Abstracts
Résumé
Si depuis des siècles la femme a été définie par son rôle de mère, n’en demeure-t-elle pas moins une femme ? Cet article analysera l’évolution de la place que tient la mère à partir d’une conception patriarcale jusqu’au mouvement féministe. Tantôt valorisée, tantôt blâmée, la maternité se situe à l’origine d’une redéfinition actuelle de l’identité féminine par les femmes au profit d’une revalorisation de la différence sexuelle. Loin de s’opposer au phallocentrisme en renversant simplement la dichotomie hommes/femmes critiquée, il s’avère aujourd’hui nécessaire de trouver une place à la femme et à la mère qui respectent l’égalité que celles-ci revendiquent. Et cette coexistence primordiale de la femme et de la mère s’affirme au sein-même de la relation mère-fille, trop longtemps négligée, qu’il faut désormais encourager.
Mots-clés :
- Mère,
- fille,
- Brossard,
- Allende,
- maternité,
- femme,
- féminisme,
- patriarcat
Abstract
If women have for centuries been defined by their role as mothers, do they not nevertheless continue to be women? This paper will track the status of motherhood as it has evolved over time from a patriarchal conception to notions of its role within the feminist movement. While it has at times been praised and at others been criticized, motherhood today is at the heart of a redefinition of feminine identity by women who seek to reclaim sexual difference as a positive value. Rather than opposing patriarchy by simply reversing the man/woman dichotomy, we now need to secure a status for both women and motherhood in which the equity they claim can be respected. As such, the mother-daughter relationship which has long been neglected and at the heart of which the primordial coexistence of woman and motherhood asserts itself needs to be recognized and valued.
Article body
Quelle est la place des femmes dans l’histoire et la pensée occidentales ? Telle est l’interrogation de laquelle est partie notre réflexion, point de départ à ce dossier intitulé Spectres et rejetons des études féminines et de genres. Or cette question peut être et doit être comprise de deux manières bien distinctes : soit quelle place a-t-on donnée aux femmes ? soit quelle place les femmes ont-elles prise, quelle place se sont-elles appropriée ? Car l’arrivée du féminisme dans les années 1970 a en effet changé la donne et parfois même renversé les rapports de pouvoir et d’autorité.
Dans un monde où règne le patriarcat, évoquer la femme revient le plus souvent à parler de la mère, une identification qui s’avère réductrice et qui peut expliquer l’ambigüité de la position de certaines femmes à l’égard de la fonction maternelle. Autrement dit, les femmes doivent-elles accepter ce rôle quitte à perpétrer l’identité que leur a forgée le patriarcat ou doivent-elles au contraire s’opposer à la maternité, sinon la redéfinir en leurs propres termes ? Quel lien existe-t-il entre femme et mère ? Ces deux termes sont-ils incompatibles ou y a-t-il au contraire un moyen de les faire cohabiter ? Ou encore : le fait d’être mère annihile-t-il la femme en soi ?
Afin d’analyser la place de la mère, il convient tout d’abord de cerner quelle part tient cette dernière dans la représentation de la femme, ce qui permet d’aborder son rapport à l’autorité, et enfin, bien sûr, la relation mère-fille.
A cette fin, nous allons parcourir les trois grandes étapes de l’évolution du féminisme et plus précisément celle de la place de la femme par rapport à la maternité, à partir d’exemples littéraires et à la lumière de la psychanalyse et de la théorie féministe. Il s’agira entre autres de nous pencher sur les instances où le féminisme, cherchant à dénoncer et surmonter les abus du patriarcat, a tendance à reproduire les schémas récusés, soit à inverser les dynamiques de pouvoir et ainsi à recréer une situation d’oppositions binaires irréconciliables. Selon notre perspective, loin d’apporter une solution, cette tendance qui ne fait que maintenir une dynamique d’opposition entre les sexes mène à une impasse qui doit être surpassée dans le but de trouver une ouverture permettant d’intégrer hommes et femmes. Nous chercherons ainsi à souligner les exemples qui semblent davantage autoriser une voie (de sortie) favorable à ce conflit.
L’impasse à laquelle nous a conduit la dynamique d’opposition entre homme et femme révèle entre autres en quoi il s’avère désormais primordial d’accepter enfin la différence des sexes, c’est-à-dire la différence biologique, aussi, afin de la dépasser. En réinsérant la maternité au cœur et au corps de la femme, certaines positions féministes semblent aujourd’hui d’accord sur le fait que la femme n’a pas à être un homme et, par conséquent, qu’elle ne doit pas chercher à tout prix à lui ressembler, ce qui permet ainsi d’annihiler la notion de supériorité liée au sexe et rend, peut-être par là, l’égalité enfin possible. Nous le savons, les femmes ne seront jamais des hommes, et en devenir des copies ne résout en rien le problème d’égalité. Au contraire, à vouloir être identique aux hommes, la femme a par moments refusé sa différence dont, en particulier, celle que constitue la maternité. Or ce refus de la part de la femme implique non seulement qu’elle accepte de considérer cette différence comme inférieure mais aussi qu’elle rejette le fait qu’il lui est possible d’être l’égale de l’homme telle qu’elle est. A partir du regard rétrospectif qui est le nôtre quelques quarante ans après l’avènement du féminisme, il convient de se demander en quoi l’exclusion de la maternité, dont le sacrifice ne semble en rien avoir résolu la lutte entre les sexes, pourrait résoudre la question de l’inégalité entre hommes et femmes tout en cherchant une nouvelle voie permettant non pas d’éliminer mais de revendiquer et valoriser les différences entre les sexes.
Le rapport entre mère et femme suscite de nombreuses questions du fait du caractère tantôt négatif tantôt positif que l’on a attribué à la maternité. Rousseau, par exemple, s’inscrit dans le contexte socioculturel auquel il appartient lorsqu’il loue la maternité. Très apprécié des femmes de son époque, il incarne leur ‘porte-parole’ quant à l’importance de la mère dans la famille et la société. Selon lui[1], ce statut, alors tout à fait positif, ce qui était vrai pour les deux partis, fournissait en effet aux mères une certaine forme de pouvoir au sein même du foyer, ce qui affirmait l’envie et le « besoin » d’enfants de celles-ci. Devant la noblesse de cette tâche, la fierté de devenir mère ne pouvait que grandir alors que celle-ci accédait par la maternité à un rang reconnu. Le système patriarcal valorisant la maternité ne constituait donc en aucune sorte, à ce moment-là, un assujettissement des femmes. Ce n’est que plus tard que la maternité fut considérée d’une tout autre manière par les femmes-mêmes. Car les grossesses et le confinement dans la sphère domestique afin d’éduquer les enfants ont vite emprisonné les femmes, et la maternité qu’elles avaient si vivement chantée devint le principal objet de leur combat. D’un point de vue phallocentrique, une femme est une mère, et c’est tout. Elle n’est pas femme, elle est mère. La synecdoque du ventre la représente, si tant est qu’elle puisse être représentée et soit représentable. Comme le précise Lori Saint-Martin, depuis des siècles la maternité constitue la principale distinction entre les sexes qui justifie la sujétion des femmes.
« Au nom de la maternité […], les femmes ont été confinées dans la sphère privée et exclues de la culture, tant de la vie de l’esprit et de la création que du monde socio-économique et politique. Le fait qu’elles portent en leur corps la vie nouvelle a justifié pendant des millénaires leur infériorité sociale (fabriquée plutôt que naturelle) et leur subordination à l’homme. Puisque l’oppression des femmes a passé par la maternité, elles ne pourront pas faire l’économie d’une réflexion en profondeur sur cet élément de leur vie. »[2]
Freud, qui présentait la mère comme l’idéal de la femme du fait de sa capacité sublimatoire réduite, considérait l’envie d’avoir des enfants primordiale chez elle – car seul domaine dont elle pouvait s’occuper. Or cet idéal « pour la femme », d’après ses termes, s’avérait en fait être l’idéal de la femme « pour l’homme », maintenant ainsi cette dernière sous la domination masculine : « un mariage n’est pas assuré avant que la femme ne soit parvenue à faire, du mari aussi, son enfant et se comporte vis-à-vis de lui en mère »[3]. La mère est identifiée à une fonction, elle n’existe pas en tant que femme ni en tant que personne, mais seulement en tant que matrice ou khôra. Cette spécificité octroie à la femme un statut bien délimité, non seulement au sein de la société mais aussi au sein de son microcosme le plus évident, celui de la famille. La négation de la femme en tant que personne se traduit par exemple par la négation du corps de la mère qui découle elle-même de la dépendance à laquelle inévitablement ce corps renvoie. Que dire en effet du lien vital qui unit un garçon à sa mère ? D’après Lori Saint-Martin :
« La proximité corporelle avec la mère, "l’ancrage maternel inaugural", constitue une menace pour le sujet souverain qui s’efforce de refouler le souvenir de sa dépendance. […] Se couper de la mère devient la condition d’accès au statut de sujet souverain. »[4]
Or toute subordination masculine dans un système patriarcal ne serait que paradoxe, tout comme le fait d’accepter la femme comme son égale au nom de la simple différence des sexes. A défaut de valoriser une nécessité de la mère de par l’enfant, on a rendu la mère elle-même dépendante. La femme et son corps sont devenus de simples objets, des « biens à échanger »[5], une propriété placée sous le joug masculin qui se transmet du père au mari, ce que refuse Dora, la célèbre patiente de Freud, à travers l’hystérie.
