Abstracts
Résumé
Le Rio de La Plata, c’est de là que je pars, de ce fleuve aux teintes jaune terre et bleue, déguisé en mer. C’est ainsi que commencerait l’Uruguay, tandis que le regard glisse tout au long de la Rambla. De ce pays, le plus petit du continent, que sait-on ailleurs ? Pas grand chose, une prairie serrée entre deux colosses, l’Argentine et le Brésil, généralement rien. « Et encore un peu moins ! » lance Mirtha, en m’accueillant. Je suis à Montevideo au cœur de la ville basse, souvent étale que j’ai traversée il y a des années. En retrouvant Mirtha, une amie du premier voyage, je reconnais ce qui me touche ici, un mélange de lucidité et de dérision. Un proverbe dit « Il y en a qui ont de la chance et d’autres qui naissent en Uruguay ! ».
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Le Rio de La Plata, c’est de là que je pars, de ce fleuve aux teintes jaune terre et bleue, déguisé en mer. C’est ainsi que commencerait l’Uruguay, tandis que le regard glisse tout au long de la Rambla. De ce pays, le plus petit du continent, que sait-on ailleurs ? Pas grand chose, une prairie serrée entre deux colosses, l’Argentine et le Brésil, généralement rien. « Et encore un peu moins ! » lance Mirtha, en m’accueillant. Je suis à Montevideo au cœur de la ville basse, souvent étale que j’ai traversée il y a des années. En retrouvant Mirtha, une amie du premier voyage, je reconnais ce qui me touche ici, un mélange de lucidité et de dérision. Un proverbe dit « Il y en a qui ont de la chance et d’autres qui naissent en Uruguay ! ».
J’avance sur de larges trottoirs, le long de rues se croisant la plupart du temps à angles droits : plan de ville « à l’américaine », comme on dit. Peu de monde autour, il fait chaud, c’est février, l’heure de l’été austral et des crèmes solaires. Mais est-ce bien l’été qui, pour remplir les plages côté Corniche, vide les rues ? On finit bien par voir du monde, mais jamais de foule : 60% des trois millions et demi d’Uruguayens habitent pourtant la capitale ou ses alentours. On dit même de ce pays qu’il est macrocéphale... la tête en bas.
Quelques grandes avenues commerciales, des boutiques et marchés plus traditionnels dans la Ciudad Vieja, la Vieille Ville, mais Montevideo fait rarement la belle, elle ne parade pas, elle reste là à exister. Je flâne à l’ombre des platanes, des jacarandas bleus violet, de ces façades rarement ostentatoires de maisons toujours raisonnablement hautes. A part les résidences crâneuses tout au fil de la Rambla, cette mesure en toutes choses pourrait apaiser l’âme. Il flotte là une douceur de vivre, comme une vague tristesse qui joue avec le temps qui passe.
De cela, surtout ne pas se défendre en suivant les petites rues de la Ciudad Vieja. Au contraire, entrer au Café Brasilero. Tout en longueur, un lustre de cuivre pend en son milieu, et sur ses murs des théories de cadres : une carte ancienne, une photo de Carlos Gardel, le mythique chanteur de tango des années trente, un exemplaire original d’une vieille affiche publicitaire pour El dia que me quieras (le Jour où tu m’aimeras), un film introuvable probablement. L’ambiance ne peut être que feutrée, plusieurs clients sont là comme absents, plongés dans leur livre ou griffonnant, rêvant simplement, dans une langueur que tout vient aider : la sérénité du serveur, la lumière, le parquet, l’odeur de cire, la patine enfin et le respect qu’on semble avoir ici pour les choses du passé. Montevideo aime les bars de quartier. Ces boliches s’appellent La Giraldita, le Tranquilo Bar, le Café Iberia ou La Cosechera, bistrots à la fois populaires et sophistiqués, parfois décorés de carrelages Art Nouveau, de zincs majestueux, de verrerie ancienne. Ce n’est pas qu’ils soient vieux, ils ont l’air d’avoir toujours été là.
