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« Le Festival International du Film a pour objet, dans un esprit d’amitié et de coopération universelle, de révéler et de mettre en valeur des œuvres de qualité en vue de servir l’évolution de l’art cinématographique et de favoriser le développement de l’industrie du film dans le monde ».

Article premier du règlement du Festival International du Film de Cannes.

En mai 2007, Le Festival de Cannes a fêté, appuyé d’un fort retentissement médiatique, son 60e anniversaire. Pourtant, en mai 1968, nul n’aurait pu parier sur la pérennité et la légitimité de cet événement culturel national et international. Trop accaparés par les foisonnants événements parisiens, chercheurs et intellectuels ont négligé de porter leur attention sur l’interruption en 1968 de cette manifestation somme toute mondaine. Et même depuis lors, peu d’ouvrages - parmi la masse imposante de volumes portant sur le sujet - ont abordé de façon détaillée ce qui s’est passé cette année-là à Cannes. Il semble même que ni la 61e édition du festival ni le brassage médiatique autour du quarantenaire de mai 68 ne sont allés dans le sens d’une réparation à ce manquement, les références au cinéma et davantage encore au Festival de Cannes à cette époque ayant été par trop allusives. La perturbation du Festival, qui a entraîné son interruption, a été reléguée - et le demeure - au rang de fait mineur de la contestation. Il convient pourtant de lui rendre sa juste place.

L’interruption - unique à ce jour - du Festival de Cannes est la preuve que mai 68 n’a pas uniquement marqué la capitale française. En province, cet événement majeur a eu des incidences non moins importantes. L’engagement successif des étudiants, réalisateurs et intellectuels traduit l’interconnexion directe entre politique et culture. L’année 1968 a bien connu un mouvement social de libération et de revendication, tant politique que culturel, d’ampleur nationale. Cette manifestation atteste également de l’aspect multidimensionnel et multiforme de la crise internationale. Le présent article, écrit bien après les faits, fournit des explications qui ne sont pas celles d’un témoin ou d’une personne contemporaine des événements. De plus, l’augmentation et la multiplicité des interprétations relatives à mai 68 engendrent des conflits d’interprétations.[1]

Le Festival de Cannes jusqu’en 1968 : le fonctionnement d’une institution nationale

C’est en 1946 que fut fondé le Festival International du Film[2]. Sa mission consistait à supplanter la Mostra de Venise, festival alors sous la coupe du fascisme. La portée militante était clairement affichée et revendiquée dès l’origine. Des obstacles dus à la politique conjoncturelle rendirent ses débuts difficiles. Peu à peu, l’évènement mondain s’institutionnalisa sous l’égide de l’État, jusqu’à prendre une dimension commerciale.

L’engagement originel dans un contexte politique bouleversé : les débuts difficiles

« A la fin des années 1930, choqués par l’ingérence des gouvernements fascistes allemand et italien dans la sélection des films de la Mostra de Venise - inaugurée en août par le docteur Goebbels -, Emile Vuillermoz et René Jeanne soumettent à Jean Zay, ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, l’idée d’un festival international du cinéma en France. »[3]

Américains et Britanniques soutenaient le projet d’un festival et, finalement, parmi plusieurs villes candidates dont Vichy, Biarritz et Alger, Cannes l’emporta. Philippe Erlanger en fut le premier délégué général. L’affiche crée par Jean-Gabriel Domergue annonçait la première édition du festival pour septembre 1939, du 1er au 30, sous la présidence de Louis Lumière. Mais le jour de l’ouverture officielle, le 1er septembre, les troupes allemandes pénétraient en Pologne : deux jours après, la France déclara avec la Grande-Bretagne la guerre à l’Allemagne. La politique mondiale eut raison de ce festival qui s’inscrivait d’emblée dans une forte interaction avec le politique. Ceci préfigure son rôle de réceptacle des crises françaises et des tensions internationales.

Mort-né, le projet résista pourtant et ressurgit en 1942. C’est seulement en 1946 que fut fondé le Festival International du Film, organisé par l’Association Française d’Action Artistique, sous l’égide des Ministères des Affaires Etrangères, de l’Éducation Nationale et du Centre National de la Cinématographie (CNC). La première édition se déroula finalement dans l’ancien Casino de Cannes entre le 20 septembre et le 5 octobre 1946, financée conjointement par le Quai d’Orsay et la ville de Cannes. Son succès fut considérable alors même que les conditions de l’après-guerre n’étaient pas des plus favorables. La première édition connut un mouvement de grève continu de la part des commerçants qui protestaient contre la gratuité des projections de films proposée par les organisateurs. Quant à la seconde édition, elle se fit de justesse : devant le refus du gouvernement de financer un festival annuel, le syndicat fit construire, dans la précipitation et à la demande du Docteur Picaud, Maire de Cannes, le Palais des Festivals[4]. C’est de cette époque que date la présence de la Fédération CGT des syndicats du spectacle au conseil d’administration du festival.[5] Le palmarès de 1947 récompensa des films à sujet politique et social.

Les éditions de 1948 et de 1950 n’eurent pas lieu, officiellement pour des raisons budgétaires, mais officieusement du fait du contrat avec la Mostra de Venise alors soucieuse d’établir une alternance entre les deux festivals, décision qui fut finalement prise au printemps 1951. Ce n’est qu’en 1955 que fut créée, à l’initiative de Robert Favre Le Bret, la Palme d’Or qui remplaça le Grand Prix décerné jusqu’alors. Par la suite, l’événement prit de l’ampleur : fondation du Marché du Film en 1959, création en 1962 de la sélection parallèle, La Semaine Internationale de la Critique. Le festival à ses débuts cherchait sa place et se battait pour exister : sa légitimation passait par son institutionnalisation en France et en Europe. L’aspect commercial et économique, la présence toujours accrue de sponsors et de journalistes participa - et participe encore - également de son incessant développement.

