Abstracts
Résumé
Née d’une union non reconnue entre un fils de bonne famille et une femme de chambre, Violette Leduc trouve dans l’écriture autobiographique le moyen d’exercer un autre genre d’autorité. C’est l’incroyable autorité d’une bâtarde dont la stratégie poétique prend la forme du repentir, au double sens du sentiment de culpabilité et de la correction apportée à un tableau. Expression d’un re-trait sur le vif, les repentirs de La Bâtarde donnent à lire la vitalité surprenante d’une existence fautive, maladroite, sous rature, dont la tissure du texte magnifie la complexité.
Mots-clés :
- maladresse autobiographique,
- genres,
- adresse poétique,
- autorité littéraire,
- bâtardise biographique
Abstract
Born spuriously from the union between the son of a well-to-do family and a chambermaid, Violette Leduc finds the means of exerting another kind of authority through autobiographical writing. It’s the incredible authority of a bastard whose poetic strategy takes the form of repentance – the French word “repentir” can both mean “a feeling of guilt” and “the visible modification applied to a painting”. What with its on-the-spot alterations, the repentance of “La Bâtarde” gives the reader a sense of the immense vitality of an existence presenting itself as being at once in-the-wrong, awkward, and adulterated. The interweaving layers of such a text magnify its complexity.
Article body
« Je vous prie de m’excuser pour mes ratures » [1]
(au début d’une lettre à J. Guérin du 2 janv. 1954)
« La tache est une larme »
(au bas d’une lettre à S. de Beauvoir, 10 juin 1965)
« Une grosse larme tombe sur la feuille sacrée que j’ai trouvée ici au lieu de toi » [2]
(Friedrich Schlegel, Lucinde)
Je place ma réflexion à l’enseigne du mot que Mireille Calle-Gruber nous a donné à penser cette année dans le cadre du séminaire sur les « poétiques des genres »[3] : c’est-à-dire à l’enseigne de « la maladresse ». J’inscris en particulier la lecture que je vous propose à la suite de la lecture de la « Confession d’un maladroit » de Friedrich Schlegel que nous avons faite en octobre.
Interroger les genres sous l’angle de la maladresse, c’est d’emblée mettre l’accent sur le caractère incalculable du travail littéraire, et c’est aussi déplacer l’autorité du discours par rapport au sujet qui énonce. Sarah Anaïs nous parlait l’an passé de ratage dans la production du genre, et nous avions analysé la performativité du genre depuis la théorie de Judith Butler[4]. Avec Schlegel, nous avons envisagé la recherche d’une relation inédite qui exhausse une « humanité », au double sens du mot « relation » : Schlegel lie en effet inextricablement le rapport amoureux et la création poétique.
L’œuvre de Violette Leduc est à la fois proche et distincte de la « Confession d’un maladroit » de Schlegel. Il faudrait parler en l’occurrence des « confessions d’une bâtarde », et il est probable que le maladroit et la bâtarde se trouvent nombre de points communs. Ne serait-ce que la performativité de l’aveu : où le maladroit, comme la bâtarde, confessent ce que le lecteur appréhende comme une tare, par l’écriture. Comment en effet un « maladroit » confierait-il le défaut qui le distingue si ce n’est dans la maladresse, voire par maladresse ? De même, comment une bâtarde pourrait-elle énoncer son état sans que la forme même de l’aveu en témoigne ?
La maladresse, nous l’avions dit, renvoie à la question du rapport à l’autre, de la difficulté de l’adresse, et de l’irréductibilité des différences qui altèrent toute relation, sexuelle, poétique ou autre. De sorte que sous le couvert de confesser une faiblesse personnelle, c’est la condition du sujet dans le monde que la « Confession d’un maladroit » révèle. De même en est-il de l’aveu d’une bâtarde qui, au-delà de l’histoire personnelle, touche au plus intime le rapport du sujet à l’« autorité » précaire du discours. Je renvoie ici aux études d’Émile Benveniste qui, dans les Problèmes de linguistique générale [5] , a montré le jeu du sujet dans l’énonciation. Dans le chapitre intitulé « De la subjectivité dans le langage », Benveniste met en évidence l’irréductible présence de la langue dans le rapport à soi que le langage incarne ; il découvre l’imposture d’une autorité dans le discours. Bâtarde, l’énonciation de Violette Leduc devient ainsi emblématique de la condition du sujet dans le discours.
Toujours déjà, l’écriture de la confession prend en charge le défaut qu’elle rapporte. Elle tient sur le sujet qu’elle soulage un discours ambigu. D’une part, elle déporte le défaut sur le texte : c’est le travail d’une forme qui rend compte de la faute en question. Mais d’autre part, l’écriture de la confession rapporte le défaut au sujet qui s’en délivre : la forme du texte répond d’une transformation. L’écriture de la confession donne ainsi à lire les traces d’une métamorphose au lieu de l’énonciation. Loin de condamner le sujet qui s’est mis à nu, le texte découvre une nouvelle configuration.
