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On ne connaît ni le nom de l’auteur ni le nom qu’il a donné à l’œuvre. Plusieurs titres ont été attribués au poème par la postérité, mais c’est celui de Tirou-koural qui a prévalu. Les initiés disent simplement Koural. Quant à l’auteur, on l’a invariablement appelé Tirou-vallouvar. L’adjectif « tirou » signifie sacré, sublime, « vallouvar » est le nom de la caste des officiants des temples des intouchables à laquelle il aurait appartenu. « Koural » est le nom du genre de stance utilisé dans toute l’oeuvre.

On trouve le portrait imaginaire de l’auteur dans tous les édifices publics et même dans quelques édifices privés. Certains de ses distiques sont reproduits dans les autobus, les salles de mariage et les invitations privées. L’ère du pays tamoul commence à partir de la date présumée de sa naissance, soit trente ans avant l’ère chrétienne. Sa résidence présumée à Mylapore (Chennai) a été convertie en temple , où sa statue est placée dans le saint des saints. Il y a aussi a une colline qui porte son nom dans le hameau de Kouvaikadou (district de Tirounalvély, talouk de Kalkoulam, panchayat de Souroulodou). Il y est adoré comme une divinité.

Il est vénéré dans tout le pays tamoul par toutes les couches de la population comme le sage des sages. Le Tirou-koural est la référence indiscutable pour tout tamoul, son guide de vie. Les tamouls tirent une certaine fierté à le connaître par cœur. Il y a des éditions de poche, vraiment de poche, car l’œuvre ne contient que 2660 lignes.

Le Tirou-koural a été appréciée dès les temps anciens. Il existe une collection de poèmes anciens connus sous le nom de Guirlande de Tirou-vallouvar chantant ses louanges. Une femme poète du 12e siècle, en parlant de la pénétration d’esprit du poète, a dit qu’il avait le don de trouer l’atome.

C’est l’œuvre tamoule qui a fait l’objet du plus grand nombre de commentaires, des anciens on en trouve une douzaine, des nouveaux il en sort chaque jour. L’œuvre est si dense et si riche que chacun y trouve selon sa philosophie une nouvelle signification. Cette œuvre a inspiré tous les poètes postérieurs qui lui ont emprunté, qui une idée, qui une image, qui une locution. C’est l’œuvre littéraire la plus traduite ; elle vient immédiatement après la Bible. Les Européens qui l’ont étudiée ont été conquis. Pope, un missionnaire qui a vécu dans le pays tamoul, qualifie l’auteur de maître à penser très efficace. Ariel, un indianiste français trouve dans le Tirou-koural l’expression la plus pure de la pensée humaine.

Le renom de ce traité de vie parmi tant d’autres est dû à la culminance de la pensée, à son universalité, à la profondeur d’analyse et à la perfection d’expression.

Pour illustrer ces aspects, on ne pourra pas donner des citations car les distiques défient la traduction. On se contentera de paraphrases ou de résumés pour en livrer la substance aussi exactement que possible. Ainsi on est obligé de se résoudre à n’offrir qu’une idée très imparfaite de la perfection de l’expression.

Culminance de pensée

Le Tirou-koural est un traité complet de la vie pour tous les êtres humains dans toutes les circonstances. Il est réparti en 133 chapitres de dix distiques chacun. Il est divisé en trois parties inégales : sagesse individuelle (38 chapitres), ordre social (70 chapitres), amour (25 chapitres). Depuis le premier frisson de l’amour, rien d’important de la vie personnelle n’est laissé de côté. La vie de société, son impact sur l’individu et les obligations qu’elle engendre reçoivent autant d’attention de la part du poète.

Le Tirou-koural ne s’élèverait pas au-dessus des œuvres du même genre s’il ne possédait pas un degré d’excellence introuvable ailleurs. La personnalité exceptionnelle de l’auteur, son immense désir d’améliorer les hommes, et son don de visionnaire apparaissent partout dans l’œuvre. L’excellence se manifeste tant dans les qualités de pensée que dans les qualités de coeur.

Qualités de pensée

Pour illustrer les qualités de pensée voici quelques distiques révélant finesse, perspicacité , prévoyance, élévation et même de l’audace.