C’est ainsi qu’on marche dans les souvenirs, l’Histoire. On retrouve le Rio de la Plata, presque ocre d’alluvions maintenant, couleur lion comme l’écrivait Jorge Luis Borgès qui adorait franchir le fleuve, quitter un moment Buenos-Aires la turbulente, pour l’indolence montevidéenne. Juste au sortir de la Vieille Ville, côté nord, tout devient plus triste. Beaucoup de maisons ont été condamnées. Les bars sont plus glauques et les hommes plus sauvages. Devant un bouge vainement nommé Esperanza, une querelle de pochards n’intéresse personne. Une gare immense, encore belle, fermée, attend inutilement au milieu de rues désertes. Dans les années 60, le système ferroviaire, jugé trop coûteux, a commencé de mourir. Les transports routiers se sont imposés, comme partout sur le continent et ailleurs.
Et soudain, c’est le port. Comme tous les ports du monde aujourd’hui, celui de Montevideo n’est pas accessible : immenses installations industrielles protégées par de solides grillages. Une entrée pourtant reste ouverte et constamment animée, le terminal du Buquebus, un ferry qui en trois heures vous emmène à Buenos Aires, de l’autre côté du Rio. Juste en face du terminal, une structure de fer à quinze mètres du sol indique Mercado del Puerto. C’est une grande halle où rivalisent sans crier des restaurateurs spécialisés en viande grillée, comme il se doit dans ce pays d’élevage. L’odeur des feux de bois et des herbes, l’abondance multicolore des filets, entrecôtes, onglets, des tomates et poivrons rouges et verts qui rôtissent sur de gigantesques grils posés en oblique au-dessus des braises. On mange là, sur de petits tabourets fixes, les meilleurs morceaux de la meilleure viande du monde, bœuf et mouton surtout, élevés « sans stress », oui, et porc aussi, saucisses et boudin doux ou fort avec autour de l’assiette de simples et savantes sauces à l’huile piquante. Pour d’autres, des poissons attendent grillade sur le prochain étal.
A les regarder, l’impression me tient que les Uruguayens sont en même temps d’ici et d’ailleurs : les visages autour pourraient être européens, l’immigration est récente ; les ancêtres ont quitté les vieux pays - la Galice ou les Asturies, le Pays Basque espagnol ou français, la Calabre ou la Ligurie - entre 1850 et 1950. Rarement, des pommettes hautes, des yeux à peine bridés rappellent la physionomie des Indiens. Les Charruas et d’autres tribus semi-nomades vivaient ici ; l’extinction commença avec la conquête espagnole du 16e siècle pour finir au milieu du 20e siècle. Me promenant un jour dans la vieille ville, je découvre Linardi & Risso, vénérable et gracieuse librairie, elle aussi tout en patine, l‘un de ces endroits où chaque élément du décor, papier, bois, cuivre et verre concourt à une justesse qui en devient émouvante. Dans ce décor qui reflète l’appétit des Uruguayens pour la culture, j’entendis d’un vieux client de la librairie, ce conte moderne : en 1832, un trafiquant Français du nom de François de Curel ramena en Europe les quatre derniers Indiens du pays. Il les « présenta » à Paris. Très vite pourtant, tous les quatre, l’un après l’autre, moururent « de fièvre et de mélancolie » : Sénaqué, Guyunusa, une femme de la tribu des Guenoa, un Guarani du nom de Tacuabé et un certain Vaimaca Peru. Les restes de Vaimaca Peru rentrèrent en Uruguay en 2002 et le dernier des Charruas prit rang de héros national.
Et Lautréamont, Laforgue, Supervielle, ces jeunes poètes français nés à Montevideo et qui la quittèrent pour rentrer en France, dans la seconde moitié du 19e siècle ? J’apprends qu’il existe un monument à leur mémoire derrière la Place de l’Indépendance, dans la Vieille Ville, mais des travaux empêchent d’y accéder. Quant à la rue Camacua où habita Lautréamont, sous les remparts à deux pas du Rio, sans doute a-t-elle disparu avec les fortifications. En cherchant des lieux, c’est le temps que l’on tâche de trouver.
Je marche dans Montevideo. L’architecture urbaine est en cuadra (des blocs ou pâtés de maisons à angles droits). Les quartiers sont nombreux -plus d’une centaine - et clairement marqués socialement : rues piétonnières et petites place soignées de l’ancienne ville coloniale, bureaux, commerces, cinémas et centre d’exposition sur la centrale Avenida 18 de Julio, petits immeubles cossus, bars chics, boîtes, villas de rêve et casinos de Pocitos ou Carrasco. Tandis que le promeneur de chiens tient d’une main ferme douze laisses au bout desquelles s’agitent en même temps des toutous de tous pedigrees, aux grands carrefours revient constamment la misère : laveurs de pare-brises, jongleurs sur échasses, clowns bon marché, paralytiques tournant sur leur chaise autour des voitures pour proposer des pansements adhésifs à l’unité.
