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Le rythme des commémorations et des célébrations mémorielles s’est considérablement accéléré ces dernières années. Le Législateur est intervenu à maintes reprises pour proposer des lois mémorielles dont l’objectif était de contrôler l’élaboration de récits mémoriels susceptibles d’alimenter des conflits et de fragiliser l’unité nationale. Récemment, le débat sur l’identité nationale lancé par le Président Nicolas Sarkozy et son gouvernement visait à figer un certain cadre mémoriel avec des éléments fondamentaux justifiant le vivre-ensemble. Le livre de Johann Michel montre que la mise en place de politiques mémorielles est beaucoup plus complexe puisqu’elle fait intervenir des responsables politiques, des chercheurs et des universitaires, des témoins et ce qu’il appelle des « entrepreneurs mémoire »[1], c’est-à-dire des acteurs privés (associations, individus, chercheurs parlant en leur propre nom...). La méthodologie adoptée par Johann Michel ne se réduit pas à une simple analyse des politiques publiques qui inviterait à décrire le comportement des acteurs de la gouvernance mémorielle pour étudier la manière dont ils influencent la prise en charge politique des récits mémoriels. Les concepts de Maurice Halbwachs[2] liés aux cadres sociaux de la mémoire sont réactualisés et permettent de comprendre comment les cadres de la mémoire publique sont constamment redéfinis en raison d’une lutte pour la reconnaissance que se livrent les groupes sociaux en fonction de leur poids et de leur structure (corps intermédiaires).
Le livre commence par une mise au point des concepts principaux utilisés par l’analyse. L’étude des gouvernances mémorielles rompt définitivement avec une approche symbolique des lieux de mémoire[3]. Selon Johann Michel, une politique mémorielle désigne « un ensemble des interventions des acteurs publics visant à produire et à imposer une mémoire publique officielle à la société à la faveur du monopole d’instruments d’action publique »[4]. La mémoire publique officielle vise à synthétiser un récit et à l’imposer à la nation. Il importe d’étudier la genèse de ce récit pour observer comment une configuration particulière d’acteurs entreprend de concrétiser ce récit. S’il existe une rupture importante entre le régime mémoriel monarchique et le régime mémoriel républicain, l’auteur met en évidence une grammaire commune autour de l’unité nationale ; tout se passe comme si les ruptures étaient gommées au profit d’une incorporation du récit mémoriel faisant écho aux thèses de Kantorowicz[5]. Johann Michel montre que ce phantasme fait partie d’une volonté d’instituer un lien imaginaire national qui ne correspond absolument pas aux transformations révolutionnaires du pays.
« En dépit des oppositions idéologiques entre courants révolutionnaires, nonobstant les variations de politiques mémorielles, de la prise de la Bastille au Directoire, en passant par la Convention montagnarde, qui alternent entre politique de destruction pure et simple des vestiges de l’Ancien Régime, d’un côté, et politique de patrimonialisation nationale de la mémoire royale, de l’autre, aucune de ces orientations n’entame cependant l’imaginaire de la rupture fondatrice portée par la Révolution »[6].
La constitution d’un patrimoine mémoriel officiel est la caractéristique de cette normalisation du rapport au passé. La Restauration est marquée par le retour d’une mémoire de la royauté avant que la Monarchie de Juillet n’effectue une synthèse inédite entre la mémoire révolutionnaire et la mémoire de la royauté. C’est sous la IIIe République que la mémoire républicaine consacre l’héritage révolutionnaire avec notamment la décision parlementaire de 1880 instituant le 14 juillet comme fête nationale. La commémoration républicaine incite le peuple français à se rassembler et à célébrer cette union nationale surtout au lendemain des guerres (8 mai, 11 novembre). La République rend hommage aux grands hommes avec le cérémonial de transfert des cendres au Panthéon (celles de Jean Moulin par exemple). Les lieux de mémoire, les noms de rue reflètent cette scénographie mémorielle qui est aussi largement inscrite dans les manuels scolaires. Néanmoins, Johann Michel repère à la fin de la Grande Guerre une première inflexion des politiques mémorielles avec l’apparition de ce qu’il nomme la « gouvernance mémorielle » qui « insiste sur la perte de la centralité de l’État, sur la montée en puissance d’acteurs infra-étatiques (collectivités locales) et supra-étatiques (institutions internationales), d’acteurs privés (entrepreneurs de mémoire issus de la société civile), sur l’interdépendance renforcée entre l’État et les acteurs »[7]. Ce sont en particulier les communes qui s’engagent pleinement dans un processus de démultiplication des cérémonies via l’organisation de fêtes locales. Autant les commémorations des années 1880-1890 ont pour fonction de légitimer symboliquement la République comme unique héritière de la Révolution autant les années d’après la Grande Guerre font apparaître d’autres acteurs prenant part à l’élaboration de politiques publiques mémorielles.
