Abstracts
Résumé
Conférence de Pierre-Gilles de Gennes, présentée à Marseille le 24 novembre 2006 dans le cadre du colloque pluridisciplinaire « La Vie et le Temps », organisé par RezoDoc, à l’initiative de Jean-Yves Heurtebise et des Écoles doctorales d’Aix-Marseille Université.
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Bonjour à tous, c’est un grand bonheur d’être ici, et de participer à cette action que je trouve excellente de RezoDoc. Je crois qu’il est très important de provoquer la réflexion des jeunes doctorants, de même que celle des lycéens, qui auront, dans certains cas, à se choisir plus tard des sujets de recherche, ou à décider, de plus en plus rarement d’ailleurs, de venir vers des carrières de recherche. Toute action d’information, d’échange est très bienvenue et je suis très heureux d’y prendre part. De plus le choix du titre me plaisait beaucoup. Cette superposition « vie et temps » est riche, et il se trouve que la mémoire est tout à fait dans le sujet, j’étais donc naturellement appelé à vous parler.
Avant de vous parler de mémoire, je voudrais faire une petite réflexion d’ensemble sur le cerveau et sur les façons que nous avons d’observer notre vie. Je dois vous dire tout de suite que cette réflexion est naïve. Si je voulais faire la coquette, je dirais qu’en fait je suis un jeune chercheur comme les doctorants de RezoDoc, c’est à dire que je travaille dans le domaine depuis trois ans seulement, et c’est un domaine immense. Je n’ai pas du tout une vision magistrale des choses. Mais tout de même, il vaut le coup de réfléchir. Cette image que vous voyez là montre quelques cellules fondamentales, ce qu’on appelle les cellules pyramidales dans un cortex d’animal. Nous allons en reparler, nous allons d’abord voir comment on étudie ces objets. Globalement, je suis tout à fait convaincu que le cerveau constituera le défi scientifique du 21e siècle. On a parlé tout à l’heure de Schrödinger. Avec Schrödinger et les gens de sa famille mentale, nous avons eu la révolution de la physique quantique. Avec Watson et Crick plus tard, la révolution de la biologie moléculaire, et d’une façon plus diffuse, la révolution du silicium.
Pour ce siècle-ci, c’est tout à fait clair, le problème numéro un, c’est le cerveau. Seulement, c’est un problème qui fait appel à une palette de moyens extrêmement variés. J’ai listé une partie de ceux-ci.
Il y a un premier moyen qui est de s’adresser à une cellule unique, d’arriver à envoyer une toute petite pipette sur cette cellule unique, de réaliser un bon contact électrique, et de collecter des signaux électriques ou quelques fois des signaux chimiques à l’intérieur de cette cellule. Ceci a été et reste un moyen d’action extraordinaire, pour plusieurs raisons : parce qu’il est sélectif, parce ce que l’on peut travailler en profondeur... Au départ on travaillait sur une seule cellule. De nos jours on arrive dans certains cas à installer dans un cerveau vivant, de souris par exemple, toute une puce, c’est à dire une centaine de sondes. Toutes ne vont pas marcher. Mais sur cette centaine il y en aura peut-être une vingtaine qui marcheront, c’est à dire que l’on pourra suivre l’activité d’une vingtaine de cellules dans le cerveau d’un rat. Nous avons là une source d’information extraordinaire. Il y a une autre méthode qui est beaucoup plus récente, et que j’ai un peu vu naître sans y participer, c’est l’utilisation de la résonance nucléaire. La résonance nucléaire nous permet d’imager de façon superbe la façon dont de petites régions du cerveau travaillent. Quand elles travaillent, le mécanisme principal est qu’elles utilisent alors un peu plus d’oxygène apporté par le sang, et cet oxygène porté par l’hémoglobine a une influence sur les spins nucléaires de l’eau que nous pouvons repérer. Nous pouvons ainsi voir de relativement petites régions en travail, quand par exemple nous regardons une lumière, ou que nous regardons une belle fille, quelque chose comme ça. Ceci s’est développé de façon absolument fabuleuse, et se développe encore. Il y a eu des inventions cette année qui sont extraordinaires ! C’est un peu l’occasion de faire un petit cocorico français car nous avons, en particulier à Orsay, un équipement d’imagerie nucléaire qui est superbe. Bien sûr nous en avons dans les hôpitaux, il y en a tout autour d’ici, et peut-être que certains d’entre vous sont déjà passés dans ces grands tubes, où on vous analyse tranche par tranche. Mais à Orsay, ils sont en train d’installer des machines - avec la collaboration de l’énergie atomique, Saclay est juste à côté -, qui sont vraiment des machines très performantes.
