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Dans ses premiers écrits philosophiques, Lévinas déclare avoir découvert le site de la « transcendance » au sein d’une phénoménologie de l’Éros, ce qui n’est pas une mince déclaration. En 1961, dans Totalité et Infini [1], il pense l’histoire de la philosophie occidentale comme celle d’une « philosophie du même » qui relève d’un projet de maîtrise. Cette généralisation polémique conduit à considérer la quasi-intégralité de la philosophie occidentale comme un discours totalisant qui, entreprenant de tout ramener aux structures d’une conscience thématisante, réduit l’autre au même[2]. L’expérience de la transcendance, rarissime dans cette version de l’histoire de la philosophie, est l’expérience de ce qui est et demeure autre que moi, de ce qui résiste à la conceptualisation maîtrisante et au projet transcendantal du sujet interprétant toute chose comme ayant son origine en lui-même[3].

Or Lévinas repère la possibilité d’un accès à la transcendance en tout premier lieu dans la relation érotique. Éros ne peut donc aucunement être congédié des analyses de sa philosophie comme s’il lui était inessentiel ou périphérique. Il faut donc examiner avec soin ce qu’il en dit. Car si l’œuvre de Lévinas suscite désormais un vif intérêt, l’étroite association, textuelle et conceptuelle, de l’Éros à ce qu’il appelle «le féminin» a éveillé l’attention critique de plus d’une féministe[4]. Appartenant à divers courants, les un-es ont fait valoir la portée de la pensée de Lévinas pour une philosophie et une politique féministes quand les autres l’ont au contraire invalidée. Les partisan-es d’un féminisme « lévinassien » avancent, notamment, que la phénoménologie de l’Éros et les développements que Lévinas consacre au « féminin » marquent une rupture avec la tradition « masculiniste »[5]. Cet article vise, entre autres, à montrer qu’elles lui demeurent foncièrement inféodées.

Manger/aimer

Lévinas traite pour la première fois de l’Éros dans De l’existence à l’existant (1947)[6], où il le décrit comme la relation primordiale avec autrui (l’Autre). C’est la présence de l’Autre dans cette relation qui ouvre la possibilité de la transcendance : primordialement et paradigmatiquement, l’expérience de l’Autre comme radicalement inaccessible à la compréhension brise le cercle du retour à soi, le cercle du soi-même-que-lui-même (selfsame).

Lévinas souligne que le plaisir érotico-amoureux se distingue du plaisir de manger en ce qu’il est une faim essentielle et insatiable - c’est là ce qui fait sa spécificité et son extraordinaire potentialité[7]. Contrairement au désir de manger, le désir érotico-amoureux n’est pas seulement une in-quiétude (agitation, trouble) qui précède la conduite visant à l’apaiser, c’est un désir que la tentative faite pour l’assouvir accroît. Se tromper sur la nature du désir érotico-amoureux, en le confondant avec une faim qui peut être rassasiée par la possession d’un objet, donne lieu, selon Lévinas au « ridicule tragique du simulacre du ’manger’ dans le baiser et la morsure »[8]. Cette méprise explique la tendance à considérer l’impossibilité de la pleine possession ou de l’incorporation de l’aimée comme un échec inhérent à l’amour. Tandis que la positivité même de l’amour réside dans sa négativité :

« L’intersubjectivité […] nous est fournie par l’Éros, où, dans la proximité d’autrui, est également maintenue la distance dont le pathétique est fait, à la fois, de cette proximité et de cette dualité des êtres. Ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour constitue précisément la positivité de la relation ; cette absence de l’autre est précisément sa présence comme autre »[9].

Il est des plus significatif que dans De l’existence à l’existant, la relation de face-à-face - plus tard elle sera l’éthique même -, soit explicitement thématisée comme l’Éros auquel toutes les autres relations relevant de la « civilisation » sont référées, et lors duquel l’Autre est d’abord rencontré[10]. Dans ce même ouvrage, l’Éros comporte en outre une autre dimension structurelle, que Levinas fustige ses prédécesseurs d’avoir méconnue et qu’il convient donc de relever[11]. Pour Lévinas, l’expérience de l’altérité de l’Autre apparaît exemplairement dans l’amour comme celle d’une altérité sexuée : « le plan de l’éros permet [... d’]entrevoir que l’autre par excellence, c’est le féminin par lequel un arrière-monde prolonge le monde »[12].

Virilité du sujet[13]

Ces thèses sont reprises et plus amplement développées dans Le temps et l’autre [14]. L’Éros et le féminin y fonctionnent comme les paradigmes qui seuls permettent de penser la transcendance et, par conséquent, comme le cœur même (the very essence) de la critique de la philosophie du même. Comme dans De l’existence à l’existant, Lévinas décrit dans Le temps et l’autre la naissance du sujet en tant que sujet comme « hypostase », comme l’événement de l’assomption d’une position dans l’Être anonyme.

Ce qui dans sa description diffère, cependant, ce sont les termes qu’il utilise pour désigner le sujet ou le soi[15]. L’hypostase, le moment évanescent et solitaire du commencement fait rupture dans le tissu infini de l’existence et constitue une maîtrise de l’Être : « L’existant est maître de l’exister. Il exerce sur son existence le viril pouvoir du sujet. Il a quelque chose en son pouvoir »[16]. Le mot clef est « viril ». De racine latine (vir), le sens du mot renvoie explicitement à son origine sexuée[17]. Par conséquent, quand Lévinas définit le sujet comme une « virilité », une « fierté », une « souveraineté »[18], il construit le sujet solitaire comme, en quelque sorte, « masculin », tendance qui persiste tout au long de son œuvre. Pouvoir, maîtrise, conquête, souveraineté, virilité, activité et héroïsme sont tous des attributs du sujet. Ils caractérisent aussi les processus intellectuels et pratiques qui lui sont propres, ainsi que ce qui relève de l’économie du même : le savoir, la compréhension, la possession, l’incorporation, la saisie, et ainsi de suite. Le sujet est le commencement et la fin de toutes ces opérations, transformant tout ce qui est autre en lui-même par l’imposition de ses propres catégories thématisantes, aspirant en lui le monde, se l’assimilant en tant que constitué d’éléments de sa perception et de son intellection. L’incorporation physique fournit le modèle de ces processus, analogiquement décrits comme « alimentaires »[19].