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Une conséquence de la « Confession d’un maladroit » de Schlegel était, nous l’avions observé, une « morale » rendue « aimable » par la maladresse de son énonciation, comme devenue malléable et ouverte à de nouvelles relations. La bâtardise touche moins directement la question de la morale que celle de la légitimité. Est bâtard l’enfant issu d’une union qui n’est pas reconnue par la loi. Dans la tradition chrétienne où nait Violette Leduc, une union non reconnue par l’Église est une union d’emblée décrétée immorale, et l’enfant bâtard apparait « par nature » en marge de la morale, de même que la fille-mère ne possède aucun droit au début du 20e siècle en France. C’est la situation dans laquelle Violette Leduc vient au monde. Née en 1907 à Arras d’une union illégitime entre un fils de la haute bourgeoisie de Valenciennes et une femme de chambre, Violette Leduc grandit dans la honte de sa condition. Elle passe son enfance entre Arras et Valenciennes, élevée par sa mère, sa grand-mère et sa marraine.
Si la confession d’un maladroit trahit, par la « maladresse » de sa forme, le sujet qu’elle augmente en vérité d’une configuration inédite, les confessions d’une bâtarde faussent d’emblée le « pacte autobiographique » qui les autorise pour donner à lire un autre genre d’autorité. C’est l’incroyable autorité d’une bâtarde, dont l’œuvre de Violette Leduc rapporte la tension. La bâtardise de la voix qui énonce interdit en effet la possibilité même de la confession au seuil du discours pour revenir sur l’illégitimité de la prise de parole et découvrir la faute (c’est-à-dire l’absence de légitimité à l’origine du discours). Le texte donne ainsi à lire, non pas une prise de parole, mais une reprise de discours depuis une interdiction.
C’est pourquoi je parlerai aujourd’hui non pas des confessions d’une bâtarde mais : des repentirs d’une bâtarde dans l’écriture de Violette Leduc. Le repentir fait apparaitre, dans son étymologie comme dans le geste que le mot traduit, une faute, il atteste une reprise, il donne à lire un retrait. Il incarne à mon sens la tension qui travaille l’énonciation de Violette Leduc, où la voix qui énonce discrédite l’autorité du discours que ce faisant elle produit et qu’elle augmente d’une autorité improbable, incroyable, autre. Je propose d’en analyser des effets dans le récit du passage à l’acte d’écrire de Violette Leduc, que l’écrivain raconte à la fin du premier volet de la trilogie autobiographique intitulé La Bâtarde.
Dès la parution de son premier récit chez Gallimard en 1946 dans la collection « Espoir » dirigée par Camus, la veine autobiographique de l’œuvre de Violette Leduc apparait évidente. Mais ce n’est qu’en 1964 que la posture de l’autobiographe est publiquement assumée, avec la publication de La Bâtarde, toujours chez Gallimard, et préfacée par Simone de Beauvoir. Camus et de Beauvoir ne sont pas les seules « figures d’autorité » à avoir veillé au devenir-écrivain de Violette Leduc. Celle-ci ne serait vraisemblablement jamais passée à l’acte sans l’impulsion de l’écrivain Maurice Sachs, en 1942, alors qu’elle s’est retirée avec lui en Normandie où elle vit de trafics de marché noir.
Je vais revenir sur l’événement. Je voudrais auparavant retracer les grandes lignes de l’existence de « la bâtarde »[6] et présenter son projet d’écriture.
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Violette Leduc passe donc son enfance entre Arras et Valenciennes. Sa mère la met en pension dès l’âge de cinq ans. Avec la mort de sa grand-mère en 1916, la séparation d’avec sa mère marque profondément la fillette. Ce sont ces blessures de l’enfance que raconte L’Asphyxie [7]. En 1924, Violette Leduc rencontre Isabelle au collège où elle est interne, et elle vit sa première amitié amoureuse. Le récit de cette passion donnera lieu au texte publié en 1966 sous le titre de Thérèse et Isabelle [8], qui constitue en fait la partie censurée du troisième roman de Violette Leduc, Ravages [9], dont la version expurgée parait chez Gallimard en 1955.
En 1925, Violette Leduc commence une liaison avec la surveillante du collège où elle étudie. Les deux jeunes femmes sont renvoyées de l’établissement pour cause de scandale. Elles s’installent près de Paris et partagent une même demeure pendant plusieurs années. A Paris, Violette Leduc rencontre un photographe de mariages qu’elle épouse en 1939. Ils divorceront quelques années plus tard. Entre temps, elle travaille aux éditions Plon, tombe gravement malade pendant plusieurs années ; puis elle entre à la société Synops pour écrire des scénarios. Elle y rencontre Maurice Sachs grâce à la recommandation duquel elle écrit des nouvelles pour la revue Pour Elle et des reportages sur la mode.
Maurice Sachs est le premier sujet d’une série de trois amours impossibles que Violette Leduc éprouve tour à tour pour lui, pour Simone de Beauvoir et pour un autre homosexuel appelé Jacques Guérin qu’elle rencontre par l’entremise de Jean Genet. En retour, les trois personnages jouent un rôle capital dans la création et la publication de l’œuvre de Violette Leduc. Maurice Sachs, je vais y venir, impulse le passage à l’acte d’écrire ; Simone de Beauvoir relit, corrige, accompagne et encourage le travail d’écriture, et elle permet la publication de l’œuvre. Elle préface La Bâtarde [10] et concoure ainsi fortement à la reconnaissance de l’écrivain au milieu des années 60. C’est encore elle qui publie le troisième volet de l’autobiographie après la mort de Violette Leduc en 1973. Quant au bibliophile Jacques Guérin, c’est à ses frais que L’Affamée [11] et Ravages sont en premier lieu publiés.
