Abstracts
Résumé
Écrire l’amour. Écrire la sexualité. Quel(le) auteur(e) n’a jamais écrit quelques lignes à ce propos ? A travers ce leitmotiv de la littérature, il semble alors difficile de se faire une place. Et si justement, cet espace, on le trouvait ailleurs, autre part et autrement ? Violette Leduc sort des codes, des normes et même des genres. A travers une poétique exacerbant le désir et le plaisir jusqu’aux limites, parfois, de La Folie en Tête (titre de l’une de ses œuvres), elle crée de nouvelles amours, de nouveaux corps, de nouveau sujets. Comment son écriture, à la croisée de l’autobiographique et du fantasmatique rejoue-t-elle alors l’amour et la sexualité, en se plaçant en marge ?
Mots-clés :
- Violette Leduc,
- Monique Wittig,
- sexualité,
- désir,
- genres,
- amour,
- autobiographie et fiction,
- corps,
- performativité,
- création du sujet
Abstract
Write love. Write sexuality. Which author has not ever written any lines on this matter? Through this motto of literature, it seems then difficult to give way. And if exactly, this space, we found it somewhere else and otherwise? Violette Leduc takes out codes, standards and even genders. Through a poetic exacerbating desire and pleasure until the limits, sometimes, of ‘la folie en tête’ (title of one of her books), she creates new loves, new bodies, new subjects. How does her writing at the crossroads of autobiographical and fantastical then replay love and sexuality, by taking place in margin?
Article body
Avant-propos
Lors d’un colloque sur Monique Wittig auquel j’ai assisté en novembre 2009 à Lyon, Suzette Robichon, éditrice et proche de Monique Wittig, a déclaré que la lecture de Thérèse et Isabelle [1] avait été un véritable choc, une vraie révélation et invitation pour tout ce groupe de jeunes femmes – notamment les « membres » du MLF dans les années 70 – qui n’avaient pas encore idée du parcours et des avancées qu’elles allaient procurer aux études féminines et de genres. Où situer alors Violette Leduc ? Il me semble qu’elle occupe une place marginale, et qu’il est intéressant d’interroger son œuvre dans ce cadre de réflexion portant sur les « spectres et rejetons des études féminines et de genres. »
Tout d’abord, Thérèse et Isabelle peut être considéré comme un « spectre » de ces études, dans la mesure où ce livre, malgré son peu de visibilité dans le paysage littéraire, est un livre dont la lecture peut laisser une forte empreinte… Sans faire de coup d’éclat, sans faire de bruit, il est apparu et réapparu devant les yeux de quelques femmes, et sa lecture a provoqué un bouleversement, une envie de changement. Violette Leduc n’est pas un écrivain très reconnu, elle reste en marge de la littérature « académique ». Cependant, elle continue de hanter certains esprits, dont le mien. Il est intéressant de constater ce décalage entre l’impact globale de l’œuvre (échelle institutionnelle) et l’importance qu’a pu prendre pour certaines cette expérience intime de lecture (sphère privée).
A double titre, on peut également considérer l’œuvre de Leduc comme un « rejeton ». Un rejeton de la littérature d’une part. Un rejeton des études féminines d’autre part. Elle est donc déjà dans une double marginalité. Rappelons-le, Violette Leduc n’a pas eu de « formation » littéraire classique. Elle a poussé d’elle-même au pied de la grande littérature, comme le rejeton est la pousse qui apparaît au pied de la tige d’une plante. Comme irriguée par une sève jeune et bouillonnante, l’écriture leducienne donne une agréable sensation de « fraîcheur» (de dynamisme, de fougue, de vie). C’est une écriture du cœur, voire de la chair. Une écriture qui jaillit comme s’il s’agissait de coucher une sensibilité à vif, un rapport exacerbé aux sens, sur le papier. Écrivain autodidacte, Violette Leduc s’est forgé sa propre manière d’écrire et de dire les sens et l’amour, à travers une exacerbation de la nature qui rend ses descriptions tout à fait particulières.
Si l’œuvre entière de Violette Leduc occupe une place à part dans la littérature féminine, Thérèse et Isabelle est un livre qui occupe une place à part dans l’œuvre leducienne. Si elle a en effet parlé des femmes dans ses œuvres, dans Thérèse et Isabelle elle parle des femmes homosexuelles, de cet amour dévorant entre deux jeunes femmes, des plaisirs de la chair et de l’amour physique que cette relation leur procure. Elle est donc, pour son époque, en dehors des études féminines, du moins féministes, qui ne pensent les femmes que dans le rapport hétérocentré avec les hommes.
Et c’est bien cette ex-centricité qui me permet de faire un lien avec l’œuvre de Monique Wittig. En effet, dans son livre La Pensée Straight[2], Wittig théorise cette position en marge, la seule capable de mettre à mal la pensée dominante. L’écho entre un texte comme Thérèse et Isabelle et cette théorie qui suivra des années plus tard se fait alors entendre. Voici pourquoi j’ai choisi d’étudier Thérèse et Isabelle sous le « spectre » de La Pensée Straight.
* * *
« Qu’il n’y a pas d’"écriture féminine" doit être dit avant de commencer et c’est commettre une erreur qu’utiliser et propager cette expression : qu’est ce "féminin" de "écriture féminine" ? Il est là pour la-femme. »[3]
Voici comment débute l’avant-note à La Passion de Djuna Barnes, intitulé « Le point de vue, universel ou particulier » dans l’ouvrage de Wittig. Avant d’entrer dans l’étude à proprement parler du texte, je voudrais faire un point sur la pensée de Wittig qui nous intéresse pour cet article.
Tout d’abord, qu’est-ce que « la-femme » ? Pour Wittig, c’est le mythe, l’imaginaire que la société a créé comme représentation du féminin. La-femme n’existe pas, elle est une idée vers laquelle les femmes doivent tendre. Wittig dénonce ce phénomène. En effet, les femmes doivent adopter ce mythe car nous sommes, d’une certaine manière, enfermés dans un modèle qui a pour base l’hétérosexualité. La-femme est un produit de ce qu’elle nomme l’hétérocentrisme, c’est-à-dire la pensée « straight » comprise comme tout ce qui « dérive » de cette hétérosexualité normative.
L’hétérocentrisme est le système qui régit la société aujourd’hui. Il place les individus dans des rôles sociaux et sexuels basés sur les dichotomies mâle/femelle, masculin/féminin et hétérosexualité/homosexualité. Wittig refuse cet « enfermement », car elle considère que ce système ne laisse pas la place, ou justement place hors norme, un trop grand nombre de personnes. En vue de bouleverser ce système hégémonique, elle prône l’utilisation de cette position en marge, hors-norme, qui dévoile les failles du système en place.
