Article body

Voyez-vous, Monsieur le Pasteur, si seulement je n’entendais plus cela, j’irais mieux. - Quoi donc, mon ami ? - N’entendez-vous donc rien ? N’entendez-vous donc pas cette voix épouvantable qui hurle de tout l’horizon et qu’on appelle d’ordinaire le silence ? Depuis que je suis dans cette vallée paisible, je l’entends toujours, cela ne me laisse pas dormir.

(Buchner)

Donner ce qu’il n’a pas, ce qu’il ne connaît pas - et qui se révèle à lui-même que quand c’est là, venu d’où il ne sait où lui-même.

(Reverdy)

Il faut être un petit peu mort pour être rigolo.

(Céline)

Un saisissement, une émotion, des trouées affectives sont toujours à l’origine d’un spectacle. C’est, bien souvent, une rencontre avec des mots. Des mots qui vous tombent dessus et vous traversent. Des mots qui retentissent, s’impriment en vous, s’y déposent. Ceux-ci d’Artaud, par exemple : La tristesse hideuse du vide / du trou où il n’y a rien, / il ne souffle pas le rien, / il n’y a rien, / c’est autour du trou / au point les (mots) / se retirent, / un trou sans mots, / syllabes sons, / syllabes sons, / mots sens de / ils balayèrent les sens, avec la haine des sens (XIV**, 196)

Une écriture, c’est la communication d’un mouvement, d’un rythme, et non d’un savoir. C’est la transmission d’une expérience qui trouve une langue à ce qui échappe. L’écriture d’Artaud s’affronte précisément à cette interruption. Elle recueille cette suspension du sens, ce battement, ce spasme. Son pouvoir d’ébranlement réside dans cette syncope : Je n’ai jamais écrit que pour fixer et perpétuer la mémoire de ces coupures, de ces scissions, de ces ruptures, de ces chutes brusques et sans fond. [1] L’œuvre est dérangeante, inquiétante, instable, inconfortable, d’une lecture dont on ne ressort pas indemne. Une lecture qui consiste à ne pas se saisir l’œuvre, s’en emparer ou se l’approprier, mais de se laisser travailler, dessaisir par elle. Mettre en scène cette parole dans l’espace, sur un plateau avec des acteurs, c’est se mettre à l’épreuve de ce dessaisissement, de ce dérobement. C’est accepter de se perdre et de s’y perdre. C’est s’ouvrir, s’abandonner, s’oublier pour se laisser surprendre. Nous adresserons cette parole sans chercher à l’éclairer, soucieux d’en préserver et sa difficulté et son obscurité. Artaud ne parle pas pour que nous le saisissions : Quand ils sont sur le point de se faire donner le secret en clair, tout à fait, / en clair, alors ça éclate et ça s’effondre tout à fait. (XIV**, 216) Pourquoi parle-il ? Pour annoncer ? Pour rappeler ?

La tristesse hideuse du vide / du trou où il n’y a rien, / il ne souffle pas le rien, / il n’y a rien, / c’est autour du trou / au point les (mots) / se retirent, / un trou sans mots, / syllabes sons, / syllabes sons, / mots sens de / ils balayèrent les sens, avec la haine des sens