Jusqu’en 1964 où Violette Leduc connaît le succès grâce à la publication de La Bâtarde, son autorité d’écrivain est loin d’être acquise. L’œuvre, ainsi que la correspondance de l’auteur que Carlo Jansiti publie en 20071, témoignent des doutes et de la souffrance que l’auteur endure à la suite des échecs commerciaux successifs de ses publications. Dans les années 50, après la publication expurgée de Ravages, alors que L’Asphyxie et L’Affamée sont pilonnées, Violette Leduc est très déprimée, elle sombre dans la paranoïa et fait une cure de sommeil. C’est après sa convalescence que Simone de Beauvoir lui conseille d’entreprendre l’écriture de son autobiographie.
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Lorsqu’à la fin de La Bâtarde, c’est-à-dire au terme du livre grâce auquel elle acquiert la reconnaissance du public, Violette Leduc revient sur le récit de son passage à l’acte d’écrire, l’auteur à la fois ferme et ouvre une boucle qui reste en suspens à la fin du troisième volume de l’autobiographie, que Simone de Beauvoir publiera après sa mort. Le récit de La Chasse à l’amour [12] se termine en effet en 1964, avant la publication de La Bâtarde. Le récit du succès littéraire reste à faire.
En vérité, le succès ne diminue ni les doutes, ni la complaisance dans le malheur, ni le goût de Violette Leduc pour le martyre, il a même tendance à accentuer sa paranoïa. C’est un point de la biographie qu’il importe de souligner : l’écriture de La Bâtarde ne résout rien. Le livre qui se vend bien ne vient ni panser la blessure existentielle de l’auteur, ni réparer la bâtardise. L’écriture doit continuer, et elle continuera son labeur douloureux jusqu’aux derniers moments de lucidité, avant que l’auteur ne sombre dans un demi-coma et meurt chez elle, à Faucon (Vaucluse), à la fin du mois de mai de l’année 1972.
Il faut aussi rappeler que le succès de La Bâtarde en 1964 est un succès, à mon sens, faussé. En dehors des milieux artistiques et littéraires, le livre n’est pas lu pour la singularité de son style, mais pour le scandale qu’il génère. Deux tabous sont levés par le récit de Violette Leduc : d’une part les amours lesbiennes de l’auteur, dont les mises en scène poétiques font date dans l’écriture du genre, et d’autre part le trafic de marché noir. Ces deux scandales expliquent la popularité du livre en dépit de l’originalité du ton et du genre inclassable de son écriture. Ils expliquent aussi qu’il ait été refusé au Prix Goncourt.
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Il y a un dernier point que je dois préciser avant de passer à la lecture. C’est ce goût de Violette Leduc pour le martyre. Il y a une jouissance dans les narrations de Leduc à décrire la laideur de son visage qu’elle exagère et mythifie, à dramatiser sa gaucherie, à mettre en scène les humiliations et la souffrance qu’elle subit, voire qu’elle s’inflige. Le second récit, L’Affamée, est exemplaire qui donne à lire le long monologue supplicié d’une passion non partagée pour la personne de Simone de Beauvoir, désignée par le pronom personnel « elle » dans le livre.
L’Affamée est le livre qui se rapproche le plus des romans de Jean Genet comme Le Miracle de la Rose, que Leduc tient pour le poète de génie de son temps. C’est dans cette lignée poétique de la mystique chrétienne, à l’enseigne du lyrisme extatique de Jean de la Croix, qu’il faut je crois lire la tendance masochiste de Violette Leduc vis-à-vis de son personnage. Sans oublier le dolorisme des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, qu’elle garde comme livre de chevet pendant de longues années. C’est l’axiome que je pose à la base de mon exposé : derrière le geste autobiographique de Violette Leduc, il n’y a pas plus de chair qu’il n’y a de papier. Il y a une tradition littéraire, une expérience de lectrice, et une tentative d’écrivain qu’elle présente comme « ratée ».
L’œuvre de Violette Leduc prend donc place, à mon sens, dans une recherche moins autobiographique que poétique, au sens où Schlegel rêve d’un accomplissement du « sujet » par et dans l’écriture. Où la « vérité » que l’auteur cherche à rendre tient davantage d’une communion différée avec le lecteur, lecteur dont l’auteur occupe en premier lieu la place, autrement dit d’une rencontre à la fois impossible et totale, voire d’une jouissance du texte, que d’un compte-rendu d’événements passés.
Comme Rousseau, Leduc se sait condamnée, elle est déjà coupable, bâtarde, et c’est à partir de ce défaut du « sujet » que l’œuvre s’énonce. Comme Schlegel, Leduc est gauche, sa prise de parole est d’emblée déplacée, son adresse est à la fois vaine et amorale, et c’est à cette maladresse qu’il va s’agir de donner une forme. Ce qui est visé tient d’un désir impossible de reconnaissance. Désir utopique parce que les différences sont irréductibles dans le rapport à soi et à l’autre, et parce que l’imposture du sujet est dénoncée par l’énonciation même qui lui donne une autorité dans le discours. Mais désir authentique et qui s’énonce au futur précaire des lectures à effectuer. C’est cette authenticité pudique, c’est-à-dire sans concession et en retrait par rapport au geste « autobiographique », que tentent à mon sens de saisir les repentirs de la bâtarde.