Comme le reste de la capitale, le quartier de Palermo, au centre de la ville, trouve son charme dans cette allure alanguie, presque ennuyeuse, cette absence d’agitation qui repose le voyageur d’aujourd’hui. Mais à y regarder de plus près, c’est encore l’indigence qui s’agrège ici, qui s’étire au long d’avenues trop larges, d’immeubles vides, d’espace sans rien. A Palermo, je m’arrête chez Juan Carlos, luthier en tambours, c’est ainsi qu’il le dit, fabricant et éducateur. Militant social aussi, qui espère beaucoup du Frente Amplio, le Front Uni de centre gauche qui gouverne le pays depuis la fin 2004. Le Frente Amplio réunit des partis et groupes allant de sympathisants Tupamaros, un mouvement révolutionnaire apparu dans les années cinquante, à la démocratie chrétienne en passant par le Parti Socialiste (dont est issu Tabaré Vasquez, l’actuel chef de l’État) et le Parti Communiste. L’arrivée au pouvoir du Frente Amplio a consacré le retour du pays à la démocratie.
Juan-Carlos, peau noire et visage tout en rondeurs, est un homme d’une cinquantaine d’années. Lui et sa famille occupent un large espace qu’il a lui-même arrangé au rez-de-chaussée d’une maison abandonnée : ici son atelier, châssis, peaux et cordes, là une chambre sans doute, un débarras, et au bout d’un couloir donnant sur la rue, une large salle pour les cours de percussion. Chaque porte est peinte d’une couleur différente, bleu ciel, jaune, orange, vert vif. Sur l’une des portes, quelqu’un a cloué un chapeau de paille peint en grossière peinture blanche et qui porte sur la calotte la mention 1846, une date en rien historique à part, peut-être, pour le propriétaire du chapeau. Avec sa femme Anita, Juan Carlos milite dans l’une des nombreuses associations de quartier où les descendants d’esclaves - ils seraient 164 000 - bataillent pour garder vivantes leurs racines. La danse rituelle du temps de la domination espagnole, le Candombe, a perdu sa signification religieuse mais les appels et réponses entre tambours donnent encore aujourd’hui le rythme des défilés, de fête ou de protestation. Au fur et à mesure que le temps passe arrivent dans la cour, leur tambour dans les bras, des jeunes gens blancs ou noirs - afro-uruguayens, tels qu’ils se nomment eux-mêmes. Chacun a maquillé son visage, sourcils verts, lèvres mauves et rejoint son siège dans la grande salle, une quinzaine de garçons et filles, adolescents légers et graves à la fois. Le travail durera une heure et demi, un travail appliqué, dur, avec des cascades de rires et des efforts de justesse que Juan Carlos exigera d’un œil sombre. Au moment du Carnaval, chaque comparsa représente les couleurs de son quartier et sort en ville. Le Candombe, synthèse des rythmes des nations africaines, est une « manière de vivre » dit-il. Les traditions dans ce pays gardent plus qu’ailleurs contact avec le quotidien.