Mais quelle position adopter ? Wittig choisit d’utiliser le point de vue de la lesbienne. Précisons tout d’abord que la lesbienne n’est pas seulement le signe de la sexualité lesbienne. Il conviendrait plutôt de parler de point de vue « lesbien », au sens où le lesbianisme, pour elle, « ouvre une autre dimension de l’humain »[4] et ne se base pas sur la différence des sexes. De cette manière, le sujet lesbien « N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. »[5]. Enfin, ce sujet lesbien représente en réalité toutes les positions qui remettent en cause le point de vue universel dominant. L’analyse ne se pose pas simplement sur la sexualité. Le désir joue aussi un rôle fondamental dans la remise en question du statut dominant de l’hétérosexualité. Car pour Wittig, le désir est « résistance à la norme. »[6]. L’étude d’un désir qui sort de la norme peut mettre à mal cette pensée straight qui nie la place et l’existence de toute une partie de l’humanité.
Mais pourquoi en passer par la littérature ? Wittig elle-même se dit avant tout écrivaine. Elle pense que les mots sont un matériau extrêmement puissant, qu’il faut apprendre à les retravailler, afin de penser autrement que dans les termes de l’hétérocentrisme, qui façonnent inconsciemment notre quotidien. Pour elle, une œuvre littéraire peut être comme un « cheval de Troie », qui viendrait dynamiter de l’intérieur les normes, les pensées et les langages qui oppressent les minorités. Ce qu’elle attend de la littérature, c’est qu’elle « porte des coups avec les mots. »[7]. Pour cela, l’écrivain doit tenter d’atteindre l’universel, « un texte écrit par un écrivain minoritaire n’est efficace que s’il réussit à rendre universel le point de vue minoritaire. »[8].
A contre-courant de la logique historique, et de son intention même, ne tentait-elle pas déjà dans la lecture de Thérèse et Isabelle l’expérience de rendre un point de vue particulier, le point de vue lesbien, universel ? Afin, non pas de prétendre imposer l’homosexualité comme nouveau modèle d’une unique vérité, ce qui n’aurait aucun sens, mais bien pour utiliser ce point de vue oblique dans l’optique de déstabiliser la pensée dominante.
« Après Proust, le sujet n’a plus jamais été le même, car pour la durée de La Recherche du Temps Perdu, il a fait de "homosexuel" l’axe de catégorisation à partir duquel universaliser. »[9]
Sans vouloir calquer la théorie de Wittig sur le texte de Violette Leduc, je crois cependant entrevoir un décentrement du sujet dans Thérèse et Isabelle. Mais il n’est pas seulement d’ordre sexuel. Violette Leduc est en marge dans de nombreux domaines. Sa sexualité l’est, mais sa situation de bâtarde, sa position de femme écrivain, donc de prétendante à une forme d’autorité et de pouvoir, sa poétique tout à fait original, font d’elle bien plus qu’un étendard pour les théories queers[10]. Son écriture n’est-elle pas dans un décentrement permanent qui ne la figerait nulle part ? A travers sa poétique particulière, nous verrons de plus près comment le corps et la sexualité peuvent faire fleurir un sujet nouveau, en marge, toujours.
Le choix d’étudier la sexualité ne doit pas réduire l’étendue des problématiques que posent les œuvres de Violette Leduc. C’est cependant le point sur lequel j’ai choisi de mettre l’accent ici. J’établirai ma réflexion sur un passage de l’œuvre[11] situé vers le début du roman. Thérèse en est l’héroïne. C’est également le premier prénom civil de Violette Leduc. C’est donc une partie autobiographique de sa vie qu’elle fantasme par l’écriture. Thérèse est une jeune fille torturée, parce qu’elle est née « Bâtarde ». Elle se retrouve en pension dans un collège de filles, car sa mère va bientôt se marier. C’est un fait qu’elle vit comme une trahison. A travers le rythme réglé de la vie du collège, décrit dans les premières lignes, une tension se perçoit dès les premières pages entre Thérèse, la « mauvaise élève » et Isabelle, « la meilleure élève ». Le ton est donné dès le début, le lecteur comprend rapidement que la haine de Thérèse envers Isabelle est en réalité une obsession... La scène étudiée se trouve au début du roman, il s’agit des premiers ébats amoureux et érotiques des deux jeunes filles. Ebats sous le signe de l’interdit et de l’absolu.
Le corps du texte
« Isabelle dessinait avec son doigt simplifié sur mes lèvres la forme de ma bouche. Le doigt tomba de mes lèvres dans mon cou. Je le saisis, je le promenai sur mes cils : […]. Isabelle se jeta ailleurs. Elle lissait mes cheveux, elle flattait la nuit dans mes cheveux et la nuit glissait le long de mes joues. Elle cessa, elle créa un entr’acte. »[12]
Le corps, les corps, sont au centre de ce passage. Lorsqu’ils ne se touchent plus, l’action, la vie, semble se suspendre. L’ « entr’acte » marque l’espacement, à la fois spatial et temporel de la relation des corps qui sont au cœur de ce texte. La sensualité y est exacerbée et les corps y sont célébrés dans une prose poétique à fleur de peau.
Pour un nouveau corps désirant
« On rampe dans mon ventre. J’ai peur : j’ai une pieuvre dans le ventre. »[13]
Une des choses qui frappe le plus chez Violette Leduc, c’est peut-être l’importance de l’isotopie de la nature. Transgressant les « règnes », dans un mélange d’animalité, d’animosité même parfois, de paysages, de végétaux, de minéraux, elle semble peindre un tableau nouveau, « frais » pourrait-on dire, des femmes. Les images préconçues du féminin sont bannies et les réseaux métaphoriques empruntant au registre de la nature semblent fleurir au fil du texte.
Arrêtons-nous sur cette première métaphore du désir comme « pieuvre ». Le choix de cet animal marin montre à quel point le désir travaille les entrailles. « Pieuvre » est ici une métaphore in absentia du désir. Il s’agit de dire l’indicible, dire le désir sans le dire, peindre le désir par le détour de l’image. C’est toute la difficulté de la nomination qui est en jeu ici. Comment dire le désir et le plaisir ? Dire tout, Sauf le nom [14] , pour en parler ? Ici, le désir-pieuvre est quelque chose qui s’étale, qui s’égare, qui tiraille de l’intérieur. C’est ce qui ne cesse de s’agiter et que l’on voudrait apaiser, une sensation étrangère, une présence autre, l’intrus, glissé à l’intérieur de soi, incontrôlable et par conséquent effrayant. Une forme d’étrangèreté [15] ? La pieuvre nous apparaît en fait comme une métaphore du désir insatiable. Cette métaphore est filée par Violette Leduc au long du texte. Jamais les pieuvres ne cessent leur agitation :
« Je voudrai ce qu’elle voudra si les pieuvres paresseuses me quittent, si dans mes membres cesse le glissement des étoiles filantes. J’attends un déluge de pierres. »[16]
Ici, les pieuvres se transforment dans un premier temps en étoiles filantes. Par le truchement de ces images, nous nous élevons du monde marin au monde céleste, de la mer à l’atmosphère. Puis, à cette envolée du désir vertical, répond une chute, une retombée sur terre : « j’attends un déluge de pierres ». Ces va-et-vient verticaux incessants, cette circulation entre mer, terre et ciel, figurent à merveille les montagnes russes incontrôlables du désir et du plaisir parcourues par Thérèse et Isabelle. Car plus rien n’est droit, strict ni sensé dans cette relation. Si la description ne cesse de se mouvoir dans un sens vertical, elle le fait également dans un sens horizontal. Pour évoquer le désir des deux jeunes filles, Violette Leduc nous entraîne dans une ronde cosmique où les éléments et les règnes s’interpénètrent. La pieuvre animale, l’étoile filante céleste, les pierres minérales se mélangent et rendent une image trouble, confuse, du désir, force de décloisonnement au caractère insaisissable, indicible. Ici ce qui nous est dépeint, c’est un désir qui va au-delà des humaines sensations. Dans Thérèse et Isabelle la nature dit, elle est le désir : toute description du désir passe par la constitution d’êtres désirants refaçonnés, reconstruits en fleurs, en minéraux, en corps célestes. La nature sert à exprimer le désir en tant que sentiment, mais elle est aussi ce qui compose la force désirante : l’individu. C’est le sujet lui-même qui devient différent, décentré. Il apparaît comme animal, organique, imagé, poétique.