A côté de cet aspect d’imagerie, il y a un aspect très différent qui est la génétique. La génétique nous permet souvent, par exemple dans une certaine souris, disons de bloquer l’action d’un gène particulier et reconnu. Et ce gène ne pourra plus coder pour une protéine qui sera utilisée dans telle partie du système nerveux et pour telle fonction. Si on bloque, ou inversement si on stimule le travail de ce gène, on va voir les conséquences globales par exemple sur le comportement de l’individu. La génétique est vraiment un outil extraordinaire. Il est important de la citer pour voir, déjà à ce niveau, la diversité des savoirs.
Puis il y a quelque chose de très différent encore - la diversité se multiplie ! - qui est en développement, ce sont les tests comportementaux. Comme je n’aime pas les phrases générales, je vais essayer de le faire sentir par un exemple. L’exemple est relatif aux bébés, à la façon dont ils savent ou ne savent pas compter. Je dirai à ce sujet que toute l’école de la pensée occidentale a été dominée pendant très longtemps sur ces affaires-là par une idéologie, à savoir que tout est essentiellement dans l’acquis et qu’il y a très peu de choses dans l’inné. Donc, tout naturellement, les chercheurs qui étudiaient des bébés, et même les gens comme Jean Piaget, grand bonhomme, avaient cette attitude de penser qu’un bébé était incapable de compter. De nos jours, au moyen d’un test admirable, on voit qu’en fait un bébé sait un petit peu identifier les nombres de un à trois. Et on le sait de la façon suivante : on met le bébé disons là, et vous mettez ici des pommes, trois pommes sur un plateau ; puis vous avez un écran qui permet de masquer ces pommes. La première fois que vous montrez les pommes au bébé, vous voyez qu’il est un petit peu surpris, et puis vous recachez. Au bout d’un moment, subrepticement, vous enlevez une pomme, retirez l’écran, et vous voyez qu’il est surpris. Si vous répétez cette expérience systématiquement, vous voyez qu’effectivement il distingue un, deux, et trois... pas quatre ! ça s’arrête à trois. Et il le fait dès un âge très jeune, dès qu’il a une aptitude visuelle suffisante. Incidemment (ça c’est le genre de question que j’adore poser à des étudiants) : comment sait-on qu’il est surpris ? Quelle est la méthode permettant de savoir qu’il est surpris ? Souvent (je pose ce problème à des étudiants de physique, surtout dans nos pays qui sont des pays ultra compétitifs, avec des techniques très compliquées, on utilise des réacteurs, des synchrotrons, etc.) la réponse est de dire : on va suivre son regard, on va attacher quelque chose à l’œil offrant un système d’observation du regard, et on va voir si son regard se fixe, etc. Ces systèmes existent, c’est d’ailleurs une solution tout à fait possible, tout à fait acceptable, mais c’est une solution... prétentieuse, je dirais. La solution qui est la bonne, c’est de donner au bébé une tétine. Quand il est surpris, il tête différemment. Plus fort, globalement, même si c’est plus subtil que cela l’analyse du fonctionnement de la tétine. Le coût de cette expérience, qui est une expérience fondamentale des sciences cognitives, est le coût de trois pommes : ce n’est vraiment pas grand-chose. Je trouve que c’est important de le citer car comme je le disais, à notre époque, l’éducation occidentale fait que souvent les gens prennent les solutions compliquées pour des systèmes simples. Et je regrette que le Vice Président de la région ne soit plus là, parce que très souvent, notre problème n’est pas dans les moyens, il est beaucoup plus dans les idées... Je reviens à ma liste. J’ai dit qu’il y avait les tests de comportement, et c’est vrai qu’ils nous apportent des informations extraordinaires.