Le protocole cannois sous haut patronage de l’État

Dès les débuts du festival, les journalistes arrivèrent en masse pour couvrir l’évènement mondain, notamment lors des projections et des conférences de presse qui leur étaient réservées[6]. L’esprit qui y régnait était davantage axé sur les rencontres que sur les films projetés, du fait du poids de la censure qui écartait tout film au contenu trop politique ou susceptible de prêter à controverse. En effet, sous la fête et les paillettes se cachait un système très codifié et contrôlé par l’État. En 1947, Robert Favre Le Bret devint le directeur du Festival de Cannes et instaura la Commission de sélection. Le principe était le suivant : le CNC donnait « à la commission de sélection les dates et règlements des autres festivals internationaux en précisant les délais de l’envoi des films »[7]. Les producteurs informés pouvaient alors envoyer leur film à la Commission qui établissait une sélection dont elle avait l’exclusivité et la primauté. Cependant, les films devaient être conformes aux règles de censure de l’époque : le choix, apparemment libre, était soumis à validation des Ministères en charge de la Cinématographie et des Affaires étrangères. Le ministère de la Culture tenait un rôle prédominant dans le bon fonctionnement de l’événement.

Concernant les films soumis à la Commission, ils étaient sélectionnés à cette époque par les États qui les fournissaient, les imposaient et qui ensuite faisaient pression sur le jury pour l’attribution des prix. Les organisateurs du festival ne pouvaient qu’agréer et présenter un cinéma édulcoré qui traduisait l’idéologie dominante à la solde de l’État. Ce processus dura jusqu’en 1972, date de création de deux comités de sélection, l’un pour la France et l’autre pour le cinéma international.[8] Cette participation des États n’était pas sans créer parfois des problèmes d’ordre diplomatique ou susciter des scandales, dans les cas extrêmes où la censure s’attaquait à un film. « Le règlement du festival stipulait que les films projetés ne devaient pas heurter la sensibilité des autres pays présents à Cannes (article 5 du règlement) »[9]. Cependant, cela n’empêcha pas certains films censurés, interdits ou condamnés dans leur propre pays d’être reconnus et récompensés ; c’est là même un des points forts de ce festival. Ainsi, en amont comme en aval, l’État exerçait un fort contrôle sur cette institution culturelle qui en 1968 allait davantage inscrire son rapport au politique, pourtant d’une autre nature.

Les événements de mai : la manifestation cannoise ou le paroxysme des contestations

L’annulation du Festival de Cannes n’est pas à considérer comme un élément isolé en tant que tel, mais bien plutôt comme le faîte d’un mouvement beaucoup plus général qui s’inscrivait dans un contexte international. Cet évènement, faisant suite à une contestation qui avait germé plusieurs années auparavant, parvint, après une longue maturation, à la fois à son apogée et à son terme en mai 68.

Signes avant-coureurs de la contestation : la Nouvelle Vague et « l’affaire Langlois »

L’annulation du Festival fut le point culminant d’un mouvement culturel international. La Nouvelle Vague - expression née sou la plume de Françoise Giroud en octobre 1957 - traduisait la volonté d’un renouvellement du cinéma français. Portée depuis 1954 par un groupe de jeunes critiques et cinéastes, elle fustigeait le cinéma américain classique et remettait radicalement en cause l’écriture cinématographique. Cette « poussée libertaire plus globale de la jeunesse contre l’ordre bourgeois et les normes sociales archaïques et traditionnelles »[10], entraîna dans son sillage Les Cahiers du Cinéma. C’était une insurrection contre l’autorité, l’académisme, la manière traditionnelle de faire du cinéma et la montée en puissance de la télévision, nouveau médium de communication idéologiquement contrôlé par l’État. Les acteurs de la Nouvelle Vague - d’ailleurs très connue et grandement propagée grâce à Cannes qui a fait connaître les films de Truffaut, Resnais, etc. - voulaient passer à l’action. L’affaire Langlois allait leur en fournir l’occasion.

Pour certains, mai 68 n’a pas commencé en mars ni en mai, mais bien avant, le 9 février, au cours d’un événement apparemment anodin : André Malraux, ministre des Affaires Culturelles du général de Gaulle, démit de son poste Henri Langlois, père de la Cinémathèque française depuis sa fondation en 1936. Le poste de directeur fut alors confié à Pierre Barbin, directeur des festivals de Tours et d’Annecy. Cette ingérence croissante de la part de l’État qui désirait devenir majoritaire au conseil d’administration de l’institution, pour contrôler l’utilisation des subventions allouées par le ministère des Finances, mit le feu aux poudres. Le prestige de Malraux, homme des Maisons de la culture et du « musée de l’imaginaire », demeuré intact malgré l’interdiction de « La Religieuse » de Rivette, se trouva sérieusement remis en cause. Ce revirement de politique culturelle tenait également au désir des fonctionnaires du CNC et de l’ORTF de mettre la main sur l’indépendante Cinémathèque et au fait que « la richesse et le prestige international de sa Cinémathèque excitaient les convoitises de l’État. En échange de son soutien constant, de l’obtention de la magnifique salle du palais de Chaillot et d’une participation financière de l’État de plus en plus importante, Malraux avait obtenu de Langlois que ses représentants entrent au conseil d’administration et qu’un directeur administratif et financier « sérieux » et « sûr » puisse rationaliser une gestion jugée « anarchique ».[11]