Pour la finesse de pensée :

L’amour est supérieur au vin car il procure un plaisir certain à la seule pensée

D’où a-t-elle reçu ce feu qui brûle quand je m’écarte et qui est plein de fraîcheur quand je m’approche

Pour la perspicacité :

Bon est le malheur car il sert à jauger l’amitié

Dirait-il des choses favorables sur un ton d’amitié, les paroles de l’ennemi se révèlent-elles sans tarder

Pour la prévoyance :

Ne pas récompenser l’espion en public

Un homme est susceptible de changer après sa nomination à un poste

Pour l’élévation de pensée :

Si l’on ne sent pas le mal d’autrui comme le sien propre, a quoi sert d’avoir reçu l’intelligence en partage ?

La meilleure façon de punir quiconque a fait du mal est de le confondre en lui faisant du bien.

Pour l’audace :

Mensonge devient vérité s’il cause un bien sans reproche

Ne pas ôter la vie d’un être même si cela doit coûter la vie à soi-même

Les qualités de cœur

L’auteur accorde autant d’importance aux qualités de coeur ; il prêche la compassion sans réserve, la sympathie aux humbles , la non violence absolue et la clémence en toutes circonstances chez tous les hommes...

La compassion :

Le monde repose sur la compassion, ceux qui en sont démunis sont un fardeau pour la terre

La force suprême est de supporter la faim, elle se classe quand même après celle d’apaiser la faim des autres

La sympathie envers les humbles :

La parole d’un pauvre même si elle est juste et profonde est toujours écartée : « Qu’y a-t-il de plus insupportable que la pauvreté ? c’est encore la pauvreté ».

L’amour de toutes les créatures :

Ceux qui par compassion prennent soin de toutes les créatures de la terre, n’ont rien à craindre pour leur propre vie

Quel que soit l’avantage de tuer un être, c’est un piètre bénéfice aux yeux des gens de bien

La clémence :

Comme la terre supporte celui qui la creuse, il est bon de pardonner à ceux qui médisent de vous

Quand quelqu’un vous blesse, la pensée d’un de ses bienfaits guérit le mal

Il est facile de glaner dans l’œuvre d’autres pensées de la même teneur d’excellence. Elles n’auraient pas suffi pour réunir l’unanimité autour d’elle. Cette unanimité, elle la doit à sa résonance universelle.

Universalité

Tirouvallouvar n’a pas écrit pour son entourage, il avait en vue le monde tout entier. Le mot monde revient souvent dans l’oeuvre, « le monde immense et fertile où se promène l’air », comme il se plaît à le décrire. Ce n’est pas pour autant une œuvre abstraite, elle prend appui sur les réalités du pays, mais les transcende vite. En effet, la philosophie du pays est présente: le destin qui gouverne l’homme, la nécessité de renoncer aux plaisirs et d’appréhender la Réalité pour atteindre la béatitude et échapper au cycle des naissances. Mais les principes de vie énoncés peuvent en être détachés et sont d’application générale.

Celui qui abandonne les mots "moi" et "le mien" sera loué plus que les habitants du ciel

Les rapports familiaux et sociaux prennent l’habillement de l’époque, mais dans le fond ils échappent au temps et au lieu. Il y peu de référence à la flore et à la faune locales, sauf lorsqu’il s’agit de leur emprunter une image qui parle à son public. Par exemple : « Une faute de la dimension d’un grain de millet apparaît comme un fruit de palmier à un homme scrupuleux. » Il est facile de transposer.

On ne trouve pas dans l’œuvre trace de cérémonies, de mysticisme, de métaphysique, de sectarisme ; elle n’a aucune affiliation religieuse, mais toutes les religions y compris le christianisme et l’athéisme la revendiquent. Elle ne se présente pas comme une révélation. Ce sont des réflexions d’un simple être humain. Même dans le premier chapitre, consacré à la gloire de Dieu comme le veut la tradition, l’auteur se contente d’une référence très générale :

Toutes les lettres procèdent de la lettre A, de même le monde procède du Principe originel et bienheureux 

De l’au-delà point de description, ni même d’évocation. Puisqu’il est inaccessible aux sens, le poète se garde d’en parler, il se contente d’indiquer les moyens de l’atteindre, par une vie exemplaire et le renoncement. L’œuvre reste donc délibérément un traité de vie idéale sur terre sans exclure le ciel et sans critiquer ceux qui en font le but primordial. Ceux qui ont voulu y voir une religion l’ont appelée « religion commune ». Mais il vaut mieux s’abstenir de l’idée de religion en ce qui concerne le Tirou-koural. Le poète ne joue pas sur la foi et le charisme. Il s’arc-boute à la raison.