La transcendance de l’Éros[20]

Ce motif a pour contrepoint l’assertion selon laquelle il n’y a pas de vraie transcendance hors de la relation de face-à-face avec l’Autre, événement qui seul interrompt le circulaire retour du soi à lui-même. Dans Le temps et l’autre, Lévinas évoque aussi la mort, événement le plus réfractaire à tout savoir qui met un terme à la virilité et à l’héroïsme constituant le sujet. Cependant, la mort ne peut rien nous dire de la transcendance, puisque par son advenue le sujet est écrasé (crushed), anéanti (wiped out), annihilé. Certes, dans la relation de face-à-face avec l’Autre aussi le sujet est sans plus de pouvoir, mais son intégrité comme soi (self) est maintenue. En outre, dans la mesure où c’est aussi au travers de la relation avec l’Autre qu’est rendue possible la relation du sujet avec le futur, la relation avec l’Autre est l’accomplissement même du temps[21]. Or, dans Le temps et l’autre comme dans De l’existence à l’existant, la relation érotique est le prototype de la relation avec l’Autre.

En affirmant que la relation érotique constitue la « forme originale »[22] de la relation avec l’Autre, Lévinas confère à l’Éros une extrême importance philosophique, et témoigne d’une audace qui n’est pas en deçà de celle de Platon, jusqu’alors inégalée[23]. Lui-même, pourtant, n’estime pas que cela amoindrisse l’abîme philosophique qui le sépare de Platon[24]. Dans Le temps et l’autre, en effet, Lévinas fait à nouveau consister l’originalité de l’Éros dans l’expérience de l’altérité sexuée de l’autre. Les passages concernés méritent d’être intégralement cités :

« Existe-t-il une situation où l’autre n’aurait pas seulement l’altérité comme l’envers de son identité, n’obéirait pas seulement à la loi platonicienne de la participation où tout terme contient de l’autre ? N’y aurait-il pas une situation où l’altérité serait portée par un être à titre positif, comme essence ? Quelle est l’altérité qui n’entre pas purement et simplement dans l’opposition des deux espèces du même genre ? Je pense que le contraire absolument contraire, dont la contrariété n’est affectée en rien par la relation qui peut s’établir entre lui et son corrélatif, la contrariété qui permet au terme de demeurer absolument autre, c’est le féminin. 

Le sexe n’est pas une différence spécifique quelconque. Il se situe à côté de la division logique en genres et en espèces. Cette division n’arrive certes jamais à rejoindre un contenu empirique. Mais ce n’est pas dans ce sens-là qu’elle ne permet pas de rendre compte de la différence de sexes. La différence de sexes est une structure formelle, mais qui découpe la réalité dans un autre sens et conditionne la possibilité même de la réalité comme multiple, contre l’unité de l’être proclamée par Parménide. »[25]

Recherchant la possibilité de la transcendance, d’une relation avec l’autre dans laquelle le sujet ne retourne pas à lui-même et n’est pas non plus annihilé, Lévinas pose la relation érotique comme primordiale parce qu’elle est hétérosexuelle. Le sujet lévinassien, codé comme masculin (ou comme mâle ; la distinction anglo-américaine du sexe et du genre est floue en français) se trouve dans la relation érotique face à face avec l’altérité elle-même : le féminin. Toute pensée d’une altérité absolue - de la « différence », sera-t-on peut-être tenté(e) de dire - a donc pour condition de possibilité la reconnaissance d’une différence sexuelle originaire.

L’altérité du féminin[26]

Dans le cadre d’une autre histoire de la philosophie occidentale, cela peut être interprété comme un changement tout à fait radical, ainsi que Luce Irigaray, notoirement, l’a souligné[27]. Rappelons très brièvement ce qui s’est dit à ce sujet. L’on a fait valoir que c’est précisément l’altérité ou, alternativement, la spécificité du féminin, qui a le plus souffert d’une réduction à l’économie du même. La subsomption grammaticale du genre féminin sous le genre masculin, prétendument universel, n’en constituerait que l’un des très évidents exemples au sein d’une tradition où ils abondent. L’opposition de deux termes en apparence égaux - le masculin et le féminin - s’avère être la domination d’un modèle standard sur l’une de ses déclinaisons, inférieure (Platon, Aristote, Thomas d’Aquin) ou castrée (Freud). Le féminin n’est en rien pensé en tant que féminin, et n’est que non masculin, la copie de l’original masculin, le masculin pathologisé. Dans ce contexte, la tentative faite par Lévinas pour penser le féminin, révélé dans l’Éros, comme l’altérité même semble représenter un nouveau départ, en tant que tel bienvenu.

L’ambiguïté de l’amour[28]

Lévinas élabore plus complètement sa phénoménologie de l’Éros dans Totalité et Infini (1961), et là il donne à entendre autre chose. Conformément à sa méthode de reformulation déclarative (assertion spéculative ou provocation qui fait fonction d’engagement de la discussion philosophique), Lévinas dorénavant réfère à la relation de face-à-face - « l’éthique » - sous les espèces du « désir métaphysique », du « discours » (« langage ») ou de la « religion ». Le chemin est frayé pour une description plus complexe et plus ambivalente de l’amour, qui devient progressivement moins positif. Pour le Lévinas de Totalité et Infini, l’amour érotique est profondément et essentiellement ambigu. En français le mot «ambigu» a principalement deux sens ; il relève en tout premier lieu du vocabulaire linguistique et signifie « la possibilité de recevoir plus d’une interprétation », ou « l’incertitude dans l’interprétation », mais il signifie aussi « ce qui unit en lui deux qualités s’opposant l’une à l’autre » ou « ce qui participe de deux natures différentes »[29]. Pour Lévinas, l’ambiguïté de l’amour ne consiste pas dans la possibilité de lui donner plus d’une interprétation, mais dans la nécessité d’interprétations simultanées et contradictoires, qui ne sont ni synthétisées ni unies. « L’événement métaphysique de la transcendance », dit-il, « ne s’accomplit pas comme amour. Nous allons montrer comment, par l’amour, la transcendance va, à la fois, plus loin et moins loin que le langage »[30]. L’amour, certes, est dirigé vers l’Autre, mais il est aussi inévitable qu’il « nous rejette en deçà de l’immanence même »[31] ; l’amour est donc un événement situé à la limite de la transcendance et de l’immanence[32].