Le temps passe-t-il différemment dans les terres ? Je prends prétexte d’un rassemblement de gauchos annoncé à Minas, à 120 kilomètres, pour quitter la capitale. Routes plates, herbe à perte de vue, troupeaux. La route, parfaitement maintenue, défile uniformément. Je retrouve l’écho de la nostalgie perçue chez les Uruguayens. Il fait « grand et vide ». Un sentiment à la mesure de cette immensité, de ces ciels qui n’en finissent pas, de cette sensation enfin d’être loin, ailleurs que partout ailleurs. C’est peut-être cela le sentiment d’exil. Il est midi et la ville de Minas gît endormie, écrasée de soleil. Bêtement, je cherche une affiche, mais impossible de savoir où a lieu la fête. Je tourne dans la cité sans charme avant de m’en remettre à la gendarmerie locale. A trois kilomètres de la sortie du bourg, une foule de voitures garées le long de la route et le son d’un haut-parleur me conduisent à la Societad de la Nativista. C’est le flanc d’une petite colline (il n’y a pas de grandes collines en Uruguay, le point culminant est à 520 mètres...) et autour d’un immense champ ceint de barrières, des familles sont venues assister aux rodéos qui se préparent. Les hommes ont revêtus leur panoplie de gauchos, parures de cuir, chapeaux neufs, poignards ouvragés. Les gauchos, los peones, sont des cavaliers gardiens de bétail, en voie de disparaître : les ingénieurs agronomes et la technologie, la vie très dure sans famille, le salaire minuscule ont peu à peu raison de cette haute figure de la pampa. Ici, des dizaines de chevaux de tous âges attendent dans leurs enclos. Une vraie ambiance de foire où, sur l’herbe, sur des tréteaux, l’on mange des asados, pièces de bœuf et d’agneau grillés. Sur le champ principal, les courses sont rythmées à grand bruit par deux animateurs à la tribune : l’un commente les épreuves en vociférant dans son micro, l’autre les décrit en chansons improvisées. Je bois plus d’un gobelet de vin rouge avec Leonardo, un gaucho mince comme un clou, tout en noir sauf le foulard rouge et qui porte dans le dos un poignard gravé « La Silenciosa » (la Silencieuse, sans doute pour désigner la lame). J’apprends que le gaucho doit toujours tenir sa tête droite. Partout il est en prise avec sa terre. La dureté de sa vie, la solitude, le vent ont fait de lui un être fier et intègre. Et la plupart du temps, il est censé bien tenir l’alcool...
Leonardo me parle de Maria et Francisco, deux propriétaires d’une estancia de la région pour qui il a travaillé. Il n’est pas exactement en état de m’y conduire mais m’indiquer le chemin est encore possible. Je me mets en route. Dans ces vallons, le vent, cet événement considérable de la nature uruguayenne, s’en donne à cœur joie. Selon le dictionnaire, le terme d’estancia désigne une exploitation agricole importante. Au début du siècle dernier, le grand père de Maria Muñoz exploitait 25 000 hectares, mais la Cascada, comme la majorité des propriétés aujourd’hui, ne dépasse pas les mille hectares. Elle ressemble à un hameau : une maison principale que Maria, une femme aux beaux traits nobles a voulu garder telle qu’elle était avec ses coffres anciens, rideaux précieux, carrelages sublimes ; plus loin, des dépendances puis un corral. Une famille de paysans vit dans un bâtiment attenant : on élève des vaches, des moutons, des chevaux ; on cultive la betterave, la pomme de terre. Mais surtout plus de la moitié du terrain a été planté en eucalyptus pour la pâte à papier, une monoculture que l’État encourage. Aujourd’hui, beaucoup d’estancias dans le pays deviennent des lieux d’accueil pour des séjours touristiques, mais l’agriculture et la viande maintiennent le pays debout : l’Uruguay exporte toute sa production vers le Brésil, quelques pays lointains comme l’Iran ou l’Égypte et surtout vers les États-Unis. A quelques pas de sa maison, je désigne à Maria un arbre massif très feuillu d’au moins dix mètres de haut, « Vous ne devez pas connaître l’Ombù, dit-elle, il pousse tout seul, presque sans eau, nous le surnommons Bella Ombra et parfois le Phare de la Pampa... »
De village en village par le désert vert... Partout, des gens de tous âges portent dans la main droite une sorte de petite calebasse surmontée d’une pipe métallique, tandis que du côté gauche le bras replié serre une bouteille thermos. Des millions d’Uruguayens sont amateurs de maté, adolescents ou vieillards, patrons ou chômeurs, paysans ou bourgeois de Carrasco... le Yerba Maté les accompagne comme un instrument de musique. Ils aiment « sucer » le liquide au goût amer, la décoction dans de l’eau très chaude des feuilles séchées et moulues d’une herbe particulière. Maté sacré comme une consigne de sorcier, comme une cérémonie de tous les instants, comme une consolation.