Pas de référence non plus à la caste, à la langue, ou à une division quelconque de la société, ni même au pays. L’auteur constate la similitude des hommes et explique comment ils se différencient :

Égaux à la naissance, les hommes diffèrent selon le métier qu’ils exercent

Il n’y a pas entre eux de différence fondamentale. Les principes de vie sont applicables à toutes les catégories d’hommes depuis le roi jusqu’au simple citoyen:

Le gain au jeu est comme l’hameçon avalé par le poisson

Même quand l’auteur se réfère explicitement à une catégorie, le principe est susceptible de généralisation ; les conseils au roi s’appliquent à tous ceux aujourd’hui nantis de pouvoir.

Le droit sceptre est plus fort que la lance pointue

Les principes sont presque toujours énoncés d’une façon générale, ils sont hors du temps et de l’espace:

Pureté de l’âme et pureté d’action résultent de la pureté des fréquentations

Ne vous conduisez pas mal parce que pauvre, sinon plus pauvre vous deviendrez

L’auteur à cause de son immense intérêt pour les hommes a tout observé avec le plus grand soin, retenu tout ce qui a frappé son attention. Il a sondé le fond de l’âme humaine.

La grande connaissance ainsi acquise, mûrie par une profonde réflexion a conduit nécessairement à une pensée de consistance universelle. C’est pour cette raison que son enseignement est accueilli toujours et partout avec faveur, qu’il a traversé les siècles avec succès, qu’il a invité d’autres peuples à le traduire dans leurs langues.

Profondeur d’analyse

L’excellence de pensée dans le domaine éthique suffirait à placer l’oeuvre sur un haut piédestal, et en général c’est cette partie de l’œuvre qui est enseignée et louée. Cependant, les incursions de l’auteur dans le domaine de l’amour, avec le même don de perspicacité, sont d’un grand intérêt, elles ajoutent du charme à l’oeuvre. L’auteur qui s’est proposé de donner un tableau complet de la vie humaine devait en effet traiter aussi du plaisir qui fait partie intégrante de la vie. Ce faisant il a voulu se confiner à l’amour, qui est le plaisir par excellence, flattant tous les sens.

Ses héros sont anonymes. Aucune description physique. Ce sont « Lui »   et « Elle », mais ils vivent d’une vie intense sous nos yeux comme des personnages de roman. L’auteur s’abstient de toute évocation érotique, il ne parle pas des plaisirs physiques de l’amour. Juste quelques allusions à l’étreinte et aux caresses, sans autre détail. Une fois est évoquée la sève des lèvres. Il ne s’intéresse pas aux débordements de la passion. Mais il constate que l’amour n’est pas vécu pleinement par tous pour diverses raisons :

L’amour est plus tendre que la fleur, peu de personnes en connaissent les saveurs subtiles

Le poète met en évidence les sentiments d’un amour naturel, intense et raffiné. Il s’est plu à analyser le tréfonds du cœur féminin dont il dévoile les circonvolutions. La présentation de la jeune fille est déjà très suggestive.

Deux regards dans ses yeux peints de noir : l’un donne le mal l’autre en est le remède

L’auteur prend plaisir à chanter l’idylle de l’amour sans cesse vécue de diverses façons. La seule pensée de l’amour est délicieuse aux amoureux. Ils en sont possédés ; ils vivent l’un dans l’autre. Voici l’aveu de l’amoureuse :

Quand je dors, il est dans mes bras, quand je me réveille il court se réfugier dans mon coeur

Dans l’amour, la bataille n’est pas gagnée une fois pour toutes. Son charme réside dans sa fragilité qui est intensément vécue par l’amoureuse. Avec ses hésitations et ses doutes avant de s’engager définitivement : 

Suis-je moi aussi dans son cœur ?