La dimension d’immanence est attribuée au fait que dans l’amour, désormais caractérisé comme volupté et Éros, « la volupté ne vise […] pas autrui, mais sa volupté, elle est volupté de la volupté, amour de l’amour de l’autre. […] Si aimer, c’est aimer l’amour que l’Aimée me porte, aimer est aussi s’aimer dans l’amour et retourner ainsi à soi. »[33] Dans l’amour, coexistent désir et besoin, désir métaphysique et désir érotique, transcendance et concupiscence. Davantage encore, Lévinas suggère non pas que l’un et l’autre l’emportent chacun à leur tour, mais bien plutôt qu’ils s’imposent simultanément ; cette ambiguïté et cette simultanéité sont l’essence même de l’amour, elles « constitue[nt] l’originalité de l’érotique qui, dans ce sens, est l’équivoque par excellence»[34]. La dimension de transcendance est, quant à elle, attribuée au fait que l’amour est une relation qui va aussi au-delà de l’Autre, vers « l’infiniment futur, ce qui est à engendrer »[35] ; l’amour est une relation qui s’accomplit dans la fécondité, dont le sens et les implications restent à expliquer.

L’ambiguïté de l’Aimée[36]

Cette histoire comporte une autre version. L’ambiguïté de l’amour est également l’ambiguïté de l’objet de l’amour, de l’aimé, ou plutôt - l’«épiphanie de l’Aimé, le féminin »[37]  -, celle de l’Aimée. L’amour, dit Lévinas, vise l’Autre « dans sa faiblesse. […] Aimer, c’est craindre pour autrui, porter secours à sa faiblesse. […] L’épiphanie de l’Aimée ne fait qu’un avec son régime de tendre. La manière du tendre consiste en une fragilité extrême ; en une vulnérabilité »[38]. L’Aimée se manifeste elle-même « à la limite de l’être et du ne pas être, comme une douce chaleur où l’être se dissipe en rayonnement»[39]. Mais en même temps, l’Aimée, ou le féminin, est quelque chose de grossier (something gross), une « ultramatérialité exorbitante », ou un être non signifiant et cru[40].

Elle est trop fragile pour ce monde et en même temps elle en fait trop partie. Mystère, elle est cachée, la modestie même, mais elle est également ouvertement exposée dans « la nudité exhibitionniste d’une présence exorbitante, […] profanant et toute profanée »[41], immodestie et indécence par excellence. La caresse érotique révèle aussi l’ambiguïté de l’amour, ou révèle l’Aimée dans son ambiguïté. Ne se saisissant jamais de rien, la caresse a son corrélat dans le charnel de la féminité :

« L’Aimée, à la fois saisissable, mais intacte dans sa nudité, au-delà de l’objet et du visage, et ainsi au-delà de l’étant, se tient dans la virginité. Le Féminin essentiellement violable et inviolable, l’ ‘Éternel féminin’ est le vierge ou le recommencement incessant de la virginité, l’intouchable dans le contact même de la volupté, dans le présent - futur. […] La vierge demeure insaisissable, mourant sans meurtre […].

La caresse ne vise ni une personne ni une chose. Elle se perd dans un être qui se dissipe comme dans un rêve impersonnel sans volonté et même sans résistance, une passivité, un anonymat déjà animal ou enfantin, tout entier déjà à la mort. »[42]

Ces descriptions figurent dans la section IV de Totalité et Infini, « Au-delà du visage », et il n’est pas toujours des plus aisés de saisir comment la relation érotique est située à l’égard de l’éthique ou du religieux. Mais, au-delà du visage, se produit effectivement, dans l’Éros, un mouvement au-delà de l’aimée, un mouvement lors duquel le visage de l’aimée est perdu ou recouvert d’ombres : « Dans le visage féminin, la pureté de l’expression se trouble déjà par l’équivoque du voluptueux. L’expression s’invertit en indécence, déjà toute proche de l’équivoque qui dit moins que rien, déjà rire et raillerie »[43]. Ailleurs, le féminin est décrit comme effectuant une « inversion du visage », une « défiguration »[44]. Parce que le féminin ne signifie pas en tant que visage, la relation de l’amant avec l’aimée n’est donc pas une relation avec un être humain adulte[45]. C’est ce qu’énonce d’une façon particulièrement claire le passage suivant :

« L’aimée ne s’oppose pas à moi comme une volonté en lutte avec la mienne ou comme soumise à la mienne, mais, au contraire, comme une animalité irresponsable qui ne dit pas de vraies paroles. L’aimée, revenue au rang de l’enfance sans responsabilité - cette tête coquette, cette jeunesse, cette pure vie ‘un peu bête’ - a quitté le statut de personne. Le visage s’émousse, et dans sa neutralité impersonnelle et inexpressive, se prolonge, avec ambiguïté, en animalité. Les relations avec autrui se jouent - on joue avec autrui comme avec un jeune animal »[46].

Il est alors bien évidemment tentant, pour certains, d’écarter ces passages particulièrement difficiles à admettre et de les tenir pour philosophiquement accessoires, de les considérer comme une intrusion embarrassante de fantasmes sexuels de Lévinas au sein d’un texte philosophique sinon respectable. Cependant, il s’agit ici précisément d’une phénoménologie de l’Éros, d’une élaboration philosophique de ce que Lévinas suppose être le vécu ordinaire d’une rencontre (encounter) hétérosexuelle. La phénoménologie de l’Éros n’est rien sans ses éléments spécifiques (details), et le rôle ainsi que les caractéristiques du féminin sont sans nul doute de ceux qui ici importent le plus. En outre, le rôle de l’Éros, les caractéristiques du féminin et le thème de la différence sexuelle ne sont pas des aspects secondaires du dessin d’ensemble de la philosophie de Lévinas[47]. La relation érotique a d’abord été introduite comme la relation originaire avec l’Autre dans laquelle le sujet demeure intact quoiqu’il lui soit permis de faire là l’expérience de la transcendance. En tant que telle, elle constitue la réponse à la question centrale non pas seulement de De l’existence à l’existant et du Temps et l’autre, mais également de Totalité et Infini. La différence sexuelle est aussi explicitement définie comme la différence originaire qui « conditionne la possibilité même de la réalité comme multiple »[48]. Dans la mesure où le projet de Lévinas se dresse contre une supposée ontologie parménidienne de la totalité, la différence sexuelle est donc la différence qui rend la résistance éthique possible. Enfin, si, dans Totalité et Infini, l’interruption de la totalité ou de l’unité (oneness) de l’Être est ultimement liée aux analyses de la fécondité et de la paternité - élaborées selon un réseau métaphorique masculin (masculine metaphoric) -, celles-ci, cependant, dépendent étroitement de la phénoménologie de l’Éros et du rôle du féminin, qui se déploient dans leur proximité textuelle et conceptuelle.

