Abstracts
Résumé
Dix ans après 68, une Hongroise débarque à Paris avec ses deux enfants, elle s’installe dans une communauté. Elle a quitté une dictature refermée sur elle-même, tout est nouveau. Paradis artificiels, tentatives d’entrebâiller les portes de la perception, effluves d’encens indiens, robes afghanes, musiques psychédéliques, ex-soixante-huitards et leurs histoires sur les débuts de la fac de Vincennes, femmes en conversations avec les chats et la lune, ésotérisme et psychothérapie, chorégraphies de la coexistence dans la communauté, joies d’une école alternative, la découverte du corps – avec les yeux d’une femme est-européenne à la recherche de sa liberté.
Abstract
Ten years after 1968, a Hungarian woman arrives in Paris with her two children and goes to live in a commune. She left behind a dictatorship, a country closed on itself, everything is new for her. Artificial paradises, attempts to open the doors of perception, the smell of Indian incenses, Afghan dresses, psychedelic music, former “soixante-huitards” and their stories about the founding of the Vincennes University, women conversing with cats and the moon, esoterism and psychotherapy, the complicated art of leaving together in a commune, the joys of an alternative school, the discovery of the body – with the eyes of an East-European woman searching for her freedom.
Article body
Les soirs d’été, la fenêtre du rez-de-chaussée restait grande ouverte. Si un passant jetait un regard à travers les balustrades torsadées, il pouvait apercevoir des hommes et des femmes aux cheveux longs assis sur des matelas. Se mêlant aux mélodies de Bob Marley, de Jimmy Hendrix ou de David Bowie, une odeur d’herbe s’échappait dans la petite rue silencieuse. Ni l’odeur, ni la musique ne gênaient personne, quelques passants souriaient.
Un des murs de la pièce enfumée était entièrement recouvert d’un tissu synthétique façon velours, d’une joyeuse couleur bleu clair. Nous avons passé des mois à coudre dessus des motifs variant selon l’inspiration du moment, des arbres, des fleurs, des animaux que nous découpions dans des morceaux de vieilles étoffes. A l’arrière-plan, il y avait une petite sapinière, un saule pleureur en brocart à côté d’un lac en soie argentée, des nénuphars, des feuilles de bardane, des grenouilles, des éléphants, des girafes, des perroquets, des oiseaux de paradis, dans le ciel un soleil à droite et la lune à gauche avec, entre les deux, quelques nuages de dentelle. Éden idyllique, à l’image de ces posters psychédéliques bigarrés alors en vente partout et qui ornaient aussi les pièces de notre maison, accrochés aux murs aux côtés des mandalas aux riches motifs, autant d’appels à la méditation, loin des vains appas d’un ici-bas vulgairement tangible. Douce oisiveté, qui n’en était une qu’en apparence, puisqu’elle était en contact permanent avec les mystères de l’univers.
C’est surtout Charlotte et moi qui décorions le jardin d’Éden, les autres n’y ajoutaient quelque chose que de temps en temps. L’embellissement de la maison, le soin des plantes, la réification, sous forme d’une rose séchée ou d’un petit chat en pâte à modeler, des infimes tressaillements de l’âme étaient toujours l’œuvre de Charlotte. Elle avait les cheveux frisés en broussaille, roux, des yeux verts de chats, des robes brodés, arabes ou afghanes, pas très souvent lavées et tombant jusqu’aux pieds. Elle marchait d’un pas feutré, en chaussettes de laine, sur la pointe des pieds, et gratouillait doucement sur la porte au lieu de frapper. Horoscope, tarot de Marseille, Yi King, recettes macrobiotiques, calendrier lunaire, interprétation des rêves. Elle logeait au dernier étage, sous les combles, assemblant les mosaïques de sa vie dans la petite mansarde aux poutres apparentes. Elle ne travaillait pas, elle touchait une allocation de chômage, ou peut-être qu’elle était, elle aussi, en congé maladie de longue durée. A cette époque, dans ces cercles marginaux, beaucoup de gens se faisaient mettre en arrêt maladie pendant des années en arguant de quelque dinguerie. A ce qu’on disait, il suffisait de dire au médecin qu’on était horriblement dépressif, incapable de se lever le matin pour participer à cette surproduction échevelée, que non, vraiment, on n’en pouvait plus, et le médecin, pensant probablement que la production n’aurait de toute façon pas grand-chose à gagner en réintégrant de telles personnes, les arrêtait pour quelque temps.