Truffaut, scandalisé, prit la tête d’une offensive contre le ministre de la culture. Les amis de Langlois refusaient de voter si celui-ci ne retrouvait pas son poste de directeur. S’ensuivit une série d’articles en faveur de Langlois et la contestation s’organisa : pétitions, réunions au local des Cahiers du Cinéma, mobilisations en tous genres (menaces de récupération des copies en dépôt, la plupart appartenant à Langlois lui-même et non à l’État ; interdictions de programmations à la Cinémathèque ; perturbation des projections le 12 février ; télégrammes de protestation ; pression exercée par la presse). Les cinéastes partirent en guerre - « totale » aux dires de Chabrol - :

« Le 14 février, c’est la "journée des matraques". A l’appel des "Enfants de la Cinémathèque", trois mille personnes se regroupent sur l’esplanade du Trocadéro et se dirigent vers la salle. La police bloque l’accès par les jardins, Godard réussit à franchir l’obstacle (…). Les manifestants contournent alors le bâtiment et tentent de passer par l’avenue Albert-de-Mun. Les flics chargent, le sang coule, on soigne Truffaut sous un porche, Tavernier a le visage en sang, Godard perd ses lunettes avant de donner le signal de la dispersion (…). "L’Affaire Langlois" tourne à la révolte contre l’autoritarisme des pouvoirs publics : c’est le poète contre le ministre. »[12]

Le 15, une conférence de presse du Comité de défense de la Cinémathèque réunit Rouch, Godard, Rivette, Renoir, Nicholas Ray, Marcel Carné, Simone Signoret, Michel Piccoli et Jacques Prévert.

Selon Rouch, « une révolution culturelle est en train de commencer » à Paris et elle se poursuivit jusqu’à Cannes. L’affaire devenait de plus en plus politique : Pierre Mendès France s’en mêla et François Mitterrand intervint à l’Assemblée Nationale. Le 18 mars eut lieu une seconde manifestation : derrière Jean Marais, jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague et étudiants (dont le jeune Daniel Cohn-Bendit !) envahirent les bureaux de la « Barbinthèque » pour s’opposer au vieux cinéma. Le 22 avril, Malraux capitula : « l’assemblée générale décide que la Cinémathèque s’affranchit de la tutelle de l’État qui coupe ses subventions mais apure les dettes et laisse à Langlois la salle Chaillot. »[13] Henri Langlois retrouva ses fonctions le 2 mai, « la Cinémathèque est pauvre mais libre ». Esprit contestataire, politisation du mouvement, discours anti-autoritaire et modalités d’actions qui allaient perturber la France en mai, tout était en place. Cette affaire préfigura et se prolongea donc dans ce qui allait se produire à Cannes. La manifestation cannoise, l’une des nombreuses expressions de la vague de mécontentement, est donc à replacer dans un grand retour en force du politique dans les problématiques culturelles. Ainsi que le souligne Michel Winock, tout ce qui s’est passé durant le mois de mai 1968 a davantage cristallisé des éléments épars déjà présents et sous-jacents bien avant cette période.[14]

De la sélection officielle prophétique à la semaine du 13 au 19 mai : un autre Mai 68 ?

La vingt-et-unième édition du Festival de Cannes de 1968 devait se dérouler du 10 au 24 mai. Le jury, présidé cette année-là par le Français André Chamson, comprenait Claude Aveline, Paul Cadeac d’Arbaud, Jean Lescure et Louis Malle - également français - , Monica Vitti (Italie), Boris von Borrezholm (Allemagne), Veljko Bulagic (Yougoslavie), Jan Nordlander (Suède), Roman Polanski (États-Unis), Rojdestyenki (URSS) et Terence Young (Grande-Bretagne). Plusieurs titres de films prévus en sélection officielle sont très significatifs en ce qu’ils traduisaient l’atmosphère régnant à cette époque. C’est ce que souligne Robert Favre Le Bret en évoquant « Au feu les pompiers » de Milos Forman et « La pierre lancée » [15] . 32 longs métrages étaient prévus dont, à titre d’exemple, les films évocateurs tels que « Anna Karénine » d’Alexandre Zarkhi, « Les Protagonistes» de Marcello Fondato, « Il ne faut jamais parier sa tête avec le diable » de Federico Fellini et « The Long Day’s Dying » de Peter Collinson. Le 10 mai 1968, la reprise de « Autant en emporte le vent » fit comme convenu l’ouverture du Festival de Cannes, malgré quelques signes de malaise. L’Association française de la critique de film demanda l’interruption du Festival pour le 13 mai, date du début de la grève générale qui permit au mouvement de s’élargir. Les étudiants commençant à envahir le Palais des Festivals, dans un mouvement de solidarité avec les événements parisiens. Les manifestations affectaient désormais la France entière et touchaient tous les domaines.

Côté presse, seul un journaliste (Raoul Mille dans France Sud Magazine) protesta franchement contre le maintien du festival :

« Ce ne sont pas les portes du paradis, mais celles de l’enfer. L’enfer d’un cinéma qui survit. Un cinéma grossiste, un cinéma pour manger sa soupe. Cannes ne sert à rien. Tel est le jugement sans pitié des jeunes en colère. L’arrivée du Festival de Cannes, pour les jeunes gens en colère, fait figure de trouble-fête. »