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Je propose donc de lire le récit que Violette Leduc fait de son passage à l’acte d’écrire. L’événement est crucial dans le projet autobiographique, puisqu’il saisit le moment où l’énonciation donne naissance au sujet de l’écriture. J’aimerais montrer comment la manière dont Violette Leduc s’y prend pour mettre en scène cet « engendrement », trouble les lois du « genre autobiographique » tel que Philippe Lejeune l’a défini : un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »[13]. Ainsi défini par Lejeune, le texte autobiographique « suppose qu’il y ait identité de nom entre l’auteur (tel qu’il figure, par son nom, sur la couverture), le narrateur du récit et le personnage dont on parle »[14]. En vérité, la définition de Lejeune réduit considérablement l’événement autobiographique.
Déjà chez Saint Augustin, l’écriture des Confessions avoue bien davantage qu’une « identité de nom » entre l’auteur et le pécheur qui énonce : elle expose au lecteur l’engendrement du tout autre au lieu intime du discours, et elle montre la dimension incommensurable du « sujet » dans le texte. Dans les Essais, Montaigne incite le lecteur à « « se r’avoir de soi » qui est « le contraire de se résoudre » »[15]. Loin de promettre « l’identité » du sujet de l’écriture, Montaigne met en évidence les différences que le texte révèle entre « l’auteur » et le « sujet » trouvé dans la tentative littéraire, au sens du verbe latin « tropare » qui donne le mot de « trouvère » en français. Rousseau, enfin, dans l’incipit des Confessions, remet au jugement du lecteur l’absolution du sujet qu’il présente « dans toute la vérité de la nature »[16], c’est-à-dire en l’occurrence, dans la « culpabilité » au sens de la faute, mais aussi au sens du verbe « couper », d’un sujet coupable qu’il va s’agir pour le lecteur de rassembler, dans le vain espoir de reconnaitre et de com-prendre. La référence au Jugement Dernier diffère le moment de la rémission à un temps et à un langage d’après-la-mort. Ce que Rousseau plaide au début des Confessions, ce n’est pas l’innocence : ce qu’il demande, c’est l’attention du lecteur ; ce qu’il promet, c’est la reconnaissance de la narration, autrement dit la conciliation poétique du littéraire.
Dans La Bâtarde, d’emblée, la question de l’identité que pointe Philippe Lejeune est déplacée. « Qui est-ce, Violette Leduc ? »[17] interroge, dès l’incipit, la voix qui énonce, non seulement en retrait du nom censé représenter la « personne réelle » de l’auteur, mais encore en retard sur la posture rétrospective indiquée. Or « Violette Leduc » ne précède pas l’œuvre dite « autobiographique » de Violette Leduc. Et ni la trilogie ni les textes dits de fiction n’offrent de « résolution » à la bâtardise de la « personne » en question. Si ce n’est, au sens chimique de la « solution », d’une « séparation des tissus qui sont normalement continus » sous la forme hétérogène de textes pluriels d’un genre bâtard.
« Maurice m’a dit le lendemain : - Vos malheurs d’enfance commencent de m’emmerder. Cet après-midi vous prendrez votre cabas, un porte-plume, un cahier, vous vous assoirez sous un pommier, vous écrirez ce que vous me racontez. - Oui Maurice, dis-je, vexée. Il lira ce que j’aurai écrit, il me dira c’est nul, me suis-je dit à trois heures de l’après-midi. Je rangeai le porte-plume, le papier, le buvard dans le cabas. Un arbre à choisir, une route à prendre. Si nous commencions par un bonjour à Mme Meulay... Le calvaire est au rendez-vous, la maison est au frais, Mme Meulay se plaint en bas du village, Gérard attend Maurice. Il aimera Maurice dans les poèmes d’Apollinaire récités par Maurice. La littérature mène à l’amour, l’amour mène à la littérature. J’ai pris la route du blé coupé. Le cri sortait de terre. Alouettes, feu d’artifice à ras de terre, où étiez-vous ? Je marchais par cœur, l’œil sec je pleurais. Guirlande des troupeaux somnambules au long des fils et des barrières. Je me cachai dans la haie, je vis un monde en liberté. Écrire. Oui Maurice. Plus tard. La crinière pleurait sur les yeux du cheval. C’était lui le plus appliqué, le plus effacé. La truie était trop nue, la brebis trop habillée. Une poule était amoureuse d’une vache. Elle la suivait, enfermée entre quatre pattes. Est-ce que je m’en vais ? Je ne serai jamais rassasiée du poulain suivant sa maman. Une génisse se mit à courir, j’attendis le renouveau de l’harmonie pour partir. Scintillements lucides des marches du métro, je ne vous oublie pas. Le poème qui gonflera ma gorge jusqu’à la grosseur d’un goitre sera mon poème préféré. Que je ne meure pas avant que la musique des astres me suffise. Assise sous un pommier chargé de pommes vertes et roses, je trempai ma plume dans l’encrier et, en ne pensant à rien, j’écrivis la première phrase de L’Asphyxie : « Ma mère ne m’a jamais donné la main. » Légère de la légèreté de Maurice, ma plume ne pesait pas. Je continuai avec l’insouciance et la facilité d’une barque poussée par le vent. Innocence d’un commencement. « Racontez votre enfance au papier. » Je racontais. Les fureurs du paon dans l’herbage, ses gloussements métalliques m’interrompaient. Le paon se calmait, ma plume se reposait sous la course de deux papillons qui se poursuivaient. Les oiseaux soudain se taisaient alors je suçais mon porte-plume : le plaisir de prévoir que ma grand-mère allait renaître, que je la mettrais au monde, le plaisir de prévoir que je serais le créateur de celle que j’adorais, de celle qui m’adorait. Écrire... Cela me semblait superflu pendant que je me souvenais de ma douceur pour elle, de sa douceur pour moi. J’écrivais pour obéir à Maurice. Je crains l’humidité. Je cessai d’écrire lorsque l’herbe mouilla ma jupe. Le soir, je montrai mon devoir à Maurice. Il lisait, j’attendais la bonne ou la mauvaise note. - Ma chère Violette vous n’avez plus qu’à continuer, me dit-il. »[18]
Le passage se situe en 1942, Violette Leduc a rejoint Maurice Sachs dans un petit village de Normandie où, juif mais surtout criblé de dettes, Sachs se cache. Il écrit Le Sabat [19] . Mme Meulay est une femme du village à l’orée duquel les deux personnages habitent. Gérard est un jeune réfugié juif dont Violette Leduc jalouse l’amitié littéraire qu’il entretient avec Sachs. Car Violette Leduc aime Maurice Sachs qui la repousse avec l’ambiguïté et la cruauté de son curieux tempérament.
C’est le premier des « repentirs »
Violette Leduc commence d’écrire dans le remords d’une relation manquée, dans la contrition d’un désir refoulé pour une union bâtarde : entre un homosexuel misogyne et une lesbienne mariée avec un homme. En ordonnant à son amie d’écrire « ce qu’elle lui raconte », Maurice Sachs relègue en effet au livre à venir l’histoire qu’ils ne vivront pas ensemble. C’est d’une rupture dont il s’agit, mais c’est aussi de retrouvailles, et de rencontre, autrement dit de repentir au sens pictural d’une correction apportée à l’œuvre en cours d’exécution, qui laisse voir les différents états de la reprise : « Ma chère Violette vous n’avez plus qu’à continuer, me dit-il ». Le passé simple de l’incise marque la séparation des voies que les deux personnages vont désormais suivre, côte à côte, mais chacun de son côté, comme deux habitants du langage à jamais séparés par la recherche commune d’un passé singulier. (Je précise que le récit que Maurice Sachs écrit alors est sous-titré « souvenirs d’une jeunesse orageuse »). De même que Gérard aime Maurice « dans les poèmes d’Apollinaire », de même ce n’est qu’en prenant à son tour le chemin personnel de l’écriture des « souvenirs », autrement dit en s’éloignant de l’objet de son désir dans la remémoration littéraire, que Violette Leduc rejoint Sachs, ou du moins qu’elle s’approche au plus près possible de l’amour qu’il ne lui aura pas donné.
« La littérature mène à l’amour, l’amour mène à la littérature ». Le chiasme donne à lire l’irrémédiable écart qui sous-tend tout désir, amoureux ou littéraire. Loin d’en résoudre la tension, le « rapport » (au double sens de la relation et du récit) que Leduc fait de son passage à l’acte d’écrire, aggrave le chiasme. En effet le texte ne coïncide ni n’aboutit, et loin de réunir, il sépare : la vie du livre, et Maurice de son désir bâtard pour une union impossible. La figure du chiasme est reprise à la fin du passage lorsque la narratrice prévoit le retour, dans le récit, du personnage de sa grand-mère décédée dans la vie : « le plaisir de prévoir que je serais le créateur de celle que j’adorais, de celle qui m’adorait ». Et plus loin : « je me souvenais de ma douceur pour elle, de sa douceur pour moi ». Le repentir est ici lisible. L’épanorthose qui fait à la phrase se reprendre n’efface pas la version corrigée. Elle l’accroit, elle fait travailler ses possibilités, elle génère une ambigüité dans la temporalité de la phrase qui laisse au lecteur l’espace de reprendre et la place d’interpréter. Grâce au geste littéraire qui marie les temporalités que la vie scinde, l’imparfait de « celle que j’adorais », qui renvoie au passé révolu de l’enfance, s’accorde à la forme du futur proche « ma grand-mère allait renaître ». La naissance de l’amour de la narratrice pour Fidéline[20] s’annonce soudain : à lire dans le récit annoncé. En outre, le déplacement des pronoms personnels et des adjectifs possessifs manifeste d’un tourner autour du rapport amoureux entre la petite-fille et la grand-mère que l’auteur approche en prenant soin de ne pas en réduire le « plaisir ». Le jeu que le chiasme imprime aux énoncés laisse au lecteur éprouver un potentiel de rapports en devenir en place du récit attendu d’une « vie individuelle ».