Il doit bien exister cent façons de soigner la douleur de l’exil, même lorsque cette douleur s’est inscrite dans le patrimoine. C’est ce que je me disais en roulant vers Chuy, une petite ville du sud-est du pays, au nord de la côte atlantique. Chuy est une ville frontière où l’on entre brutalement. Pas d’alentours, une voie sans charme qui tombe perpendiculairement sur la rue principale qu’il suffit de traverser pour changer de monnaie, d’heure et de langue, cela sans le moindre contrôle : à quarante mètres, l’autre trottoir se trouve au Brésil et, nuance, la ville s’appelle alors Chui. Des deux côtés, d’immenses magasins comme on en voit dans les aéroports mais également des petits vendeurs à peine à la sauvette qui proposent toutes les marchandises et gadgets imaginables, du parfum au ventilateur, de la machine à laver au jeans dernier cri, de l’alcool de marque aux CD ou DVD piratés. Dans les rues adjacentes, tous les trafics sont possibles. Je voulais voir Chuy/Chui pour cette ambiance de ville « western » qu’on m’avait décrite mais aussi pour une autre raison bien différente. Après une petite enquête dans différents magasins du côté brésilien, je contacte un homme frêle, d’allure orientale, parlant un portugais mâtiné d’espagnol (est-ce cela le portuñol ?) trempé dans un accent arabe. Effectivement, il est Palestinien. Il me soupçonne d’abord d’appartenir à quelque service étranger puis son visage s’adoucit. Djoundi est originaire de la région de Haïfa. Comme quelques deux cents personnes de Chui, il a rejoint le Brésil en 1948, au moment de la création de l’État d’Israël, et refait sa vie ici où il a ouvert un magasin du genre « Tout pour le Bébé ». Les affaires vont bien et Djoundi rayonne derrière sa caisse, devant un téléviseur réglé sur une chaîne venue du Golfe. De chaque côté de l’écran, les photos de ses deux fils, l’un médecin, l’autre chercheur en génétique. Dans cette ville sauvage, dans ce coin reculé du monde, un autre ailleurs, une autre mémoire... Et nous buvons, Djundi et moi une cahipirinha, à la santé de l’Amérique du Sud. « Du Sud, insiste-t-il, du Sud no del Norte ! »
J’avais besoin de retrouver l’océan et peut-être aussi de souvenirs un peu plus proches.
On n’arrive pas à Cabo Polonio par hasard. C’est un petit village de pêcheurs devenu un mythe depuis les années 70. On y arrive seulement après plusieurs heures de marche, sur le dos d’un cheval équipé, ou secoué comme marchandise à bord d’un de ces camions, l’Hirondelle, le Mammouth ou la Tortue Ninja qui vont et viennent sur les pistes, du dernier poteau d’électricité jusqu’au bord de l’Atlantique. Tout là-bas, c’est une nature d’une simplicité confondante, sable et dunes, mer et rochers, tout à perte de vue. Rien de plus tentant alors que de lâcher tout lien avec le monde. Magie de Cabo Polonio, ses deux cents maisons, son phare, son absence de gaz ou de courant, son vent surtout à décorner tout le cheptel du pays. Quand le vent s’engouffre dans l’ouvert vertigineux, il ne reste qu’à attendre. Je décide de rester deux ou trois jours dans ma chambre en nid d’aigle à l’hôtel La Perla, à l’est d’un gigantesque U de sable fin. Puis, le vent est tombé. Toute une faune est sortie on ne sait d’où : danseurs de capoeira, petits marchands de colliers, de bagues et de bonnets tricotés. Pablo, un jeune étudiant m’invite pour un thé dans une modeste cabane louée à même le sable. Quatre de ses copains sont concentrés sur une partie d’échecs. Un cinquième rythme le temps au tambour. Sans presque lever la tête, tous me diront qu’ils sont là « pour échapper à la civilisation » et qu’il n’y a pas de meilleur lieu qu’ici pour le faire. Cela sent l’herbe et le bout du monde.