La phénoménologie de l’Éros, ainsi que le rôle et les attributs du féminin, figurent donc parmi les aspects les plus importants de l’œuvre de Lévinas jusqu’à Totalité et Infini inclus. L’on ne devrait donc pas laisser dans l’ombre qu’ici Lévinas avalise certains thèmes indéniablement réactionnaires, en particulier la caractérisation courante de la femme comme vierge/objet sexuel ou prostituée, ou, pour le dire en usant des termes qui sont ceux de Lévinas, de la femme comme inviolable/violable[49]. D’une certaine façon, en tant que relevant d’une psychologie ou d’une sociologie purement descriptives, il se pourrait qu’il y ait quelque vérité dans cette dichotomie ; elle consonne, après tout, avec la représentation des femmes sous les deux facettes (affectueuse et sensuelle) décrites par Freud dans son texte de 1912 « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse »[50]. La question des conséquences de cette reproduction non critique de certaines suppositions idéologiques n’en doit pas moins être examinée.

Simone de Beauvoir et le point de vue masculin

La première peut-être, et certainement la plus célèbre, des critiques féministes de Lévinas figure dans une note de bas de page de l’Introduction du Deuxième sexe (1949). Dès les premières pages de son ouvrage, Simone de Beauvoir justifie et illustre l’assertion sans détour qu’ « il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre »[51] en citant les passages du Temps et l’autre qui font du féminin l’altérité prototypique[52]. Cette critique semblerait à première vue pouvoir être aisément écartée en arguant que Beauvoir a fait une erreur d’interprétation grossière dans la mesure où elle n’a pas vu que la signification donnée par Lévinas au terme « autre » n’est pas du tout celle qu’elle-même ou Sartre lui confèrent. Pourtant, sa critique continue de résonner, et ces griefs d’une apparente naïveté constituent le cœur même de la plus convaincante et de la plus accablante des critiques féministes qu’il est possible de faire de Lévinas. En fait, la critique de Beauvoir a deux versants. D’abord, elle est en désaccord avec Lévinas dans la mesure où il écrit d’un point de vue explicitement masculin, où il « adopte délibérément un point de vue masculin »[53], de telle sorte que sa description, « qui se veut objective est en fait une affirmation du privilège masculin »[54]. Ensuite - et elle considère que cela aussi relève d’une « affirmation du privilège masculin » -, elle pense que le rôle qu’il a conféré au « féminin» prive « la femme »  d’une pleine subjectivité. Un passage du Temps et l’autre fournit la preuve sur laquelle elle fonde son second argument : « Alors que l’existant s’accomplit dans le ‘subjectif’ et dans la ‘conscience’, l’altérité s’accomplit dans le féminin. Terme de même rang, mais de sens opposé à la conscience »[55].

Ce que Beauvoir entend par le « point de vue masculin » de Lévinas n’est peut-être pas immédiatement clair. Pour certains commentateurs - parmi lesquels il faudrait inclure les défenseurs, en la matière, de Lévinas -, Beauvoir s’est trompée en supposant que Lévinas aurait pu ne pas « parler d’un point de vue masculin », ou ne pas «adopter le point de vue d’un homme». L’idéal fantasmatique d’une pure instance d’objectivité, non contaminée par l’histoire, la personnalité ou les stéréotypes, ne s’est-il pas en effet révélé le plus grand des préjugés des philosophes ? Et pourtant, tandis que l’on avoue désormais volontiers que l’histoire, le contexte et la tradition, entre autres, sont essentiels à la compréhension de toute philosophie, quelle qu’elle soit, le discours philosophique actuel ne veut ni ne désire considérer le genre (gender) de l’auteur d’un texte comme une condition, sinon suffisante, du moins nécessaire à sa compréhension - sauf s’il s’agit d’une femme. Le fait que la plus grande partie de la philosophie ait été écrite d’«un point de vue masculin» s’est trouvé recouvert par la tendance à considérer le masculin comme le type humain absolu et le féminin comme sa déviation ou son parasite. Beauvoir a eu tôt fait de repérer cela :

« Un homme ne commence jamais par se poser comme un individu d’un certain sexe : qu’il soit homme, cela va de soi. C’est d’une manière formelle, sur les registres des mairies et dans les déclarations d’identité que les rubriques : masculin, féminin, apparaissent comme symétriques. Le rapport des deux sexes n’est pas celui de deux électricités, de deux pôles : l’homme représente à la fois le positif et le neutre […] il est entendu que le fait d’être un homme n’est pas une singularité »[56].

La masculinité est autorisée à rester quasiment non marquée, précisément parce qu’« il » représente une prétendue neutralité ou universalité. Mais dès lors qu’il s’agit d’une philosophe, qui plus est d’une philosophe féministe, il en va tout autrement. Ainsi François Mauriac, après avoir parcouru le Deuxième sexe, alla jusqu’à dire à un auteur des Temps modernes : « J’ai tout appris sur le vagin de votre patronne »[57], tandis que la misogynie de Sartre et/ou sa gynécophobie dans L’être et le néant, ne lui parurent passibles d’aucune remarque[58]. Le « point de vue masculin » de Sartre est rarement signalé (il ne l’est pas même par Beauvoir), dans la mesure où il est censé être le point de vue de tout le monde, alors que le « point de vue féminin » de Beauvoir constitue en tant que tel une preuve suffisante de la partialité (de la non-universalité) de son texte.

Les analyses précédentes mettent donc en évidence une double erreur : l’on n’a su s’aviser ni de la spécificité du masculin ni de ce que la spécificité est autre chose qu’un regrettable manque d’objectivité (cette méconnaissance-là est imputable à Beauvoir également). Beauvoir accomplit une tâche nécessaire quand elle souligne la spécificité masculine du texte de Lévinas (mais elle aurait dû tout autant porter son regard critique sur Sartre).