Charlotte était la petite amie du maître de la demeure, l’une de ses petites amies ; c’est ensemble qu’ils avaient trouvé et loué ce logement, les trois quarts d’une maison de deux étages dans ce quartier dont quelques maisonnettes rappelaient encore le village qu’il avait jadis été, pas loin d’une des entrées latérales du Père Lachaise. La maison n’était pas en très bon état, mais Léon, avec l’approbation ultérieure du propriétaire, l’avait habilement rénovée et en fit un lieu où plusieurs personnes pouvaient cohabiter confortablement. Léon était doué pour transformer l’espace intérieur des vieilles maisons de manière à ce qu’ils se conforment au mode de vie qu’il rêvait de mener au moment donné. Il restait quelques années, puis cherchait un autre endroit, louant ou achetant une autre maison un peu délabrée d’un ou deux étages, généralement dans le vingtième arrondissement de Paris, qu’il rénovait toujours lui-même avec l’aide de celle qui partageait alors le cours de sa vie. Outre la difficulté du travail manuel, la création du nouvel espace de vie allait aussi avec un lourd fardeau psychique, naturellement toujours due à la personne en question.
Léon et Charlotte avaient loué la maison ensemble, comptant sur l’arrivée ultérieure d’autres colocataires pour la remplir de vie. Au début, les frais étaient à la seule charge de Léon ; Charlotte considérait que l’aura de sa présence et ses bonnes actions continuelles représentaient un apport suffisant au budget domestique. Léon s’en trouvait passablement marri.
Charlotte avait mené jadis une honnête vie petite bourgeoise - c’était son expression, elle était assistante médicale, puis représentante de commerce pour des laboratoires pharmaceutiques, faisant la tournée des cabinets pour refourguer aux médecins les dernières nouveautés. Le soir, pour se changer les idées, elle allait à la Contrescarpe, cette petite place dont les cafés avaient vu passer Hemingway, où Brassens, Brel, Nougaro avaient fait leurs premiers pas. Assise avec une amie à une table de café, dans son petit tailleur violet, son sac à main posé sur les genoux, Charlotte aimait sentir autour d’elle l’esprit artiste. Un soir de 31 décembre, alors qu’elle était entourée de gens gais et chaleureux, un jeune homme inconnu et séduisant lui expliqua que le monde était grand et varié, et attira son attention sur l’attrait de l’inconnu tout en mettant une petite pilule de LSD dans son verre. Charlotte ne l’apprit que plusieurs jours plus tard, à Amsterdam, où elle était partie directement à la sortie du café, suivant sans la moindre hésitation le jeune homme séduisant dans l’enchantement du feu d’artifice qui s’était déclenché en elle. Elle retourna à Paris quelques semaines plus tard en portant un regard radicalement nouveau sur le monde, elle ne reprit pas son travail, elle devint une opposante convaincue des laboratoires pharmaceutiques, des médicaments et de toute la société de consommation bourgeoise, considérant que sa tâche était désormais de rechercher l’harmonie de l’âme et du cosmos.
Elle avait la main verte, les plantes dont elle prenait soin se mettaient aussitôt à resplendir. Les chats lui parlaient, mais elle témoignait aussi de son affection aux souris. Sa profonde affinité avec toutes les créatures de la nature l’amenait à respecter également la vie des puces. Elle éprouvait cependant une colère inapaisable contre les rigidités de la société, les hiérarchies, les préjugés, l’étroitesse des esprits. Elle racontait avec nostalgie qu’en 68, dans un hôpital, on avait chassé le médecin-chef, pivot de l’ordre féodal, pour le remplacer par un comité élu chargé de représenter démocratiquement les intérêts de tous, des médecins autant que des infirmières, des garçons de salle et des malades, tandis que dans une clinique psychiatrique bien connue, les internes avaient formé un comité d’action chargé de prendre la direction au nom d’un nécessaire bouleversement de l’approche psychiatrique.
Lors d’un contrôle médical dont l’enjeu était la prolongation de son arrêt maladie, Florence, qui était aussi notre colocataire, avoua en toute franchise au médecin qu’elle avait besoin d’une année de congé supplémentaire. Elle voulait changer de carrière, elle avait été secrétaire, puis, insatisfaite de sa vie et de soi-même, elle avait commencé une psychothérapie, elle s’y était immergée à tel point qu’elle ne travaillait plus seulement sur elle-même, mais avait également commencé une formation de thérapeute. Elle voulait devenir psychothérapeute, elle avait absolument besoin d’une année de formation supplémentaire. Le médecin hocha la tête, satisfit à sa demande et lui souhaita bon travail. Lors du contrôle suivant, il lui demanda où elle en était dans sa formation, et proposa de lui-même de lui accorder une dernière année pour que Florence puisse commencer à se faire une clientèle de manière à ce qu’elle ne reste pas sans ressource lorsque son congé maladie aura pris fin.
