Abstracts
Résumé
Alors que la campagne présidentielle américaine est lancée dans sa phase finale, Sens Public, en collaboration avec ilovepolitics.info, présente une série de critiques hebdomadaires des quelques grands ouvrages américains qui apparaissent essentiels pour comprendre les aspects déterminants de la course à la Maison Blanche. Jusqu’à l’élection du 4 novembre 2008, chaque semaine, un article analysant un livre qui a connu un grand succès aux États-Unis, ou que les commentateurs politiques américains ont largement mentionné à l’appui de leurs propres analyses, se trouve disséqué et replacé dans un contexte plus large. Chacun d’eux porte sur des sujets qui se perdent trop souvent dans le vacarme médiatique que créent les campagnes. Ces critiques espèrent mettre davantage en perspective ces enjeux majeurs, essentiels pour comprendre le devenir de l’Amérique contemporaine.
Abstract
As the US presidential campaign is entering its final stage, Sens Public, in partnership with ilovepolitics.info, starts a series of weekly reviews of some of the best American books that are of great help to understand the determining aspects of the race to the White House. Until the November 4th election, each week, an article analysing a best-selling book, or one often referred to by the US political commentators, will be presented and put in a broader context. Each one of them focuses on an issue which is too often forgotten in the media turmoil generated by the campaigns. Those reviews intend to offer a better insight on the future of contemporary America.
Article body
Au sortir de la présidence de George W. Bush et sans doute même de l’ère de Reagan, il n’est sans doute point d’ouvrage plus édifiant sur les horreurs de l’utopie conservatrice américaine, son incompétence, ses folies et ses errements obscurs, que celui de Thomas Frank. L’auteur du best-seller What’s the Matter with Kansas? [1] a en effet rédigé là un petit chef d’œuvre qui pourrait tout aussi bien s’intituler le « livre noir de la droite américaine », un ouvrage qui s’impose comme une lecture incontournable pour comprendre l’Amérique contemporaine. Et qui est bien évidemment parmi les livres les plus vendus en cette saison aux États-Unis.
Pour le commun des Américains, il est aujourd’hui normal de « penser de l’incompétence qu’elle est le mode de fonctionnement du gouvernement » (p. 2), à croire qu’il n’en a jamais été autrement, que le contraire n’est pas même envisageable. Centre du pouvoir, la capitale des États-Unis est d’ailleurs la source de toutes les histoires de corruption, de déchéances et de scandales politiques. Et, au vrai, pour tous ceux qui ont connu de près ou de loin la présidence Bush, rien là même que de très banal. Or, Thomas Frank attaque dès les premières pages :
« Commençons donc en établissant solidement ces simples faits : cet épisode spectaculaire de mauvaise gestion administrative a coïncidé tout à la fois avec le triomphe politique du conservatisme et avec l’émergence de Washington au rang des villes les plus chères des États-Unis ».
Car il n’en a en fait pas toujours été ainsi, précise aussitôt Frank, pour un lecteur américain qui a oublié depuis longtemps cette affirmation élémentaire. Et de développer l’idée centrale de son ouvrage :
« Cette fantastique incompétence dans le gouvernement que nous avons vue n’est pas un accident, pas plus qu’elle n’est le travail de quelques mauvais individus. C’est la conséquence du triomphe d’une certaine philosophie de gouvernement, par un mouvement qui considère l’État libéral [au sens américain du terme] comme une perversion et estime que le marché est le réseau idéal de la société humaine. Ce mouvement est amical vis-à-vis de l’industrie non pas simplement à cause de ses contributions en période électorale mais par conviction ; il croit en l’esprit d’entreprise pas seulement dans le commerce mais dans la politique ; et les résultats inévitables de son ascendance sont, en premier lieu, la capture de l’État par le business et, en second, tout ce qui en résulte : l’incompétence, la greffe, et tout ces débris misérables que nous nous sommes habitués à attendre de Washington » (pp. 4-5).
Tout le livre de Frank est bâti autour de cet argument, une thèse également soutenue par près de 75 pages de notes, une quantité de recherches et une richesse infinie de détails. La réalité du conservatisme, pas celui de l’Amérique profonde ou des revues intellectuelles, mais de celui qui embrasse le pouvoir, est là, incarné par des Grover Norquist, des Tom Delay, des Jack Abramoff, des Newt Gingrich et autres activistes, lobbyistes et entreprises qui ont initié leur quête du temps de Reagan et ont été pendant trois décennies parmi les plus puissants des Américains (p. 6). Et au cas où le lecteur n’aurait pas encore saisi ce dont il est question, Thomas Frank ajoute : « Cette mauvaise gestion administrative vous a été apportée par idéologie, non par incompétence ». Un gouvernement qui existait pour protéger les citoyens est devenu une vaste machine destinée à les exploiter.