Certains, toutefois, considèrent que ses assises manquent de solidité quand elle suppose qu’il aurait pu en être autrement. L’on a en effet fait valoir contre Beauvoir que l’évidence du point de vue masculin d’où s’énonce l’œuvre de Lévinas (et non pas seulement Le temps et l’autre) la constitue en louable exception au sein d’une tradition qui manque à cet égard de probité[59]. Jacques Derrida, par exemple, dans le premier des textes qu’il a consacrés à Lévinas (« Violence et métaphysique », 1964), demande au lecteur de prendre note, « en passant », de ce que :

« Totalité et Infini pousse le respect de la dissymétrie jusqu’au point où il nous paraît impossible, essentiellement impossible qu’il ait été écrit par une femme. Le sujet philosophique en est l’homme (vir). […]. Cette impossibilité principielle pour un livre d’avoir été écrit par une femme n’est-elle pas unique dans l’histoire de l’écriture métaphysique ? » [60]

Cette remarque serait-elle un éloge ? [le raisonnement de Derrida paraît être le suivant :][61] si dans l’histoire de la métaphysique, des livres pouvaient n’être pas immédiatement repérés comme ayant été écrits par des hommes, ce serait parce qu’ils paraîtraient avoir été écrits du point de vue objectif, c’est-à-dire neutre, que Beauvoir, semble-t-il, appelle de ses vœux[62]. Mais ce serait là une illusion ; l’apparence de neutralité tiendrait à l’élision du « point de vue masculin » et à la supposition d’une fausse neutralité sexuelle. Parce qu’il traite du « féminin » comme d’un mystère pour lui, Lévinas, pour sa part, ne nous laisserait aucun doute sur le fait que ceux de ses livres évoquant « le féminin » aient été écrits par un homme, d’un point de vue masculin, et cela serait nettement plus honnête[63].

Mais est-ce vraiment ce que Derrida veut dire ? Comment en effet attribuer un argument aussi peu persuasif à l’auteur de la critique sophistiquée de « En ce moment même dans cet ouvrage me voici »(1980)[64], qui reprend un certain nombre des questions laissées en suspens dans « Violence et métaphysique », et s’avère beaucoup plus critique à l’égard du « féminin » de Lévinas ? Seul un lecteur foncièrement inattentif, en effet, aurait pu, en 1964, ne discerner aucun autre écrit métaphysique que ceux de Lévinas qui ait été marqué du sceau de sa provenance masculine. Si l’on tenait à rester dans la voie d’une lecture « positive » de la note de « Violence et métaphysique », l’on pourrait faire valoir, au mieux, que Lévinas ne se soucie pas de dissimuler la position à partir de laquelle il écrit, qu’il n’a cure de cacher le fait qu’il écrit d’un « point de vue masculin ». Mais pour que cela puisse représenter un changement indéniablement positif, il faudrait que le « point de vue masculin » fût en lui-même une bonne chose ou bien il faudrait que Lévinas prévienne son lecteur que la masculinité de son point de vue ne va pas de soi et mérite quelque commentaire.

Tout bien considéré, donc, s’il est impossible que Le temps et l’autre et Totalité et Infini aient pu être écrits par une femme, c’est là une impossibilité qui devrait être interrogée plutôt que louée. L’évidente spécificité masculine des écrits philosophiques de Lévinas ferait de cet auteur une exception en quelque sorte (quoique nullement aussi unique en son genre que le suggère Derrida), mais ce ne serait pas nécessairement une exception dont il y aurait lieu de l’honorer. La critique initiale de Beauvoir doit donc être prise en considération.

Puisque Lévinas n’écrivait pas dans un vide social-sexuel (social-sexual vacuum) et qu’il écrit (entre autres) « en tant qu’homme », que dit-il « en tant qu’homme » ? Y a-t-il diverses façons d’écrire « en tant qu’homme » ? Et quelle incidence a sa façon d’« écrire en tant qu’homme » sur sa philosophie ?

La différence des sexes/la différence sexuelle : une simple inversion de termes ?

Si l’on cherche à obtenir une réponse structurale ou formelle à ces questions, il faut se demander si le «point de vue masculin» de Lévinas et son hétérosexualité textuelle sont essentiels ou seulement circonstanciels. La suggestion qu’une simple inversion des termes suffirait à rendre sa philosophie universellement applicable, et non pas seulement descriptive d’une subjectivité masculine et hétérosexuelle, s’inspire d’une source sûre[65]. Dans la préface de l’édition de 1979 du Temps et l’autre, Lévinas, en effet, souligne l’importance qu’il a conférée au féminin dans ce texte de 1946-1947[66]. Dans un passage comportant peut-être une allusion voilée aux critiques féministes qui lui ont été faites (à celles de Simone de Beauvoir ?), il observe, au sujet du Temps et l’autre que :

« La notion d’altérité transcendante - celle qui ouvre le temps - est d’abord recherchée à partir d’une altérité-contenu, à partir de la féminité. La féminité - et il faudrait voir dans quel sens cela peut se dire de la masculinité ou de la virilité, c’est-à-dire de la différence des sexes en général - nous est apparue comme une différence tranchant sur les différences, non seulement comme une qualité, différente de toutes les autres, mais comme la qualité même de la différence »[67].

Ici, donc, Lévinas lui-même suggère qu’une inversion des termes, en admettant qu’elle soit possible, universaliserait sa phénoménologie de l’Éros. Mais même si on considère comme un détail le fait que cette inversion conduirait à attribuer à la relation avec l’Autre une symétrie et une réciprocité que Lévinas n’a eu de cesse de rejeter - ce qui n’a en vérité rien d’accessoire -, cette stratégie s’avère inopérante, tout simplement en raison du rôle et des caractéristiques très spécifiques que sa philosophie confère au féminin. La proximité textuelle des notions d’ « Éros », de « différence sexuelle » et du « féminin » laisse à penser qu’elles sont intimement liées. Elles sont même essentiellement rattachées les unes aux autres, tout particulièrement dans Totalité et Infini, où l’analyse consacrée à l’ambiguïté de l’amour conduit, par un glissement inéluctable, à celle du féminin comme épiphanie de l’équivoque. De même, la discussion consacrée à l’Éros dans Le temps et l’autre glisse de l’altérité au féminin puis à la différence sexuelle, pour revenir au féminin, sans changement de registre.