Ces mots nous surprennent, leur concision nous étonne. On ne s’attendait pas à les trouver chez Artaud. Il va de soi que la figure qui s’est constituée autour du personnage et de l’œuvre nous détourne d’une écoute attentive et plus patiente de l’écriture. Ainsi donc, « pas de fidélité, pas de méthodes, de techniques, écrit Derrida, mais des sollicitations plus qu’une somme de préceptes. »[2] Faire entendre la langue d’Artaud, c’est (pour nous) s’écarter de toute inflation spectaculaire. Nous viserons le dépouillement, la violence de la simplicité, la violence de l’ascèse. Nous nous détournerons également des discours et des pratiques par trop simplificateurs sur le corps. (le corps dernier refuge de l’authentique etc...) Pour aller vite, ce que j’entends chez Artaud qui veut faire danser l’anatomie humaine (XIII, 109), c’est un désir de mouvement. Et si le mouvement est tant désiré, la danse tant appelée, c’est précisément parce qu’Artaud se trouve de fait dans l’impossibilité de danser. Si exaltation du corps il y a - et ce n’est pas si assuré - c’est bien parce qu’il fait défaut, manque à l’appel. C’est que le corps demeure l’étranger, l’inappropriable : les êtres n’ont jamais eu de corps à eux et c’est ce que je leur ai toujours seriné (XIV**, 129) nous dit Artaud. C’est que le corps n’appartient plus à l’homme. (XIV**, 245) Il a quelque chose d’inhumain, il se dérobe, échappe à la saisie. Le langage instaure la coupure, la séparation. « C’est au contraire, nous rappelle Jean-Luc Nancy, une grande tentation naïve de croire que l’on peut tenir un discours qui soit adéquat au corps, qui vienne "ex-corporer", projeter, crier, hurler, gémir ou rire le corps. » Il ajoute : « Toute l’affaire d’un discours sur le corps, c’est que l’incorporel du discours touche quand même au corps ».[3] L’invitation au mouvement est invocation, convocation : le théâtre et la danse du chant / sont le théâtre des révoltes furieuses / de la misère du corps humain / devant les problèmes qu’il ne pénètre pas […] alors il danse / par blocs de / KHA, KHA. (XIII, 116-117) A l’écoute, nous percevons immédiatement l’humour d’Artaud. Cet humour est redoublé lorsque nous voyons le texte. Les lettres font apparaître un accouplement d’abjection et de sublime. Le Kha représente en effet pour les anciens égyptiens la force vitale, l’énergie. Mais on trouve également un Kha dans les Upanisad qui signifie « espace », « trou », « caverne » ou encore « ciel ».[4] Nous voici donc revenu au vide. Nous tenterons de rendre sensible « le vide [qui] n’est pas le néant, mais la matrice de l’espace. Il ne se définit que parce qu’il exclut ou ignore. Milieu homogène et inerte, mais attirant […] Neutre et pourtant sensible, il appelle la forme pour produire l’espace ».[5]

Et ce vide sera l’acteur principal de notre mise en scène, ce sera notre partenaire invisible.

Nous nous sommes attachés aux écrits de la dernière période de l’œuvre, plus précisément aux Cahiers de Retour à Paris et à Suppôts et Suppliciations. Artaud vient de quitter Rodez. Ce retour à Paris est comme un retour à la vie. C’est la reconquête de son nom propre (nom sans cesse appelé, martelé, scandé), c’est la tentative de reconstruction, de recomposition d’un corps, la quête d’un lieu, d’une parole. Les Cahiers de Retour à Paris nous sont précieux parce qu’ils se présentent comme une matrice, une réserve d’écriture. C’est un espace d’essais qui rassemble des mots jetés sans précaution, des esquisses qui seront parfois reprises, retravaillées, dans Suppôts et Suppliciations. Nous avons choisi cette période parce qu’elle est marquée par des ruptures d’importance. Ruptures bien souvent occultées car non conformes à la légende mystique. Or « tout son travail, dès les Cahiers de Rodez, écrit Camille Dumoulié, fut de s’arracher à la tentation mystique pour retrouver la dimension physique et concrète de l’infini. »[6] Rupture avec le mythe de l’origine. Rupture surtout avec l’identification christique. Artaud se libère de l’identification victimaire.[7] Il adopte une nouvelle stratégie, une nouvelle posture. Il ne reste pas attaché à une figure, il poursuit son chemin, il avance encore, de déséquilibre en déséquilibre tel un charnier en marche (XXII, 242) Et ce déchet, cette larve spectrale (XXII, 93), s’obstine à exister, force le passage et au comble de l’abjection, se retourne.[8] Le "je suis rien" se transfigure en son envers. Artaud s’attribue le nom du sans-forme. «Je suis dieu», affirme-t-il, car dieu, de son vrai nom s’appelle Artaud. (XIV**, 138) « Artaud de retour, c’est Dieu qui écrit. », note Dumoulié. « Ainsi Artaud, ajoute-t-il, par l’excès de sa "folie", parvient à vaincre la folie, et à resurgir avec toute la violence du refoulé.»[9] Posture intenable, bouffonne et désespérée. Affirmation insoutenable et par là souveraine. C’est de l’humour, de l’ironie et de la merde / c’est de la merde je vous dis. (XXII, 46) Douloureux, lucide et cruel retour, d’une force et d’une vitalité hors du commun. J’ai été vaincu plusieurs fois. Je ne me souviens pas de m’être jamais dégonflé. (XXII, 122) Souveraineté, non-sérieux radical. Mais ce rire n’est pas le rire léger de l’insouciance. C’est le rire d’un revenant. Et il faut horriblement de travail pour faire revenir un mort.(XXII, 20)