Cependant, les projections qui reprirent le 14, furent de plus en plus perturbées, coupées. Le 18 mai au matin, Truffaut et Godard menèrent la rébellion, accompagnés de Claude Berri, Orson Welles, Jean-Gabriel Albicocco, Claude Lelouch et de quatre membres démissionnaires du jury (Monica Vitti, André Chamson, Louis Malle, et Roman Polanski) : ils pénétrèrent dans la grande salle du Palais et exigèrent l’interruption de la projection de « Peppermint frappé » de Carlos Saura. Godard s’accrocha même aux rideaux pour obtenir gain de cause. Ainsi, dans leur soutien au mouvement étudiant, intellectuels et réalisateurs interrompirent eux-mêmes « leur » festival et le remplacèrent par de houleux débats : ils sentaient qu’il ne s’agissait pas de leur festival, entièrement chapeauté par les décisions politiques, aussi prirent-ils le relais des étudiants pour devenir les acteurs majeurs de la contre-manifestation. Ils firent à Cannes leur révolution culturelle. Ce qui n’était au départ que simple soutien prit rapidement un ton contestataire en matière culturelle et cinématographique : sur leurs revendications propres, mais s’appuyant sur un même fond, allaient s’affirmer toutes autres.

Pour Truffaut, en relation directe avec l’Assemblée d’information et d’Action du Cinéma Français « rassemblant le 17 mai 1968 plus de 1000 professionnels réunis à l’École Nationale de Photographie et de Cinématographie de la rue de Vaugirard », c’était la solidarité avec les étudiants et les ouvriers qui primait, tout comme le clamait Claude Berri pour qui il ne s’agissait pas de créer un scandale, mais bien de ne pas ignorer les évènements qui se passaient en France. La vague de réalisateurs qui déferla sur la Croisette désirait se faire entendre, changer la règle du jeu : un Comité de Réforme du Cinéma fut évoqué, tout comme le fait que le Comité de Défense de la Cinémathèque Française puisse devenir le Comité de Défense du Cinéma Français. Dans un souci démocratique, Jean-Louis Bory alla même jusqu’à avancer l’idée que les notes d’hôtel des « camarades » fussent versées au compte des différents producteurs présents à Cannes, autrement dit les riches qui travaillaient dans le monde du cinéma[16].

Voici une retranscription des propos tenus, en pleine cohue, par les principaux réalisateurs qui œuvrèrent en faveur de l’interruption du festival.

Truffaut : « Ce que je crois quand même, c’est que tout ce qui est un peu digne et important s’arrête en France et je ne sais pas sous quelle forme il faut le faire, mais je sais que cet après-midi ou ce soir, on doit annoncer dans ce qu’il reste de l’information - puisque les journaux ne sont plus acheminés - mais il faut que les radios au moins annoncent que le Festival de Cannes est arrêté (…). Ou si on n’annonce pas qu’il est arrêté, il faut qu’il soit considérablement transformé pour que l’information soit nette et précise parce que vu de l’extérieur, le Festival de Cannes c’est quand même... vous savez ce que c’est, voilà. (…) C’est la réception de cette nuit de Mr. Barclay, je veux dire... et ça, il faut donner, il faut que les gens comprennent bien que ça, ça s’arrête. Alors, la forme est à trouver, mais à mon avis la forme c’était quand même à l’extérieur de ce bâtiment (…). La radio donne des nouvelles heure par heure, on annonce que des usines sont occupées, que telle et telle ferme, que les trains ne marchent plus, maintenant ça va être les métros et les bus, alors si on annonce cela toutes les heures et que le festival continue, eh bien c’est franchement ridicule. »

Polanski : « Jean-Luc [Godard], tout ce que tu me dis me rappelle énormément des journées que j’ai passé en Pologne pendant une période qui s’appelle stalinienne, il fallait faire (…)

- interruption de Godard : « Oui, mais le stalinisme varie selon les pays... 

- vous voulez arrêter le festival, arrêtez le festival si vous voulez, mais si vous voulez continuer les projections, qui saura que le festival s’arrête ? Déjà très peu de gens sauront en France que le Festival a été arrêté parce que les gens s’en foutent du festival ». 

Godard : Y’a pas un seul film qui montre des problèmes ouvriers ou étudiants tels qu’ils se passent aujourd’hui, il n’y en a pas un seul, qu’il soit fait par Forman, par moi, par Polanski, par François, il n’y en a pas. Nous sommes en retard. Nos camarades étudiants nous ont donné l’exemple en se faisant casser la figure il y a une semaine. Il ne s’agit pas ici de continuer ou de ne pas continuer à voir des films. Pour l’instant, il est évident que nous devons projeter et voir le plus de films possible et que c’est là notre but. Aujourd’hui ou demain, il ne s’agit pas de ça, il s’agit de manifester, avec un retard d’une semaine et demie, la solidarité du cinéma sur les mouvements étudiants et ouvriers qui se passent en France. La seule manière pratique de le faire est d’arrêter immédiatement toute projection (…). On vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan, vous êtes des cons ! »[17]

Le cours des événements s’accéléra rapidement : Alain Resnais, Carlos Saura et Milos Forman retirèrent leur film en compétition. André Chamson, au nom du jury déclara : « le jury du festival a décidé, à la suite de la démission de quatre de ses membres, qu’il était hors d’état de fonctionner et effectivement, il arrête de fonctionner. » L’esprit de compétition n’était plus de mise, à l’instar de la déclaration de Macha Méril pour qui « de toutes façons, les films que nous devrions défendre parce que nous sommes Français ne sont plus en compétition et nous ne voulons plus de compétition. Comme les étudiants ne voulant pas d’examens, nous on ne veut pas de compétition »[18] . Le 19 mai à midi, après plusieurs coupures et annulations, le président décida de tout arrêter :

« Les circonstances ne permettant pas d’assurer les projections dans des conditions normales, le Conseil d’Administration du Festival International du Film décide d’arrêter le festival et s’excuse de cette situation vis-à-vis des participants étrangers. Le Conseil décide à l’unanimité de déclarer clos le 21e Festival International du Film, ce dimanche 19 mai à douze heures ».[19]

« Et le festival finira comme Anna Karenine, tragiquement suicidé. Autant en emporte les palmiers... »[20].