Jadis, paraît-il, Charlotte et Florence avaient été amies, je n’en savais trop rien, je ne me suis retrouvée mêlée à leurs histoires que plus tard. Lorsque je suis arrivée dans la communauté en 1977, tout juste débarquée de Hongrie avec mes deux enfants pour, pensais-je, un séjour d’un an (qui se transforma en deux années de communauté et, en tout, vingt ans passés en Europe de l’Ouest et en Afrique), Charlotte était déjà une reine déchue, quoique encore tolérée. Le rang de favorite échut momentanément à ma propre personne, tandis que Florence jouissait du statut d’éternel ex- et future copine. Se fichant superbement du principe, par ailleurs fort en vogue en ce temps-là, de solidarité féminine, elle pouvait toiser ses rivales réelles ou supposées d’un regard à geler non seulement le lac de soie argentée de la tapisserie, mais même la traînée de fumée odorante des bâtonnets d’encens.
Elle avait une chatte tigrée d’un caractère assez capricieux. Charlotte aussi avait une chatte, noire comme la nuit. Le maître de la demeure avait naturellement un matou, belle bête rayée de noir et de blanc qui faisait entendre d’horribles miaulements en pourchassant toutes griffes dehors les chats errants qui avaient l’outrecuidance d’entrer par une des fenêtres du rez-de-chaussée, attirés par la présence des deux femelles. Parfois, ces dernières aussi avaient droit à quelques coups de patte, mais on avait l’impression que le matou appréciait qu’elles se bagarrent à cause de lui. Il était amusant de voir que les chamailleries, les jeux, les élans d’amitié et les affrontements des chats reflétaient souvent l’attitude de leurs maîtresses à l’égard l’une de l’autre, ou de moi-même. Il y eut un temps où la chatte de Florence se glissait régulièrement dans ma chambre pour chier sur quelques-uns de mes objets personnels, dont mon précieux passeport hongrois, tandis que la chatte au poil noir luisant de Charlotte venait sauter sur mes genoux pour s’y installer en ronronnant.
Florence avait commencé par faire des études de géologie, mais elle n’avait pas terminé la fac, l’élan militant la mena en Algérie, indépendante depuis peu, elle y dirigea une école villageoise mixte. Elle fit la connaissance d’un bel Italien, lui aussi en charge de quelque mission militante, ils firent un enfant et donnèrent à la petite fille née à Alger un prénom arabe mélodieux qui signifiait « flûte ». Ils vécurent ensemble sept ans (autant d’années pendant lesquelles il ne se passa pas un jour sans qu’ils aient fait l’amour, précisa Florence avec la fierté d’une reine du sexe), mais le sociologue italien rechignait à s’engager, pendant longtemps il refusa même de reconnaître sa fille, ce fut finalement cette dernière, alors déjà adolescente, qui obtint de pouvoir porter le nom de son père lequel les avait alors déjà quittés depuis longtemps.
Entre-temps, ils étaient rentrés à Paris, Florence trouva un poste de secrétaire à l’université de Vincennes fondée dans le sillage de 68. C’est là qu’elle fit la connaissance de Léon, sociologue lui aussi, mais Hongrois cette fois, à qui ses hauts faits de 68 valaient d’être tenu en grande estime à la faculté et qui passait une partie non négligeable de son temps à tenter de découvrir par divers moyens, analyse, psychothérapie, etc., pourquoi il avait les mains toujours moites. Leur étroite alliance s’était nouée au cours des stages de bioénergie auxquels ils participèrent pendant des années. Il s’agissait d’une thérapie d’inspiration reichienne qui se voulait un dépassement des concepts freudiens qu’elle combattait avec acharnement, une sorte de synthèse de toutes les influences qu’un couple de thérapeutes qui se voyaient en fondateurs d’école avaient emmagasinées au cours de leurs voyages initiatiques en Inde, au Tibet et en Californie. Avec la psychanalyse, proclamaient-ils, la plongée dans le passé s’arrêtait au seuil de la parole, on ne pouvait atteindre que ce qui était atteignable avec les mots, tandis qu’avec eux, on remontait jusqu’à la naissance, parce que le corps se souvenait et permettait d’arriver à la conscience de nos gènes, pour peu qu’on parvînt à évoquer et revivre la mémoire inscrite en eux.