Tout comme à l’échelle de la société, la famille est soumise à la domination du mâle, et donc du père :
« l’organisation domestique et sociale a fait du père de la famille traditionnelle le propriétaire de sa femme et de ses enfants ; la maternité ne confère donc aucun droit, aucune autorité sinon celle que délègue le père. S’inspirant d’une formule de Luce Irigaray, on peut dire qu’en refoulant la part du maternel dans la culture, notre société a effacé les généalogies féminines et oblitéré le nom de la mère. »[6]
La mère ne peut donc être considérée comme un sujet, elle n’est pas reconnue en tant que femme, individu à part entière, aux dépens de la différence sexuelle. Toute différence sexuelle est par conséquent évincée. Une privation d’identité singulière en résulte :
« la mère se trouve dans le silence, hors culture. Elle n’est au mieux qu’un fond neutre, une toile de fond sur laquelle se forme progressivement le psychisme de l’enfant. Toutes les théories du développement de l’individu sont ainsi centrées sur l’enfant et effacent la subjectivité de la mère. […] Il faut apprendre à refouler ses besoins, ses désirs, sa colère, sous peine d’être une mauvaise mère. »[7]
Tout ce qui est relié à l’affect, et donc encore une fois au corps, est balayé de sorte que la mère n’est plus définissable qu’à partir de l’enfant auquel elle donne la vie, seul « exploit » et seule réussite auxquels elle peut prétendre.
Or à défaut d’avoir une identité propre, comment lui serait-il possible de transmettre quelque chose à ses enfants ? S’il y a mère, il y a en effet enfant(s) et la question de la transmission devient fondamentale. La tutelle masculine est si bien ingérée dans le corps maternel qu’aucune transmission ne peut avoir lieu, il n’y a d’ailleurs rien à léguer, si ce n’est du déni ou de la protestation. Patricia Smart ne cesse de l’écrire au sujet du Québec : nous faisons face, dit-elle, à une « crise culturelle dont tous [les] textes [étudiés dans Écriredans la maison du père] disent l’impossibilité d’une résolution sans la reconnaissance de la femme et de son statut de sujet dans l’Histoire ».
Pour comprendre cette évacuation de la relation maternelle, il suffit de se référer à la Bible. Luce Irigaray insiste sur le fait que « L’Ancien Testament ne nous parle d’aucun couple heureux mère-fille et Ève vient au monde sans mère »[8]. De même, la mythologie grecque nous présente « la destruction de la généalogie féminine »[9].
« le rapport mère-fille, dont de nombreuses études psychanalytiques, à partir de celles de Freud lui-même, révèlent l’importance pour l’identité féminine, a été dévalorisé, voire refoulé, tout au long de l’histoire. La mainmise paternelle sur la femme et sur les enfants a fait des filles des biens à échanger, passant du père au mari, souvent sans que la mère ait son mot à dire. »[10]
La culture occidentale a tué la mère, enterrant son cadavre dans les fondations de ce que Smart appelle lamaison du père, « cette maison étant évidemment une métaphore de la culture et de ses structures de représentations idéologiques, artistiques et langagières, dont nous comprenons de plus en plus clairement depuis l’émergence du féminisme qu’elles sont la projection d’une subjectivité et d’une autorité masculines »[11].
Le personnage de Phonsine « avait cru que, lorsqu’elle attendrait un enfant, elle en parlerait à cœur ouvert avec Amable [son mari]. Maintenant qu’elle le portait, le respect humain lui imposait le silence. Et, en réunion, elle se tenait à l’écart »[12]. Voilà bien un exemple, dans le roman québécois Marie-Didace de 1949, de l’euphémisation de la relation mère-enfant qui passe tout d’abord par la privation de parole de la mère dans une société où elle n’a pas encore de place en tant que femme – la chaise de Phonsine n’est d’ailleurs jamais libre : elle reste debout. De plus, dans le monde paysan de ce roman traditionnel de la terre, les valeurs tournent autour de la race, la terre et le travail, le début du roman nous fait donc douter de la bienvenue d’une petite fille, ce qui contribue davantage à l’angoisse de la future mère qui cherche par tous les moyens à être acceptée dans la famille du beau-père Didace Beauchemin : « Sûrement Amable aurait préféré un garçon, mais lorsqu’il reviendrait, elle lui dirait : "Regarde comme elle est belle. C’est parce qu’elle ressemble aux Beauchemin" »[13]. Et la situation ne fait qu’empirer lors de la naissance puisque la mère est tenue à l’écart. Non seulement le médecin ne porte pas grande attention à la mère qui « g[ît], inanimée, au creux de l’oreiller »[14] mais personne ne lui montre sa fille :
« Pour la troisième fois, Laure Provençal se pencha au-dessus de Phonsine : C’est une fille... Phonsine. Tu veux pas la regarder ? Plus blanche que l’anémone, Phonsine gisait, inanimée, au creux de l’oreiller. – Une belle petite fille... pas infirme !... Elle leva l’index sur sa bouche pour demander aux femmes d’être complices : – ... et qui a bonne envie de vivre. Dans la cuisine, le médecin, en train de se restaurer, expliquait au père Didace […] : – Non, voyez-vous, monsieur Beauchemin, l’enfant n’est pas à terme. Même si elle était née, il y a quelques semaines, elle aurait eu plus de chance de vivre. Mais une enfant à huit mois, c’est un cœur bleu. »[15]
Les personnages présents autour de la mère utilisent, sorte de chantage, un langage que Derrida qualifie de « phallogocentrique », et poussent Phonsine à en faire de même pour voir sa fille alors qu’elle en est incapable, physiquement bien sûr, mais aussi symboliquement. Exclue de la sphère publique, on refuse à la mère la parole, et l’accouchement, climax de la maternité, finit par la lui ôter totalement. Une fois la naissance de l’enfant, la mère doit seulement se consacrer à celui-ci, dans l’enceinte du foyer, et en silence. Évincée, elle entre, avec son enfant, c’est-à-dire étymologiquement « celui qui ne parle pas », dans une sorte de bulle étanche au discours. Notons ici la formulation performative négative de la question rhétorique « Tu veux pas la regarder ? » de la part d’une femme convertie au patriarcat. L’accouchement relève du moment maternel par excellence, celui où le corps de la mère est au premier plan. Vouloir réinstituer la propagande masculine à ce moment ne sert qu’à faire taire une fois de plus le féminin et le maternel pour rasseoir les bases du patriarcat. Le silence de la mère est la seule « réponse » possible, une réponse qui à la fois refuse le retour au patriarcat et ne le conteste pas. Le langage se dresse tel un rempart entre la mère et l’enfant qui désormais maintient, et par là-même renforce, le système patriarcal. De plus, on ment à la mère sur l’état de santé de sa fille. Le lien qui les unit et qui implique un droit à la mère est donc une fois encore mis sous silence, non seulement par le mensonge mais aussi par le geste de la main, assimilé par Laure. La mère dépossédée de l’enfant hors de son corps, l’intérêt et le souci qu’elle lui porte ne sont pas respectés.
Les deux femmes sont mal en point, le médecin mange. La naissance dérobe à la mère ce qui fait partie d’elle pendant la grossesse, l’accouchement se dévoile donc de l’ordre de la perte puisqu’il vide à proprement parler le ventre de la mère. L’antagonisme homme/femme prend alors toute son ampleur puisque cette vacuité de la mère se voit opposée ici à l’emplissage du docteur.
Par ailleurs, la mère ne peut pas nourrir sa fille, ce lien fondamental et vital est réattribué à la gardienne des valeurs masculines, la nouvelle femme du beau-père[16]. Phonsine ne remplit donc pas son tout premier rôle de mère, ce qui lui ôte toute légitimité dans la seule fonction qui résume sa vie. Objet, propriété anéantissent la femme que devrait être la mère, aussi. Et bien que la représentation de la femme se limite au rôle maternel, il n’en est pas vrai pour autant que cette maternité soit mise en valeur, au contraire.