Faire parler l’espace (IV, 107)

La poésie est poésie dans l’espace, nous dit Artaud. Maurice Blanchot ajoute : « il ne s’agit pas seulement de l’espace réel que la scène nous présente, mais d’un autre espace, plus proche des signes et plus expressif, plus abstrait et plus concret, l’espace même antérieur à tout langage et que la poésie attire, fait apparaître et libère de par les mots qui le dissimulent. »

Nous sommes donc partis en quête de ce lieu qu’indique Blanchot. D’un lieu pour retrouver le ou les points d’origine des gestes, des sons et des paroles, pour tenter de rejoindre le geste créateur d’Artaud, pour refaire poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage.(IV, 106) Tâche que l’on sait impossible et nécessaire. Nous ne verserons cependant pas dans une surenchère à l’originaire. [10] Ce point, ce moment cosmo-génétique, n’est que métaphore. Ce point, tout comme l’énergie créatrice, est un mot, mais qui rend possible les choses en les excitant de son feu-soutien, dit lucidement Artaud. Ce point est une fiction qui permet la mise en place d’un jeu. D’un jeu qui consiste à se transporter aux lieux de balbutiement des commencements et recommencements. Démarche incertaine, tâtonnante, erratique. Mise en place chaotique. À la recherche précisément de ce chaos. Et l’on se souvient que chaos signifie originairement non pas confusion et désordre mais «l’abîme béant», lieu primordial où les choses adviennent. Que ce chaos est précisément le lieu du corps.[11] La constitution d’un lieu est la mise en place d’un dispositif d’expériences du corps. C’est l’élaboration d’un bord précaire où l’on puisse se tenir, d’une très mince bordure qu’il faut à chaque instant retracer. L’humain n’est pas un tout fait, il faut chaque fois le faire, répète à l’envi Artaud. (XXII, 121) Pour cela il nous faudra oublier le savoir, nous rendre aveugle et sourd pour voir et entendre. C’est une mise en jeu, un jeu avec son propre déséquilibre. Et dans ce « danger, c’est vrai, le corps s’entend avec les choses en passant par-dessus notre cerveau. » (Benjamin)

Les acteurs, les yeux fermés, déambulent depuis longtemps en silence dans l’espace vide. Aveugles errants dans la nuit. Vers cinq heures de l’après-midi, le jour décline dans la salle de répétition et peu à peu les corps se fondent dans la nuit. L’air se densifie, devient une matière compacte. Le silence, un silence « littéralement tourné vers vous » (Kafka) se fait pressant, oppressant. La nuit remue, devient une présence qui regarde. Merleau-Ponty trouve les mots pour cette expérience de la nuit : « quand […] le monde des objets clairs et articulés se trouve aboli, notre être perceptif amputé de son monde dessine une spatialité sans choses. C’est ce qui arrive dans la nuit. Elle n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnelle. La nuit est sans profils, elle me touche elle-même et son unité est l’unité mystique du mana. Même des cris ou une lueur lointaine ne la peuplent que vaguement, c’est tout entier qu’elle s’anime, elle est une profondeur pure sans plans, sans surfaces, sans distance d’elle à moi. »[12] Comme la proue d’une embarcation, les corps des acteurs pénètrent dans l’air qui résiste. Ils dessinent des lignes, des entrelacs dans l’espace. Ces mouvements ne font pas sens, ce sont des lignes invisibles et pourtant nous les percevons, nous les voyons. Ce sont des énergies qui circulent ou des traits informels déposés sur la toile. (Kandinsky, Pollock) Voyage en dedans des forces fluidiques. L’espace prend corps. Il s’anime. Il respire, se tend et se détend. Il devient un organisme vivant, devient une présence animale. Ce n’est plus tout à fait l’Espace, du moins un espace cadré, aux limites précises, mais un espace dynamique constitué par les trajectoires des corps. Je ne me suis pas enfoncé dans un espace fait, dit Artaud, je le crée sans cesse / sans halte possible / à jamais. / Il n’y eut jamais dans mon monde de mètre et c’est bien conforme à mes gris-gris. (XXII, 437) L’espace se fait « voyou » (Bataille), discontinu, en devenir, jamais donné mais en formation, en train de se faire et de se défaire.