Le corps est ailleurs comparé à un élément naturel, un minéral : le sable. Il est renvoyé alors à toute sa matérialité :
« Mon corps prenait la lumière du doigt comme le sable prend l’eau. »[17]
Le corps est élément, élémentaire. Par une sorte de retour à l’originel, il n’est plus recouvert des marques, des traces de la société. Il est comme pelé de ses couches culturelles et n’est plus que matière en interaction avec les autres composants du monde. Le corps agit et « est agi », il prend « la lumière du doigt », c’est-à-dire qu’il s’approprie autant qu’il reçoit, il s’éveille sous le toucher, comme nous le montrerons plus tard. D’autres images soulignent ce lien entre l’union charnelle des corps et des phénomènes naturels :
« Le baiser ralentit dans mes entrailles, il disparut, courant chaud dans la mer. »[18]
Nous avons cette fois-ci une métaphore in praesentia, qui fait l’analogie entre le baiser et un courant marin. Les corps sont donc rapprochés de la mer, cette immensité vague, aussi attrayante qu’effrayante.
« La caresse est au frisson ce que le crépuscule est à l’éclair. »[19]
Dans cette tournure à la forme presque proverbiale, la caresse est associée au crépuscule et le frisson à l’éclair. Le rapprochement s’opère donc ici entre le contact des corps, de la peau et des phénomènes célestes.
Le corps et les femmes semblent se « déculturiser » de leurs significations au profit de nouveaux horizons. Autre corps, autre sujet, décentré, animal. Ces corps repensés, rêvés, réécris semblent parfois être des corps qui parlent, qui se parlent.
S’ « apprendre par corps »[20]
« Je répondis, je provoquai, je combattis, je me voulus plus violente qu’elle. Le claquement des lèvres, le chuintement de la salive ne nous concernaient plus. Nous nous acharnions, mais si, à l’unisson, nous redevenions lentes, méthodiques, le breuvage prenait de l’épaisseur. »[21]
N’entendons-nous pas le combat des corps ici ? Cette description, très sonore, semble les faire parler. A tendre l’oreille, nous pouvons entendre ces corps qui disent leur désir et leur plaisir dans les sons, les bruits qu’ils émettent à s’acharner l’un avec et contre l’autre. C’est corps parlent intransitivement, mais ils se parlent aussi.
C’est un organe quelque peu oublié de l’amour qui prend un nouveau sens ici. Loin du cœur ou du cerveau, fétiches d’Éros, c’est la peau, cette frontière entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et le monde, qui prend une nouvelle dimension.
« Front contre front, nous écoutions le remous, nous nous en remettions au silence, nous nous soumettions à lui. »[22]
Le lien est bien corporel. C’est comme si leurs pensées se diffusaient dans le contact de leur peau, dans cet échange direct de « front contre front », où les mots n’ont pas besoin d’être dits pour être compris, où même le silence parle. Ce ne sont pas non plus les yeux, la vue, qui observent et contemplent les formes du corps de l’autre. C’est toujours « l’enveloppe corporelle » qui sert de passage entre elles :
« Elle ouvrit le col de ma chemise de nuit, elle vérifia avec son front, avec sa joue la courbe de mon épaule. »[23]
C’est comme si la caresse était intellectuelle. Elle apprend, elle renseigne. Elle permet d’aller vers l’autre, de s’en imprégner, de « s’en rassurer ». Car la peau elle, semble ne pas pouvoir mentir comme le ferait un discours amoureux :
« Le corps ne ment jamais. La peau non plus. C’est un parchemin où s’écrit dans un alphabet particulier une vérité qui n’a pas pu trouver son lieu de parole ailleurs. La peau a son propre langage qui est hors mensonge car elle dit l’indicible, ce qui est avant les mots, avant le possible malentendu […]. Elle témoigne de ce qui est enseveli au plus profond […]. »[24]
Elle semble être un moyen de communication, de partage, plus certain que la parole. La peau est un passage, un transfuge, un discours secret :
« Nous avons fini de nous embrasser, nous nous sommes allongées et, phalange contre phalange, nous avons chargé nos osselets de ce que nous ne savions pas nous dire. »[25]
« Isabelle frottait sa joue à la mienne, elle racontait une histoire réconfortante avec sa joue. »[26]
Les corps se font mots et pensées. La peau est personnifiée, elle « raconte une histoire réconfortante ». Raconter une histoire c’est partir dans un autre lieu, un autre temps, c’est voyager. Or, comme le dit Alessandro Baricco dans son livre Océan mer, « le plus petit bout de peau est un voyage, une découverte, un retour. »[27] Si elle a cette force, cette puissance, c’est parce qu’elle se lie à la pensée, à l’imagination. Elle forge des images, des idées :
« J’acceptais les merveilles qu’elle imaginait sur la courbe de mon épaule. Elle me donnait une leçon d’humilité. Je m’effrayai. Je suis chair et sang, je suis vivante. Je ne suis pas une idole. – Pas tant ! suppliai-je. »[28]
L’échange des corps à corps donne plus à voir, plus à penser, à rêver ici, que les mots qui pourraient être échangés. Il y a comme un dire entre la peau et l’imagination, qui tend vers un au-delà de l’être. Cela peut alors faire un écho à l’effet de « cristallisation » de l’être aimé(e), développé par Stendhal dans De l’amour. Parer l’être que l’on aime de qualités, de beautés, le cristalliser dans un état de perfection et d’éblouissement, comme l’est la brindille dans les mines de Seltz, par le prisme que l’amour met devant les yeux. Ici, la cristallisation se fait par le toucher, et cette idéalisation est submergeante, elle dépasse ce que peut supporter un simple être humain, pour créer un autre sujet, au-delà de lui-même. S’ « apprendre par corps » pour rejouer le sujet ? L’écriture doit-elle s’écrire par corps pour le redire ?