Les stages avaient lieu dans une grande maison de campagne, au milieu d’un immense parc, loin de toute habitation. Sous la houlette des thérapeutes, six hommes et six femmes s’y retiraient pendant cinq jours pour parvenir par diverses méthodes, avant tout des exercices de respiration et une bonne dose d’autopersuasion, à retourner dans leur passé en criant papa et maman et en gigotant sur leurs matelas trempés de larmes jusqu’à ce qu’ils aient retrouvé cette offense d’antan, qui, ainsi mise à jour, allait, espéraient-ils, cesser de les emmerder.
Dans la vie aussi, Léon s’exprimait plus par le corps que le verbe. Quand il parlait en hongrois, ce n’était pas toujours facile dégager le véritable sens de ses propos, ce que j’attribuais au fait que depuis qu’il était tout petit, il ne parlait hongrois qu’avec ses parents. Puis je me suis rendu compte que c’était la même chose en français. Des années plus tard, alors qu’on s’était déjà éloignés l’un de l’autre, mais que Florence était devenue une amie, voyant désormais dans les autres femmes des alliées plutôt que des rivales, elle m’a avoué qu’elle aussi avait souvent été incapable de suivre le raisonnement tortueux et le verbe sibyllin de Léon.
Les appartements privés de Léon, deux pièces situés à gauche de la petite cour intérieure pavée et ombragée, se composaient d’un bureau, rarement utilisé, et de la « pièce blanche », comme on l’appelait, le parquet y était laqué de blanc, même l’immense lit était recouvert d’un dessus-de-lit finement brodé tout blanc. Tout y reflétait une image d’innocence. C’était la chambre à coucher du maître de la demeure, qu’il ne partageait plus avec Charlotte. D’une part, il y avait moi, d’autre part Florence, qui tantôt venait habiter dans la communauté avec sa petite fille, tantôt repartait, Léon allant alors lui rendre de fréquentes visites cependant que d’autres amis s’installaient dans la maison pour des périodes plus ou moins longues.
L’un d’eux était un mathématicien, un homme d’une gentillesse désarmante. Ses parents avaient fui la Russie avec leurs familles quand qu’ils étaient encore petits. Serge ne savait plus le russe, mais il aimait boire de la vodka en croquant des cornichons et comprenait mieux l’Européen de l’Est qui était en nous que n’importe qui parmi les Français. Après 68, il n’avait pas trouvé sa place dans la nouvelle société en voie de reconsolidation, il partit faire le tour du monde, ses amis recevaient parfois de ses nouvelles d’ici et là, de la Californie, du Mexique, d’îles aux noms exotiques. De retour à Paris après dix années de vadrouille, accueilli par ses amis en héros d’un roman d’aventures, mais congédié par son épouse, il vint s’installer chez nous le temps de se retourner. Il resta près d’un an. Auréolé d’un halo de légende, il jouissait d’un grand prestige, ce qui lui permit de modifier quelques règles dès son arrivée. Le changement le plus important avait trait à répartition des charges.
Selon la règle prévalant jusqu’alors, il devait être versé chaque mois dans la caisse commune une somme égale pour chaque personne. Heureusement, le loyer était modeste, comme notre train de vie: nous achetions les fruits et légumes au marché juste avant la fermeture, à prix bradés, nos vêtements et les objets usuels reflétaient l’offre hétéroclite des puces de Montreuil. L’argent de la maison était conservé dans la cuisine, dans une grande boîte en plastique, à côté des factures, des listes de course et autres bouts de papiers de quelque importance. Chaque début de mois, nous y mettions chacun notre part, depuis un temps, Charlotte aussi y allait de sa poche. Florence payait pour deux personnes, elle et sa fille, moi pour nous trois, les enfants et moi. Ceci choquait la sensibilité sociale de Serge, il déclara d’un ton péremptoire que seuls les adultes devaient payer, les enfants étant à la charge de tous. Pour moi, c’était un grand soulagement, en ce temps-là, je ne pouvais encore gagner de l’argent que grâce à des petits boulots occasionnels au noir. A contre-cœur, Léon admit que la nouvelle règle était plus juste, mais il ne pouvait dissimuler qu’il prenait plutôt mal ce qu’il percevait comme une atteinte à son autorité.
Peu après son arrivée, Serge fut rejoint par un de ses amis, Martin, un artisan touche-à-tout monté à Paris pour tenter sa chance. Il était originaire de Bordeaux, son parler était un cocktail de tous les accents du sud, les Parisiens souriaient avec chaleur en l’entendant. Serge disait qu’il lui rappelait l’odeur des talus herbeux des Cévennes écrasés par le soleil et l’air salé de la Méditerranée. Martin était petit, mince et musclé, il avait une courte barbe blonde en pointe, quand il mettait son bonnet tricoté, il ressemblait à un lutin. Il s’y connaissait dans toutes les branches de l’artisanat, il pouvait tout réparer, les déchets de bois ou de métal se transformaient sous ses mains en d’ingénieux objets usuels.