L’une des manifestations de la position féministe visant à assurer une place aux femmes sur la scène politique et sociale a été, par réaction à la prison que constitue la maternité dans laquelle le phallocentrisme les enserre, de lancer une vague d’opposition à la maternité dans les années soixante-dix. Cette réalité féminine a alors poussé certaines militantes à refuser la maternité, c’est-à-dire le statut réducteur de mère qui leur avait auparavant été imposé et qui, par conséquent, servait à perpétrer la domination de l’homme sur la femme. Pour une partie des féministes, être mère symbolisait cet assujettissement. Il faut dire aussi que la contraception leur a alors permis à la fin des années 1970 de s’opposer à leur devoir de reproduction et ainsi de se placer sur la scène politique et sociale ; « aspir[ant] à la conquête de leurs droits essentiels, la liberté et l’égalité (avec les hommes), […] la maternité […] n’est plus l’alpha et l’oméga de la vie féminine. Une diversité de modes de vie s’ouvre à elles, inconnue de leurs mères. Elles peuvent donner la priorité à leurs ambitions personnelles, jouir de leur célibat et d’une vie de couple sans enfant »[17]. Dès lors, comme le dit Badinter, « La maternité n’[est] plus le seul mode d’affirmation de soi d’une femme »[18]. Les femmes reconquièrent par conséquent, et par ce biais, leur statut de femme mais non sans en payer le prix, car cette revendication du refus de procréer ne soutient-elle pas le patriarcat le plus profond en rejetant l’opportunité d’être mère, mais aussi leurs mères, et tout ce à quoi elles renvoient ?
« La théorie psychanalytique, qui insiste sur le rejet de la mère et de la féminité de la petite fille, va dans [ce] sens : "le complexe d’Œdipe féminin, c’est finalement l’entrée de la femme dans un système de valeurs qui n’est pas le sien, et où elle ne peut "apparaître" et circuler qu’enveloppée dans les besoins-désirs-fantasmes des autres hommes". La féminité dite normale s’obtient au prix d’un rejet de la mère : "le lien entre mère et fille, fille et mère, doit être rompu pour que la fille devienne femme. La généalogie féminine doit être supprimée, au bénéfice de la relation fils-Père, de l’idéalisation du père et du mari comme patriarches". Conditionnement "pathogène et pathologique", soutient encore Luce Irigaray, mais qui assure la pérennité du système patriarcal. »[19]
Du point de vue de Lacan, les enfants appartiennent au père et ne révèlent en rien le désir de la mère. Lacan distingue en effet, et contrairement à Freud, la femme de la mère, car selon lui, la femme agit au nom de son désir, auquel s’oppose la satisfaction maternelle de la seconde. Voici pourquoi il compare l’idéal de la femme à Médée[20], personnage qui n’hésite pas à sacrifier sa progéniture et ainsi à s’élever contre la domination masculine dans le seul but d’assouvir son désir féminin. En cherchant à être l’objet du désir de l’homme, la femme se soumet à devenir mère malgré elle. Dès lors que le désir de l’homme disparaît, la mère malgré elle cherche alors à redevenir femme, ce qui passe par le sacrifice des enfants du père. Chez Lacan, être mère symbolise donc le sacrifice de la femme au désir de l’homme. Ceci explique donc aussi pourquoi certaines femmes ne ressentent pas l’envie de devenir mère, aux dépens de leur identité de femme.
Toutefois, la démarche opposée apparaît tout autant par la suite, dès la fin des années soixante-dix, grâce à celles qui valorisent le statut de mère dans ce que l’on pourrait appeler une sorte de vengeance contre les hommes, pied de nez à Freud qui déclarait en 1908 « Une femme ne peut en même temps exercer une activité professionnelle et élever des enfants »[21]. Non seulement les féministes « différentialiste[s] et naturaliste[s] »[22] revendiquent la maternité mais valorisent tout ce qu’elle implique dans son rapport à l’enfant. Celle qui veut s’affirmer comme l’égale des hommes s’approprie la maternité telle une qualité supplémentaire dont ne dispose pas tout le monde.
« Jusqu’à hier les univers masculins et féminins étaient strictement différenciés. La complémentarité des rôles et des fonctions nourrissait le sentiment d’identité spécifique à chaque sexe. Dès lors qu’hommes et femmes peuvent assumer les mêmes fonctions et jouer les mêmes rôles – dans les sphères publiques et privées –, que reste-t-il de leurs différences essentielles ? Si la maternité est l’apanage de la femme, est-il concevable de s’en tenir à une définition négative de l’homme : celui qui ne porte pas d’enfant ? »[23]
« En moins d’une décennie (fin des années soixante-dix, début des années quatre-vingts), la théorie féministe opéra un virage à 180 degrés. Tournant le dos à l’approche culturaliste de Simone de Beauvoir qui préconisait une politique de l’égalité et de la mixité des sexes en vertu de leur ressemblance (ce qui les unit est plus important que ce qui les distingue), une seconde vague du féminisme découvre que la féminité est non seulement une essence, mais une vertu dont la maternité est au cœur. L’égalité, disent-elles, sera toujours un leurre tant que l’on n’aura pas reconnu cette différence essentielle qui commande tout le reste. Contrairement à Beauvoir qui n’y voyait qu’un épiphénomène dans la vie des femmes, source de leur oppression millénaire, une nouvelle génération de féministes considère la maternité comme l’expérience cruciale de la féminité à partir de laquelle on peut reconstruire un monde plus humain et plus juste. Pour ce faire, il fallut opérer un retour à Mère Nature, trop longtemps ignorée : remettre l’accent sur les différences physiologiques qui engendrent celles des comportements, retrouver la fierté de notre rôle nourricier dont dépendent le bien-être et le destin de l’humanité. »[24]
Badinter cite alors Alice Rossi dont l’attitude révèle ce « virage » : « Alice Rossi fut l’une des premières à ouvrir une brèche dans le féminisme égalitaire, alors même qu’elle était l’une des fondatrices du puissant mouvement NOW[25] »[26] : « les femmes ont été trop loin dans leur rejet de leur rôle nourricier »[27].
« Cet article qui remettait le biologique, donc la maternité, au cœur de la problématique féminine, arrivait à point nommé. Les acquis féministes piétinaient et on leur reprochait même de n’avoir point régler le problème essentiel de l’inégalité des sexes. Certaines en conclurent qu’elles avaient fait fausse route. Si l’égalité n’est qu’un leurre, dirent-elles, c’est que les différences ne sont ni reconnues ni prises en compte. Pour être les égales des hommes, les femmes ont renié leur essence féminine et n’ont réussi qu’à être les pâles décalques de leurs maitres. Il faut, au contraire, revendiquer notre différence identitaire et en faire une arme politique et morale. »[28]
Cette « révolution »[29] s’est vue appuyée par la crise des années 80-90 lorsque le chômage a renvoyé les femmes chez elles et ainsi servi à revaloriser la maternité alors devenue leur priorité, mais en valorisant cette fois-ci la différence des sexes, contrairement à la revendication masculine. Et bien sûr, un retour de la politique naturaliste s’est fait jour, mais à la différence que dès lors, les femmes possédaient un choix : « adhérer, refuser ou négocier, selon qu’elles privilégient leurs intérêts personnels ou leur fonction maternelle. Plus cette dernière est intense, voire exclusive, plus elle a de chance d’entrer en conflit avec d’autres revendications et plus la négociation entre la femme et la mère est rendue difficile »[30]. Cette troisième possibilité permet alors de contourner le dilemme de l’opposition femme/mère au profit d’une attitude qui ne s’approcherait en aucun cas de celle du patriarcat, à savoir la possibilité de faire cohabiter dans la même personne, femme et mère sans créer aucun conflit entre les deux – sachant que la maternité est une spécificité biologique de la femme et fait ainsi partie du rayon de ses possibles.
Par ailleurs, pour Irigaray, le fait d’être femme implique toujours le fait d’être mère, ce qui nie la rivalité qui a longtemps été instituée entre ces deux termes.
« Il importe aussi que nous découvrions et affirmions que nous sommes toujours mères dès lors que nous sommes femmes. Nous mettons au monde autre chose que des enfants, nous procréons autre chose que des enfants : de l’amour, du désir, du langage, de l’art, du social, du politique, du religieux, etc. mais cette création, cette procréation, nous a séculairement été interdite et il faut que nous nous réapproprions cette dimension maternelle qui nous appartient, en tant que femmes. »[31]
La réelle avancée, et peut-être la (vraie) place de la femme réside aujourd’hui dans le choix qui s’offre à elle, un choix qui s’oppose à l’identité féminine que le patriarcat a créée. Le Conflit la femme et la mère distingue les femmes « traditionnelles », mères de familles nombreuses[32] ; les « postmodernes » qui n’ont pas d’enfant ; et les « néotraditionnelles » et les « modernes »[33] qui veulent concilier vie professionnelle et maternité[34]. Il semble désormais possible d’être femme et mère à la fois.