Écrire par corps
« Une écriture du toucher, c’est-à-dire une écriture sur la peau lisible d’emblée par celui ou celle sur laquelle on écrit. »[29]
Re-vivre les sensations. Re-sentir les émotions. Il semble que c’est ainsi que Violette Leduc a pu écrire ce livre. Elle-même expliquait qu’elle s’allongeait, les yeux fermés, afin d’essayer de retrouver sa chair de l’instant à décrire, pour y apposer les mots les plus précis qu’elle pouvait. Il semble qu’elle ait réussi à mettre sur le papier ce que le corps ressent dans la sexualité. Elle offre ses frissons à notre peau le temps d’une lecture.
Une « écriture de la chair » ? Violette Leduc paraît écrire avec son corps. C’est comme si la chair écrivait sa marque sur la feuille, la « chair écrivain et écrivant ». L’écriture ressemble aux sensations décrites, elle se veut rapide et abrupte comme les émotions du corps :
« Isabelle se tait. Isabelle ne remue pas. Si elle dort, c’est fini. Isabelle a retrouvé ses habitudes. Je n’ai plus confiance en elle. Il faut partir. Son box n’est plus le mien. Je ne peux pas me lever. Nous n’avons pas fini. J’ignore tout mais nous n’avons pas fini. Si elle dort, c’est un rapt. Isabelle me chasse pendant qu’elle dort. Faites qu’elle ne dorme pas, faites que la nuit n’engendre pas la nuit. Isabelle ne dort pas ! »[30]
« J’allume, j’éteins, j’allume, j’éteins. Je lui signale jusque dans mon sommeil que je veille, que je l’attends. J’allume, j’éteins, je veux tuer sa respiration. Je veux la revoir. »[31]
Ces deux extraits montrent bien comment l’écriture entrecoupée, rapide, répétitive, altérée même, ce style parataxique, sont le reflet des sentiments et sensations de perte, de trouble, de désir, de douleur que subit le corps et l’être après l’acte sexuel. La ponctuation, dans ce moment d’angoisse de la séparation est forte. Elle s’adoucit, s’allège, du point à la virgule, lorsqu’il s’agit de moments d’union charnelle. L’écriture est comme automatique, comme dictée par les affres du corps. La force du langage passe par ce lien que les mots entretiennent avec la réalité qu’ils décrivent, inventent, revisitent et créent à chaque fois. Le langage de Violette Leduc, ce langage du corps sur le corps, poétique, criblé de métaphores alliant l’individu à la nature, réfléchit, repense le sujet, à travers les corps, dans la sexualité. Il y a dans ce texte une dimension performative[32] du sexuel qu’il ne faut pas négliger.
Le sexe du texte
La sexualité et le désir sont, en parallèle étroit avec le corps, au centre de ce texte. La prédominance des scènes d’amour en fait un livre aux allures sensuelles, voire érotiques. Mais au-delà des descriptions se cachent des idées plus profondes que le plaisir à l’état pur.
Une nouvelle mesure de l’amour ?
« Il n’y a d’ivresse que sexuelle, il n’y a de sexualité qu’ivre : dans la titubation entre ces deux torts jumeaux se consument les vies humaines. »[33]
Nous avons vu comment Violette Leduc retravaille l’image du corporel. C’est à travers ce corps à la fois animal, minéral, végétal, ce corps caméléon, recouvert d’une peau de parole, que Violette Leduc opère un dé-centrement. La chair est refaçonnée, par conséquent elle peut dire autre chose, autrement. C’est comme si ce corps se plaçait partout et nulle part à la fois. Dans d’autres lieux, d’autres temps, selon d’autres normes que celles du sexe, du genre et de la sexualité. L’amour dans ce texte pourrait d’ailleurs se mesurer sous une forme nouvelle, en « ivrèmes ». C’est une unité de mesure de l’ivresse amoureuse, dans laquelle se retrouvent indéniablement les deux héroïnes du roman. « Les ivrèmes » seraient des :
« secondes de sable mémorables égrenées dans le sablier de notre durée, faisant de celle-ci une coulée granuleuse érotique frémissant aux mille effleurements du réel. »[34]
Les héroïnes sont elles-mêmes dans un temps qui s’échappe, « Les quarts d’heure s’envolaient de l’horloge »[35], et le corps de Thérèse se fait grains de sable, « Mon corps prenait la lumière du doigt comme le sable prend l’eau. »[36]. Mais « les ivrèmes » peuvent être aussi de :
« minuscules trouées dans le tissu de l’être, grâce auxquelles nous respirons plus amplement, par lesquelles nous parviennent des souffles venus d’on ne sait quelles profondeurs, les effluves d’une énergie essentielle. Imperceptibles secousses émotionnelles, où le sujet ne sait même pas qu’il chavire, le temps d’une fulguration – le temps d’un ivrème, pour tout dire ! –, dans un frêle et précaire flux d’images qui l’unit au monde, les ivrèmes, tels que nous les vivons, par nécessité ou par choix ou par chance, donnent à notre existence son grain particulier, comme on dit le grain d’une voix ou le grain d’une peau : insensibles reliefs – pointes et creux – qui composent notre sensibilité singulière au contact sexuel des êtres et des choses, ou qui sexualisent, érotisent ce contact pour le rendre vivable, désirable, bon. »[37]
Les « minuscules trouées dans le tissu de l’être » ne sont-ils pas les espaces, les pores de cette peau dont nous avons dit l’importance ? Thérèse et Isabelle sont elles aussi des êtres qui chavirent sans s’en apercevoir, « Je tendis le bras, je retrouvai son visage, sa bouche, sa chevelure loin de la mienne, j’eus une misère tranquille dans le corps »[38]. Les « souffles des profondeurs » à l’image des pieuvres, les « secousses émotionnelles » telles les mains tremblantes d’Isabelle, le « flux d’images » comme l’idolâtrie de Thérèse sont entre autres, ce qui peut faire de « l’ivrème » une mesure poético-érotique de l’amour dans Thérèse et Isabelle. Mais cette mesure ne re-centre en rien le sujet leducien, bien au contraire, car il y a « partout des ivrèmes, donc, en tous lieux, pour toutes choses, en tous points du corps et de la psyché […]. »[39], tel un « microscopique orgasme indéfiniment renouvelé. »[40] C’est une sexualité sous le signe de l’ivresse qui semble être peinte ici. Quelle forme prend-elle alors ?