Avec sa jalousie toujours aux aguets, jaillissante à la moindre occasion, elle prend les paroles et les actes de l’amant à contre sens. A témoin l’amant :

Quand je la regarde avec ma pensée toute à elle , elle se fâche : à me regarder ainsi à qui me comparez-vous ?

Cette jalousie qui la mine, elle l’entretient ; cela attise l’amour, déclare-t-elle.

Plus qu’aux instants de bonheur complet, l’auteur s’attarde aux séparations où le coeur féminin aux abois se découvre à nu. C’est alors que l’amour s’exacerbe et que les sentiments flambent. L’absence est très mal vécue par l’amoureuse. En premier lieu la séparation est le fait de l’amant qui s’en va à la guerre ou pour faire fortune. Cela lui est naturel quoiqu’il coûte. Pour la femme il en va autrement. Elle en est toujours hantée. L’appréhension de la séparation peut même surgir au moment de l’étreinte. Pour la femme amoureuse l’idée même de séparation est insupportable : « Annonce-le à qui pourra vivre jusqu’à ton retour ».

Avant même que l’événement redouté ne se produise, sa prémonition commence à faire son effet : ses bras maigrissent au point de laisser tomber les bracelets. Quand le malheur s’abat, elle désire garder en secret ses souffrances mais son corps la trahit :

Il m’a ravi la pudeur et la beauté et m’a donné en échange souffrance et pâleur

Elle se désole dans sa solitude :

Plus cruelles que mon cruel, ces nuits qui s’éternisent

Elle maudit tout autant le réveil :

Sans ce réveil, mon amant qui était avec moi en songe, ne se serait pas retiré

On assiste à un dédoublement de personnalité, elle se met à dialoguer avec son cœur : 

Oh mon cœur, mon amant est en toi, pourquoi vas-tu le chercher partout ?

Elle se ressaisit et en veut à son amant qui l’a quittée : 

Celui qui m’a écartée de sa pensée n’a-t-il pas honte de venir sans cesse dans la mienne ?

Elle répudie les paroles de consolation des autres, préfère se consoler elle-même ; par exemple elle invite la pâleur dont elle se plaignait tout à l’heure: 

Que la pâleur se répande sur mon corps, si les efforts de mon bien aimé doivent être couronnés de succès

Cependant, la séparation tant détestée, elle se l’impose par voie de bouderie avec tous ses raffinements. Cette séparation de son propre cru, elle a l’impression de la dominer ; elle cessera quand elle voudra. La bouderie donne chaud au cœur et l’on joue serré :

Y’a-t-il un monde plus délicieux que la bouderie entre ceux qui sont comme l’eau mêlée à la terre ?

Mais elle cède plus tôt qu’elle n’aurait voulu, tant est fragile la résistance féminine. On assiste ainsi à un va et vient incessant dans un cœur possédé et préoccupé uniquement par l’amour. Elle se complaît à analyser ce qui se passe en elle, dans ses yeux, dans son corps, dans son coeur. L’auteur nous éblouit par sa connaissance étonnante de l’amour féminin.

Le coeur de l’amant n’est pas analysé avec autant de détails. Il apparaît tout au long comme un miroir du cœur de l’amante. Il ne se torture pas l’esprit comme elle ; son but est de s’assurer la réponse affirmative de l’amoureuse, ne serait-ce que par des signes. Il se met en action seulement quand l’objet de son amour semble lui échapper. Il est alors prêt à sacrifier sa vie. Cette prédisposition d’esprit est illustrée par une coutume particulière de l’époque. L’amant qui ne peut obtenir la main de sa bien aimée s’installe à un carrefour important de l’agglomération, tenant à la main le portrait de sa belle et proclamant son malheur. Il s’assied à califourchon sur la partie inférieure et élargie du pétiole d’une feuille de borassus (une espèce palmier très répandue dans le pays). Le pétiole a sur les côtés des piquants bien acérés. Il est destiné à être tiré à travers la ville par des jeunes garçons. Au cours de la procession, les cuisses de l’amant malheureux vont saigner et la mort pourrait s’ensuivre. Les autorités interviennent dès le commencement de la mise en scène pour lui faire renoncer à son projet ; quand elles constatent sa détermination, elles persuadent la famille de la fille de lui donner satisfaction. Sinon la chevauchée commence ; alors la pression sur la famille de la fille augmente et finit en général par l’emporter. La fille amoureuse n’a jamais recours à ce procédé, son amant, s’il tient à elle, s’en charge.