Le projet d’écriture s’affiche. Nulle dichotomie ne résistera au passage à l’écrit : ni la séparation radicale entre la vie et la mort, ni la catégorisation des rapports qui prive machinalement l’amitié de l’amour, l’individu du pluriel, et le texte d’une existence « réelle ». Par ailleurs, le texte ne comblera pas la vie : il y mène. Et vice-versa, la vie ne suffira pas à l’écrit : elle y conduit. Entre ces deux pôles aussi irréductibles qu’inconciliables, le chemin à parcourir reste introuvable. Sans fin et chaque fois unique, le présent de la lecture promet l’avènement du récit.
C’est le miracle du repentir
Au lieu d’une absence de raccord, l’écriture génère une réciprocité nouvelle qu’il revient au lecteur de mettre à l’épreuve de ce que Lejeune appelle une « autobiographie ». Le tableau que la narratrice fait des animaux dans le champ met ainsi en scène le spectacle d’un inaccordable momentanément concilié dans la reprise du texte par la lecture. Les verbes (« pleurait »), les adjectifs (« appliqué », « effacé », « nue », « habillée »), les noms (« sa maman »), l’expression (« était amoureuse »), que la narratrice attribue aux animaux personnifient les bêtes ; tandis que le verbe dont elle est le sujet, « rassasier », est amphibie. Le mélange des genres trouble le système de la référence. C’est pourtant sur le terme d’ « harmonie » que le paragraphe finit. Plus insidieusement, le mélange des genres altère l’ « identité » du sujet de la narration et il discrédite l’autorité de sa posture d’énonciation. Le verbe « pleurer » que la narratrice associe à la crinière du cheval répond trois lignes auparavant de sa propre personne : « Je marchais par cœur, l’œil sec je pleurais ». A l’oreille, la conjugaison est la même que dans l’occurrence du paragraphe d’après, mais à l’œil elle se distingue : « La crinière pleurait sur les yeux du cheval ». Du « -ais » au « -ait », la personne sujet a décliné, de la première elle est passée à la troisième, qui plus est, à une troisième personne animale, même pas, objet : c’est de « la crinière » et non du cheval que répond la terminaison du verbe. Un croisement bâtard se produit entre l’œil de la narratrice et les yeux « effacés » du cheval sous le regard troublé du lecteur. La logique de la description sature. Le « sujet » de l’écriture déborde de la place que l’autobiographie lui réserve ; il coule et salit le récit d’une « existence propre » que préconise Lejeune.
Se dessine le repentir
Au sens de la boucle de cheveux que la crinière du cheval dénature, et que le verbe « pleurer » fait couler d’un paragraphe à l’autre, mêlant la personne à la bête par l’intermédiaire du phraser. Voilà donc comment se présente ce que Philippe Lejeune appelle le « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence » : au lieu d’une histoire ficelée d’avance, une folie poétique défait toute chronologie. Où l’inconvenance des images et le brouillage des repères narratifs génèrent ce qui ne peut en aucun cas être réduit à un récit « réel » ou psychologique. Car si le mot de « cœur » émerge, lié sans rimer au verbe « pleurer » ; si la poule « amoureuse d’une vache » et la crinière larmoyante du cheval évoquent une peine de cœur que la narratrice pudiquement tairait ; si l’inconvenance de la truie trop nue et la drôlesse de la brebis trop habillée dénaturent la « propre existence » des bêtes pour suggérer le malaise d’une énonciation bâtarde qui a pour origine le verbe « emmerder », ces fictions de l’interprétation ne suffisent pas à expliquer la force qui submerge la dérision du passage.
Le texte se donne à éprouver, et non à comprendre, si ce n’est au sens littéral d’un prendre avec, d’un s’y prendre avec, d’un s’y perdre à la suite de la narratrice qui s’abandonne à l’injonction de « Maurice ». « J’écrivais pour obéir à Maurice ». L’auteur ne dresse pas le compte-rendu d’une vie accomplie : elle s’adresse aux amours non avenus, elle épuise l’impuissance du discours à remplacer le perdu. Elle s’accroche à la phrase et elle suce la substantifique moelle du vocabulaire, ranimant les formules figées du langage. Les expressions « par cœur » ou « porte-plume » reprennent ainsi une vitalité. Le « cœur » se remet à battre dans le corps du syntagme ; et la plume s’envole. Le texte se surprend à jouir de ses défauts de jonction, de ses ruptures de construction, de ses aberrations, autrement dit de son « calvaire » de récit bâtard.
Le repentir de l’amour
De fait, pour Sachs le repentir découvre la trace d’un amour déçu plus ancien, que l’écriture en recouvrant paradoxalement libère.
« ... en ne pensant à rien, j’écrivis la première phrase de L’Asphyxie : "Ma mère ne m’a jamais donné la main." Légère de la légèreté de Maurice, ma plume ne pesait pas. Je continuai avec l’insouciance et la facilité d’une barque poussée par le vent. Innocence d’un commencement ».