La première partie de l’ouvrage est une exploration riche en couleur de ce monde corrompu. On y découvre d’abord Washington du temps de Roosevelt, quand les meilleurs investissaient la fonction publique et étaient heureux d’appartenir à une vaste classe moyenne, certes quelque peu uniforme, avant de voir, par contraste, ce qu’est devenue la capitale des États-Unis aujourd’hui : une cité dont les faubourgs (notamment le nord de la Virginie) sont riches en villas aux prix exorbitants et peuplés de lobbyistes fortunés, où quelques entreprises, comme Boeing, ont investi les environs du Pentagone, où les élus se font invités à déjeuner dans les grands restaurants de DC, où, enfin, les jeunes ne viennent plus tant par idéalisme que pour s’enrichir. (Tout étranger vivant à Washington finit effectivement par percevoir cette réalité rapidement).
Ceux qui ont rejoint le mouvement conservateur ont au moins une chose en commun : l’État est pour eux l’ennemi à abattre. Leur credo est simple : « Davantage de business dans le gouvernement, moins de gouvernement dans le business » (p. 29), selon le mot de Warren Harding, président de 1921 à 1923 et dont les administrations étaient réputées pour leur corruption. Alors qu’en d’autres lieux, ou en d’autres temps, les conservateurs ont été ou sont ceux-là même qui respectent les institutions et les traditions, aux États-Unis, le business est la seule idée qu’ils défendent. Au sortir de la Seconde guerre, ce qui avait émergé, en Amérique et dans d’autres nations industrialisées, était un consensus autour de la régulation de l’économie et une trêve entre le business et la force de travail (p. 31). Mais les conservateurs ont eu à cœur depuis de saper les fondements de ces deux principes. Cyniquement, les républicains se présentent comme l’ennemi du gouvernement interventionniste, d’une large administration, alors que ce sont eux qui ont fait exploser, de Reagan à Bush fils, les dépenses de l’État ou ont instauré des lois qui permettent à ce dernier d’espionner les citoyens. Par une manœuvre politique aussi habile qu’inique, la droite a réussi à créer un climat dans lequel elle passe pour la victime éternelle de la gauche, alors qu’elle contrôle au moins une branche du pouvoir sans discontinuer depuis 1981 ! Et cette fiction a été répétée jusqu’à devenir un fait : « Le gouvernement n’est jamais le leur, peu importe ce dont ils ont le contrôle en son sein » (p. 47), et cette mentalité d’assiégés avive l’esprit de dissidence qu’ils prétendent incarner. Ainsi, George W. Bush lui-même n’a-t-il pas été présenté par l’un de ses biographes comme le « rebelle en chef » de Washington ?
A lire Frank, on comprend donc pourquoi à chaque élection, un républicain peut se tenir d’aplomb devant les Américains et déclarer vouloir changer Washington, alors que le parti de l’éléphant a eu au moins 20 années sur les 28 dernières pour réformer le gouvernement : c’est que « les républicains qui ont eu des responsabilités importantes à Washington n’étaient pas du tout conservateurs » (p. 69). Ou, tout du moins, est-ce là l’avis de leurs coreligionnaires : Ronald Reagan n’a pas touché à l’administration. George H. W. Bush a été condamné par ses pairs dès le début de sa présidence. Newt Gingrich a cédé face à Bill Clinton. George W. Bush est désormais considéré comme un imposteur - alors même qu’il a réalisé tous les souhaits des divers piliers du Parti républicain en baissant les impôts pour les nantis, en offrant une guerre aux néoconservateurs, en exaltant le patriotisme ou en prétendant protéger les « valeurs » américaines. Au fond, voilà leur conviction : « L’État conservateur ? Qui sait ? Ça n’a jamais été mis en place », écrit ironiquement Thomas Frank (p. 69). Traduisez : quand une administration républicaine échoue à réaliser l’utopie de la droite, ça n’est certainement pas la faute du conservatisme. Et c’est exactement ce qui permet désormais à John McCain d’affirmer qu’il faut réformer le parti alors qu’il est entouré de lobbyistes dans sa campagne, ou de présenter Washington comme la « ville de Satan », omettant qu’il y évolue depuis plus de 25 ans. Leur philosophie est avant tout une idéologie de la mauvaise foi, et de la pire sorte.