Les contradictions du désir
« Nous nous serrions encore, nous désirions nous faire engloutir. […] Je voulais que serrée sur mon cœur béant Isabelle y rentrât. »[41]
« Je la pris dans mes bras mais je ne la serrai pas à mon gré dans le lit étroit, mais je ne l’incrustai pas en moi. »[42]
C’est comme le corps qui appelle, le corps qui dicte, qui désire cette fusion avec l’autre, ce sexe du même. Car ce désir homosexuel n’est pas toléré à l’époque où se déroule cette scène. Mais il s’agit presque ici d’un désir « malgré soi », d’une nécessité incontrôlable, en vertu des normes hétérocentristes qui régissent les « règles », les « lois » de ce que doit être l’amour ou la sexualité. Le désir de fusion est pourtant omniprésent dans le texte, ce qui fait écho à une tradition antique récurrente, le mythe de l’androgyne[43] raconté dans Le Banquet de Platon. Est-ce cette impression de ne pouvoir faire qu’un dans la relation sexuelle qui pousse au désir d’absorber l’autre ? Avec l’autre ou seulement avec ce sexe qui est le même ? Ce mythe envisageait déjà les diverses sexualités et si Violette Leduc décrit dans ce texte-ci des amours lesbiens, le reste de son œuvre témoigne clairement de l’étendue et de la diversité de formes que peut prendre le désir. Mais ce qui frappe l’esprit ici, c’est ce désir d’introduire l’autre chair, l’autre soi dans un même espace, dans des lieux uniques des sexualités. Cet « engloutissement », qui rejoue à nouveau l’image de la mer, suppose de se noyer dans le corps, le cœur de l’autre. S’y noyer au sens métaphorique, peut-être, d’y être submergée. C’est-à-dire de se plonger totalement dans un élément nouveau, la sexualité, en tentant d’y survivre. Dans ce texte, c’est l’autre qui rend cette survie possible. L’autre joue alors un rôle ambigu. A la fois cause de ces troubles et de cette noyade, il est en même temps le remède, la bouée de sauvetage. Entre vie et mort l’autre nous malmène. Après le risque de se perdre, les corps se nourrissent mutuellement :
« Elle souleva mon bras, elle se nourrit dans l’aisselle. […] J’écoutais ce qu’elle prenait et ce qu’elle donnait, je clignotais par reconnaissance : j’allaitais. »[44]
Signes de vie par excellence, se nourrir et allaiter viennent contrebalancer les dangers de la sexualité. La sexualité apparaît bien ici comme un combat entre Éros et Thanatos, une lutte entre le désir de l’autre et l’inassouvissement total de celui-ci. Vouloir incruster l’autre en soi, c’est vouloir transgresser les frontières de la peau. Or la peau n’est pas que barrière, elle peut également s’apparenter à un abîme :
« La peau c’est peut-être ça. Un abîme. Qui ne veut pas dire son nom, qui se fait passer pour du plein, du visible, du terrestre. Mais qui vit en deçà, au-delà de soi. Il a fallu quelques mois pour que peau à peau je comprenne. L’abîme qui est en moi et que je vais chercher chez les autres. Dans la douceur ou le combat. L’abîme. Avec plaisir ou avec peine. L’abîme. Maintenant je sais : les précipices attirent autant qu’ils effraient et à trop avoir le goût du vide on récolte la sensation du volcan. Parois brûlées d’amour, cœur et corps en fusion, braise et magma, l’ouverture de Tiresia. »[45]
Car le désir entre Thérèse et Isabelle est empreint d’une certaine violence. Une violence du désir qui se traduit aussi bien physiquement que mentalement :
« Les mains d’Isabelle tremblaient, elles ajustaient un corselet de mousseline sur l’étoffe de ma chemise de nuit : les mains avaient les tremblements d’avidité des maniaques. »[46]
« Elle violait mon oreille comme elle avait violé ma bouche avec sa bouche. […] Isabelle me retrouva, elle me retint par les cheveux, elle recommença. »[47]
La haine du désir n’est pas loin. Le champ lexical marque l’ambiguïté, la contradiction régnant dans l’amour, « tremblaient », « avidité des maniaques », « violé », « retint par les cheveux ». C’est cet abîme décrit plus avant qu’offre Violette Leduc à la description. Cette déchirure de l’être qu’est la sexualité :
« Elle mit ma tête dans ses mains comme si j’avais été décapitée, elle ficha sa langue dans ma bouche. Elle nous voulait osseuses, déchirantes. Nous nous déchiquetions à des aiguilles de pierre. »[48]
Étêtées, déchirées, déchiquetées, les deux jeunes femmes s’entretuent métaphoriquement d’amour. Perdues entre une multitude de contradictions, vie et mort, prendre et donner, amour et haine, tendresse et violence, elles dévoilent les multiples facettes de la sexualité. Mais peut-on dire qu’il s’agisse d’une sexualité lesbienne, de caractéristiques que nous pourrions nommer un désir et plaisir typiquement lesbien ?
Qualifier le désir et la sexualité ?
« Partir ou laisser un endroit où l’on se sent en sécurité, à la maison – physiquement, émotionnellement, linguistiquement, épistémologiquement – pour un autre endroit inconnu et risqué qui est autre tant sur le plan émotionnel que conceptuel ; un lieu du discours où parler et penser sont au mieux timides, incertains, sans garantie aucune. Mais ce partir n’est pas un choix, on n’aurait pas pu vivre dans cet endroit en premier. En fait, les deux aspects du déplacement, personnel ou conceptuel, sont douloureux. Ils sont soit la cause et/ou le résultat d’une douleur, souvent les deux, du risque et d’un enjeu payé au prix fort. Car ce dont il s’agit, c’est d’une "théorie dans la chair", pour reprendre l’expression de Cherrie Moraga, d’une constante traversée de la frontière, d’une reconfiguration des frontières entre le corps et les discours, les identités et les communautés, raison pour laquelle, peut-être ce sont essentiellement les féministes de couleur et les lesbiennes féministes qui ont pris ce risque. »[49]
Cet extrait d’un texte de Théresa de Lauretis, reprit en exergue de « Wittig et la politique » dans La Pensée Straight, me semble être un écho frappant de ce que Violette Leduc a fait dans Thérèse et Isabelle. Un certain nombre de questions sont en jeu dans cet extrait, celle du partir, du lieu, du risque, du lien entre corps et discours, des frontières, de la performativité, de la douleur, de la force des corps, de la construction identitaire, du poids de l’excentricité du sujet. Voici peut-être ce qu’il faudrait avoir le temps et l’espace d’analyser dans Thérèse et Isabelle, afin de donner toute sa dimension à cette œuvre, analyse que nous ne pouvons faire que partiellement ici. Cette citation peut résonner et raisonner à chaque mot du texte de Violette Leduc.
Je voudrais m’arrêter sur l’idée de laisser cet endroit tranquille et paisible, cet endroit à soi à l’origine. Cette maison, cet originel rassurant, il est nécessaire de le quitter, afin de se construire soi-même comme sujet. Cet endroit, en tant qu’il représente le connu, le familier, le lieu sûr, la norme, doit être abandonné pour donner toute la liberté à l’épanouissement de l’individu. C’est un sujet à l’image de l’enfant qui quitte la maison de ses parents pour voler de ses propres ailes. Un sujet qui pourra donc se décentrer, se déplacer. Car par analogie, la maison peut être le lieu des normes culturelles et sexuelles. Cet endroit où l’enfant est éduqué, élevé, à travers des codes, des normes strictes et définies, est majoritairement le lieu de l’hétérocentrisme. Or, que faire lorsque ces normes ne conviennent pas ? Partir ?