Légère, légèreté, plume, insouciance, facilité, innocence... le ton de la narration est déplacé. Littéralement, l’auteur déplace l’ « accent » que Philippe Lejeune met sur le récit de la « vie individuelle » de l’autobiographe. Dans le récit de La Bâtarde, l’accent n’est pas mis sur « l’histoire de la personnalité » de l’auteur, mais sur la lecture que l’auteur fait de sa propre écriture. La lecture est montrée qui découvre le texte, au double sens de la découverte : d’une part elle témoigne d’une prise de connaissance, c’est-à-dire de la reprise du récit par une nouvelle instance. D’autre part, elle met en scène l’écriture et la lecture de l’œuvre, elle raconte la génération de l’écrit. « J’écrivais », « Il lisait » : toujours déjà, l’instance lectrice assiste à la reprise du texte. Le lecteur prend ainsi connaissance, non pas de la « personne réelle » de l’auteur mais - du jeu linguistique qui donne à lire un récit. La « légèreté » du souffle qui donne naissance à L’Asphyxie n’est donc pas contradictoire avec le titre du livre. Elle renvoie à « la légèreté de Maurice » c’est-à-dire au peu de poids que le personnage accorde à l’amour que Violette Leduc lui porte ; elle rapporte la souffrance d’un récit qui s’érige à partir d’un manque de coïncidence du désir. Le terme de « légèreté » témoigne de l’ironie de l’auteur vis-à-vis de son personnage et, partant, de la distance matérielle du mot qui à la fois condamne son amour et délivre le récit. Là se découvre « un monde en liberté » : dans le jeu du langage et non sous le « je » de la « personne réelle » de l’auteur. Dans l’ « innocence d’un commencement » à sans fin générer, à mettre à l’épreuve, à tenter. Si la plume ne pèse pas en confessant le désamour maternel, c’est qu’elle est toujours déjà portée par le vent de la phrase, qui déjà file la métaphore des oiseaux, ceux qui portent plume...
Ce n’est donc pas la naissance d’un écrivain que raconte le passage à l’acte d’écrire de Violette Leduc, mais c’est la découverte de la lecture en place du « sujet » qui écrit, grâce à quoi la bâtarde sur-vit à « la personne réelle ». Nulle « vie individuelle » ne résiste au passage à l’écrit : tandis que déjà s’accroit la sur-vie, au sens de la vie en excès, plurielle, du réseau des lignes et des images qui forment le texte. Mais aussi, et de manière inséparable, il y a la survie au sens d’une vie toujours déjà reprise, d’une reprise de souffle après la prise de connaissance de la bâtardise, d’un sursis du sujet de l’énonciation que le lecteur relaie. Le repentir du désir que Violette Leduc réprime pour Maurice Sachs retourne un oubli douloureux de l’histoire, il laboure une blessure du récit. C’est « en ne pensant à rien » que Violette Leduc écrit la première phrase du livre qui marque son avènement d’écrivain. Elle tire le « sujet » de l’énonciation de L’Asphyxie du néant de la page blanche, du chaos du langage, du « rien » qui précède l’écrit, autrement dit d’une absence d’amour, d’un défaut de lien, de l’impuissance de la mémoire à satisfaire le désir. L’œuvre tout entière résonne de la découverte de cette faille à l’origine du discours. La chair du récit reste marquée par la parataxe, la phrase a le souffle court, la logique est bâtarde qui enchaîne les paragraphes. Tandis que la « légèreté » du ton discrédite le travail qui ce faisant trame un livre.
Telle est la tension du repentir
Le sujet de l’énonciation n’a pas pris la parole que celle-ci est déjà coupée par la narration, comme le blé de la route dans le texte. Le re-trait met à nu le champ déserté du langage : il laisse voir la perte, il montre la séparation du « sujet », il pleure la mort de « l’auteur ». Le repentir assiste une naissance bâtarde. Une étrange scène d’accouplement se dessine ainsi en filigrane au moment où le « sujet » de l’écriture s’engendre :
« Je racontais. Les fureurs du paon dans l’herbage, ses gloussements métalliques m’interrompaient. Le paon se calmait, ma plume se reposait sous la course de deux papillons qui se poursuivaient. Les oiseaux soudain se taisaient alors je suçais mon porte plume : le plaisir de prévoir que ma grand-mère allait renaître... ».
Véritablement ici, l’histoire se « poursuit » entre les lignes, à l’image des papillons volages, et le fil du récit reprend à tire-d’aile. Un réseau de significations imprévues force l’intelligibilité du texte ; où vie et mort, humain et animal, masculin et féminin, sujet et objet, silence et cris trament une toile où l’auteur est prise au propre jeu du texte. « Je crains l’humidité. Je cessai d’écrire lorsque l’herbe mouilla ma jupe ». Les deux occurrences du pronom personnel de première personne se contredisent : la première renvoie à un présent de vérité général, l’autre au passé simple d’un événement révolu. Or dans la logique folle du récit, la temporalité s’emballe, l’humidité des images transperce le temps de l’énonciation. Littéralement, la place de l’auteur est mouillée, comme si l’encre n’avait pas encore séché, comme si la lectrice continuait d’impressionner la page de ses remords de mal aimée.
C’est bien l’économie du « repentir »
Une écriture qui pleure à la place de l’auteur. Le trajet de la plume sur le papier n’en finit pas de tirer sa larme sous le regard « appliqué » du lecteur. Le point de vue est confus. Dans le flou, le pacte est tenu, ce « pacte autobiographique » que définit Lejeune mais que dénature Leduc. « Scintillement lucides des marches du métro, je ne vous oublie pas. Le poème qui gonflera ma gorge jusqu’à la grosseur d’un goitre sera mon poème préféré. Que je ne meure pas avant que la musique des astres me suffise ». Le paragraphe invite le lecteur à accomplir à son tour un geste de repentir : c’est-à-dire à revenir 100 pages en arrière dans le livre, et à reprendre le récit à la page 311 (dans l’édition originale), au moment où Violette sort de la salle de la rédaction, lorsque grâce à Maurice, elle a été engagée pour écrire de petits récits :
« Toi écrire oh la la parlons-en chuchotèrent dans mes yeux les paillettes d’un escalier de métro. […] Je vous décrirai. Tu n’en seras pas capable. […] Il faut que cela reste dans la gorge ? Absolument »[21].