Dans Totalité et infini, l’ensemble de la phénoménologie de l’Éros dépend de la description de l’ambiguïté de l’amour, et cette ambiguïté se manifeste crucialement dans l’ambiguïté/équivocité du féminin qualifié d’ « épiphanie de l’Aimée »[68]. Les détails problématiques de la description du féminin ne peuvent pas être retranchés (excised) comme ils l’ont été, par embarras ou par malhonnêteté : ils sont indispensables au développement de l’analyse. Si tout ce qui appartient à la description du féminin (« essentiellement violable et inviolable »[69]) ne peut être reporté sur celle du masculin d’un « point de vue féminin » (hétérosexuel), c’en est fait de la description de l’Éros. Le féminin n’est pas un élément détachable qui peut être enlevé et remplacé par quelque chose d’autre. Ce qui est assigné au féminin, à la fois son rôle et ses attributs, l’est précisément au féminin, et il serait franchement artificiel et étrange de remplacer toutes les références au féminin par le masculin (« Le masculin essentiellement violable et inviolable », l’ « Éternel Masculin est le vierge ou le recommencement incessant de la virginité... »). L’altérité est liée au féminin en tant qu’attribut essentiel, et donc, c’est un statut ontologique, celui d’être l’altérité, qui est conféré au féminin/la femme.

Le féminin est la différence sexuelle[70]

Dans « Le Judaïsme et le féminin » (1960) l’on trouve des formulations qui sont sans détour :

« La femme est tout entière impudeur jusque dans la nudité de son petit doigt ; elle est ce qui, par excellence, s’exhibe, l’essentiellement trouble, l’essentiellement impur. Satan, dit un texte extrémiste, fut créé avec elle. »[71]

De ce texte ainsi que d’autres[72], il découle aussi que le féminin ou la femme représente la différence sexuelle. Cette assignation au féminin ou à la femme de la différence sexuelle ne constitue pas, à vrai dire, une innovation de Lévinas, et la même remarque vaut pour les caractéristiques telles que l’« essentiellement violable et inviolable ». La notion du « féminin », avec les qualités qui lui sont associées, a déjà cours quand Lévinas écrit sa phénoménologie de l’Éros. L’association du féminin à la différence sexuelle est l’une de celles qui sont déjà en circulation, et c’en est une qui rend possible le raisonnement développé dans Le Temps et l’autre. Cela nous ramène à la remarque que nous avons faite précédemment. Si « le féminin » prend ici la marque de la différence sexuelle, « le masculin » est censé ne pas être sexuellement marqué - autrement dit, il est pensé comme neutre ; l’homme peut revendiquer d’être la représentation universelle de l’humain, tandis que « la femme » se voit estampillée comme particularité. Cependant, ce n’est pas seulement « le féminin » qui porte le poids d’associations traditionnelles, « le masculin » subit le même sort. Dès lors, dire que « Lévinas écrit en tant qu’homme » ne signifie pas nécessairement, en dépit de ce que Derrida affirme, que « sa signature assume donc la marque sexuelle, phénomène remarquable dans l’histoire de l’écriture philosophique, si celle-ci a toujours eu intérêt à occuper cette position sans la remarquer ou sans en assumer, sans en signer la marque »[73].

En écrivant en tant qu’homme dans Le temps et l’autre, Lévinas se situe dans la continuité de l’histoire de l’écriture philosophique et, en faisant se chevaucher le féminin et la différence sexuelle, il adopte en fait la position de l’homme prétendument neutre, car, ainsi que l’observait Simone de Beauvoir, « il est entendu que le fait d’être un homme n’est pas une singularité »[74]. L’homme, ou le masculin, qui porte le fardeau de son association avec l’universel, ne pourrait jamais jouer le rôle de l’autre sexuel dans une analyse lévinassienne de l’Éros, précisément parce que, pour Lévinas, l’homme, ou le masculin, est sexuellement non marqué.

Une subjectivité effacée[75]

La seconde partie de la protestation de Beauvoir - Lévinas prive « la femme » de la position subjective qui lui revient en propre - se réfère à la description phénoménologique que Lévinas donne du moi et de son être au monde avant l’irruption d’autrui dans la relation éthique. Dans le développement consacré à la demeure (section II de Totalité et infini), il décrit un moi heureux d’exister au sein d’une relation de dépendance à l’égard du monde du fait des besoins qui sont les siens ; ce moi est toutefois aussi appelé à pourvoir à un futur incertain par son travail et l’accumulation de ses possessions. Aussi bien c’est là ce qui le fait entrer dans des relations avec le monde lui fournissant l’occasion de s’élever au-dessus de la condition des bêtes[76]. Or, pour pouvoir travailler, le moi « doit pouvoir se recueillir et avoir des représentations »[77]. « Le recueillement et la représentation se produisent concrètement comme habitation dans une demeure ou une Maison »[78], habitation qui est une demeure ou une maison précisément parce qu’elle est le lieu de l’accueil de l’Autre[79]. Compte tenu de ce que Lévinas appelle la séparation du moi[80], la demeure et l’accueil de l’Autre rendent possible la constitution du moi comme être humain réflexif.

Voilà qui semble constituer, en quelque sorte, une contradiction, dans la mesure où, ailleurs dans Totalité et infini, la présence de l’autre est au contraire ce qui interrompt le moi autoréflexif par une demande constitutive de la relation éthique. Cette contradiction apparente se trouve résolue, cependant, par la description d’un autre accueillant dont la présence est qualifiée de quasi-absence et dont le visage est discrètement caché :

« Et l’autre dont la présence est discrètement une absence et à partir de laquelle s’accomplit l’accueil hospitalier par excellence qui décrit le champ de l’intimité, est la Femme. La femme est la condition du recueillement, de l’intériorité de la Maison et de l’habitation. […] Autrui qui accueille dans l’intimité n’est pas le vous du visage qui se révèle dans une dimension de hauteur - mais précisément le tu de la familiarité : langage sans enseignement, langage silencieux, entente sans mots, expression dans le secret. […] la discrétion de cette présence inclut toutes les possibilités de la relation transcendante avec autrui. Elle ne se comprend et n’exerce sa fonction d’intériorisation que sur le fond de la pleine personnalité humaine mais qui, dans la femme, peut précisément se réserver pour ouvrir la dimension de l’intériorité. »[81]

La femme (tout aussi bien l’épouse) est donc singulièrement capable de renoncer à sa pleine subjectivité humaine et par là elle remplit la condition pour que l’homme, vraisemblablement[82], accède à sa subjectivité. L’on entend résonner à nouveau la critique bipartite de Beauvoir...

