Geneviève Brisac – Je suis devenue marraine de BSF sur la proposition de mon ami Patrick Weil qui m’a entrainée dans cette aventure formidable. Je n’ai rien fait d’autre que favoriser l’envoi de livres dans les bibliothèques en Géorgie, en Haïti, dans les pays où l’action de BSF se développe. Rien d’autre qu’être là, avec enthousiasme et amitié. Leur énergie, leur efficacité, leur détermination et leur professionnalisme m’impressionnent.
Sens Public – Quel rôle doit, ou peut, avoir la littérature dans un monde marqué par la tyrannie de la productivité et du rendement, le rejet de « l’inutile » et le creusement des fractures, pas seulement sociales et économiques, mais également culturelles ?
Geneviève Brisac – Un rôle essentiel, celui de rendre leur place à la légèreté et à la profondeur : la littérature c’est la vérité qui saute aux yeux et aux oreilles de qui veut bien regarder et écouter. La littérature – on peut dire aussi poésie, ou théâtre, ou cinéma ou art – s’adresse à chacun. A chaque mortel, comme on dit chez Racine. Et nous avons toujours besoin de beauté et d’histoires.
Sens Public – Vous êtes directrice de collection à l’École des Loisirs. Quelles évolutions avez-vous pu observer chez les jeunes lecteurs ? Les lecteurs de demain seront-ils différents de ceux d’hier ? Et comment considérez-vous votre rôle d’écrivain et d’éditrice par rapport aux enfants ?
Geneviève Brisac – Les livres m’ont plusieurs fois sauvé la vie, j’essaie de leur rendre la monnaie de leur pièce. Ma dette est illimitée, et me donne l’énergie de soutenir et d’encourager les jeunes écrivains qui s’aventurent dans ce champ peu défriché, écrire de vrais romans pour les jeunes gens et de vrais livres pour les enfants véridiques, non fabriqués, écrits avec inquiétude, et sens du risque : littéraires, donc. Je ne suis pas sociologue, je ne fais pas de marketing, je suis mon intuition et m’appuie sur mon expérience. Les lecteurs sont – pour parodier Verlaine – ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres, et leur cœur, transparent… Chaque saison a ses modes, et ses constantes, et les écrivains sont, comme les lecteurs, traversés par ces ondes que l’on nomme modes, et par les changements sociaux, technologiques, culturels, politiques.
Être sensible, avoir les yeux ouverts suffit donc. Écrivain et éditrice, j’aime faire rire, pleurer, penser. J’aime qu’un enfant me dise qu’un livre – quel que soit son auteur, moi ou une amie que je publie – l’a bouleversé, marqué, ébloui. J’aime qu’on me parle de relecture, j’aime la lumière, l’étincelle d’émotion dans les yeux d’une adolescente qu’un livre a touchée et apaisée, parce qu’elle s’est sentie comprise, qu’elle a senti que sa manière d’être au monde était partagée.
Sens Public – Un discours pessimiste existe aujourd’hui, qui affirme, ou constate, qu’on assiste à une perte de la culture livresque, conséquence des évolutions technologiques. Outre le temps passé avec la télévision et les différents appareils technologiques, des habitus cognitifs semblent naître avec le texto et le zapping. Des enseignants témoignent qu’un grand nombre d’élèves et d’étudiants ne savent plus faire de phrases et ont des difficultés à structurer une pensée. Le verbe est menacé, certains pensent même que c’est irrémédiable. Est-ce votre sentiment ?
Geneviève Brisac – Non. Et je n’ai jamais aimé les prophètes de malheur. Je suis convaincue que nous sommes tous des mutants. Que les façons de penser changent. Nous savons mille fois moins de vers par cœur que mon grand-père, aucun nom de plante ou presque, et nous ne savons plus archiver ni dessiner, mais nous faisons d’autres choses et nous structurons notre pensée. Ainsi en est-il des générations nouvelles. Et puis de nouveau : on verra bien. Les scrogneugneu que je connais ne proposent rien pour préserver l’orthographe et la syntaxe, sinon écouter leurs lamentations. J’aime les règles de grammaire, j’ai toujours adoré mon Grévisse, je tente de partager cet amour, quoi d’autre ?
Sens Public – Diriez-vous que notre époque, celle de Google et des réseaux sociaux, brise toute relation un peu élaborée au passé des cultures et des sociétés, pour y substituer une imagerie inspirée des séries télévisées et de la publicité ?
Geneviève Brisac – Je dirais : lieu commun ! Et donc cliché stérile. Quid alors de la passion pour la généalogie, les traditions familiales, la cuisine des ancêtres, les vide-greniers, les expositions ethnographiques... et mille autres choses auxquelles je n’ai pas pensé, d’autres liens au passé se nouent sans cesse. Mes parents par exemple, des intellectuels absolument authentiques et aussi éloignés que possible de Google, Wikipédia et Facebook, ne s’intéressaient aucunement au passé : c’est l’avenir qui les passionnait.
Sens Public – Au 21e siècle, la vraie vie, c’est toujours la littérature ?
Geneviève Brisac – Ma vraie vie.