Et il y a encore un autre aspect qui est très naturellement présent, que les gens des médias adorent, il s’agit des modélisations. De ce coté là, on dit souvent que la physique va pouvoir modéliser des assemblées de neurones couplés. En fait, il s’est fait tout un commerce de description des petits systèmes qui sont un peu l’analogue de moments magnétiques. Ils peuvent être vers le haut ou vers le bas, en interaction, et certains de ces moments magnétiques s’encouragent à pointer dans la même direction. C’est l’analogue d’une cellule nerveuse, que nous appelons un neurone, qui en excite un autre et un autre qui se trouve excité. Mais nous avons ici, dans notre système, des connections inhibitrices, c’est à dire que si ce neurone est excité, il va paralyser l’autre. Ceci se retrouve dans l’analogue physique du système de spins par des interactions qui peuvent favoriser tel arrangement plutôt que tel autre. Dans le milieu de la physique ceci engendre, construit le désordre, et tout cela est construit dans un certain désordre. Cela engendre ce que l’on appelle les verres de spins. Il y a eu une physique considérable là-dessus. Il y a eu une modélisation des systèmes de neurones faite à partir de ça, qui je dirais est saine dans son principe. En effet, la description des interactions des neurones n’est pas mauvaise, mais elle est très dangereuse parce que tout de suite elle conduit à regarder d’énormes systèmes : on a des milliers et des milliers d’unités en interaction. Et on peut les faire travailler. On voit qu’ils font des choses, on voit par exemple qu’ils apprennent certain comportement, quelque chose comme ça. Mais finalement, comme très souvent d’ailleurs dans les simulations en physique, on a une information mais on ne sait pas toujours le message, on ne sait pas toujours ce qu’on peut en dire. Donc ces modélisations sont, justifiées d’une certaine façon, mais un peu dangereuses parce qu’elles nous évitent de réfléchir.
Il y a un autre aspect de la modélisation qui provient de l’informatique : la tentation a été évidente, à une époque où nous utilisons des ordinateurs tout le temps, de dire que le cerveau ressemble à un ordinateur. Ce qui est totalement primaire. Parce que le cerveau est un système qui n’a pas été construit avec un plan de connections comme en électronique. C’est quelque chose qui se construit soi-même, et quelque chose qui apprend de soi-même, et tout ceci a une espèce de flou et de flexibilité qui n’est pas du tout présente dans la mentalité des informaticiens. L’informatique est utile bien sûr comme élément de comparaison, mais ce n’est pas un pilote.