Il était presque toujours souriant. Lorsque tout le monde était de mauvaise humeur, par exemple parce que Léon était tendu mais ne disait pas ce qu’il avait, seuls quelques signes nous permettant de le deviner, et que Serge n’était pas à la maison pour contrebalancer le poids de sa présence muette par des anecdotes tirées de ses tribulations autour du monde, le compte-rendu enthousiaste d’une récente découverte scientifique ou ses vitupérations contre l’ordre social établi, c’est toujours Martin qui sauvait la situation par quelque suggestion joviale ou le récit savoureux des complications qu’ils affrontaient au cours de leur travail avec Serge. Ils formaient un drôle de couple. Comme Serge ne voulait pas se réinsérer dans la vie intellectuelle parisienne ou qu’il avait essayé sans tout de suite y parvenir, il a opté pour le travail manuel et s’est associé avec Martin pour rénover ensemble des appartements. Ils n’acceptaient que des chantiers qui leur plaisaient, ils aimaient travailler, mais ils ne travaillaient pas très vite, et ne gagnaient pas beaucoup d’argent parce que leurs sympathiques clients (ils ne bossaient, cela va de soi, que pour des gens qu’ils trouvaient sympathiques) étaient généralement eux-mêmes des marginaux dont les brillantes idées de rénovations n’avaient d’égale que la minceur de leur portefeuille.
Le soir, nous nous installions dans la grande pièce commune sur des matelas étendus le long des murs, avec derrière nous, sur fond bleu de velours, le jardin d’Éden aux figures toujours plus nombreuses, et au milieu de la pièce, en guise de table, un immense plateau en laiton gravé de motifs orientaux, rapporté d’un voyage ou acheté aux puces. Sur le plateau, il y avait une boîte en bois sculpté, vaguement orientale elle aussi, qui contenait de l’herbe, du haschich, des pipes, du papier à cigarette, parfois un peu de LSD, sous forme de pilule ou de timbre.
Nous cherchions à entrouvrir les « portes de la perception », il nous apparut qu’on pouvait porter un regard différent sur les choses, que tout avait mille facettes, que les liens mystérieux étaient bien plus nombreux que ce qu’on croyait, que la frontière entre la réalité et cette autre réalité que l’on pensait être non réelle pouvait être franchie, qu’après tout, le temps n’était peut-être pas linéaire, mieux, que son existence même était incertaine. Nous tentions de nous extraire d’un nous-même trop étriqué, nous ne voulions pas croire que le monde était seulement ce que nos esprits et nos corps, dans leur finitude, étaient capables de percevoir et de sentir, nous aspirions à l’infini, à l’union avec l’univers. Embrasser le ciel et la terre, vivre les mythes dans nos corps, rencontrer la force créatrice, soulever cette fameuse voile, percevoir la nature cachée de la réalité... On en avait passablement le tournis.
Dans la mansarde de Charlotte, une tenture murale tendue dans un cadre art nouveau portait l’inscription suivante : « L’esprit habitant le chanvre est l’esprit de la paix et du savoir. Dans l’émerveillement offert par le chanvre, l’éclair de l’éternité transforme l’obscurité de la matière en lumière pure. » Charlotte prétendait qu’il s’agissait d’une citation provenant d’un rapport officiel vieux d’un siècle dans lequel un fonctionnaire colonial britannique rendait compte à sa Gracieuse Majesté de l’utilisation du chanvre en Inde. Je ne savais pas si je devais la croire, mais de nombreuses années plus tard, à ma grande surprise, je suis tombée par hasard sur la source en question, effectivement authentique.
Il est donc possible que les diverses louanges de l’herbe griffonnées au stylo ou au crayon de couleur sur les cartes postales, les cartes de visites, les serviettes en papier éparpillées dans la petite pièce avaient effectivement pour auteur les grandes hommes de la culture universelle : « herbe des dieux », « source de la révélation », « meneur céleste », « féminité triomphante », « élixir de l’immortalité ». Franchement, c’est du culte de la personnalité, dis-je à Charlotte, mais ma comparaison, qu’elle trouva plus que boiteuse, la fit seulement rire. Reflets de mes réflexes d’Européenne de l’Est, mes analogies suscitaient parfois l’hilarité générale de la maisonnée.