Cette imposture politique repose sur une propagande à la mécanique bien huilée : des think tanks aux médias, les conservateurs ont investi tous les lieux de la pensée pour marteler leur message. Ils ont également dressé une armée de puissants lobbyistes prêts à gangréner toutes les instances du pouvoir. Et leur message est resté simple : le marché est l’essence de la démocratie elle-même. C’est cela qu’il fallait affirmer dès avant 1981, puis réaffirmer à l’échelle mondiale dès la chute du mur de Berlin. Même l’unique président démocrate de l’âge de Reagan a été notablement pro-business, pro-libre échange, ce qui lui vaut de voir son héritage âprement discuté aujourd’hui. Enfin, l’impératif conservateur était simple : avoir un gouvernement incompétent et corrompu pour le discréditer toujours davantage, pour saper volontairement la confiance des citoyens dans l’action publique, et miner toujours davantage, ce faisant, les chances de la gauche d’imposer ses idées. Au reste, Thomas Frank a montré ailleurs comment les républicains ont systématiquement porté le débat sur les « valeurs » le temps d’une élection, pour faire diversion : cela faisait partie intégrante de leur stratégie. Ces idées, les conservateurs et les lobbyistes comme Abramoff ont également tâché de les exporter de Washington à Saipan en passant par l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid ou l’Amérique centrale.
Enfin, leur utopie ultime est brillamment esquissée par Frank : elle consiste en l’établissement d’une « majorité permanente » qui anéantirait littéralement la gauche et tout ce qu’elle représente, à commencer par ses piliers : les avocats, les syndicats, l’Association de l’Éducation Nationale, et l’édifice même de la Sécurité sociale, qu’il faut donc privatiser à tout prix - ce qui est d’ailleurs sur l’agenda politique de John McCain. Les conservateurs estiment que cela doit être fait à n’importe quel prix ; le coût de la réforme étant si important, nul ne pourrait jamais mettre en œuvre une nouvelle réforme dans le sens inverse, et cette initiative serait donc proprement irréversible.
Y a-t-il matière à voir la droite évoluer, alors que même les intellectuels conservateurs regrettent ses errements ? Pas pour l’heure. L’auteur rappelle en effet que la droite américaine est opposée à l’idée même de débat alors que l’essence de la gauche contraint celle-ci à trouver des compromis (pp. 257 et 274). Et de prévenir : après trois décennies de règne conservateur, il serait vain de croire que la simple élection d’un démocrate changera la donne. Une rénovation de l’appareil fédéral doit être mise en œuvre avant que la classe moyenne américaine puisse bénéficier du retour de la gauche au pouvoir - ce qui rend l’entreprise d’autant plus complexe.
L’ouvrage lui-même est riche en anecdotes et en portraits, comme celui de Jack Abramoff (aujourd’hui incarcéré), un lobbyiste passionné par le film Le parrain, qui est allé jusqu’à transposer certaines gestes des acteurs dans sa vie quotidienne. Pour autant, à voir Thomas Frank concentrer exclusivement ses écrits sur ce pilier du Parti républicain qu’est le monde des affaires, l’on peut se demander si l’auteur ne commet pas un impair : il met en effet de côté l’électorat religieux, à croire qu’il n’a été qu’un groupe mineur au sein du mouvement conservateur quand il a en fait été son armée la plus fidèle depuis les années 1970. Ses travaux sont bien sûr à inscrire dans un ensemble intellectuel plus vaste - une continuation de What’s the Matter with Kansas? - mais l’on aurait souhaité en lire davantage sur la relation monde des affaires/religieux.
Surtout, Frank force parfois trop le trait en dressant son portrait de l’Amérique contemporaine. Évidemment, le Parti républicain ne s’est pas privé de cultiver le cynisme, ainsi que le prouve son livre. Mais si le message d’espoir lancé par Barack Obama a résonné aux quatre coins de l’Amérique, c’est précisément parce que changer Washington est une aspiration profonde d’Américains qui savent que cela est possible, qui conservent donc une certaine idée de ce que doit être le gouvernement fédéral et ne sont pas résignés.
Il reste que The Wrecking Crew n’est pas seulement passionnant ; en signant cet ouvrage, Thomas Frank a démontré à coup sûr qu’il était l’un des plus grands intellectuels de la gauche américaine contemporaine.
Appendices
Note
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[1]
What’s the Matter with Kansas, de Thomas Frank, Holt Paperbacks, New York, 2004. Traduit en français chez Agone sous le titre : Pourquoi les pauvres votent à droite : Comment les conservateurs ont gagné le coeur des États-Unis (et celui des autres pays riches). Dans son ouvrage, l’auteur s’interroge sur la persistance des cols bleus à voter pour un Parti républicain aux politiques économiques désastreuses pour eux. En étudiant le cas de son propre État, le Kansas, Frank explique qu’à l’approche des élections, la droite américaine arrive à détourner l’attention des ouvriers en portant le débat sur les « valeurs » (morale, religion, armes à feu, cellules souches, avortement, crime, etc.) tout en dénonçant paradoxalement la gauche comme le parti des privilégiés et des élites, l’ennemie du « peuple ».