Puis il y a ici ce que j’ai appelé sous le nom prudent de « domaines extrêmes ». J’en cite trois, qui sont des éléments très importants des sciences cognitives. J’ai dû mettre la linguistique, la psychologie et la philosophie... et il y a une certaine tension entre les gens du bas de ce plateau et les gens du haut de ce plateau. Les uns ont toujours tendance à dire que les autres, on n’en a rien à faire... Je crois que nous avons eu une leçon dans le passé qui nous montre ce genre de difficultés entre deux approches de la nature. Là je m’adresse plutôt à ceux d’entre vous qui devez être des physiciens, des chimistes ou même des biologistes. Je pense à la situation qui existait à la fin du 19e siècle. Nous avions deux façons de voir le monde. Une était fondée sur des équations macroscopiques, sur quelques grands principes, comme les principes de la thermodynamique, sur quelques grandes mesures, les mesures optiques, les mesures électriques. On élaborait à partir de tout cela une « description du monde ». Et il y avait des jeunes agités qui prétendaient qu’il y avait autre chose à comprendre, qu’il y avait peut-être des objets bizarres, évoqués pour des raisons purement philosophiques par les grecs, qui étaient des atomes. Le « clash » entre ces deux cultures a été extrêmement violent. La réconciliation n’est venue que relativement tard. Je crois que c’est un peu l’analogue de cette situation-là que nous avons. Il est clair que de temps en temps nous avons besoin d’aller chercher un système très simple, comme l’atome d’hydrogène en 1900 pour la spectroscopie, ou par exemple les opérations de type électrochimiques, biochimiques sur une cellule, et puis à l’autre bout, nous avons besoin de comprendre comment l’eau est un liquide, des choses de ce genre. Nous avons besoin de toute cette approche collective et continue, besoin de construire l’hydrodynamique, disons. Il y a certaines analogies. Donc vous voyez que cette liste, même incomplète, montre à la fois l’attrait et les difficultés de cette science-là.
Je vous avais montré quelques cellules typiques, quelques neurones, ici. Je vais reprendre le dessin sous une forme idéalisée, pour commenter un peu plus comment ça se passe. On ne pourrait pas parler sans connaître un peu le terrain. Voilà une cellule nerveuse typique : elle reçoit des signaux électriques par ce qu’on appelle des dendrites, par le haut, elle renvoie des signaux électriques par un ou plusieurs axones vers le bas. Elle les envoie avec des vitesses de propagation qui sont dans la gamme des 10 à 30 m/s, ce qui nous permet de réagir quand nous freinons en voiture relativement vite, quand nous voyons un obstacle. En fait, il y a chez nous vertébrés, une invention superbe. C’est cette gaine autour de l’axone, gaine de myéline, qui augmente beaucoup les performances électriques et qui n’a pas été inventée par les invertébrés. Si vous comparez deux cerveaux qui ont un peu le même genre de complexité, ou des types d’yeux, d’organes de vision qui ont le même type de complexité chez les vertébrés et les invertébrés... la parité naturelle, c’est de regarder d’un côté l’homme, et de l’autre côté le poulpe. Le poulpe a un cerveau extraordinairement développé, probablement parce qu’il a un sens tactile extraordinaire, c’est un peu l’analogue de ce que nous avons avec la main. Mais pourquoi est-ce que c’est nous qui pilotons la planète et pas le poulpe ? C’est probablement parce que nous avons la myéline, tandis que les réactions de ces invertébrés sont lentes. Un détail technique comme celui-ci peut s’avérer très important. - Les signaux qui se propagent ici, arrivent à des points d’échange, avec une deuxième cellule qui va répéter l’opération. Le plus souvent à ce point d’échange, des produits chimiques vont être émis par la pompe, envoyés vers la valve, détectés à la valve, et ils vont ensuite engendrer, par des mécanismes biochimiques assez compliqués, un nouveau signal électrique qui va repartir.
Voilà en gros la règle du jeu de base de ce système. Seulement, c’est une règle qui s’exerce sur des ensembles énormes, il y a des dizaines de milliards de neurones qui sont concernés dans un cerveau de mammifère. Ce n’est donc pas très simple à manipuler.