Les acteurs continuent de marcher. Ils tracent. Tracer, c’est un poids qui avance. Le corps devient lourd. Chaque pas demande un arrachement, requiert un effort contre les tentations d’abandon et de chute. La marche est une suite de déséquilibres. On s’arrête parfois au bord du chemin. Puis on repart. Et de nouveau ce corps à transporter. Cadavre : tomber.

Se perdant dans la nuit, les acteurs s’ouvrent au lieu. La relation au lieu se fait par le corps, jusqu’au point de ne plus savoir où s’achève le corps et où commence le lieu. Ils deviennent corps-espace. Le sujet se défait, devient anonyme. Je me sens un corps qui ne m’appartient pas, dit Artaud, ce n’est plus un moi, pas un moi, / je n’en ai pas. / Je n’ai pas de moi, mais il n’y a que moi et / personne, / pas de rencontre possible avec l’autre, / ce que je suis est sans différenciation ni opposition possible, / c’est l’intrusion absolue de mon corps, partout. (XIV**, 76)

(Ce dessaisissement de soi par le lieu est mis en œuvre très activement par Mark Rothko et Barnett Newman. « J’ai créé un lieu » déclare Rothko. Contemplant leurs œuvres, le spectateur est saisi par la matérialité de la couleur, par l’expansion d’une couleur sans délimitation précise. Ils proposent un lieu où le champ de couleur se diffuse sur tous les côtés. La couleur-lumière produit des effets d’aveuglement. Le regard ne saisit plus le cadre strict du tableau, il s’aventure dans un espace afocalisé, trop large pour être saisi dans son entier. Leurs tableaux instituent une relation singulière, ils fondent un lieu d’échange, un véritable corps à corps. Ils tentent d’inclure le spectateur dans leur propre espace. Les grands formats renforcent ces effets d’inclusion, d’enveloppement du spectateur qui dès lors ne se sent plus à l’abri, comme derrière une vitre. « La personne qui regarde devient partie intégrante du tableau » (Newman) C’est ce rapport, cette qualité d’adresse que nous souhaiterions à établir au théâtre, car cette inclusion créée une relation intime, singulière et intense. C’est une expérience physique que Rothko rappelle avec insistance : « la différence entre Reinhardt et moi, c’est qu’il est un mystique. Par cela je veux dire que ses tableaux sont immatériels. Les miens sont ici. La surface, le travail de la brosse, etc., les siens sont intouchables. »[13] Ce souci d’englober le spectateur dans une unité spatiale me semble proche de celui d’Artaud dans son désir (XII, 146) d’un théâtre qui à chaque représentation aura fait gagner corporellement quelque chose aussi bien à celui qui joue qu’à celui qui vient voir jouer, d’ailleurs on ne joue pas, on agit.)

Toujours les yeux fermés, les acteurs s’immobilisent. Ils attendent. Vides de toute pensée, de toute image. Ils ne sont plus que pure tension sans objet. « S’il n’attend pas, il ne découvrira pas le hors d’atteinte qui est chose introuvable et vers quoi il n’y a pas de passage. » (Héraclite) Exposés au-dehors. À l’écoute de ce dehors. Ils font songer à ces formes vaguement humaines que nous montrent les tableaux de Paul Klee intitulés L’Épouvantail et le Fantôme loqueteux. Des figures aux contours incertains, rongés par la couleur noire du fond, figures menacées par la nuit. Les acteurs attendent encore. Et le temps ne passe pas, semble s’éterniser. Le comédien se trouve à un point de vacillement, cloué sur place. Figé dans l’espace, dans un temps où l’avenir n’arrive jamais, / [où] c’est le présent qui se maintient toujours. (XXII, 21) Cette immobilité est une extrême tension, son immobile est un actif agissant / qui se souffre et ne se sent pas, / c’est le vide. (XXII, 333) Le corps oscille telle une anatomie qui est un en-suspens. (XXII, 109) Nous avons retenu cette expression, point de vacillement, en référence à une sculpture de Giacometti L’homme qui vacille, qui montre un corps traversé par deux forces qui s’opposent. L’une aspire vers le ciel, vers l’envol et l’autre attire vers le bas, vers la terre, tend vers la chute. Giacometti nous montre un corps frétillant sur l’abîme. (XIV**, 117) C’est un point de déséquilibre, un écartèlement, une tension entre ciel et terre, une posture, si je puis dire, en suspens. (I*, 28) Évelyne Grossman relève ainsi ces états de corps chez Artaud.« Il est pris entre le trop ou le pas assez, le corps-carcan ou l’absence de corps. Qu’il enserre ou qu’il manque, le corps, pour Antonin Artaud, est un espace invivable. Tantôt il suffoque dans un corps momifié qui l’enserre dans un étau, tantôt au contraire le corps se décompose et perd ses substances : liquéfié, "déminéralisé", il avorte de lui-même. »[14] Ou bien le corps perd de sa consistance, s’évanouit, tend à se dissoudre, ou bien il subit les forces de pesanteur, s’enfonce dans la nuit du corps et s’effondre. D’une part le corps-transparent, le « corps-passoire » dont parle Deleuze. D’autre part le corps-déchet, sordidement matériel, - la viandasse de carne grayasse - (XIV**, 107), le corps-viande car tous les hommes sont cette obscène et révoltante barbaque (XIV**, 49) ; le corps-dépouille (sa représentation sublime par Michel-Ange dans le Jugement dernier, corps suspendu, flasque et vide dans la main de saint Barthélémy) ; le corps-cadavre, le corps de pierre. Un corps traversé de tensions : des états de corps. Un corps d’air, d’eau, de feu et de terre. Un corps en devenir, tour à tour animal, végétal, minéral.