Cette véritable révolution du Palais était une première dans l’histoire du cinéma. Le témoignage de Pierre Philippe, à dire vrai conté sous le signe de la dérision, est très parlant.

« Ca y est : ce dimanche 19 mai, à 13 heures, tout en mangeant, je vois les employés du palais de la Croisette se mettre à retirer ces torchons qui pendouillent aux rampes dressées au-dessus de la plage. Le festival amène les drapeaux. Favre Le Bret, le délégué général, a décidé d’arrêter […] Je vais voir le premier film de la matinée, Peppermint frappé , de Carlos Saura. Je suis à peine assis dans la grande salle du palais, avec rideau à la vénitienne et jardinière d’azalées en bord de scène, que tout de suite les choses dérapent : des énergumènes font irruption sur la scène, ils crient qu’il faut arrêter le festival en solidarité avec ce qui se passe à Paris, ils s’accrochent au rideau, d’autres essaient de les déloger, le film démarre avec les lumières allumées, le public (les coiffeurs de Cannes) se met à hurler. Il y a Lelouch, Malle. Truffaut valse les quatre fers en l’air dans les azalées... Coups, vociférations : ces gens d’habitude polis se traitent de cons, de morues. Moi-même, j’incendie Christine Gouze-Rénal qui vient de jeter d’une voix de bonne bourgeoise : "Moi, il y a longtemps que je l’ai faite, ma révolution". Deux dames, sucrées : "Monsieur Godard, que faut-il penser de tout ça ?" Et lui : "Il va falloir penser vous-mêmes, maintenant, mesdames !". Les meneurs, ce sont Truffaut et Godard. Truffaut déjà vieille fripouille, Godard plus niais mais toujours va-de-la-gueule. Robespierre et Danton de pacotille, avec Jean-Pierre Léaud en Saint-Just hurlant : "Tous à la salle Jean Cocteau !" L’Odéon local, où le happening continue. Godard disserte sur le thème "Nous, cinéastes, sommes en retard sur nos camarades ouvriers et étudiants. Nous devons nous mettre à leur service" ».[21]

Plus loin dans son article, Pierre Philippe ajoutait : « Salle Jean Cocteau, j’assiste aux mêmes retournements grotesques. Les propositions les plus extrémistes et les plus saugrenues sont les plus applaudies »[22]. Le festival fut donc interrompu avant que tout ne s’envenime.

Tous s’insurgeaient contre l’autoritarisme de l’État gaulliste, et plus précisément, contre son Ministre de la culture, Malraux. A cela s’ajoutaient les revendications de liberté créatrice et le droit à la parole. L’un des aspects les plus importants des événements de mai fut sans nul conteste la primauté accordée à la parole. Les critiques fusaient : le festival pris d’assaut devint un lieu politique où s’affrontaient esprit artistique et cinéma d’auteur en prises aux capitalisme et cinéma dominant. La sélection cannoise était - et demeure - le tremplin et la vitrine du cinéma international explorateur de nouvelles voies. Ainsi, les contestations des cinéastes étaient différentes de celles qui avaient cours dans la capitale. Mais étant le fait d’une jeune génération de réalisateurs qui revendiquait son autonomie, elles s’inscrivaient directement dans la continuité des événements parisiens. Les liens et la communication avec Paris étaient donc maintenus - via la radio notamment, la télévision ne diffusant aucune image des évènements - alors que d’ordinaire toute nouvelle extérieure ne passait pas, l’attention restant fixée sur ce petit monde clos et radieux. Cette année, la France fut bouleversée à ce point que les interactions et les soutiens se manifestèrent à l’échelle nationale. En outre, le mouvement général marqua le festival de ses répercussions : Cannes connut également la raréfaction de l’essence et la grève générale (notamment des transports) qui affectèrent aussi les projections de films et qui ajoutèrent des difficultés à la bonne gestion de la ville.

Ampleur et portée symbolique de ce moment cannois inachevé

Cannes fut donc le lieu tout particulier où se cristallisa la dimension culturelle des manifestations de mai : la spécificité des modalités d’action qui stoppèrent cette sélection[23] s’inscrivait cependant parmi les autres mouvements culturels de 1968, voire des années soixante. Les influences nationale et internationale n’ont pas lieu d’être ignorées, bien au contraire, puisqu’elles fournirent le terreau qui rendit possible ce changement et cette expression culturelle sur la Croisette. Mais il n’en demeure pas moins vrai que nous devons rendre sa juste place à cet événement traité de manière mineure - tant dans les ouvrages qu’au niveau des faits - dans le paysage français. Derrière l’interruption de cette manifestation culturelle, hautement symbolique et symptomatique, se cache l’idée d’un cinéma fort, influent et une réflexion plus générale sur le rôle des médias.

Un cinéma à la recherche de la légitimation de son identité

En mai 1968, les protestations nationales se trouvèrent renforcées par les manifestations en province, mais le mouvement de la Croisette n’affecta en rien la capitale où tout semblait se concentrer : Cannes devait légitimer son festival et faire exister une culture cinématographique en dehors de Paris. Ce qui se passa à Cannes est emblématique du combat de la « base » contre le « sommet » : les citoyens, la rue, de surcroît de province, s’opposèrent à la politique distante et centralisée de la capitale, autrement dit la société civile se constitua en contre-pouvoir de l’État et s’ingéra dans la sphère politique. Le festival devait, comme à l’accoutumée, se dérouler dans une atmosphère de rêve afin de faire oublier plus que jamais Paris et la vague de mécontentement qui déferlait sur ses pavés. Mais sous les pavés, la plage vint enrayer la politique culturelle étatique de ses grains de sable à tel point que « la Croisette » allait alors devenir, loin devant Paris, le lieu et le symbole du cinéma et la ville de Cannes l’emblème international de ce cinéma pas comme les autres, engagé et d’avant-garde.