Cette ardeur de l’homme à obtenir la main de son amante doit se muer en une fidélité indéfectible. L’auteur se démarque des autres moralistes en exigeant du mari la même fidélité que celle prescrite à une femme vertueuse.

Avec la présentation de la vie amoureuse, le tableau de la vie est complet. On remarquera que l’enseignement du poète n’est pas austère. Il y a de la place pour le plaisir, un plaisir naturel sans excès. Le renoncement ne commence que dans la période de vie ascétique.

Présentation

Dans son tableau des principes et des ressorts de la vie, l’auteur va jusqu’au bout, atteint les cimes. Il affectionne les situations limites qui permettent de saisir au vif la vraie nature des problèmes. Le reste qui est courant et d’un intérêt pratique plus important n’est pas pour autant négligé, il a pris le parti de bien le mettre dans la tête des ses lecteurs. A cet effet, il s’est attribué pour chaque idée un chapitre de 10 distiques. Chaque chapitre forme un tout homogène qui répond au titre qui lui est donné. Les distiques défilent chacun apportant un message. Il ne faut pas chercher un ordre dans l’arrangement des distiques ; on serait également embarrassé de les ranger autrement. Le plus souvent l’auteur avance d’abord l’idée, puis l’atténue ou la renforce, la précise. Il semble vouloir brosser le tableau par une touche par-ci et une touche par-là pour exprimer son idée dans sa plénitude avec tous les aspects pratiques, sans être entravé par un ordre logique. Il y a lieu de noter que l’auteur parle avec vigueur de chaque sujet qu’il aborde. Il en résulte parfois une apparente contradiction avec ce qu’il dit ailleurs. Ce n’en est pas une en réalité. Tout s’harmonise bien si l’on s’accorde la patience de considérer l’ensemble. L’auteur qui s’est proposé de réveiller les gens se garde de faire chaque fois des réserves qui affaibliraient l’impact.

Égrener 1330 distiques à visée éthique pourrait devenir fastidieux pour l’auteur comme pour le lecteur. Le sagace penseur évite cet écueil en variant la manière de présenter. Tous les distiques de cette œuvre didactique ne sont pas coulés sous forme de préceptes, tant s’en faut. En voici un certain nombre qui permettront de se faire une idée de la variété d’expression qu’on trouve dans l’œuvre.

Il y a bien sûr des injonctions que l’auteur prononce du haut de son autorité morale : « Ne fais pas de mal à autrui si tu ne veux pas être poursuivi par le malheur »

Des fois il invoque l’autorité des sages : 

Partager sa nourriture et protéger toutes les créatures est le plus important des principes légués par les sages

Il procède parfois par voie de définition.

Ce qu’on appelle imbécillité c’est la vanité de croire qu’on est intelligent

Ou il nous laisse avec une interrogation qui contient elle-même sa réponse. 

Si l’épouse a un bon caractère que manque t-il, sinon qu’est-ce qu’on a ?

Ou bien c’est par un soupir d’un malheureux qu’il attire l’attention: 

Le dénuement qui m’a chagriné hier , va-t-il encore revenir aujourd’hui ?

Ou c’est une simple constatation dont il est aisé de tirer la leçon :

Le crocodile triomphe en eau profonde, dehors il succombe à d’autres animaux.

Ou simplement une réflexion :

La colère du peuple est l’armée qui détruit la royauté.

Ou une invitation à la réflexion :

Quand vous partez à l’attaque d’un faible pensez à ce que vous avez ressenti à l’approche d’un plus puissant

Ou c’est sous forme d’une énigme :

Mendier auprès de quelqu’un qui ne cache rien même en songe revient à donner

Un autre procédé est de faire l’éloge d es actes méritoires :

Un homme qui a le culte de la vérité est dans le cœur de tous les hommes

Ou de flétrir la mauvaise conduite :

Les gens malhonnêtes périssent par leurs propres actes

Souvent il se contente de conseils :

Quand on travaille auprès de princes irascibles, faire comme quand on se chauffe, ni trop s’approcher ni trop s’éloigner