La parole est aux défenseurs[83]

Tentant de défendre Lévinas sur ce point, certains commentateurs ont fixé leur attention sur la première partie de l’assertion selon laquelle le féminin « ne se comprend et n’exerce sa fonction d’intériorisation que sur le fond de la pleine personnalité humaine mais, qui, dans la femme, peut précisément se réserver pour ouvrir la dimension de l’intériorité »[84]. Edith Wyschogrod, par exemple, tente de persister dans une lecture au terme de laquelle le féminin apparaîtrait à la fois comme être féminin et comme être humain. Mais, en fait, elle attire l’attention sur ce qui fait échouer cette lecture :

« L’intention de Lévinas n’est pas de diviser l’humanité de telle sorte qu’un sexe conserve le statut humain tandis que l’autre s’évanouirait dans l’infra-humain qui n’est ni expression ni raison. Il s’efforce non pas d’abaisser le statut humain des femmes, mais de séparer l’élément féminin de la pure humanité des femmes afin de mettre en lumière le sens de l’érotique. La femme peut être un "interlocuteur" et un maître ; mais dans son rôle féminin, elle est fourbe, insaisissable, séductrice et dangereuse[85] . L’échec n’est pas le sien propre, il relève du statut infra-éthique de l’érotique lui-même »[86].

En fait, je m’accorde avec Wyschogrod en ceci qu’il serait ridicule d’attribuer à Lévinas l’opinion selon laquelle les femmes n’ont pas un statut humain. Ce n’est pas, d’ailleurs, ce que Beauvoir laissait entendre dans Le second sexe, où elle prenait soin de préciser : « Je suppose que M. Lévinas n’oublie pas que la femme est aussi pour soi conscience »[87]. Cependant, et peut-être en dépit de leur auteur, il s’ensuit bel et bien des écrits philosophiques de Lévinas que le féminin est opposé à l’humain comme ne l’est pas le masculin[88]. « L’humain », chez Lévinas, est réputé être sexuellement neutre, et il est distingué de l’être de l’humain dans son incarnation sexuée ou de l’être humain sous le signe de la différence sexuelle. Néanmoins, force est de constater que seul l’être féminin apparaît dans son incarnation sexuée ou sous le signe de la différence sexuelle. En conséquence, « l’humain » et le masculin sont conjoints d’une façon telle que l’humain ne peut, à vrai dire, aucunement prétendre à la neutralité : il n’est que le masque du masculin.

Le commentaire de Wyschogrod, en fait, souligne plus qu’il ne réfute cette conjonction entre « humain » et masculin[89].La tentative faite pour défendre Lévinas sur ce point - le féminin ne remplirait sa fonction que sur la base d’une pleine personnalité humaine (un visage, au sens lévinassien du terme) -, se trouve contredite à de multiples reprises dans les textes mêmes de Lévinas. En tant que féminine, que signifiant de la différence sexuelle, la femme est opposée, en un certain sens, à l’humain, comme l’homme, en tant que masculin, ne l’est pas. Observons à nouveau que l’impossibilité d’intervertir les termes se trouve liée aux détails du texte lui-même. Quand cela serait un effet - contingent et historique - de « son parler en tant qu’homme », ce n’est pourtant aucunement une conséquence nécessaire du fait de « parler en tant qu’homme ».

L’engendrement de la fécondité

En dépit de ce qu’ils introduisent un réseau métaphorique masculin, les thèmes de la fécondité et de la paternité confirment ces analyses. Dans Le temps et l’autre il devient clair que la véritable solution au problème de la transcendance ne réside aucunement dans le féminin : « Retournons à la préoccupation qui nous a conduits de l’altérité de la mort à l’altérité du féminin.[…] Comment dans l’altérité d’un toi, puis-je, sans m’absorber dans ce toi, et sans m’y perdre, rester moi ? […] Cela ne se peut que d’une seule manière : par la paternité »[90]. De même, dans Totalité et infini, la transcendance n’est pas accomplie dans l’ambiguïté de la relation érotique avec le féminin, en raison de sa compromettante part d’immanence, mais l’Éros - et c’est là sa fonction pour Lévinas -, mène à la fécondité qui livre accès à la transcendance.

L’idée de la transcendance est liée au besoin d’abandonner une certaine pensée de l’être que Lévinas appelle « parménidienne »[91]. Conformément à la logique de cette pensée, « nous envisageons l’exister toujours dans un existant un. L’être en tant qu’être est pour nous monade. Le pluralisme ne se manifeste dans la philosophie occidentale que comme pluralité des sujets qui existent. Jamais il n’apparut dans l’exister de ces existants. […] L’unité seule conserve le privilège ontologique. »[92] En d’autres termes, l’unité et la multiplicité sont toujours pensées comme incompatibles, d’où la représentation dans l’Antiquité de cette opposition sous la forme dramatisée de la querelle entre l’école de Parménide et celle d’Héraclite. La radicalité de la fécondité, ou la relation de paternité - pour Lévinas, assez explicitement, l’engendrement d’un fils[93] -, ne consiste pas dans le dépassement de cette opposition, ni non plus dans son simple refus. Bien plutôt, la paternité introduit une pluralité dans l’être qui modifie cette opposition : la fécondité « atteste une unité qui ne s’oppose pas à la multiplicité, mais, au sens précis du terme, l’engendre »[94]. Le fils est autre que le père et cependant il est le père, ou il est du père. Dans le fils, le père à la fois demeure lui-même et devient autre que lui-même : « Je n’ai pas mon enfant ; je suis en quelque manière mon enfant »[95].

Dans la section IV de Totalité et Infini, il n’est pas toujours des plus aisés de distinguer entre la fécondité et l’Éros. La trajectoire suivie par les analyses rend clair, cependant, que l’Éros sans descendance est fatalement contaminé par la menace de l’immanence, qui n’est surmontée que si l’Éros a une issue féconde, lorsque le père a un fils. L’aspect positif de l’Éros, sa relation avec la transcendance, est précisément sa relation avec la fécondité, ce qui confère à l’Éros de Lévinas des allures d’animal plutôt apprivoisé[96]. L’Éros comme dépense en pure perte, comme épuisement, comme ce qui ne produit (n’engendre) rien, mais bien plutôt consomme sans reste, n’est jamais vraiment considéré. Même ce qui est le plus charnel dans la nudité érotique - la volupté, la caresse - transcende toujours la chair et n’aboutit pas à une gratification physique, mais bien à une possibilité future pour l’éthique. Voilà un Éros curieusement moral et respectueux de la loi, ce qui pourrait en partie expliquer sa nette hétérosexualité. Tina Chanter évoque à juste titre l’éclipse de l’Éros dans l’œuvre majeure de Lévinas (Autrement qu’être, 1974)[97] mais, en un sens, l’Éros - l’Éros sale, pervers, indiscipliné, amoral, qui est une fin en lui-même - était déjà banni du Temps et l’autre où il laissait place à la téléologie de la reproduction, servie par son cousin mieux élevé[98].