Puis nous fumions une autre pipe et nous avions le sentiment de voir s’écrouler l’ordre des valeurs établies, se disloquer la vision figée d’un monde hiérarchisé. Le Premier Monde soi disant civilisé et imbu de son sentiment de supériorité s’effondrait, aveugle et inconsciente de sa propre chute. Des images de grand chamboulement plein la tête, nous voyions chanceler le pouvoir du mâle blanc campé sur ses certitudes vaniteuses de croissance matérielle et de progrès technique ininterrompu. Changement de paradigme, c’était là le mot clé. Un problème ne pouvait être résolu en restant enfermé dans les modes de pensée qui l’avaient crée, il fallait changer, il fallait regarder, voir, faire les choses autrement si nous voulions parvenir à trouver une solution aux maux de l’individu, de la société et de la planète entière. L’heure était grave, mais nous débordions d’optimisme, comme il se doit à l’aube d’une ère que l’on espère nouvelle.
Quand les autres évoquaient leurs souvenirs de la naissance de l’université de Vincennes, j’étais ébahie par cette explosion de liberté. Charlotte rouge d’émotion, Léon avec une fierté retenue, Florence avec un sens du politique, ils racontaient l’euphorie générale, l’effervescence du campus ; tout était mouvement et dynamisme, échange d’idées et rencontres intellectuelles entre les continents, une égalité jamais vue auparavant régnait entre enseignants, étudiants et personnel administratif. Même la femme de ménage participait aux décisions, et n’importe qui pouvait enseigner s’il savait quelque chose, on ne demandait pas de diplômes, des étudiants en dernière année aussi bien que des écrivains de renoms donnaient des cours. Tout le monde pouvait s’inscrire, même sans le bac, il y avait des cours le soir et le samedi pour les travailleurs désireux de se cultiver. A un moment où elle avait alors encore un travail, Charlotte aussi avait assisté à un de ces cours pour se familiariser avec les dernières tendances de la psychologie. Les cours qui avaient lieu le soir n’étaient pas des « cours du soir ». Considérée comme injuste, la séparation entre étudiants et travailleurs, entre la vie universitaire et le monde du travail avait été abolie. Les étudiants de dix-huit ans menant une vie confortable partageaient les bancs de l’université avec des gens qui gagnaient leur vie depuis des décennies et qui se voyaient soudain offrir une chance de reprendre leurs études. Charlotte évoquait cet esprit démocratique avec émotion des années mêmes après qu’elle ait cessé aussi bien de travailler que d’aller à l’université, cherchant désormais le sens de la vie dans les mystères des bonsaïs.
Les portes de l’université étaient ouvertes de huit heures du matin à minuit, le campus vibrait d’activité, tout le monde se tutoyait alors qu’avant 68, même les étudiants se vouvoyaient entre eux, des enseignants de renom, structuralistes, existentialistes, lacaniens, situationnistes et autres tutoyaient aussi bien les vendeurs de merguez arabes installés sur le gazon du campus que le jeune réfugié d’Amérique Latine qui veillait sur les enfants de la maternelle, l’université ayant aussi sa crèche et son école maternelle.
Cinéma, sculpture, urbanisme, psychanalyse, de départements étaient créés pour des matières jamais enseignées auparavant au sein d’universités dont ce n’était pas là le profil. Léon aussi tenait des séminaires dans un nouveau département, ses cours étaient d’une telle interdisciplinarité que je n’ai jamais vraiment compris ce qu’il enseignait. Il était souvent tendu à cause des affaires internes de l’université. Née dans l’ardeur révolutionnaire, Vincennes était en butte à d’innombrables soucis, les réunions se succédaient aux réunions, s’étirant jusqu’à l’infini, pour tenter de réexaminer, de reconsidérer, de conserver et de dépasser à la fois les principes et les rêves qui, une fois transcris dans la réalité, ne voulaient pas fonctionner. Il fallait admettre, mais cela était douloureux, que le portier n’était peut-être pas compétent en matière d’organisation du travail scientifique. Dix ans avaient passé depuis 68 et il n’était plus aussi certain qu’il était réaliste de demander l’impossible.
Pourtant, la révolution avait triomphé : le principe d’autorité, comme le port de la cravate et le vouvoiement, étaient en recul, le style politique, les modes de vie, les habitudes vestimentaires, la conception de l’éducation des enfants, les modes de relation hommes-femmes, la sexualité, tout avait changé. Plus rien ne serait comme avant, pensait-on. Mais ceux qui avaient été les instigateurs de ces changements, et qui cherchaient maintenant leur place dans la nouvelle société, durent réaliser qu’elle ne s’était pas transformée tant que ça. Elle s’était assouplie, certes, mais n’était pas devenue telle qu’ils l’avaient rêvée. La soif et le souffle de liberté des slogans de 68 ne suscitait pas l’enthousiasme de tout le monde - même s’ils plaisaient énormément à la voyageuse tout juste sortie du gris tunnel est-européen.