Dans le pas assez de corps, proche de l’évanouissement et du vertige, le comédien entend un message contradictoire : il lui faut entendre, accueillir ce vide et à tout prix s’en préserver. Ambivalence du vide. Vide salvateur, condition de la création. Vide destructeur où l’on s’abîme. Car ce vide est attirant, fascinant, mortifère, dévorateur. « L’espace peut devenir un poisson qui en mange un autre » dit gaiement Bataille. L’acteur résiste à cette aspiration, à cet absorbement par le fond, à cet engloutissement.[15] Tout son effort vise alors à se rassembler, à se redonner une consistance. Et c’est vrai qu’il faut en refaire / de quoi ? de l’épaisseur. (XXII, 155) Il se retourne alors vers le sol, le sous-sol, vers la terre. Car le crime, nous dit Artaud, est de le faire monter dans les cimes, quand il aurait mieux aimé être enterré rassemblé. / Car la terre lui rend un corps, elle le farcit, elle l’épaissit, alors que l’éther le dissémine et l’oblige à d’étranges retentes de ressort pour parvenir à ressortir au jour. (XIV**, 27)

Dans le trop de corps, le comédien se bat pour contrer l’inertie et tout est dans la bataille de la volonté, / il faut toujours lutter contre le pur néant, / il n’y a rien de plus, / jamais d’étiage et de fond. (XXII, 47) Il lutte pour se dégager de ce corps semblable un arbre mort. à un poteau troué. (XIV**, 196) Pour se dégager de cette figure raidie sur elle-même, de ce corps-totem qu’il est devenu et auquel il assiste. Je suis mort mais je ne suis jamais né. / Je vois une drôle de pierre tombale quelque part / qui pourrait bien n’en être pas une / mais mon corps de terre propre / glacé d’attendre dans le néant. (XXII, 337) Ce poème issu de Suppôts et Suppliciations expose magnifiquement ce sentiment de fuite du sujet, cette déperdition de soi : Les gris-gris illogistiques, / pas de cerveau, / pas de moelles, / pas d’estomac, / pas d’intestins, / la digestion osseuse, / le cœur de fer, / le corps sans profondeur, / bouché, / sans perspective, / ventre de bois, / à crocs, / cuisses de plomb, / tout en fer, / parce que de bois réussi, / non en acier, / en fer rouillé. / L’inerte absolu, / l’épouvantable inerte, / sans discours, / de plus en plus inerte, / le chant en est et le veut; / qui est-ce ? / L’homme entier, silencieux. / Ne l’interrogez pas, / il inertise à mort. (XXII, 293-294) Trouver une langue à ça, à cette perte, à cette inertie, car le chant en est et le veut. C’est bien cela qu’Artaud fait revenir au jour dans son écriture. Je veux que mon activité soit cette inertie qui marche, affirme-t-il. (XXII, 49) Ce que son écriture recueille, c’est cette parole où « l’inexprimable est contenu - inexplicablement - dans ce qui est exprimé. » (Wittgenstein)