L’amour éthique plutôt qu’érotique[99]

Plus tard, l’amour est dissocié de l’Éros, qui fait l’objet d’énoncés de plus en plus négatifs. L’Éros en vient à signifier l’amour sexuel ou sentimental, tandis que le mot « amour » lui-même commence à jouer un nouveau rôle. « L’amour » devient une nouvelle façon de décrire la relation éthique, ou religion, de laquelle l’Éros est progressivement dissocié, au point de finir par lui être pratiquement opposé[100]. Même si la distinction lexicale n’est pas faite dans les premiers textes - et elle n’est pas non plus faite constamment dans les tout derniers[101] -, ce qu’elle décrit quand elle est faite est déjà décelable dans les écrits de la première période. En 1954, par exemple, dans un essai intitulé « Le moi et la totalité », deux aspects cruciaux de « l’amour » sont soulignés ; il est précisé que la dualité de l’aimant et de l’aimé forme un couple clos, qui n’admet pas de tierce partie : dans l’amour, ma relation avec l’aimé épuise ma capacité de relation ; rien n’est laissé pour qui que ce soit d’autre. Enfin, l’amour obéit à ses propres lois, et non pas à celles qui, universelles ou logiques, constituent pour Lévinas le domaine de la socialité politique[102].

Le pire qui puisse être dit au sujet des amants évoqués dans ces textes des débuts, c’est qu’ils sont asociaux ou amoraux, créatures perdues dans la volupté et le charnel - perdus en eux-mêmes - précisément parce qu’ils sont perdus dans l’amour. Mais en 1974, il est suggéré qu’Éros est quasi maléfique. L’éthique, désormais plus souvent dénommée « responsabilité », est explicitement située sur le même plan que « la proximité non érotique » : l’éthique est « hors la concupiscence qui, elle, ne cesse de séduire par l’apparence du Bien et qui, d’une façon luciférienne, prend cette apparence et, ainsi, se réclame du Bien, se donne pour son égal, mais par cette prétention même, qui est un aveu, reste subordonnée »[103]. L’allusion à Lucifer est sans nul doute hyperbolique ; Lévinas, pourtant, fait une remarque similaire, sur la femme cette fois, dans « Le Judaïsme et le féminin » : « Satan, dit un texte extrémiste, fut créé avec elle »[104] . En dépit de ces allusions au diabolique, ce que Lévinas veut surtout dire, ce n’est pas que l’Éros soit mauvais en lui-même, mais qu’il n’est pas primordial, contrairement à ce que laisse entendre « le simplisme du pan-érotisme contemporain »[105]. Ces points de vue convergent avec la trajectoire que suit son œuvre entière, dans laquelle l’Éros, associé au féminin, est subordonné à des termes variés, qui sont toujours soit ouvertement masculins, soit masculins par association, et qui caractérisent l’éthique, le plus haut, l’humanité de l’humain.

Conclusion

Il est possible de construire une représentation structurelle de la place ainsi que du rôle du féminin et de l’Éros dans l’œuvre de Lévinas. En effet, en dépit des changements intervenant dans ce qui est accentué et dans le vocabulaire employé, la configuration de ces thèmes est remarquablement constante. Dans les derniers écrits de Lévinas, la subordination de l’Éros ou de la différence sexuelle (marquée comme féminine) à l’humain, ou à la relation éthique, devient évidente, mais dès la toute première introduction de ces thèmes, dans De l’existence à l’existant, s’était dessinée une subordination de l’Éros à la fécondité : l’Éros, souillé d’immanence, constituait la voie permettant d’atteindre à la transcendance que recèle la fécondité. Dans la mesure où l’Éros est associé au féminin, l’on n’est nullement surpris que la fécondité soit explicitement pensée en termes masculins. Puisque le féminin porte la marque idéologique de la différence sexuelle, il n’est pas non plus étonnant de trouver cette fécondité au masculin associée à l’espace de la fraternité, censée être neutre sexuellement, et à l’espace social de la nation[106]. Ce qui en revanche peut surprendre, c’est que la plupart des commentateurs ne l’aient pas relevé. Mais peut-être n’est-ce en rien surprenant : que signifierait en effet d’en prendre acte ?

Si la relation éthique décrite par Lévinas comme prétendument neutre en termes de genre est, en quelque sorte, masculine, et qu’elle n’a été possible, structurellement, qu’en raison d’une subordination philosophique du féminin ; si ces mots - « masculin » et « féminin » - ne sont pas des éléments linguistiques discrets et interchangeables, mais des signes chargés d’histoire qui exercent une influence ; que doit-on en conclure au sujet de la philosophie de Lévinas ? Le fait que « Lévinas écrive en tant qu’homme » relève d’une question idéologique étroitement liée à son projet philosophique, non pas de son sexe[107]. Ce qui importe n’est pas que Lévinas écrive « en tant qu’homme », mais le contenu des écrits de cet homme, bien que ses défenseurs aient tenté de balayer ce contenu en attirant l’attention sur le fait textuel évident  du « en tant qu’homme »[108]. Les féminismes « lévinassiens », qui louent la position de l’altérité accordée par Lévinas au « féminin », ne sont pas mieux lotis, à cet égard. La métaphysique du « masculin » et du « féminin » - l’hypothèse de la fixité, de l’intemporel de la différence sexuelle et celle de son rôle déterminant - est peut-être un saut plus facile à faire en français, où le « féminin », par exemple, désigne à la fois le genre féminin (the feminine) et ce qui relève du sexe féminin (female). Quoi qu’il en soit, une telle métaphysique devrait être contestée ou soumise à un examen critique, et le rôle qu’elle joue dans la phénoménologie de l’Éros de Lévinas devrait servir de salutaire mise en garde.