Il semble évident que les événements de mai 68 affectèrent durablement et en profondeur le Festival de Cannes qui en sortit changé. Du moins les changements ultérieurs qu’il connut furent rendus possibles par un contexte désormais favorable à la critique et à la parole. La manifestation passa clairement d’un événement mondain encadré par le pouvoir politique à un Festival qui, après la crise, avait acquis ses lettres de noblesse et pouvait désormais donner le ton en matière cinématographique. L’année 1968 marquait donc un retour paradoxal du politique. Le Festival, pourtant institution nationale, allait se déprendre de la prédominance de l’État : les acteurs de ce changement, en investissant la sphère politique et en s’opposant au « politique fort » en provenance du « haut », favorisèrent l’émergence du « politique par le bas ». En modifiant le rapport étroit - de sujétion - que cette manifestation avait entretenu avec l’État, c’était la nature même de l’institution qui pouvait ainsi être modifiée. Le politique prenait alors une autre dimension, davantage diffuse à travers la sphère cinématographique. Pendant la période gaulliste, la culture participait de l’assise idéologique d’un appareil étatique très fort. Autonomiser le Festival de Cannes revenait à extirper la culture de la main mise de cet État paternaliste, autrement dit à modifier la politique cinématographique de ce régime.

L’arrêt du Festival lui permit donc d’affirmer son identité et d’asseoir sa légitimité qui s’inscrivait dans un contexte national et international favorable, chamboulé par la révolution médiatique et la prise de parole des jeunes. Plutôt que de parler d’une révolution culturelle, libertaire ou socio-politique, qui allait bien au-delà du seul Festival de Cannes, nous pouvons évoquer une crise identitaire en matière de culture internationale. La complexité et la diversité du mouvement ne doivent pas être oubliées. Le Festival de Cannes, parmi la multiplicité des mouvements de mai, mit l’accent sur la volonté de discours esthétiques autonomes du politique mais engagés. Derrière ce mouvement spontané se profilait la nouvelle conscience, notamment politique, des jeunes qui revendiquaient leur différence et aspiraient à l’expression de leur identité.

Le rôle politique du cinéma

Le militantisme des cinéastes et critiques cinématographiques ne s’amoindrit pas, traduisant leur désir de changer le monde du cinéma, par l’interpellation de l’appareil étatique et du système de représentations qu’il véhiculait et érigeait en modèle.

Selon certains, les images cinématographiques en 1968 reproduisaient la vision du monde bourgeois et ses valeurs. C’est bien tout le système de production et le modèle cinématographique dominant qui étaient questionnés. Qu’il s’agisse de la création du Festival ou des turbulences qu’il a connues au cours de mai 68, le cinéma apparaît bien comme une arme culturelle dont la dimension politique, diffuse ou explicite, est non négligeable. En 68, le cinéma pu servir de medium d’expression du mouvement politique de la jeunesse contre des gouvernements sclérosés, conformistes, autoritaires et censeurs. Les films pouvaient alors être perçus comme des témoins ou des moteurs de la société. Témoins - le Festival de Cannes est en cela significatif - des évolutions sociétales, tels des miroirs du monde. Comme le disait Jean Cocteau, « le cinéma, c’est l’écriture moderne dont l’encre est la lumière »: en tant que récit, il porte la trace des changements de son temps et met en lumière par ses mises en scène multiples les grands débats sociétaux et politiques dont il se fait le messager. Moteur, le cinéma propose des visions du monde pour interpeller et influencer le spectateur. Le cœur du débat cannois en 1968 portait sur la place du cinéma et de ses représentations dans la société française et leur rôle dans la transformation de cette dernière. C’étaient alors la nature du regard et la relation à la réalité qui étaient questionnés : selon Gérard Le Blanc, c’est « l’être politique du spectateur qui est interpellé. (…) Le cinéma devient alors un lieu de réflexion-transformation de l’ensemble des pratiques sociales. »[24] Mai 68 a peut-être échoué politiquement, mais il a gagné culturellement, voyant s’affirmer la fonction sociale du cinéma qui, s’il n’est pas politique par nature, peut le devenir.

La (re)politisation lors de cette 21e sélection cannoise fut forte, rapide et massive. Truffaut et Godard qui étaient auparavant critiques dans la revue Arts, passèrent alors de la droite à la gauche et confirmèrent leur attachement aux Cahiers du Cinéma. Godard allait même être maoïste pendant un temps. La contestation de la jeunesse mondiale trouva un écho à Cannes et aboutit à un nouveau cinéma qui à son tour put influencer le cinéma d’aujourd’hui et nos sociétés contemporaines. La compétition cannoise devint donc une figure symbolique. En s’attaquant au Festival, les cinéastes s’en prirent à un symbole fort. La conséquence fut son renforcement et sa légitimation. Les retentissements sur la Croisette des événements parisiens furent pourtant spécifiques, avec des modalités différentes, en cela qu’ils portaient sur les symboles, les représentations et les visions du monde. Bref, la culture en interaction avec le politique était en prise directe avec la société.