« Que cela reste dans la gorge » : le repentir ne soulage ni ne libère : il entrave et asphyxie. Il retourne la plume dans la plaie du langage. Il bloque la sortie du souffle au moment charnière d’ « une route à prendre » ; dans le « calvaire » d’un « arbre à choisir ». C’est le moment crucial du passage à l’acte d’Ève dans le récit biblique de la Genèse ; c’est l’instant indécidable de la prise de connaissance de la mort à l’œuvre dans tout désir. Et c’est dans la tension du geste d’écrire, entre le « réel » et la page, dans une sécrétion bâtarde de la nature d’un « goitre », que l’autobiographe s’engage : « Que je ne meure pas avant que la musique des astres me suffise ».
*
C’est donc bien de « superflu » dont il est question, dans le récit du passage à l’acte d’écrire de Violette Leduc, comme elle l’écrit : c’est-à-dire du flot intarissable (super flux) d’une « voix totale » pour reprendre le rêve de Schlegel d’une « humanité totale ».
La voix « autobiographique » de Violette Leduc s’énonce au futur de l’indicatif (« Le poème qui gonflera ma gorge jusqu’à la grosseur d’un goitre »). Elle s’affirme dans le silence des sphères, elle croît de ce qui l’affame, à la manière dont Ève choisit de cueillir l’interdit. Elle promet la légitimité bâtarde du littéraire. Où, comme elle l’écrivait de l’œuvre de Jean Genet, « La plus grande noblesse […] côtoie la plus grande obscénité »[22].
La Bâtarde s’ajoute à « la vie réelle », le texte ne s’identifie pas à « la personne ». Le récit creuse le manque et sa lecture sature la souffrance du texte. Le livre donne lieu à un autre genre de transposition que celui de la « personnalité » d’un auteur dans un écrit. Il s’agit de transposition poétique c’est-à-dire de transformation, à la façon dont la métamorphose d’une chenille fait pousser des ailes au papillon ; où « prévoir » ne signifie pas programmer, maitriser, agir avec intention, mais avec attention, c’est-à-dire avec tendresse et disponibilité. Afin de percevoir d’autres genres de rapports possibles au moment de l’énonciation. Afin non pas de « prendre connaissance » mais de tendre à naître-avec-les différences, et libérer le « sujet » de l’écriture du carcan d’un « genre », qu’il soit littéraire, biologique ou grammatical.
Appendices
Notes
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[1]
Violette Leduc : correspondance, 1945-1972, Les Cahiers de la N.R.F., Gallimard, 500 p. Textes choisis, établis, annotés et préfacés par Carlo Jansiti. Avril 2007.
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[2]
Friedrich Schlegel, « Fantaisie en style dithyrambique sur la plus belle situation », Lucinde (1799), trad. J.J. Anstett, Aubier Flammarion, 1971, p.61.
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[3]
Séminaire de Mireille Calle-Gruber, Centre de Recherches en Études Féminines et de Genre (CREF/G). Sorbonne-Nouvelle, Paris 3.
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[4]
Judith Butler, Trouble dans le genre (Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, 1999) / traduit par Cynthia Kraus, La Découverte, 2005.
-
[5]
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t.I, Gallimard, 1966.
-
[6]
Sur la vie de Violette Leduc, voir Carlo Jansiti, Violette Leduc, biographie, Grasset, 1999.
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[7]
Violette Leduc, L’Asphyxie, Gallimard, 1946.
-
[8]
Hors série Littérature, 1966. Publication intégrale par Carlo Jansiti chez Gallimard, 2000.
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[9]
Violette Leduc, Ravages, Gallimard, 1955.
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[10]
Violette Leduc, La Bâtarde, Gallimard, 1964.
-
[11]
Violette Leduc, L’Affamée, Gallimard, 1948.
-
[12]
Violette Leduc, La chasse à l’amour, Gallimard, 1973.
-
[13]
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, 1975, p14.
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[14]
Idem., p.23.
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[15]
Mireille Calle-Gruber, « Tourner autour », dans La Différence sexuelle en tous genres, (sous la direction de Mireille Calle-Gruber), revue Littérature, n°142, juin 2006, p.89
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[16]
Voir Jean-Jacques Rousseau, incipit des Confessions (1782-1789).
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[17]
Violette Leduc, La Bâtarde, op.cit., p.19.
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[18]
Idem., p.399-400.
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[19]
Maurice Sachs, Le Sabbat. Souvenirs d’une jeunesse orageuse, Corrêa, 1946.
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[20]
C’est le nom de la grand-mère de Violette Leduc.
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[21]
Violette Leduc, La Bâtarde, op.cit., p.311.
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[22]
Lettre à « Alain », 29 mars 1948, dans Violette Leduc : correspondance, 1945-1972, op.cit.