A l’école, entre autres choses, on apprit aussi à mes enfants comment il fallait manifester. Par un beau matin d’automne ensoleillé, munis de banderoles, de fleurs en papier et d’instruments à cordes, professeurs, parents et enfants s’en furent devant le ministère de l’Éducation nationale pour exiger qu’il rénove enfin l’école, un vieil hôtel particulier entouré d’un grand jardin situé à Saint-Mandé, juste à côté du bois de Vincennes.
L’esprit de 68 imprégnait cette école qui accueillait les enfants de l’âge de trois à seize ans, une école vieille déjà d’une longue histoire, mais toujours considérée comme expérimentale. Fondée dans le sillage des mouvements de réformes pédagogiques des années 1920, l’école Decroly était l’enfant mal-aimée de l’Éducation nationale, le ministère tolérait son existence, mais ne lui accordait qu’un maigre soutien financier. La bureaucratie se fichait du fait que les parents enthousiastes inscrivaient leurs rejetons sur la liste d’attente alors qu’ils n’étaient encore que dans le ventre de leurs mères dans l’espoir qu’ils seraient admis un jour dans cette école où les classes étaient peu nombreuses, où la pédagogie n’était pas que discipline, où l’accent était mis avant tout sur l’autonomie, la curiosité, l’acceptation naturelle de l’altérité, où les enfants, s’ils se sentaient fatigués, pouvaient sortir en plein cours pour se distraire en compagnie des chevreaux et des lapins gardés dans un enclos du jardin ou pour biner le petit potager. Ma fille et mon fils ont pu entrer à l’école en plein milieu de l’année scolaire, sans passer par les listes d’attentes, parce que les enseignants avaient estimé intéressant et pédagogiquement utile de voir comment les enfants allaient recevoir et intégrer deux petits étrangers qui ne savaient pas un mot de français.
Au moment de la manifestation, mes enfants s’étaient déjà familiarisés avec l’école et la langue française, de même, avais-je le sentiment, qu’avec l’esprit de la démocratie ; ce qui demeurait encore pour moi un objet d’étonnement, le fait qu’on pouvait manifester librement dans la rue, allait pour eux de soi. Je n’avais d’autre expérience personnelle des manifestations qu’un souvenir adolescent de 1956, je ne connaissais celles de 68 que par les récits qu’on m’en avait fait. Léon m’avait avertie : si tu vas manifester, ne mets jamais de sabots (c’est ce qu’il portait d’habitude), on peut pas courir normalement avec, or, courir, ça fait partie des manifs, du moins quand les CRS chargent.
Cette fois-là, naturellement, il ne s’est rien passé de tel. Le corps enseignant avait considéré que la manifestation était partie intégrante du programme d’enseignement, l’intention pédagogique étant de former des citoyens conscients de leurs droits, socialement actifs et n’hésitant pas à exprimer leurs opinions. Petits manifestants en culottes courtes et cheveux nattés, parents poussant les cadets dans leurs landaus, enseignants tenant leur pétition à la main, nous déambulions tranquillement en discutant, la journée avait un sens.
Jean-Pierre marchait à côté de nous, il était accompagné de son père et de son petit frère. Celui-ci, qui n’était encore qu’à la maternelle, considérait avec sérieux le visage de son frère aîné dissimulé par le capuchon, il lui tenait la main. Jean-Pierre gardait son anorak même pendant les cours, tirant son capuchon sur le nez, il ne le rabattait un peu qu’au moment du déjeuner. Dans la rue, ses camarades de classe lui tenaient la main, s’il bavait, ils lui disaient doucement de s’essuyer les lèvres, ce qu’il faisait. C’était un garçon très doux. Les autres enfants l’aimaient, ils faisaient attention à lui, ils ne semblaient pas s’étonner de ce que leur camarade était un peu bizarre. C’était la première fois que je voyais une chose pareille, dans les écoles hongroises, cela aurait été inimaginable.