Je veux écrire que quand je n’ai plus rien à penser. (XII, 24) Telle est donc la posture que nous cherchons à mettre en œuvre. Faire la nuit en soi pour qu’une parole surgisse d’un état du corps. Pour que surgisse une parole proférée sous la dictée du corps. C’est le dictame d’Artaud. S’oublier soi-même : Je suis ignorant. Je me suis cru longtemps sûr du sens des mots, je me suis cru aussi jusqu’à un certain point leur maître. Mais maintenant que je les ai quelque peu expérimentés, il m’échappe.[16] S’ouvrir afin que les mots s’émancipent.

Le comédien doit sortir de cette paralysie qui le menace. Et seule, peut-être, la parole possède le pouvoir de le réanimer, de le réagiter. De le sortir de la sidération. Parler est ce qui rend possible une remise en marche du corps. Le corps seul ne le pourrait pas. La parole, le sentiment ne reviennent qu’après un combat toujours le même depuis toujours, / où l’homme / plaque incestre / doit écharter le baril berzit. (XXII, 320)

Après tant d’attente, lorsque la parole se libère enfin, c’est avec une extrême intensité. C’est une déflagration qui retentit dans mon corps et dans l’espace. (Même si le texte est murmuré.) C’est un arrachement. Ce jaillissement a la violence d’une naissance. Ce jaillissement, écrit Derrida, « ne dérive pas d’un être originaire, il donne l’être à l’être, il donne à naître, l’être en naît, plutôt qu’il ne se laisse déterminer ou représenter par lui. Il naît dans le jet, l’envoi, le lancer, le missile, ou littéralement, la missive. »[17] Par ce jeté de parole, l’acteur semble revivre. Quant à Artaud, parler, écrire, c’est se remettre au monde et plus encore, c’est se mettre au monde, se faire naître soi-même, s’engendrer, se fonder soi même. Et dès lors qu’il possède le pouvoir de s’enfanter, Artaud, lui, dieu, procréé des êtres vivants : et ce ne sont plus des sons ou des sens qui sortent, plus des paroles, mais des CORPS. […] et que ce sont des CORPS animés.(XIV**, 31)

..................................................................................................Des paroles s’expulsent de mon corps. J’assiste à cette sortie, à l’éclosion de chaque vocable. C’est un accouchement de paroles. Ma voix je l’entends, elle me surprend, elle m’inquiète. Cette voix, je ne la reconnais pas. Je ne comprends pas ce que je profère, ce qui s’écoule de moi.

Ces paroles sortent de moi et entrent en moi. Cette sortie est une entrée en soi de la parole. Les mots se déposent sur l’espace qui se met à vibrer et ils circulent à l’intérieur de moi, dans mes os, dans mon ventre.

Parole matière. La pesée de chaque mot, sa gravité. Parole rugueuse, râpeuse. Paroles de boue qui s’écoule vers le bas. Je chie ma parole. Ou paroles d’air et de feu qui se diffusent autour de moi, qui touchent à distance d’autres corps. 

« Deviens désert. Écoute le désert du son. »

L’émotion du dire, le tremblé de la parole. La phoné plus que le logos. 

La plasticité de l’écriture. Les mots égrenés : « un effort de rassemblement pour faire un rythme» , une suite de points qui forme une ligne, un plan, une surface. Nous parlerons de chorégraphie verbale.

Clarté de l’expression. Une précision quasi syllabique. La ciselure de chaque mot, la sûreté de son contour. Attention aux effets d’emportement, au lyrisme exacerbé, à la grandiloquence. Cette remarque d’Artaud à la suite de l’enregistrement de En finir avec le jugement de dieu : « J’ai voulu m’entendre, c’était épouvantable ! J’ai cru entendre Albert Lambert ! » (un des déclamateurs les plus emphatiques du théâtre Français).

J’écoute cette parole d’Hölderlin : « Là où la sobriété t’abandonne, là est la limite de ton enthousiasme. » Une ascèse disions-nous : s’éprouver au plus proche de l’éclatement, au bord de la rupture.

... 

Les corps et les mots circulent dans un espace saturé de tension.

Morceaux de corps, bribes de phrases. Une succession de naissances et d’avortements sur fond de vide.

Paroles et gestes se confondent dans la nuit.

(Mai 2001)