« Nous nous étions dépouillées de notre famille, du monde, du temps, de la clarté. »[50]
Thérèse et Isabelle ont, elles aussi, délaissé ce lieu, la maison, l’hétérosexualité. Elles ont créé leur propre lieu, leur espace, leur point de vue particulier, oblique, risqué, l’homosexualité. C’est dans ce trouble qu’elles vivent, loin de la « clarté ». Elles ont prit le risque de se placer dans un espace caché, obscure. Un espace en marge « du monde, du temps, de la clarté ». Mais elles ne l’ont pas non plus choisi, car « […] ce partir n’est pas un choix, on n’aurait pas pu vivre dans cet endroit en premier. ».
La dimension intéressante de ce « partir » n’est pas spécifiquement lesbien. L’idée n’est pas de déterminer une sexualité lesbienne particulière, mais seulement de montrer qu’il y a un, des, ailleurs, au système hétéronormatif. Il serait réducteur de dire que seules les lesbiennes peuvent éprouver ce genre de désir, de passion amoureuse, telle que nous l’avons décrite. Pensons aux descriptions du désir hétérosexuel chez Marguerite Duras par exemple, plus violent encore et tout aussi destructeur. Mais nous pouvons néanmoins relever l’idée que Violette Leduc tente de dire autrement, de définir à sa façon, le désir au et du féminin, en lui donnant une dimension abrupte et purement lesbienne ici ; c’est-à-dire détournée des descriptions classiques des plaisirs hétérosexuels. Elle dit un autre lieu de la sexualité, un lieu décentré, oblique, qui met en déséquilibre le modèle classique. Car la problématique principale est de savoir comment vivre libre. Vivre libre à la fois dans sa sexualité et dans sa vision du monde. Circonscrire, décrire, les possibles de l’humainement vivable est l’une des caractéristiques de ses romans. Elle s’interroge sur le désir, en tant qu’il permet de dépasser les taxinomies de genre, et les modèles préconçus sur la sexualité.
Car Thérèse et Isabelle est bien un texte sur le désir. Il s’attache à le décrire comme si l’écriture pouvait faire revivre l’expérience une seconde, voire une infinité de fois. Dire cette sexualité en marge forme une résistance à la norme, en convoquant le « désir » dans un sens nouveau et autre que ce qui est (dans) la norme. C’est un acte de résistance et de défense du droit au désir de chacun, dans la forme et la manière qui lui convient. Le désir homosexuel diffère du désir hétérosexuel au moins dans le sens où l’on a fait de ce dernier un outil, un moyen : la société l’a accaparé et détourné pour en faire un passage vers le but ultime de la reproduction et non du plaisir (la reproduction est elle-même un fait que Violette Leduc refusera malgré sa « place » de femme mariée). Elle rejoue même ici le thème de la maternité :
« Elle glissa dans le lit, elle mit sa joue sur mon ventre, elle écouta son enfant puisque c’était là que mon cœur battait. »[51]
Il n’est pas question d’enfant en tant que descendance, progéniture, procréation et prolongation de l’humanité, mais comme désir, plaisir, amour. Renaissance des idées, des mots. La procréation s’évade des normes. Si cette tentative fonctionne, c’est peut-être aussi car les deux sujets ne s’interrogent pas sur la « bizarrerie » possible de leur sexualité, ne perçoivent pas comme « contre-nature » ce qu’elles sont en train de faire. La prédominance de la nature tend même à faire ressentir l’effet inverse. Cette situation est là d’emblée, le point de vue n’est pas revendiqué, il va de soi. Peut-on dire alors qu’il est présenté comme universel, et qu’il fonctionne déjà comme le théorisera Wittig ? Tout un chacun peut-il s’y reconnaître et s’y retrouver ? Tout lecteur peut-il être, le temps d’un livre, un sujet lesbien ? Peut-être.
Et Isabelle créa Thérèse
« La muse secrète de mon corps c’était elle. »[52]
La question du sujet pose en effet celle de sa création. Or il semble que ce soit dans la sexualité que se façonnent les individus dans ce texte, que ce soit l’autre qui mette au monde son partenaire dans l’acte sexuel. Il est possible de voir un lien entre cette création et la Genèse, sans parler de religion ou de sacré, mais en tant que geste originel et créateur. En effet, « Genèse » signifie commencement, source, origine, cause, naissance. Le premier indice qui permet de faire ce lien est le champ lexical du religieux, « chair et sang »[53] (image christique), « idole »[54], « déluge »[55] , « dévotion » [56] [57]. Mais, plus intéressant, c’est tout d’abord le passage sur les sept jours de la Création que le texte fait ressurgir :
« La terre était comme un grand vide, l’obscurité couvrait l’océan primitif, et le souffle de Dieu agitait la surface de l’eau. Dieu dit alors : « Que la lumière paraisse ! » et la lumière parut. Dieu constata que la lumière était une bonne chose et sépara la lumière de l’obscurité. Dieu nomma la lumière jour et l’obscurité nuit. »[58]
Or, dans Thérèse et Isabelle, le jeu sur le contraste jour et nuit est particulièrement frappant. Nous retrouvons le champ lexical de la lumière, « clarté » (p. 23), « petite flamme » (p. 24), « éclair » (p. 25), « râteau de lumière » (p. 25), « halo de mon épaule » (p. 26), « lumière dans la caresse » (p. 26), « limbes » (p. 27), « étoiles filantes » (p. 28), « mon corps prenait la lumière du doigt » (p. 29), « j’espérai en la lumière orange entre mes doigts » (p. 30). Mais aussi celui de la nuit, « faites que la nuit n’engendre pas la nuit » (p. 24), « elle flattait la nuit dans mes cheveux et la nuit glissait le long de mes joues » (p. 24), « crépuscule » (p. 25), « ténèbres » (p. 27). Ce contraste est synthétisé à merveille dans la phrase « j’allume, j’éteins, j’allume, j’éteins » (p. 30).
Mais ce qui reste le plus frappant c’est peut-être le parallèle avec la Création de l’Homme, dans Le jardin d’Éden :
« Le Seigneur Dieu prit de la poussière du sol et en façonna un être humain. Puis il lui insuffla dans les narines le souffle de vie, et cet homme devint un être vivant. »[59]
Ici encore, le champ lexical renvoie à cette « création », « elle créa un entracte » (p. 24), « Isabelle dessinait avec son doigt simplifié sur mes lèvres la forme de ma bouche » (p. 24), « elle passait le miroir à cinq doigts dans mon cou, sur ma nuque, dans mon dos » (p. 25), « elle façonnait la charité que nous avons autour de l’épaule » (p. 26), « la main attentive traçait des lignes sur mes lignes, des courbes sur mes courbes » (p. 26). Isabelle sculpte le corps de Thérèse. Elle la fait advenir comme sujet au monde à travers le toucher, à travers la peau, dans la sexualité. Le sexe devient performatif au sens où il est créateur de l’être.