Moins de deux heures de route plus tard, je contemple la baie où Punta del Este semble s’extasier d’elle-même. Punta del Este est un mélange de Côte d’Azur, de Californie et de Floride aux meilleurs jours. Cette station balnéaire est la favorite de la farandula, la jet set latina, le lieu de villégiature préféré des plus grandes fortunes du continent. Ici, un quartier s’appelle Beverley Hills et certaines maisons sont à louer 30.000 $ le mois. Les plus luxueuses se cachent derrière des haies d’arbres ou des murs. Je laisse Punta sans tarder, ses yachts, ses restaurants de prix et ses loups de mer ou d’ailleurs, j’ai un rendez-vous à Punta Ballena, à quelques minutes de là. Carlos Paez Vilaro est un grand artiste uruguayen, peintre, sculpteur et bâtisseur. Casapueblo qu’il a rêvée et réalisée est un de ces lieux où l’imagination de l’homme et la nature conjuguées font magie : un habile assemblage de délires architecturaux dégoulinant la colline tels une série de montres molles de Dali révisées par Antonio Gaudi. Si l’on pouvait appliquer l’adjectif « épique » à un édifice, alors Casapueblo serait épique : sur fond de bleu atlantique (nous sommes tout au bord de l’océan), une immense construction blanche pleine d’aventures comme dans les fables, bourrée d’ouvertures inattendues, de terrasses, de recoins surélevés, d’ombre et de soleil, de piques et de cœurs là où on ne les attend pas. Carlos m’attend en short et élégante chemise à fleurs. Nous parlons de contes nègres, de cuisine, de surréalisme et de... vielles voitures « Tous ces anciens modèles que l’on voit dans tout le pays, ces Ford T, ces vieilles Panhard ou Chevrolet, ce n’est pas une question de pénurie comme à Cuba ! Ici, c’est une coquetterie, un besoin d’entretenir le passé, de le...lustrer ! » Il me promène dans ses appartements privés. Une piscine personnelle, à peine plus vaste qu’une baignoire mais donnant sur l’air libre, une salle à manger pour cinquante convives, des masques rares rapportés d’Afrique. Sur les murs de son atelier, rigoureusement rangé mais diablement vivant, des photos le montrent à toutes les époques de sa vie auprès de Picasso, d’Astor Piazzolla, de Borges et même de Che Guevara. Il peint et fabrique des objets toujours lumineux, ironiques, habités. Il revient de Chine où il a exposé et va se remettre au travail.
De retour à Montevideo, je rappelle Mirtha. Elle demande d’un ton canaille si je sais tout maintenant sur la culture gaucho ou sur le Mercosur, le marché commun économique du Cône Sud dont le siège est ici. Ai-je traversé l’ancienne prison de Punta Carretas devenue un shopping center ? Ai-je noté que la télévision dans tous les cafés d’Uruguay est toujours préréglée sur une chaîne de football ? Ah le football ! Au minimum une mystique. Dès le début de l’autre siècle, il a été un puissant intégrateur des différentes communautés descendues des paquebots. Et il est resté éminemment politique. Avant même d’aller à l’école, les enfants savent s’ils sont tricolor ou mirasol (supporters de Nacional, du côté du parti Blancos, conservateurs et provinciaux, ou fans de Peñarol, réputés progressistes comme le parti Colorado). Le premier Mundial se disputa au stade Centenario de Montevideo en 1930, et c’est l’équipe d’Uruguay, modestement dite La Celeste pour la couleur bleu ciel de son maillot, qui l’emporta. Aujourd’hui, à côté des deux grands clubs historiques, d’autres formations animent les Uruguayens dans des guerres civiles de pelouses, de maestria et de bonne sueur.
Il est des enthousiasmes plus mélodiques encore.
Margot Mateauda est une retraitée des Postes amoureuse du tango au point d’avoir ouvert une académie de Danse dans son propre appartement. Mirtha et quelques amis découvrent le lieu avec moi. Au premier étage de l’immeuble, la musique résonne. Bientôt les yeux s’accommodent des lumières basses. Dans l’immense pièce sur la rue, on peut boire un verre et voir une demi douzaine de couples danser à deux temps. Margot, chevelure platinée, allure très digne et poitrine généreuse « ouvre » en fin de semaine seulement. Contre un minime droit d’entrée, elle offre son propre espace à un public qui se renouvelle : hautes jeunes femmes en bas résilles et messieurs attentifs, dans la grande tradition. « Depuis le début des années 2000, beaucoup de jeunes viennent au tango » dit-elle. Margot me le raconte comme une façon de vivre sa vie. Et le mythe de Gardel, El Mago ? « Carlos Gardel est de Tacuarembo, au nord du pays » affirme-t-elle. Les Argentins qui savent bien que Gardel n’est pas de chez eux sont prêts à vous soutenir, vous les Français, pour dire qu’il serait né à Toulouse, mais... non ! Le Mage est Uruguayen !»
Il est tard lorsque nous sortons de chez Margot. Le voyage va finir dans la nuit. La passion est telle ici pour le jeu du temps et des géographies que la tête peut vous tourner. « J’aime, j’aime : j’ai bu un bon coup de vertige » écrivait Jules Laforgue.