Ou l’enseignement est déguisé sous forme de prière :

Une prière à tous les mendiants : ne vous approchez jamais des fourbes

Quand ce qui est préconisé est difficile à faire admettre en pratique, l’auteur se fait plus circonspect:

Amitié des gens sans principes, même si elle est agréable, il est préférable qu’elle décline

Il imagine aussi de mettre en symétrie deux situations pour faire ressortir la morale :

Pas de place dans ce monde pour les hommes sans moyens, pas de place dans l’autre pour les gens sans compassion

On peut à la rigueur dormir au milieu du feu, mais il est difficile de fermer l’œil dans le dénuement

Dans cette œuvre ultra sérieuse l’auteur trouve moyen de se payer un peu d’humour. 

L’amitié d’un ignorant est une douce chose car sa perte ne cause pas de regret

Raisonner un ivrogne c’est comme chercher un noyé avec une lampe

Il pousse parfois jusqu’à la satire : 

Un ignorant désireux de prendre la parole c’est comme une femme sans seins aspirant à la vie amoureuse

La grande richesse chez un homme sans grandes qualités, c’est comme du lait qui tourne à cause d’un défaut du récipient

A voir l’agissement fourbe d’un hypocrite, les cinq éléments composant son corps se mettent à rire.

Parfois l’auteur réagit fortement et utilise des expressions osées qui retiennent l’attention. En voici quelques exemples :

Vivra celui qui sait vivre avec autrui, les autres sont comme morts

Remplis de bienveillance les yeux sont des ornements, autrement ce sont des plaies

Si un seul homme doit manquer de nourriture 

Que le créateur aille errant de par le monde !

Le procédé le plus cher à l’auteur ce sont des comparaisons dont il est aisé de tirer la leçon :

Apaiser la faim d’un malheureux c’est déposer l’argent dans le coffre fort

Dire des paroles dures alors qu’il y a des paroles gentilles, c’est manger un fruit vert au lieu d’un fruit mûr

On trouve même parfois une double comparaison :

L’amitié des gens de bien et celle des vauriens sont comme les deux phases de la lune

Ou même à une triple comparaison :

L’ami par intérêt, la courtisane et le voleur se valent

Ainsi l’auteur varie la présentation selon l’idée à exprimer. Les exemples donnés ci-dessus sans être un inventaire complet en donnent une idée suffisante.

Style

A la variété de présentation correspond une variété de ton qui fait le charme de l’oeuvre. L’auteur touche toutes sortes de sujets, son public est divers ; son expression s’adapte à chaque circonstance. Cette variété de ton devient frappante quand on passe des livres I et II au livre III. Alors que dans les deux premiers livres c’est en général le poète qui parle, dans le livre III où il question de l’amour, il fait surtout parler les personnages, il les fait presque converser . Il fait aussi parler l’amoureuse avec elle-même, quand elle est dans un état de grande émotion :

Oh mon cœur, quand mon amant viendra m’embrasser, tu ne le répudieras pas, pourquoi alors tu entretiens un faux courroux contre lui ?

Même à l’intérieur des deux premiers livres la gamme de l’auteur est étendue comme on a pu le constater tout au long de cet article. Il suffit d’ajouter qu’il monte jusqu’aux notes les plus élevées. Il n’hésite pas à utiliser, quand il le juge nécessaire, des expressions à l’emporte pièce. Le propos de l’auteur est de frapper fort pour que le message pénètre bien dans l’esprit des gens.

La fausse étreinte d’une prostituée est comme l’étreinte d’un cadavre inconnu dans chambre noire

Les gens qui ignorent le plaisir de l’ouïe et s’accrochent aux plaisirs du palais, qu’importe qu’ils vivent ou qu’ils meurent

En plus de la variété de ton le poète a recours aux comparaisons qu’il utilise abondamment. Elles servent non seulement à comprendre le message comme on l’a vu plus haut , mais aussi à le mémoriser. De plus ces comparaisons neuves et toujours appropriées procurent du plaisir au lecteur quel qu’il soit. Ce ne sont pas les exemples qui manquent. Voici quelques échantillons :

Pour toute action imiter la cigogne, attendre le moment propice et agir avec vivacité

La richesse chez un homme bienfaisant, c’est comme un arbre fruitier au milieu de la ville