Ce lien se fait tout d’abord dans le corps à corps. Violette Leduc fait des parallèles entre les différentes parties du corps, et propose une sorte d’analogie entre eux. C’est comme si le toucher d’un des corps façonnait la matière et les contours de l’autre, comme s’ils se donnaient des leçons corporelles. A l’image de la poterie, le bras de l’un touchant l’autre corps crée le bras de l’autre,
« Je sentais la forme du cou, de l’épaule, du bras d’Isabelle le long de mon cou, autour de mon épaule, le long de mon bras. »[60]
C’est comme si elles se dessinaient mutuellement leurs contours. Mais cette création identitaire passe également à travers la métaphore filée de la fleur. Une fleur qui naît, qui s’épanouit sous la lumière, la chaleur, la caresse de la sexualité, de l’autre. Elle renaît sous les doigts, les mains, la peau de l’autre, « Une fleur s’ouvrit dans chaque pore de ma peau. »[61] ; « Elle attendait : c’est ainsi qu’elle m’apprit à m’ouvrir, à m’épanouir. »[62]
Chaque millimètre de son être naît, ou renaît, si tant est que l’on peut naître deux fois, une fois pour exister et une autre fois pour vivre, comme nous l’enseigne Jean-Jacques Rousseau dans Émile ou de l’éducation. La répétition du terme « ouvrir » montre bien l’influence que l’autre a sur le corps et la création du sujet. Se donner à l’autre, c’est pouvoir se développer soi-même dans un même temps.
« Les doigts d’Isabelle s’ouvrirent, se refermèrent en bouton de pâquerette, sortirent les seins des limbes et des roseurs. Je naissais au printemps avec le babil du lilas sous ma peau. »[63]
Ces doigts fleuris font sortir le corps, et plus particulièrement les seins, symbole sexuel des femmes, de l’ombre. C’est comme si ce symbole était détourné. Violette Leduc se réapproprie les mots, et les normes, pour leurs redonner une liberté de sens. Le sein naît sous la main d’une femme, cette sexualité rejoue et refaçonne les corps, les normes, les mots, la langue, les êtres, les sujets. Refaçonner est ici bien au cœur de la question. « Façonner » a la même étymologie que « fiction ». Or, si le corps dans la sexualité modèle l’autre corps, et donc les individus, c’est ici à travers ce qui est dit, inventé, fabulé, par l’écriture, et par la fiction. C’est donc bien par les mots, la littérature, que quelque chose se joue.
Une vie rêvée, une vie écrite
« – Vous êtes gentille, vous êtes bonne, ai-je dit. – Vous dites que je suis bonne ! – Qu’est-ce que je peux pour vous ? La pauvreté de mon vocabulaire me découragea. »[64]
Violette Leduc retravaille le langage. Ce qui compte ici, ce ne sont pas les serments d’amour, ou les promesses éternelles échangées par deux jeunes femmes lesbiennes. Les dialogues sont d’ailleurs souvent relativement creux, et les mots manquent :
« – Vous êtes bien ? – Oui Isabelle. Ma politesse me déplut. »[65]
Les mots semblent pris au piège dans le respect, la norme, le bienséant. De plus, ils ne parviennent pas, dans l’échange amoureux, à dire tout ce qui est entrain d’advenir, ils ne peuvent rendre compte de ce qui est, ils ne sont pas assez. C’est là que la force des images intervient. A l’image de La métaphore vive de Paul Ricœur, Violette Leduc réécrit le réel. La métaphore a en effet le pouvoir de « redécrire » la réalité[66].
« La métaphore se présente alors comme une stratégie de discours qui, en préservant et développant la puissance créatrice du langage, préserve et développe le pouvoir heuristique déployé par la fiction. Mais la possibilité que le discours métaphorique dise quelque chose sur la réalité se heurte à la constitution apparente du discours poétique, qui semble essentiellement non référentiel et centré sur lui-même. »[67]
Le texte poétique, centré sur lui-même, se retrouve chaque fois décentré de tout le reste. Toute écriture ne rejoue-t-elle pas alors un décentrement ? Violette Leduc, en écrivant les sexualités à plusieurs reprises ne refaçonne-t-elle pas des réalités dans chacune de ses œuvres ? Derrida ne dit-il pas par ailleurs que la littérature est « le seul espace où l’on peut tout dire ». C’est bien dans la parole de l’écrivain, dans sa puissance langagière que tout se joue et se rejoue sans cesse. C’est dans la vie rêvée, la vie écrite de Violette Leduc que nous avons déplacé, dépassé, et donc pensé, quelque chose de l’humain.
« Un texte écrit par un écrivain minoritaire n’est efficace que s’il réussit à rendre universel le point de vue minoritaire »[68]. La tentative est-elle réussie ? Le texte, comme celui de Proust, a-t-il placé, le temps d’une lecture, le sujet homosexuel comme sujet universel ? Je répondrai oui. Et si l’impact de ce texte de Violette Leduc ne fut en rien le même que celui de La Recherche du Temps Perdu de Proust, voilà une raison de plus pour inviter à le lire et le relire. Un texte fort, en marge, toujours, qui a permis, en avant garde des études de genres, dont Monique Wittig fera partie, de décentrer le sujet. Les personnages sont clairement homosexuels, et c’est par toute cette transparence, cet affrontement avec la réalité crue et sensuelle du désir et de la sexualité, que le point de vue particulier peut prétendre à l’universel le temps d’un livre. A travers ce texte sauvage et à fleur de peau, Violette Leduc avait déjà repensé l’idée de la-femme, en créant un sujet autre. C’est un sujet lesbien, certes, mais surtout multiple, poétique, qui renverse la logique hétérosexuelle jusqu’alors trop ininterrogée. Elle avait déjà écrit et pensé une pluralité de sexualités. Wittig mettra des mots théoriques sur ces performances poétiques.
Finalement, ce n’est pas l’homosexualité qui prévaut dans ce texte. Tout se joue autre part, dans le langage, le poétique, le fantasme, l’expression du désir et du plaisir. Les mots sont dépecés, déshabillés, et se revêtent de significations nouvelles. Ils sont ces matériaux à partir desquels il est possible de créer. Voilà le travail et la force de l’écrivain. Autre chose est dit, avec les mêmes mots, mais différents, toujours. Violette Leduc n’avait pas d’instruction littéraire, mais elle a remis à nu la langue. Thérèse et Isabelle semble donc bien être, au sens wittigien, un Cheval de Troie. Une œuvre en marge, décentrée, mais qui ne doit pas être réduite à une œuvre lesbienne. Son œuvre va bien au-delà des revendications queers[69] qui peuvent s’en emparer, elle créée un au-delà de l’humain. C’est un texte complexe, à réinscrire dans l’ensemble de l’œuvre leducienne, qui pousse très loin les réflexions sur l’amour, le désir, la sexualité, sous des formes diverses, et qui ne s’arrêtent pas à la question homosexuelle. Il est l’un de ces textes qui servent à ouvrir un espace de réflexion de la littérature, vers le théorico-politique, là où justement Thérèse et Isabelle apparaîtrait toujours à la marge de la marge, donc impossible à recentrer[70].