Quelque bonne que fût l’ambiance, la manifestation, pas plus que celles qui l’ont suivies, n’a entraîné le moindre résultat positif, le ministère n’a cédé que plusieurs années plus tard. Mais il a finalement cédé. Un quart de siècle s’est écoulé depuis, et le vieil hôtel particulier est toujours debout, je suis allée y jeter un coup d’œil récemment. Quelques-uns des anciens professeurs étaient encore là, ils m’ont accueillie en poussant de grands cris, ils m’ont serrée dans leurs bras, ils se souvenaient avec une telle chaleur des deux petits blondinets hongrois, ils ont demandé de leurs nouvelles avec une curiosité si sincère que j’en ai eu le cœur serré de nostalgie, en sortant, j’ai dû essuyer furtivement quelques larmes.
Mais il y avait aussi d’autres espaces de liberté, très différents de l’école. Chaque mardi soir, une partie des adultes de la communauté se rendait au hammam, pendant que Serge et un de ses amis, le sociologue italien, le père de la petite fille de Florence, restaient à la maison pour veiller sur les enfants et préparer à dîner pour tout le monde. Non seulement ils concoctaient un bon repas, et nous attendaient avec une table joliment dressée, mais ils s’occupaient aussi des enfants et faisaient la vaisselle après le dîner. Il n’y avait d’ailleurs jamais de conflits à propos des tâches ménagères, chacun sentait ce qu’il lui convenait de faire et le faisait.
Le beau et vieux hammam du quartier du Marais faisait jour mixte le mardi. Mixte, en l’occurrence, signifiait nudiste. Portant naturellement leur nudité, hommes et femmes, jeunes et vieux allaient et venaient entre la cabine de sauna et les bains de vapeur, le bassin d’eau glacé et le jet d’eau masseur, puis s’étendaient, purifiés, sur les lits de repos en bois installés dans l’aire de relaxation, pour aller enfin, toujours en tenue d’Adam (ou d’Eve), dans le restaurant du hammam où de minces serveuses en bikini, une bande de dentelle amidonnée dans les cheveux, leurs plateaux levés au-dessus de la tête, se faufilaient entre les tables avec une élégance telle qu’on aurait pu croire qu’elles servaient des clients en tenue de soirée, et non pas nus comme des vers.
La première fois que l’on m’y a emmenée, j’ai eu du mal. Les membres de la communauté observaient avec malice comment je supportais de ne rien porter du tout. La jeune hongroise de bonne famille en révolte s’efforçait avec orgueil de paraître naturelle, mais osait à peine lever le regard du bout de ses pieds. Je crois que le spectacle des autres me gênait plus que la conscience de ma propre nudité. Un tel degré de liberté me déconcertait.
Le déclic est venu des années plus tard, sur une plage nudiste au bord de l’Atlantique. L’espace était ouvert, immense, il n’y avait rien que l’océan et les dunes de sables, l’un et l’autre comme infinies, et puis le vent, le bruit des vagues, et le vol des mouettes dans le ciel. Je marchais nue dans le sable, si quelqu’un venait à me croiser, il hochait poliment la tête et poursuivait sa route, j’ai été saisie par une bouffée de bien-être, le sentiment d’une recharge d’énergie.
Le 14 juillet aussi me donnait de l’énergie, l’énergie du plaisir de vivre. Autour de moi, tout le monde, les amis comme les simples connaissances, aimait le 14 juillet. Les cafés restaient ouverts encore plus tard que d’habitude, il y avait de la musique à tous les coins de rue, les gens dansaient sur le trottoir, sur les places, il y avait des bals de rue, la fête était populaire. Contrairement à ma Hongrie natale, plus ou moins depuis toujours sous le joug de quelque oppression, et où en de telles occasions le pouvoir y allait inévitablement de son pathos pesant, les Parisiens n’étaient pas sommés d’écouter des discours ronflants et emphatiques sur la signification de la Révolution française et les mérites de ses seuls héritiers authentiques. Chez nous, la fête nationale n’était pas un moment de fête spontanée, mais de défilés, parfois ceux de gens courageux bravant les matraques, mais le plus souvent celui, officiel et hypocrite, du mensonge et de la lâcheté. Dans tous les cas, c’était quelque chose de compliqué et de contradictoire, chargée de passions pesantes. Je découvrais avec stupeur et une pointe de jalousie que cette fête nationale-là, du moins telle qu’elle m’apparaissait, était pleine de bonne humeur et de légèreté, de musique et de danse.
Alors que nous nous faisions belles avant de descendre à pied au bal de la place Bastille, j’ai vu Charlotte sortir d’un tiroir un large bandeau de soie tricolore, elle tentait coquettement d’attacher sa masse de cheveux roux sur la nuque. Je la regardais et j’ai pensé en soupirant : c’est facile pour elle. Elle est Française.