Johann Michel évoque par la suite une tentative de « néo-patrimonialisation de la mémoire nationale »[8] dans les années 1970 et 1980 pour éviter la résurgence de ces conflits mémoriels. C’est à cette époque où la mémoire nationale s’érode : les bouleversements géopolitiques (décolonisation, construction européenne) fragilisent l’élan commémoratif et voient au contraire d’affirmer la multiplication des régimes mémoriels locaux. Il y a selon l’auteur à partir des années 1970 une « dénationalisation des mémoires locales »[9] avec une diversité des instruments utilisés pour irriguer ces mémoires locales (écomusées par exemple). Nous avons ainsi une fragmentation du régime mémoriel qui ne cessera de s’affirmer jusqu’à aujourd’hui. Les revendications régionalistes s’enracinent dans cette redécouverte du local et seront même en partie récupérées par les élus locaux en demande de décentralisation. Les mémoires locales sont mêlées à un folklore et au courant d’histoire vivante (Living History) mettant en scène des événements historiques (spectacle du Puy du Fou en Vendée).
Les analyses portant sur le régime victimo-mémoriel de la Shoah montrent qu’à la fin des années 1980, après le débat difficile sur le régime de Vichy, la reconnaissance des victimes du régime nazi donne une inflexion à une nouvelle forme de gouvernance mémorielle. L’auteur montre clairement qu’il y a alors un changement de référentiel puisqu’on s’intéresse davantage au statut de la victime qu’à celui du héros. L’inculpation pour crimes contre l’humanité de Paul Touvier (novembre 1981) et de Maurice Papon (janvier 1983)[10] et la reconnaissance victimaire de Shoah ont alors servi de matrice cognitive aux différentes lois mémorielles à l’instar de la loi n°90-615 du 13 juillet 1990 dite loi Gayssot et qui réprime tout acte raciste et antisémite[11]. Les années 2000 sont marquées par une série de commémorations négatives liées à la reconnaissance des victimes de crimes d’État[12]. La mémoire devient alors objet d’affrontements politiques, en témoigne l’initiative de Lionel Jospin de réhabiliter les mutins du printemps 1917[13] alors que le Président Chirac restait sur cet aspect fidèle aux commémorations des Héros de la Patrie[14]. Johann Michel montre que le Président Sarkozy réitère le geste de Lionel Jospin en rappelant les fautes commises par l’Armée lors du 90e anniversaire de l’armistice de 1918. La politisation de la mémoire s’est accélérée avec la lettre de Guy Môquet que les enseignants du secondaire doivent lire à leurs élèves. Les régimes mémoriels liés à la reconnaissance d’une part du génocide arménien et d’autre part des crimes de l’esclavage participent de cette gouvernance mémorielle potentiellement conflictuelle. Le régime mémoriel colonialiste avec le débat autour de l’abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février 2005[15] révèle cette fracture entre ceux s’indignant contre la prétendue repentance des lois condamnant les crimes d’État et ceux souhaitant une qualification juridique plus précise du statut victimaire[16].
Nous sommes sans aucun doute entrés dans l’ère de la politisation de la mémoire où l’action publique mémorielle est dirigée vers des formes de réconciliation nationale via la reconnaissance des blessures de tel ou tel groupe. L’histoire elle-même est remise en question dans son principe qui est d’être à égale distance de la politique et de la mémoire[17]. Outre le fait que les gouvernements seront tentés d’instrumentaliser la gouvernance mémorielle à des fins politiques, le livre de Johann Michel illustre en réalité la complexité de cette gouvernance qui est dans le même temps redéfinie par les agents administratifs et les acteurs sollicités dans la négociation de l’organisation des événements commémoratifs[18].
Appendices
Notes
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[1]
Johann Michel, Gouverner les mémoires, Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010, p. 169.
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[2]
Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.
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[3]
Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1, 2 et 3, Paris, Gallimard, 1997.
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[4]
Johann Michel, Gouverner les mémoires, Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010, p. 16.
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[5]
Ernst Kantorowicz, The King’s two bodies: a study in mediaeval political theology, Princeton, Princeton University Press, 1997.
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[6]
Johann Michel, Gouverner les mémoires, Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010, p. 33.
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[7]
Johann Michel, Gouverner les mémoires, Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010, p. 50.
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[8]
Johann Michel, Op. cit., p. 53.
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[9]
Ibid., p. 62.
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[10]
Ibid., p. 84.
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[11]
Johann Michel, Op. Cit., p. 91.
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[12]
Citons par exemple la Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux « Justes » de France (loi du 10 juillet 2000) et la Journée nationale de commémoration de l’Abolition de l’esclavage (loi du 10 mai 2001).
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[13]
Johann Michel, Op. Cit., pp. 100-101.
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[14]
Jacques Chirac est allé très loin dans la consécration du régime victimo-mémoriel avec notamment la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans la collaboration avec l’Allemagne nazie.
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[15]
Johann Michel, Op. Cit., p. 153.
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[16]
Nous serions enclins à approfondir les analyses de Johann Michel en évoquant la relation entre idéologie et mémoire. Les conflits mémoriels participent de la structuration des idéologies dans le temps. C’est ici que l’aspect prétendu neutre des politiques publiques mémorielles est à réinterpréter plus classiquement en fonction de l’évolution des clivages idéologiques. Les clivages mémoriels ne se superposent d’ailleurs pas aux clivages partisans, mais peuvent avoir une incidence sur certains votes.
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[17]
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, éditions du Seuil, 2004.
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[18]
Nous pensons à ce que Vincent Dubois nomme les intermédiaires culturels dans l’élaboration des politiques culturelles des villes. La gouvernance mémorielle locale s’inscrit en partie dans l’action culturelle des villes. Vincent Dubois, La politique culturelle, genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, éditions Belin, 1999, p. 239.