Liens sur Internet
Appendices
Notes
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[1]
Leduc, Violette, Thérèse et Isabelle (noté TI pour la suite du texte ), France, éd. Gallimard, coll. NRF, 2000. 1ère édition de luxe hors commerce en 1955, puis chez Gallimard en 1966.
-
[2]
Wittig, Monique, La pensée Straight (noté PS ), Paris, éd. Amsterdam, 2007. 1ère édition chez Balland, 2001.
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[3]
Ibid, p. 89.
-
[4]
Ibid, pp. 84-85.
-
[5]
Ibid, p. 52.
-
[6]
Ibid, p. 81.
-
[7]
Ibid, p. 100.
-
[8]
Ibid, pp. 20-21.
-
[9]
Ibid, p. 91.
-
[10]
Voir à ce propos l’article de Mireille Brioude, « D’une censure à l’autre : comment échapper aujourd’hui à l’enfermement de Violette Leduc dans les "gender studies" ? », dans la revue en ligne Trésors à prendre, Violette Leduc, femme et écrivain, dirigée par Mireille Brioude.
-
[11]
TI, de « Nous nous serrions encore, […] » p. 23 à « Son prénom, ma dévotion. » p. 30.
-
[12]
Ibid, p. 24.
-
[13]
Ibid, p. 24.
-
[14]
Référence à un livre de Jacques Derrida portant notamment sur cette question de la nomination.
-
[15]
Notion théorisée entre autres par Jean-Luc Nancy, dans Intrus, où se mêle à la notion d’étranger, l’étrange, qui apporte une dimension inquiétante. « L’étrange(r) est ainsi ce territoire imaginaire visité par l’écrivain, comme il est cette part d’inconnu qui habite tout un chacun, cette présence irréductible, spectrale qui travaille tout discours, toute parole : la part de l’Autre. » Cette notion d’ « étrangèreté » concerne donc à la fois l’individu et l’écrivain. Citation tirée de la revue en ligne Lisa, Vol. VII – n°2 , 2009 : From strange to stranger: constructions of americanness .
-
[16]
TI, p. 28.
-
[17]
Ibid, p. 29.
-
[18]
Ibid, p. 26.
-
[19]
Ibid, p. 25.
-
[20]
Emprunté du titre d’un livre cité in La peau, un continent à explorer, dirigée par Sarah Vergez-Seija, Paris, Revue autrement, coll. « mutations », n° 240, 2005, p. 47.
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[21]
TI, p. 24.
-
[22]
Ibid, p. 25.
-
[23]
Ibid, p. 25.
-
[24]
La peau, Op. cit. p. 54.
-
[25]
TI, p. 26.
-
[26]
Ibid, p. 27.
-
[27]
La peau, Op. cit. p. 8.
-
[28]
TI, p. 25.
-
[29]
La peau, Op. cit. p. 48.
-
[30]
TI, p. 24.
-
[31]
Ibid, p. 30.
-
[32]
Au sens où les mots agissent, font quelque chose, ont une certaine réalisation effective.
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[33]
Dadoun, Roger, « Il n’y a d’ivresse que sexuelle », in L’ivresse, Corps écrit, Paris , éd. PUF, n°13, 1985, p. 16.
-
[34]
Ibid, p. 14.
-
[35]
TI, p. 26.
-
[36]
Ibid, p. 29.
-
[37]
L’ivresse. Op. cit. p. 14.
-
[38]
TI, p. 28.
-
[39]
L’ivresse, Op. cit. p. 14.
-
[40]
Ibid, p. 15.
-
[41]
TI, p. 23.
-
[42]
Ibid, p. 27.
-
[43]
Le mythe tente de définir ce qu’est l’amour. Il raconte l’histoire d’ « êtres parfaits », entiers, harmonieux. Il existe des êtres « faits » de deux hommes, de deux femmes, ou encore d’un homme et d’une femme. Trop orgueilleux de leur perfection, ces derniers voulurent défier les Dieux. Afin de se venger, ceux-ci les divisèrent, pour les affaiblir, laissant à jamais une blessure en chacun d’eux, une « coupure originelle ». Chaque individu, alors privé de « sa moitié », n’aura de cesse toute sa vie durant de chercher celui ou celle qui lui manque pour combler ce vide, assouvir enfin son désir de fusion qui lui rendra son entièreté.
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[44]
Ibid, p. 24.
-
[45]
La peau, Op. Cit. p. 6.
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[46]
TI, p. 27.
-
[47]
Ibid, p. 25.
-
[48]
Ibid, p. 26.
-
[49]
PS, p. 23.
-
[50]
TI, p. 23.
-
[51]
Ibid, p. 28.
-
[52]
Ibid, p. 24.
-
[53]
Ibid, p. 25.
-
[54]
Ibid, p. 25.
-
[55]
Ibid, p. 28.
-
[56]
Ibid, p. 30.
-
[57]
Relevé concernant uniquement l’extrait étudié.
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[58]
La Bible, traduite de l’hébreu et du grec en français courant par : Jean-Marc Babut, Christiane Dieterlé, Jean-Claude Margot, Gabriel P. Ouellette, René Péter-Contesse, Léandre Poirier, Irénée Saint-Arnaud, Pierre Sandevoir, Alliance Biblique Universelle, 1987, Codiffuseurs pour la France : Le Cerf * Société biblique française, 1982. Genèse 1, Au commencement, Dieu crée l’univers et l’humanité, p. 5.
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[59]
Ibid, p. 6. Genèse 1,2. Au commencement, Le jardin d’Eden.
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[60]
TI, p. 26.
-
[61]
Ibid, p. 27.
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[62]
Ibid, pp. 23-24.
-
[63]
Ibid, p. 27.
-
[64]
Ibid, p. 27.
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[65]
Ibid, pp. 28-29.
-
[66]
Ricœur, Paul, La métaphore vive, Manchecourt, éd. du Seuil, 1975, p. 10.
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[67]
Ibid, pp. 10-11.
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[68]
PS, pp. 20-21.
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[69]
Le terme Queer, signifiant à l’origine ce qui est tordu, étrange, bizarre, représente aujourd’hui les courants de pensées qui interrogent les notions de sexe, genre et sexualité, afin de les remettre en jeu. Cela intègre par exemple des problématiques autour de ma dichotomie mâle/femelle, homme/femme, masculin/féminin et donc de l’homosexualité, la bisexualité, le transgenrisme et transsexualisme.
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[70]
Merci à Laura Samuel et à Anaïs Frantz de leur aide pour la rédaction de cet article.