Répercussions et implications contemporaines

Nul doute que le Festival de Cannes tel que nous le connaissons à présent est le fruit de multiples changements et développements dont mai 68 n’a été que l’une des étapes, certes primordiale pour son histoire. Ainsi demeure-t-il politique et politisé. La grande offensive actuelle à l’encontre de Mai 68, bien loin de l’enterrer, renforce et alimente les débats relancés par le quarantenaire de cet évènement qui a paralysé la France entière.

« Le plus grand Festival du monde » : l’héritage de Mai 68 ?

Si l’on considère, à la suite de Michel Winock et de Danielle Tartakowsky, que la crise de 1968 constitua une coupure culturelle, elle eut pour impact d’ébranler en profondeur la rigidité des institutions culturelles: l’effet sur l’institution cannoise en fut immédiat. Dans la foulée de la clôture du Festival, les mêmes réalisateurs qui étaient venus le perturber fondèrent la Société des Réalisateurs de Films (SRF) afin de changer le mode de sélection des films. Selon Pierre-Henri Deleau, les organisateurs craignaient que des agitations ne perturbent à nouveau le festival en 1969. Fruit des critiques et contestations récentes, et face aux syndicats, la SRF s’affirma afin de laisser plus d’espace aux réalisateurs : elle commanda un film à Jean-Gabriel Albicocco pour la prochaine édition, afin de contrer le choix d’un film français désigné par Malraux. Lors d’une réunion en septembre 1968, Albicocco, Robert Enrico et Jacques Doniol Valcroze[25] décidèrent de créer un festival off. Cela allait devenir la Quinzaine des Réalisateurs, née des turbulences de Mai 68, co-fondée par Pierre-Henri Deleau[26]. Depuis lors, elle se déroule en parallèle au Festival de Cannes, également financée en grande partie par le Ministère de la Culture[27]. Destinée à présenter des films de cinéastes peu voire pas connus, la sélection, sans compétition ni censure, est étrangère à toute considération diplomatique. Vitrine des cinémas du monde, elle insiste davantage que la sélection officielle sur le contrôle esthétique, la création artistique, corollaires de l’indépendance. Sa maxime, dans l’esprit soixante-huitard, traduit bien le changement : « Cinéma en liberté ». Ainsi, c’est indirectement, dans et par la création d’un festival « concurrent », que se situent les conséquences de 1968. Par ailleurs, Pierre-Henri Deleau a insisté sur le fait que la Quinzaine a peu à peu permis au Festival de Cannes de se métamorphoser, devant perdurer face à cette sélection innovatrice et montante[28]. Ce n’est qu’en 1972, à la demande du directeur général Maurice Besey, que le Président Favre Le Bret et le conseil d’administration décidèrent qu’ils étaient désormais les seuls décisionnaires et qu’ils choisissaient les films dans le monde entier. Cette mesure fit date et par la suite, elle fut imitée par les autres festivals.

L’arrêt que connut le Festival, loin de lui être fatal, fut bénéfique en lui attachant plus que jamais les faveurs des médias qui participèrent depuis le début de sa pérennité et de son influence mondiale. Terrain de prédilection pour les médias, cet événement est à ne pas manquer puisque, à l’image de son interruption en 68, tout peut arriver, surprise ou scandale. Sa reconnaissance internationale est assurée : miroir des sociétés, il est le pouls non seulement du cinéma international, mais également de son rapport au monde et au politique. Les images, renforcées et centuplées à Cannes - qu’elles soient médiatiques, publicitaires ou cinématographiques -, à la fois agissent sur la société et la représentent. De plus, la prégnance et la prédominance de la critique comme nulle part ailleurs semble également découler de l’esprit contestataire de 1968. La critique « première » est importante pour la durée d’un film. Paradoxalement, le désir d’autonomie et de désengagement du Festival par rapport au politique lui permit de perdurer, de se légitimer dans un autre rapport au politique. Les débats de mai 68 à Cannes débouchèrent sur une affirmation de la créativité et une meilleure sélection des films. La vocation de départ est donc demeurée, à savoir la volonté de traduire son époque et de s’inscrire dans le monde.

Le vent souffle à nouveau sur la Croisette : un retour en force du cinéma politico-engagé

Même si l’État français ne joue plus un rôle aussi prépondérant qu’auparavant, la présence inconditionnelle du Ministre de la Culture et la venue de M. Jospin en 2000[29] - alors premier ministre - illustrent l’absence de son désengagement total. Certes, les films français ne sont plus sélectionnés et imposés par le Ministre de la Culture, mais ce ministère demeure le principal sponsor de la manifestation et conserve son rôle en matière de production cinématographique, notamment par le biais du CNC. Les traces et survivances de mai 68 à Cannes sont nombreuses. Dans les années qui suivirent, les films sélectionnés furent davantage engagés ou contestataires. Il est presque de mise de rencontrer au moins un débat ou un scandale lors d’une édition. Le Festival s’est défait des tabous et des lourdeurs du passé. La question est de savoir si ce point est attribuable au souvenir de cette date, ou propre au festival lui-même, ou encore les deux à la fois. Il est difficile de faire la part des choses, comme si le Festival, tel qu’il se dessine aujourd’hui, était né en 1968. Actuellement, il est davantage un événement industriel, commercial et de marketing (présence majeure de l’impressionnant Marché mondial du Film). La conséquence la plus directe est la difficulté d’accès et son cloisonnement qui lui valent bien souvent de passer pour un festival peu démocratique.