Que ce soit du point de vue masculin ou féminin, la place de la mère dans la représentation de la femme varie plus ou moins. Tantôt en proie au sarcasme de ses détracteurs, la maternité est ensuite récupérée par ses partisanes et vacille ainsi entre preuve de soumission au monde patriarcal et revendication de la volonté et l’affirmation d’une nouvelle identité féminine qui prenne en compte le biologique, la différence des sexes.
La volonté des femmes de renverser les rapports de lutte contre la dichotomie dominant/dominé(e) ne s’arrête pas aux frontières du foyer domestique, mais s’attaque aussi à l’autorité. En intitulant son ouvrage Le Nom de la mère, Saint-Martin fait explicitement référence à une pratique culturelle, quoique ceci dépende des pays, qui supprime le patronyme des femmes pour leur attribuer celui de leur mari. En France et au Québec notamment, perdre le nom de la mère en faveur de celui du père, puis du mari est l’usage le plus fréquent. Ce nom fait entrer la femme dans une nouvelle famille, une nouvelle ascendance, et une nouvelle généalogie, celle du mari. La survivance de la « race » importe, comme nous le remarquons dans Marie-Didace : « C’est cette nuit que Didace, fils de Didace, va naître. Le septième Didace / Tout son sang crie d’une clameur de la race ancienne »[35] ; « Mais oui, l’enfant avait le front bas, volontaire, des Beauchemin, avec les cheveux noirs, drus, et le nez large, incomparable pour prendre l’erre de vent. Comme lui ! A son image, elle était de sa race ! »[36]. La petite-fille est donc désormais intégrée à la famille dont le grand-père constitue le patriarche. Ici, malgré le fait que Marie-Didace soit une petite fille, on a conservé l’usage qui
« donn[e] au fils premier-né le prénom de son grand-père paternel. "Le nom du grand-père" peut aussi être considéré comme un titre, dont le port est à la fois obligatoire et réservé. Du nom au titre, on passe donc par une transition insensible, qui n’est liée à aucune propriété intrinsèque des termes considérés, mais au rôle structural qu’ils jouent dans un système classificatoire dont il serait vain de prétendre les isoler. »[37]
Marie-Didace est de ce fait appelée à prendre la relève, et à perpétuer la généalogie des Beauchemin, du moins jusqu’à ce qu’elle le pourra.
Le nom de famille permet à la généalogie masculine de subsister alors que l’on oublie le nom de la mère et sa propre généalogie.
« Et quand le nom propre est donné à l’enfant, il vient déjà à la place la plus irréductible de sa naissance, le nombril. Le nom propre, et même déjà le prénom, sont toujours en décalage par rapport à cette trace d’identité la plus irréductible ; la cicatrice de la coupure du cordon. Le nom propre, et déjà le prénom, glissent sur le corps tels des revêtements, des pièces d’identité – hors corps. »[38]
Le nom constitue le don le plus important puisqu’il est ce qui fait entrer l’enfant dans le monde, et notamment le langage. La tradition phallique est donc omniprésente.
« L’enfant ne trouve le chemin du verbe humain qu’à condition d’être nommé et ainsi appelé à répondre, c’est-à-dire à parler. Le nom est sans doute le premier don qu’il reçoit, don plus indispensable à son existence que tout autre puisque, sans lui, sans ce signe de l’altérité de ceux qui ont choisi ce nom pour lui, sans cette mémoire vivante de leur parole qui a précédé son souffle et qui constamment l’accompagnera, traverserait-il jamais avec succès l’épreuve du silence ? Qui parle en effet si nul ne l’a d’abord nommé, si aucun vocable ne l’a convié à répondre ? »[39]
Le patronyme incarne la preuve du refus de la généalogie féminine, et donc de toute transmission féminine, car c’est bien d’un legs qu’il s’agit, d’un héritage qui se transmet de père en fils, et de père en fille. Le patriarcat règne, que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur même de la famille. Mais où se situe donc la mère ? Quelle est sa place dans le legs, dans la transmission, la succession ? En d’autres mots, une généalogie « au féminin » peut-elle donc exister malgré tous les obstacles déjà évoqués ? Et si oui, qu’implique-t-elle ?
Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss nous fait part des systèmes claniques des sociétés exotiques dans lesquelles il distingue
« deux types extrêmes de noms propres, entre lesquels existent toute une série d’intermédiaires. Dans un cas, le nom est une marque de l’identification, qui confirme, par application d’une règle, l’appartenance de l’individu qu’on nomme à une classe pré-ordonnée (un groupe social dans un système de groupes, un statut natal dans un système de statuts) ; dans l’autre cas, le nom est une libre création de l’individu qui nomme et qui exprime, au moyen de celui qu’il nomme, un état transitoire de sa propre subjectivité. Mais peut-on dire que, dans l’un ou l’autre cas, on nomme véritablement ? Le choix, semble-t-il, n’est qu’entre identifier l’autre en l’assignant à une classe, ou, sous couvert de lui donner un nom, de s’identifier soi-même à travers lui. On ne nomme donc jamais : on classe l’autre, si le nom qu’on lui donne est fonction des caractères qu’il a, ou on se classe soi-même si, se croyant dispensé de suivre une règle, on nomme l’autre "librement" : c’est-à-dire en fonction des caractères qu’on a. Et, le plus souvent, on fait les deux choses à la fois. »[40]
Ce passage est très intéressant puisqu’il semblerait que ces deux nominations puissent définir la manière dont le père et la mère nomment tous deux leur progéniture. En effet, « l’appartenance […] à une classe » nous rappelle l’usage du nom propre qui nous associe à une famille, à une généalogie tandis que le nom en tant que « libre création de l’individu qui nomme et qui exprime, au moyen de celui qu’il nomme, un état transitoire de sa propre subjectivité » ne pourrait-il pas renvoyer à la mère et à son type de rapport avec l’enfant, en dehors de toute rationalité ? Ainsi, alors que le père fournit son nom de famille, ne peut-on pas associer la mère au prénom de l’enfant qui par son choix, l’identifierait à elle-même tout en lui transmettant sa propre identité ? Le prénom serait-il donc une solution pour la mère en vue de reconstruire sa part d’héritage ?
C’est ce qui apparaît dans plusieurs romans, notamment La Maison aux esprits[41] qui est paru en 1982, c’est-à-dire au début de la période où les femmes ont commencé à se réapproprier la maternité et à redéfinir leur place en fonction. Nous y remarquons ce souci d’un choix judicieux, mûrement réfléchi et revêtant nombre de significations pour chaque fille de la filiation. Chaque prénom de fille représente la couleur blanche, la lumière, et donc la pureté en plus de l’assonance en [a], ainsi Nivéa, Clara, Blanca et Alba. Nous trouvons un peu le même phénomène dans une pièce de théâtre québécoise contemporaine au roman d’Allende : Oublier de Marie Laberge. La mère, Juliette, a choisi trois prénoms commençant par la lettre J pour ses filles, et l’une d’elles a fait de même pour son fils Jean et sa fille Julie. Or Juliette n’a pas trois mais quatre filles dont la plus jeune se prénomme Micheline. Le mystère de ce personnage, et de son prénom, sera résolu au climax de la pièce : la quatrième fille est née d’un adultère et porte le poids du péché de la mère. L’une des filles a nommé sa sœur du fait que la mère ne le pouvait pas[42]. Le rejet de la lettre J indique clairement le refus de toute identification à cette fille issue d’un adultère. Cette même pièce nous donne une définition de la mère assez intéressante. A la question de l’une des sœurs, « C’est quoi être une mère ? », Micheline répond « “take care’ »[43], ce qui signifie s’occuper de quelqu’un et en prendre soin. Donner la vie ne suffit pas, une autre sorte de transmission est nécessaire, et peut-être commence-t-elle par le don du prénom. A la fin d’Oublier, une fois le secret dévoilé, l’une des filles, Joanne, décide de se faire appeler Anne, refusant ainsi la filiation maternelle que la première syllabe de son prénom lui imputait. Cette possibilité de se renommer soi-même remet en question l’autorité de celui ou celle qui a nommé en premier lieu et qui, par ce geste, s’était en quelque sorte approprié l’enfant. Si l’on se réfère à la citation de Chalier ci-dessus, ce rejet du nom, en l’occurrence ici celui que la mère a choisi, signifie que (Jo)Anne refuse « son existence » telle qu’elle est à ce moment-là. Elle va au bout de l’entreprise qu’elle avait déjà commencée plus tôt en effaçant maintenant tout son passé qui la relie à sa mère. Celle-ci lui a donné la parole, elle lui a appris à parler, et plus précisément à parler le mensonge[44]. Anne comprend désormais qui est véritablement sa mère et s’en désolidarise alors totalement. Elle se dédit par là-même de la dette que Chalier met en exergue. Elle nie le fait de devoir son existence à celle qui lui a donné la vie et la parole.