La richesse de celui qui ne donne rien à ceux qui sont dans le besoin est comme une grande beauté qui finit en vieille fille

La caractéristique essentielle de l’œuvre au point de vue forme est la brièveté. Le genre de stance choisi soit le koural est la stance la plus courte de la prosodie tamoule, un distique avec quatre pieds au premier vers et trois au second , soit au plus 23 voyelles et au moins 17 voyelles, selon la proportion des longues et des brèves. Le poète a choisi délibérément ce moule minime afin de rendre le message léger pour les destinataires. Il y est parfaitement à l’aise grâce à sa virtuosité poétique. Non seulement dans les préceptes simples mais aussi dans les distiques contenant une idée profonde et nuancée, illustrée par une image . Rendre en une langue européenne avec le même brièveté et la même saveur poétique une pensée aussi profonde avec toute sa résonance culturelle est une impossibilité . Les traducteurs sont obligés souvent d’avoir recours à plusieurs lignes pour rendre pleinement la pensée de l’auteur. Ko Vannmiga-nadane, dans sa traduction fidèle en anglais est allé une fois jusqu’à six lignes. On peut trouver chez tous les écrivains des formules brèves, mais écrire toute l’œuvre dans le même genre de stance réduite avec une esthétique impeccable est un tour de force inimitable.

Les règles de la métrique pour le genre choisi exigent une certaine répétition de sons, soit la voyelle de la même quantité au début des deux vers et la même consonne à la deuxième syllabe de deux vers. Ce n’est nullement une contrainte pour ce magicien du verbe qui a le don de jongler avec les mots. Il prend plaisir à ajouter les similitudes de sons dans le distique partout où il le peut sans introduire une cheville et sans dam à l’idée à exprimer. Il en résulte de nombreuses allitérations. Cela facilite la mémorisation et accroît le plaisir musculaire de dire les vers. Les distiques une fois appris continuent à danser dans l’esprit. L’indianiste François Gros estime que chaque distique est un diamant à facettes.

Ce procédé conduit parfois l’auteur à reprendre le même mot plusieurs fois, une fois à six reprises dans le même distique. Voici un exemple de quatre reprises:

Manque des manques est manque de discernement manque du reste n’est pas considéré comme manque

Cette répétition de mots lui est rendue aisée par les sens différents que peut prendre le même mot. Par exemple :

Quel que soit l’objet, quelle qu’en soit la source, Intelligence du vrai objet de cet objet / Est vraie intelligence

Pour terminer

Le Koural se place parmi les œuvres didactiques de la littérature tamoule, mais il se détache nettement du reste par sa haute qualité provenant de l’expertise de l’auteur dans toutes les matières concernant la vie, de la grandeur des idées, de la valeur universelle du message de l’analyse poussée et délicate des sentiments, de l’art de la présentation , de la magnificence des images et des merveilles du style. Il atteint le sublime.

Tirouvalouvar, aborde la vie franc de tout préjugé, de toute religion ; il ne perd pas son énergie à combattre les doctrines qui ont cours autour de lui et qu’il connaît bien. Il n’en garde que la capacité de sonder le cœur humain dans tous ses retranchements, à sa façon, avec son esprit supérieur. Il nous initie aux subtilités. Libre de tout ’isme’, il propose une manière de vivre qui est un humanisme naturel, sans qualificatif, basé uniquement sur la condition humaine.

Cette œuvre unique en contenu est coulée dans une langue claire, variée, imagée, percutante, chatouillant l’oreille et agréable à prononcer. Elle est conçue pour fixer l’idée dans l’esprit et atteint bien son objectif. A chaque nouvelle lecture on y découvre une nouvelle signification , un nouveau charme. Chaque pensée est contenue dans une stance très brève. Les plus compliquées y entrent comme un serpent dans sa corbeille étroite, les plus simples prennent du relief sous son stylet. Cela tient du miracle.

Il est possible de présenter cette œuvre plus en détail que je ne l’ai fait dans le cadre de cet article. On peut aussi prendre plaisir à l’expliquer, mais la traduire c’est engager un combat perdu d’avance. Aussi toute approche du Tirou-koural risque-t-elle de laisser le lecteur étranger sur sa faim, d’où peut-être sa fascination.