Depuis le 11 septembre 2001, le cinéma a à nouveau repris son rôle d’arme politique vitupérante à l’encontre des évènements politiques mondiaux majeurs, et dont le festival se fait l’écho. Après le conformisme des années 90, la scène cannoise démontre bien qu’elle conserve son héritage de Festival politisé. Un nouveau vent souffle depuis sur le Palais des Festivals et apporte une nouvelle vague de films politiques ou politisés, témoins ou annonciateurs des grands changements de ce début du 21e siècle. Pour ne citer que quelques exemples, nous pouvons évoquer le succès retentissant et croissant qu’a rencontré Michael Moore à chacune de ses visites sur la Croisette[30] et la Palme d’Or attribuée - certes tardivement - à Ken Loach en 2006 pour « Le vent se lève » [31] . Les Césars et les Oscars de ces dernières années ont emboîté le pas de la contestation et de la dénonciation en adoptant des postures plus explicitement politiques. La révolution culturelle n’est pas forcément là où on l’attend le plus. Elle semble plus forte encore lorsqu’elle se produit dans les lieux du pouvoir, en l’occurrence dans les lieux du pouvoir culturel. Dernier coup d’éclat, lors du Soixantième Anniversaire du Festival, Roman Polanski a soudainement quitté une conférence de presse. Rassemblé avec bon nombre de collègues - qui avaient réalisé ensemble « chacun son cinéma », long métrage composé de trente-cinq courts de vingt-cinq pays et portant sur le thème de la salle de cinéma - , il a estimé que face à la chance des journalistes d’avoir à leur disposition tant de grands réalisateurs, les questions étant médiocres, il valait mieux, pour les cinéastes, aller manger au lieu de perdre leur temps. Plusieurs autres réalisateurs l’ont suivi. L’esprit contestataire et libertaire, ainsi que la volonté de « déranger », sont toujours de mise au Festival de Cannes Ils réapparaissent par vagues successives et ce n’est sans doute pas prêt de s’achever. C’est là, sans conteste, l’un de ses principaux attraits et le propre de son identité.[32]

LE 61 e FESTIVAL DE CANNES : ANCRAGE POLITIQUE ET PASSAGE OBLIGE PAR LE SOUVENIR DE MAI 68 .

Cette année, le Festival fêtait sa 61e édition et se devait de commémorer le souvenir de Mai 68. D’une part la personnalité du président du jury a d’emblée donné un ancrage politique et politisé à cette édition et d’autre part, une incontournable rétrospective sur les évènements de Mai 68 a été présentée au festivaliers. Aux dires de Sean Penn, « Partout dans le monde, le cinéma semble faire l’objet d’un intense renouveau : de plus en plus de films éveillent l’imaginaire et provoquent émotion et réflexion, dans l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes extrêmement talentueux. (…) Le Festival de Cannes est depuis longtemps l’épicentre de la découverte des nouvelles vagues de cinéastes extrêmement talentueux ». De plus, cet artiste engagé a insisté sur le fait qu’« il faudra récompenser un film très conscient du monde qui l’entoure ». Même sa déclaration « tout ce que l’on fait est politique » pourrait revenir à « tout cinéma est politique ». Grande première, Sean Penn aurait tenu à ce que « The Third Wave » figure dans la sélection officielle, ayant jugé ce film primordial en ce qu’il révèle « l’état actuel du monde ».

Et justement, au vu des films en compétition en 2008, la plupart d’entre eux se penchaient sur l’état du monde, son histoire et sa mémoire et entre autres, sur le vécu et les horreurs de la guerre, les massacres et la prison. Des films très engagés, directement et explicitement politiques étaient de mise et ont fait leur retour en force cette année sur la Croisette. Le monde va mal et le festival a donné l’écho des préoccupations contemporaines et des ombres au visage apocalyptique projetées sur notre futur. Le cinéma s’est à nouveau fait témoin. Mais derrière la violence, la guerre, les gangs et les révolutions pointaient tout de même l’humanité et la paix. Le politique tenait ainsi toute sa place durant le festival, même plus, cette dimension s’est accrue, semblant devenir le credo de cette « cuvée » : « vous seriez surpris de voir à quel pont les questions d’ordre politique sont soulevées par chacun des membres du jury à partir de films ou d’éléments filmiques qui, en surface, ne le sont pas.» [33]

Par ailleurs, la 5e édition de « Cannes Classics » présentait rétrospectivement en guise de clin d’œil, des films qui, du fait de l’interruption du Festival en 1968, n’avaient pu être projetés, tels Anna Karénine, The Long Day’s Dying (Un jour parmi tant d’autres), 24 Heures de la vie d’une femme, 13 Jours en France et Peppermint Frappé qui symboliquement, après avoir fermé le rideau du festival quarante années auparavant, a inauguré en 2008 la programmation de cette sélection parallèle qui regroupe depuis 2004 les initiatives en faveur du patrimoine cinématographique, notamment par le biais de restaurations de copies.

Enfin, au regard de la cérémonie de clôture et notamment de la présence de personnalités comme Denis Hopper et Roman Polanski, les clins d’œil et références, voire retours à la fin des années soixante ont été multiples. Nous pouvons aisément arguer que le film de Denis Hopper "Easy Rider" - Caméra d’or en 1969 - se situait dans la mouvance des mouvements internationaux qui ont conduit à cette année 1968 si particulière et traduisait justement cet esprit de liberté à travers le prisme du cinéma. De plus, même s’il est depuis revenu plusieurs fois à Cannes, Roman Polanski présent cette année pour décerner le Grand Prix ne pouvait que nous rappeler qu’il était précisément membre du jury de Cannes en 68 et qu’il avait vite rallié le camp des partisans de la cessation du Festival. La sélection officielle ayant principalement misé sur des films présentant des regards sur le monde contemporain, les prix attribués cette année ont reflété ce souci du réel et du rapport à la réalité qui nous entoure, porteuse de souvenirs du Che, de révolutions, de mécontentements et de manifestations.