Le don du prénom relève d’une prise de parole de la mère, il y a donc transmission, ce qui semble d’ailleurs totalement nécessaire dès lors qu’il est question de maternité, car comme le dit Irigaray :
« On nous demande de promouvoir les valeurs de vie... ce ne sont pas des valeurs silencieuses. Pour des êtres humains, la vie passe et se déploie par la parole. Pour promouvoir des valeurs de vie, il faut prendre la parole. »[45]
En infligeant ce que l’on pourrait appeler une « non-place » à la femme, le discours « phallogocentrique » a négligé l’Histoire des femmes et l’héritage féminin, il a fait disparaitre ce legs et a passé sous silence cette histoire. Cette perte que l’autorité masculine a engendrée se situe à l’origine de la réappropriation par les femmes de la langue, témoignant ainsi d’une agentivité[46] linguistique, avec notamment l’écriture qui leur permet de re-fuser la soumission, leur relégation à une place béante, et de prendre la parole, de re-valoriser une histoire féminine, une généalogie « au féminin ». A l’instar de la perte masculine et sexiste, les femmes gardent, conservent, transmettent.
Toutefois, cette ascension des femmes du côté de la loi renferme un piège de taille pour celles-ci. Si elles partent à la recherche de l’autorité, la légitimité, il arrive qu’elles aillent jusqu’à agir de la même sorte que celle qu’elles accusent et condamnent ouvertement. En réponse à la volonté de maitriser les femmes, celles-ci peuvent appliquer ce même schéma aux hommes. Or on ne peut pas se servir d’un modèle que l’on condamne pour le saper, tout simplement parce qu’elles reproduiraient ainsi le même schéma d’inégalité vis-à-vis de l’Autre, ne faisant que déplacer le système.
Dès lors qu’il s’agit de féminin, d’études féminines, de féminisme, il est relativement aisé de tomber dans le militantisme voire l’extrémisme, ce qui ne résout aucun problème mais au contraire en ajoute de nouveaux, tout en légitimant l’attitude masculine pourtant blâmée à voix haute. En effet, attribuer aux femmes une place parmi les hommes ne devrait pas revenir à prendre celle des hommes, mais au contraire à valoriser la différence des sexes dans une optique davantage fondée sur l’équilibre. Car à agir comme les hommes, les femmes reproduiraient, à l’inverse, le schéma qu’elles critiquent dans une sorte d’ouroboros où la circularité, la continuité et le recommencement éternel rendraient toute évolution totalement impossible et où en revanche les deux principes opposés du changement et du perpétuel retour cohabiteraient et donc s’annuleraient l’un l’autre. Lorsque les femmes désirent être supérieures aux hommes, ne font-elles pas, encore une fois, la même chose que ces derniers, tout en les accusant ? et du même coup, ne résument-elles pas à leur tour la différence sexuelle à une inégalité des sexes ? Ceci nous amène donc à une autre question : une histoire des femmes n’annihilant ni la différence [positive] des sexes ni les genres est-elle possible ?
Si « son histoire à lui »[47] comme en parle Smart, se traduit par l’invalidité d’une « histoire à elle », il semblerait malheureusement dans les œuvres littéraires évoquées que l’inverse puisse aussi en partie se vérifier dans une logique d’incapacité à être et à avancer en parallèle avec l’Autre, en présence de l’Autre sexe et des autres genres, surtout semble-t-il chez les auteures canadiennes Brossard, Laberge et Laurence. Ceci semble entre autres résulter d’une spécificité culturelle, notamment du fait de l’ampleur du mouvement féministe au Canada dès le début des années 1970, et du combat très radical que le Québec semble arborer.
En effet, dans plusieurs œuvres canadiennes de fiction, surtout québécoises, est parfois mis en place un système d’éviction des hommes parmi les personnages. Dans la pièce de théâtre Oublier de Marie Laberge par exemple, la mère dresse ses filles contre leur père en le ridiculisant et en les rendant complices de son adultère[48]. La conséquence qui en découle révèle la volonté de ses filles de remplacer à leur tour les hommes en prenant leur place, notamment à travers la profession de médecin, mais aussi l’alcoolisme et le libertinage. Ces filles sont libres, indépendantes et entendent bien régir leur vie comme bon leur semble.
Les apparitions des hommes sont de même peu nombreuses, et ceci témoigne de la possibilité d’une inversion ou en tout cas d’un déplacement du système patriarcal au profit d’une sorte de matriarcat. Lorsque nous choisissons des romans où la mère et la fille sont deux figures très présentes, il est intéressant de remarquer que le père en est, lui, quasiment absent. Tel est le cas par exemple du Désert mauve, où il n’est en effet mentionné qu’une seule fois dans tout le roman[49], et pour le qualifier d’acteur, c’est-à-dire à la fois lié aux êtres fictifs et à la fois à la TV, métaphore dans le roman de la « civilisation » patriarcale. Quant au personnage de Lorna, l’amie de la mère, sa généalogie purement féminine est explicite. Fille unique, elle a été élevée par sa mère et sa grand-mère[50] ; de plus, son homosexualité a totalement anéanti les hommes de son entourage. Elle va par contre incarner une certaine part de masculinité, voire de virilité, à travers sa profession de mécanicienne, entre autres. Elle permet à l’auteure de défaire toute catégorie et d’insérer le genre au centre de la réflexion, tout comme elle détruit du même coup l’opposition homme/femme, masculin/féminin. The Diviners de Laurence, œuvre provenant cette fois du Canada anglophone, présente encore une fois Morag sans mari ni parents biologiques tandis qu’elle cache la véritable identité de son père à sa fille. Ceci signifierait-il que la relation mère-fille ne laisse plus de place, dans la narration, à la relation père-fille ? Est-ce, en dehors de la narration, une réalité ? Ce phénomène s’élargit-il hors du roman ? Que signifie ce choix des auteures de centrer leur roman sur les relations mère-fille en en excluant le père ? Est-ce justement un choix délibéré de mettre en avant cette filiation au féminin ? de sorte de revaloriser cet aspect de la généalogie tant mis sous silence ? Supprimer dans ces romans la présence du père semble parfois relever d’un choix engagé qui ne s’avère pas forcément bénéfique. En effet, de nombreux problèmes surviennent alors.
Mais lorsque des hommes apparaissent dans l’histoire, ils sont toujours présentés négativement, surtout « l’homme long », seul véritable personnage masculin du Désert mauve qui campe le rôle du meurtrier. Et ici encore, la mère semble avoir transmis sa vision négative des hommes à sa fille. Il faut savoir que cet homme [réprobateur] représente la société patriarcale, c’est-à-dire la moralité, la normativité alors que la fille Mélanie fuit tout ceci. Cette fuite laisse présager le fait que l’autorité masculine empêche la femme d’être elle-même.
Or cette apparente chasse à l’homme doit être nuancée puisqu’elle induit une revendication plus subtile, et donc plus complexe qu’il n’y paraît. Chez Brossard par exemple, cette aversion pour les hommes qui crée ce conflit ouvert sert à critiquer plus profondément l’emprise des hommes sur la sujétion des femmes, notamment au niveau de la question des genres. Le roman indique que les femmes sont en danger, et plus précisément les différences sexuelles et les genres. En effet, Le Désert mauve met en scène quatre couples de femmes sur lesquels la morale bien-pensante, ici « la civilisation », jette un regard accusateur, jusqu’à les condamner, voire les supprimer. Le feu destructeur servira par exemple à punir le trans-genre, l’entre-genre. Pour s’élever contre cette « réalité » masculine, la mère de Mélanie présente les hommes comme des personnages fictifs, tout droit sortis de la « TV »[51]. Elle leur refuse par ce biais la réalité qu’ils disent incarner à travers leurs valeurs ici remises en question par l’intermédiaire de l’homosexualité féminine. Refuser cette soumission à l’ordre instauré traduit la volonté de réinstaurer une généalogie féminine qui ne peut réapparaître que lorsque les femmes ont retrouvé et affirmé leur identité.
« A la relation verticale et unilatérale de la génération et de l’héritage, exigée par le patriarcat, nous avons à substituer la relation horizontale et réciproque de l’échange où se retrouveront à égalité nos mères et nos filles. »[52]
L’absence d’homme, en l’occurrence du père, relève alors peut-être d’une volonté de refuser cette hétérosexualité normative afin de dire ici aux filles qu’il est possible, mieux, qu’elles ont le droit d’aimer une personne du même sexe car, après tout, ce rapport au même sexe existe dès la naissance de la fille pour sa mère. Les filles ont cependant intégré le discours patriarcal, et Mélanie du Désert mauve montre tout d’abord sa colère face à l’homosexualité de sa mère, comme si elle la condamnait au nom des valeurs imposées par la société. Voir sa mère en compagnie de son amie Lorna fait surgir une violence qui se déplace sur le ciel :
« Pourtant cette nuit. Très jeune, j’appris à aimer le feu du ciel, la foudre torrentielle ramifiée au-dessus de la ville comme un écoulement de la pensée dans le cerveau. Les nuits d’orage sec, je devenais tremblements, détonations, décharge totale. Puis je m’abandonnais à toutes les illuminations, ces fissures qui comme autant de blessures lignaient mon corps virtuel, me liaient à l’immensité. […] Le désert boit tout. La fureur, la solitude. » [53]
Les débordements du ciel traduisent la transgression de l’interdit. Et pourtant, Irigaray le réitère :
« ce que nous avons à faire […], c’est de découvrir notre identité sexuelle, c’est-à-dire, la singularité de notre homosexualité. Sans oublier que les femmes, étant donné que le premier corps auquel elles ont à faire, le premier amour auquel elles ont à faire étant un amour maternel, étant un corps de femme, les femmes sont toujours – à moins de renoncer à leur désir – dans un certain rapport archaïque et primaire à ce qu’on appelle homo-sexualité. Alors que les hommes seraient normalement toujours dans l’hétéro-sexualité puisque leur premier objet d’amour et de désir, c’est un corps de femme. Pour les femmes, le premier rapport de désir et d’amour s’adresse au corps d’une femme. Et quand la théorie analytique dit que la petite fille doit renoncer à l’amour de et pour sa mère afin d’entrer dans le désir du père, elle soumet la femme à une hétéro-sexualité normative courante dans nos sociétés, mais complètement pathogène et pathologique. Ni la petite fille ni la femme n’ont à renoncer à l’amour pour leur mère. »[54]
L’homosexualité des personnages du Désert mauve représente une réponse intéressante, et qui plus est positive, puisqu’elle permet de revaloriser l’amour à la mère tout en contrecarrant la norme hétérosexuelle imposée par l’homme dans sa volonté de dominer. La réappropriation de son identité individuelle par la femme se fait aussi à travers la découverte de son identité sexuelle, d’où le cheminement de Mélanie dans le Désert mauve et le couple qu’elle forme d’abord avec Grazie et ensuite Angela que l’homme long assassinera. Dans LaMaison aux esprits, le gardien de l’oppression réprime lui aussi l’amour qui lie sa sœur à sa femme, jusqu’à bannir sa sœur de sa maison.
Il est nécessaire pour les femmes de poser la différence sexuelle à partir de laquelle elles peuvent acquérir une identité, et donc une place en tant qu’agent dans la société et la pensée. Cette prise de conscience de soi associée à un refus du joug du patriarcat octroie alors aux femmes une place dans la société. Et dès lors qu’elles se sont accaparé une place, elles peuvent la transmettre à leurs filles, leur transmettre une véritable identité féminine et donc une généalogie. Une généalogie au féminin doit faire part de l’agentivité des femmes en tant que femmes et non plus seulement en tant que mères.
Dans procréation, il y a avant tout création, une création qui se situe aussi au niveau de l’écriture.
« Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leur corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire, – de son propre mouvement. »[55]
Et s’emparer de l’écriture signifie se dresser contre l’autorité masculine. En effet, d’après l’étymologie du substantif « auteur », en écrivant, les femmes accèdent elles aussi à l’autorité. L’écriture devient « par définition un acte subversif », surtout lorsqu’il est perpétré dans la « maison du père ». En revanche, on ne peut pas considérer pour autant l’écriture féminine comme un acte d’opposition qui inverserait le schéma que les hommes ont bâti, comme ce que suppose par exemple la volonté de créer une nouvelle hiérarchie sexuelle symétrique à celle opérée par les hommes. Au contraire, l’écriture apparaît comme la voie qui permettrait de contourner l’impasse du conflit hommes/femmes dans lequel la vengeance implique de se servir des armes de l’ennemi contre lui-même. Bien que l’écriture découle du langage, symbole patriarcal, l’écriture des femmes ne semble pas reproduire celle des hommes, ni s’y attaquer pour reproduire ce contre quoi ces dernières s’inscrivent. On pourrait alors parler de rhétorique au féminin qui admettrait, et assumerait, d’intégrer et la voix masculine et la voix féminine – en guise de réponse à la hiérarchie non-fondée perpétrée par les hommes.
L’écriture joue un rôle fondamental au sein de la relation mère-fille.
« Si la mère n’a pas de nom, pas d’identité personnelle, la fille s’affirmera qu’à grand-peine, ou, bien plus souvent, se perdra. D’où le désir, chez celles qui écrivent, de rendre à la mère, avec son nom, son identité de femme et d’être humain, ce qui permettra à sa fille de vivre à ses côtés, ni trop proche ni trop loin d’elle. La spécificité de l’écriture au féminin prend naissance là, dans le rapport de celle qui écrit à la mère et au maternel. Pour mieux la rassurer, il nous faut nous mettre à l’écoute des créatrices, entre le biologique et le social, entre le corps et le langage, entre la nuit où l’on attend de naître et le noir sur blanc de l’écriture. »[56]
D’ailleurs, Saint-Martin ajoute que :
« loin de se confiner à l’anecdote, le rapport mère-fille est souvent à la base de la venue de la protagoniste à l’écriture : c’est pour la mère ou contre elle, pour lui échapper ou encore pour la retrouver ou la venger, que la fille écrit. Son importance ne se limite pas, loin s’en faut, aux seuls événements événementiel et thématique. De manière très sommaire, […] : le rapport au réel et à la représentation, dans l’écriture au féminin, est conditionné par la relation avec la mère. De nombreuses psychanalystes et psychologues […] ont montré que le rapport mère-fille est le pivot de l’identité féminine ; le développement psychique des femmes emprunte des voies qui lui sont propres. »[57]
Dans Le Désert mauve, la fureur d’écrire emplit la jeune fille Mélanie, et non seulement la narratrice écrit mais ce roman présente d’autres femmes dans la même position, outre l’auteure Nicole Brossard, citons les personnages Laure Angstelle, auteure du « Désert mauve » et Maude Laures, traductrice et auteure de « Mauve, l’horizon ». Quant au roman The Diviners de Margaret Laurence, c’est dans ce roman Morag, la mère, qui écrit. Et que ce soit Morag ou Mélanie, toutes deux écrivent en l’absence de l’autre : respectivement fille et mère. L’écriture est donc un moyen pour les femmes de se réapproprier la parole et donc de s’opposer symboliquement au système patriarcal, mais sans l’utiliser aux dépens des hommes. Elles accèdent à l’écriture au même titre qu’eux. La Maison aux esprits donne elle aussi la plume au personnage de Clara ainsi qu’à la plus jeune génération puisqu’Alba est en fait la narratrice du roman écrit à quatre mains avec son grand-père. Non seulement elle écrit donc dans la maison du « père », mais elle écrit ici avec le père, ce qui est très révélateur. Dans ce roman, sont conciliées et enchevêtrées l’écriture d’une femme et celle d’un homme dont le lecteur perçoit l’évolution en parallèle avec le mouvement des femmes. Deux points de vue ressortent sur l’histoire de leur famille, sans qu’aucun n’empiète ni n’annihile l’autre. L’efficacité de cette conciliation entre écriture d’une femme et écriture d’un homme effectuée par Allende confirme l’hypothèse d’une écriture des femmes acceptant « l’origine » masculine du logos tout en y ajoutant sa spécificité.
Mère et fille ont des statuts différents, quelle place doivent-elles occuper l’une par rapport à l’autre ? L’ouvrage Mère et fille, Une relation à trois de Heinich et Eliacheff mettent en avant des femmes « plus mères que femmes » et des femmes « plus femmes que mères », selon la position de la mère vis-à-vis de sa famille. La mère, qui n’était qu’une mère auparavant, doit réapprendre ou découvrir à être une femme au nom de la différence sexuelle. Mais une fois encore, nous notons l’influence du système patriarcal sur les filles. Mélanie a intégré la place de Kathy, sa mère, comme mère et non comme femme. La tenue vestimentaire de celle-ci – « Je ne l’ai jamais vue portant une robe »[58] – contribue à détruire la représentation féminine traditionnelle tout en s’assurant du statut maternel. En effet, Mélanie refuse la relation homosexuelle de sa mère à cause d’une jalousie liée au fait que la troisième personne est elle aussi une femme. La place de la fille dans la relation mère-fille est donc de son point de vue mise en péril. Mélanie cherche à renouer avec sa mère et à s’assurer de l’exclusivité de leur relation. D’après Mères-filles, Une relation à trois, Kathy serait de ce point de vue « plus mère que femme »[59], d’après la jeune fille en tout cas. « Ma mère avait le pouvoir insoupçonné de susciter en moi une terrible solitude qui, lorsque je la voyais si rapprochée de Lorna, me ravageait car alors il y avait entre elles juste assez de silence pour que s’infiltre en moi la pensée de leur chair confondue »[60]. Pour reprendre une formule de l’ouvrage, la fille incarne la « rivale forcément malheureuse de l’amant de sa mère »[61]. Or tout ceci relève de l’affect de la jeune fille qui se sent exclue et éloignée de la mère. Elle souhaite par conséquent retrouver le lien in utero qui la reliait directement à sa mère, et non pas incarner la mère dans sa relation avec Lorna. Il n’y a pas d’échange de place (sexuelle) entre mère et fille, la fille cherche simplement à se rapprocher de sa mère, ce qu’elle fait par le biais de sa propre homosexualité. Angela a d’ailleurs l’âge de sa mère, elle incarne donc symboliquement la mère et cette relation quasi-exclusive qu’elle souhaite avec elle.
Cependant, malgré l’importance de la mère pour la fille et la valorisation de leur relation fondamentale, être une mère « plus mère que femme » ne correspond pas à une solution pertinente ; au contraire, elle empêche la fille de devenir une femme à part entière. Le Désert mauve nous présente ce genre de scène où la fille condamne sa mère sous forme d’aphorisme :
« – Je t’ai toujours voulue capable et entière. – Je le suis. – Oui, parce que c’est ainsi que j’ai voulu que tu sois. – Tu voudrais être tout, n’est-ce pas ? Tout pour moi, tout pour Lorna, tout pour les clients. Tu voudrais que la perfection commence avec toi. […] Tu n’es qu’une mère. »[62]
Ce discours révèle une supériorité de la mère sur sa fille, par exemple à travers des verbes de volonté dont le « tu » est sujet de la subordonnée. De même, les pronoms personnels compléments de la deuxième personne du singulier précisent la passivité qui est imposée à la fille. Irigaray qualifie la mère de « monstre dévorant, par effet en retour de la consommation aveugle d’elle dans son ventre »[63]. A partir de ce moment, la fille n’a d’autre alternative que de prendre ses distances d’avec sa mère, étape obligatoire dans la prise de conscience de l’identité féminine par la fille qui ne peut trouver sa propre identité qu’en dehors de l’emprise de sa mère. Elle semble ainsi lui dire : « je t’aime mais je ne veux pas être prise dans ton cercle. Essaie d’entendre celle qui est dehors. Je ne veux pas être simplement ton double. Je t’interpelle et je t’appelle du dehors, du dehors de l’éternelle rupture, du dehors de la volonté de puissance. Essaie de m’entendre »[64].
Après avoir retrouvé une identité féminine, la fille doit trouver sa propre identité, en rapport avec sa mère qui représente son premier modèle, mais aussi en rupture avec elle pour ne pas être elle. La fille doit refuser une possible volonté de fusion de la mère à son égard car mère et fille sont avant tout deux personnes différentes. La mère doit donc notamment accepter l’identité de sa fille tout en « demeur[ant] vivante »[65], c’est-à-dire qu’elle ne se
« réduis[e] pas à une fonction maternelle et qu[’elle] ne […] réduis[e] pas [sa fille] à une fonction d’enfant. Ça voudrait dire : c’est un conflit mortel, la mère que tu as été et la mère que je vais devenir. Me laisser naître, c’est me laisser être autre chose que ta production. Si je deviens autre chose que ta production, tu continueras à exister. Si tu es femme et que je suis femme, nous ne nous réduisons pas à une simple fonction maternelle prescrite par la société. »[66]
Il doit y avoir reconnaissance mutuelle et donc réciprocité entre mère et fille, c’est à ce prix que l’identité féminine peut se créer et faire une place pour la mère, et donc une généalogie au féminin, c’est-à-dire aussi une histoire des femmes. Pour la rendre possible, la fille doit donc partir et trouver sa propre indépendance :
« En quittant la maison, la fille expérimente ce qu’est une identité autonome, où l’on existe en tant que personne à part entière et non plus en tant qu’occupante d’une place prédéfinie dans une configuration familiale. C’est le droit au respect que conquiert la jeune femme moderne, qui ne se reconnait plus dans l’identité de "fille" […]. Mais cela, elle ne peut l’obtenir en restant auprès de ses parents. »[67]
Ce départ représente le meurtre symbolique de la mère, nécessaire à toute construction du soi. Ainsi, dans le Désert mauve,
« – Tu regardes Lorna et tu ne vois rien autour. […] Tu ne me vois pas. – Je vois ce que j’aime, ce qui est raison de vivre. Tu es centrée au cœur de mon existence. Tu n’as pas idée de ce qui m’habite. Crois-tu que ma pensée soit libre de ton visage, de tous ces souvenirs qui s’installent dans la mémoire au fil des années ? – Tout pour éviter le présent, n’est-ce pas ? Mais sois rassurée, je pars. Tu es à la fois trop présente et absente. Tu existes trop en moi parce que tu ne me parles jamais. Je suis obligée d’imaginer ta tendresse, d’inventer des dialogues dans lesquels tu me dis ton amour, ton estime, ton appréciation. Mais je suis lasse de toutes ces fantaisies. Je ne veux pas passer ma vie dans le désordre de l’émotion. Je veux l’horizon bien clair devant moi. »[68]
Or ce meurtre doit demeurer au niveau symbolique et non réel, auquel cas il reproduirait le geste patriarcal du sacrifice. Il faut par conséquent réinsuffler la vie à la mère et accepter ses affects, son rapport au corps et bien sûr le nôtre, ne plus taire le lien qui unit mères et filles, notamment grâce à « des paroles qui ne barrent pas le corporel mais qui parlent « corporel » »[69].
Irigaray ajoute :
« il est nécessaire aussi, pour ne pas être complice du meurtre de la mère, que nous affirmions qu’il existe une généalogie de femmes. Généalogie de femmes dans notre famille : après tout, nous avons une mère, une grand-mère, une arrière grand-mère, des filles. Cette généalogie de femmes, étant donné que nous sommes exilées (si je puis dire) dans la famille du père-mari, nous l’oublions un peu trop ; voire nous sommes amenées à la renier. Essayons de nous situer pour conquérir et garder notre identité dans cette généalogie féminine. »[70]
Si le départ permet à la fille de trouver sa propre identité, elle doit aussi se réconcilier avec sa mère si besoin est[71]. Parce que, selon l’image du miroir, « je te ressemble, tu me ressembles. Je me regarde en toi, tu te regardes en moi »[72] ; « la femme […] devient sujet immédiatement par rapport à un autre sujet même qu’elle : sa mère »[73]. Cette ressemblance qui lie ces générations de femmes sont très présentes dans le roman, et outre l’apparence physique, elle se situe aussi parfois au niveau des prénoms, de la sexualité, nous en avons parlé, mais aussi à d’autres niveaux comme des pouvoirs psychiques dans La Maison aux esprits, la recherche des origines dans ce qui pourrait être un voyage initiatique dans The Diviners. Cette ressemblance peut d’ailleurs effrayer les filles qui se rendent parfois compte que, malgré leur volonté de faire tout le contraire de leur mère, elles parcourent en fait le même chemin, Pique de The Diviners en est l’incarnation. C’est aussi le cas dans Le Désert mauve où l’homosexualité de Mélanie et Kathy trahit des destins circulaires :
« les filles récusent toute ressemblance, sur le mode du déni, toujours au moment même où cette ressemblance saute aux yeux. Pour faire leur vie, elles sont prêtes à bruler tout ce qui se trouve derrière. Sur le plan psychique, toutefois, l’émancipation promise se fait attendre. On ne se libère pas si facilement de celle qu’on porte en soi. Condamnée, rejetée avec violence, la mère n’en est pas moins le pivot du monde de sa fille. Le père, mort ou disparu, au mieux faible et inefficace, n’a guère laissé de marque ; tout est lié à la mère. C’est une façon de disculper le père, certes, comme si les absents avaient toujours raison, mais aussi et surtout de le tenir pour quantité négligeable. Tout se passe entre mère et fille. »[74]
La place de la mère par rapport à la femme n’est pas immuable. Véritable arme utilisée par l’univers patriarcal pour subordonner les femmes et les maintenir dans un destin que ce dernier avait scellé pour elles, la maternité s’est par la suite retournée contre lui. La représentation de la femme d’un point de vue phallocentrique se résume à la fonction de mère tandis que la révolte féministe a ensuite soit protesté contre celle-ci en la refusant, soit renversé le processus en insufflant à la maternité une valorisation que l’approche psychanalytique permet de mettre au jour. Ainsi, si au départ la mère supplantait la femme, le féminisme a permis à la femme de réinvestir ce statut et de se réinventer une identité féminine où la maternité aurait sa place.
A partir de là, mère et femme ne se substituent pas mais cohabitent d’après les volontés de chaque femme. Cette prise de position des femmes sur elles-mêmes et à l’extérieur de leur domicile leur a ainsi donné l’opportunité de trouver des moyens d’agir en tant que sujets et non plus objets, notamment dans leur interaction avec les enfants. L’affect, la corporéité, l’écriture féminine et la subjectivité des femmes, bien que souvent dévalorisés, pourraient constituer des moyens d’appréhender le monde d’une nouvelle manière grâce à une perspective différente de celle des hommes, sans pour autant annihiler la présence de ceux-ci dans un monde qui avance vers l’égalité. Utiliser la mère pour inverser les rapports de force et reproduire une certaine forme de domination, et donc de hiérarchie sur les oppresseurs des femmes ne constitue en rien une solution. Il faut reprendre la transmission de mère en fille et revaloriser la maternité de la grossesse au lien qui se construit entre les deux personnes après la naissance. Ce n’est qu’à travers une mère qui doit aussi, et avant tout, être une femme que les filles pourront réintégrer une identité féminine appropriée.
Appendices
Notes
-
[1]
Voir notamment Émile,ou De l’éducation.
-
[2]
Saint-Martin, p. 19.
-
[3]
Freud, Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, p. 179.
-
[4]
Saint-Martin, p. 30 je souligne.
-
[5]
Saint-Martin, p. 32.
-
[6]
Saint-Martin, p. 13, je souligne.
-
[7]
Saint-Martin, p. 12.
-
[8]
Chez Saint Martin, p. 32.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Smart, Introduction à Écriredans la maison du père.
-
[12]
Guèvremont, p. 21.
-
[13]
Guèvremont, p. 154.
-
[14]
Guèvremont, p. 147.
-
[15]
Guèvremont, p. 147.
-
[16]
Guèvremont, p. 177.
-
[17]
Badinter, pp. 9-10.
-
[18]
Badinter, p. 23.
-
[19]
Saint-Martin, p. 32. Elle cite ici Irigaray.
-
[20]
Lacan, p. 761.
-
[21]
Freud, « Intervention du 11 mars 1908 », p. 364.
-
[22]
Badinter, pp. 83-84.
-
[23]
Badinter, p. 12.
-
[24]
Badinter, pp. 83-84.
-
[25]
National Organization for Women, mouvement créé en 1966 dans le but de renforcer les droits des femmes.
-
[26]
Badinter, p. 86.
-
[27]
Rossi, citée par Badinter, p. 85.
-
[28]
Badinter, pp. 86-87.
-
[29]
Badinter lui préfère le terme d’« involution » : « 1980-2010 : Une révolution s’est opérée dans notre conception de la maternité, presque sans qu’on y prenne garde. Aucun débat, aucun éclat de voix n’a accompagné cette évolution, ou plutôt cette involution. Pourtant son objectif est considérable puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de remettre la maternité au cœur du destin féminin. », p. 9.
-
[30]
Badinter, pp. 13-14.
-
[31]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, pp. 27-28.
-
[32]
Badinter, p. 41 : « Bien qu’elles optent pour un partage traditionnel des tâches avec leur compagnon, cela ne signifie pas pour autant un retour au modèle patriarcal. Nombre de ces femmes se considèrent comme leur "associée" au sens plein du terme. Au demeurant, cette catégorie de femmes a notablement diminué depuis trente ans. »
-
[33]
Badinter, pp. 42-43 : « Constituant la majorité, ces deux catégories sont souvent perçues comme représentatives de toutes les femmes qui se partagent entre travail et famille. Mais en tentant d’équilibrer les exigences de la famille et du travail, les "modernes" font plutôt pencher la balance du côté de leur carrière alors que les "néotraditionnelles" donnent davantage de priorité à la vie familiale. »
-
[34]
Badinter, pp. 41-42. Classifications appropriées aux Anglaises et aux Américaines : « Il est certain qu’elles devraient être nuancées pour être opérantes dans les différentes régions d’Europe. Au demeurant, elles ont l’avantage de mettre au jour la diversité, voire l’hétérogénéité des choix maternels et des styles de vie féminins qui nous concernent toutes aujourd’hui. »
-
[35]
Guèvremont, p. 145.
-
[36]
Guèvremont, p. 155.
-
[37]
Lévi-Strauss, p. 252.
-
[38]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, pp. 20-21, l’auteure souligne.
-
[39]
Chalier, p. 18.
-
[40]
Lévi-Strauss, p. 240.
-
[41]
Allende, La Casa de los espíritus.
-
[42]
Laberge, p. 109.
-
[43]
Laberge, p. 49.
-
[44]
Contrairement au roman Marie-Didace dans lequel, lors de l’épisode de l’accouchement cité plus haut, le mensonge sert, dans la bouche des femmes, à asseoir le patriarcat, dans Oublier, la mère utilise ce procédé pour utiliser ses filles comme alibi à l’encontre du mari/père. On pourrait donc dire que la femme utilise ici un outil patriarcal pour le retourner contre son « créateur », ce qui reflète tout à fait l’évolution qui a eu lieu à l’instigation des femmes entre 1949 et 1987.
-
[45]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, p. 47.
-
[46]
Au sujet de l’agentivité, traduit du terme anglais “agency’, voir par exemple Gardiner, Judith Kegan, éd. Provoking agents, Gender and agency in theory and practice. Urbana and Chicago, Université of Illinois Press, 1995. Judith Butler utilise elle aussi ce terme dans Gender Trouble ; Cynthia Kraus le traduit par « capacité d’agir ».
-
[47]
Smart, avant-propos.
-
[48]
Laberge, pp. 130-131 : « Judith : […] Jacqueline a besoin d’une mère irréprochable. Moi, ma mère, j’ai toujours su de quoi elle était faite. A m’a traité en complice quand elle a eu besoin d’moi. C’est tout. […] Pis plus tard, quand a vue qu’j’y pardonnais pas certaines choses, a s’est mis à m’expliquer qu’être mariée avec un cardiaque c’était plate dans un lit. As-tu une idée que j’y ai pas laissé l’temps d’s’expliquer là-d’sus ? Joanne : T’as sacré ton camp. »
-
[49]
Brossard, p. 97.
-
[50]
Brossard, p. 91.
-
[51]
Brossard, p. 11.
-
[52]
Saint-Martin, p. 36. Elle cite Françoise Collin.
-
[53]
Brossard, pp. 20-21.
-
[54]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, pp. 30-31.
-
[55]
Cixous, « Le Rire de la Méduse ».
-
[56]
Saint-Martin, pp. 19-20.
-
[57]
Saint-Martin, p. 16.
-
[58]
Brossard, p. 11.
-
[59]
Classification effectuée par Eliacheff et Heinich.
-
[60]
Brossard, p. 18.
-
[61]
Eliacheff, p. 82.
-
[62]
Brossard, p. 129, l’auteure souligne.
-
[63]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, p. 22.
-
[64]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, p. 48.
-
[65]
Irigaray, Et l’Une ne bouge pas sans l’autre, p. 65.
-
[66]
Irigaray, Et l’Une ne bouge pas sans l’autre, p. 66.
-
[67]
Eliacheff, pp. 280-281.
-
[68]
Brossard, pp. 127-128.
-
[69]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, pp. 28-29.
-
[70]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, pp. 29-30.
-
[71]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, pp. 61-62.
-
[72]
Irigaray, Et l’une ne bouge pas sans l’autre, p. 10.
-
[73]
Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère, p. 36.
-
[74]
Saint-Martin, p. 56.
Bibliographie
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