De là je passe, par un grand saut, à la « notion de mémoire ». Nous, nous avons une espèce d’expérience de la mémoire. Mais il a fallu un effort considérable pour associer le fait que nous gardons un objet de mémoire à des mécanismes à l’intérieur d’une cellule. Et ceci a été fait par un très grand monsieur qui s’appelle Eric Kandel. Il a critiqué les mécanismes au niveau d’une cellule, d’une synapse, c’est à dire du contact entre deux cellules, d’abord pendant une quinzaine d’année sur un invertébré, sur ce qu’on appelle en français l’aplysie (NDLR limace de mer), « sea slug » en anglais, et puis après pendant une autre quinzaine d’année sur des vertébrés comme le rat ou la souris. Ce que Kandel a montré, c’est que si on envoie des signaux électriques sur une cellule, l’on peut avoir des modifications de la zone de contact, de ce que j’ai appelé la synapse. Ces modifications sont de deux types : ce peut être des modifications chimiques, où on se met à fabriquer telle protéine localement, de façon plus intense par exemple, et ceci ne dure pas très longtemps. On a modifié le fonctionnement de ce neurone, mais ceci ne dure pas très longtemps parce que ces protéines elles-mêmes sont détruites, reconstruites tout le temps dans les usines cellulaires. Typiquement, ce que ce mécanisme va permettre de faire c’est de modifier les connections, et donc possiblement d’engendrer un souvenir à l’échelle de la minute. L’exemple classique de cette mémoire à court terme, c’est le numéro de téléphone qu’on vous dit, et que vous savez répéter pendant une minute. Moi je n’arrive plus à le répéter une minute, mais c’est un problème de vieillissement... Donc, voilà une première famille de fonctionnement.
Il y a une deuxième famille qui est extraordinaire, qui est celle où vous agissez, par un courant électrique, vous déclenchez une cascade de phosphorylation méthylique. Cette cascade ne s’arrête pas à cette région. Elle va renvoyer des signaux le long des lignes de connections, le long des axones, jusqu’au noyau de la cellule suivante ou précédente. Et ce noyau peut être très loin, il peut être à des centimètres du précédent. A l’échelle moléculaire, il s’agit de distances gigantesques. Mais il y a des trains, il y a des nanotubules qui permettent de transporter des objets. Certaines molécules initiatrices vont arriver proche du noyau et convaincre le noyau de synthétiser une protéine pour la nouvelle dendrite. Puis la protéine va revenir ici, et le résultat global va être une modification profonde de cette synapse. C’est à dire que comme la génétique est impliquée, on en construit une nouvelle. Là on a fait quelque chose qui peut durer. C’est grâce à cette deuxième famille de procédés que nous nous rappelons la madeleine de Proust ou des choses comme cela. Donc, grâce à Kandel, nous avons une certaine vision des mécanismes cellulaires qui sont en cause, aussi bien chez une petite bête comme sea slug, que chez une souris. Il y a un point qui me paraît important, un point clé, c’est qu’il semble que pour que ça marche bien, il ne suffit pas d’avoir un signal qui vienne par une seule voie. Il y a des petites modifications quand arrive un signal par une seule voie, mais ce n’est pas un gros affect. Tandis que si vous avez deux signaux qui parviennent par des voies différentes, et qui souvent d’ailleurs ont des médiateurs symétriques, qui convergent sur le même endroit, alors là vous imprimez fortement.
Dans la discussion qui va suivre, cette notion de convergence va être cruciale. À partir de maintenant, il faut que vous en soyez bien conscient, c’est un étudiant un peu dingue qui vous parle, et tout ce que je vais vous proposer maintenant, c’est une idée, et je ne garantis pas du tout qu’elle sera retenue dans quelques années... Mais c’est une bonne façon de stimuler la réflexion. La question qui se pose, pour la souris ou ces choses-là, la mouche, la drosophile chez les invertébrés... c’est : lorsque je me rappelle de quelque chose de particulier, aussi simple que possible - tout à l’heure je parlerai des odeurs - combien de neurones sont impliqués ? En fait, il y a eu des visions très différentes, on ne connaît pas vraiment la réponse... mais les différentes visions... Il y a une vision qui consiste à dire : « il y a un seul neurone qui fixe tel souvenir ». C’est ce qu’en anglais, on appelle la « grandmother cell » : c’est à dire qu’il y a telle cellule qui se met à tirer si j’aperçois ma grand-mère, et que cette cellule ne tire pas si j’aperçois quelqu’un d’autre. Ceci est montré, non pas démontré, mais montré par le fait que justement, quand on fait ces expériences dont on parlait avec une petite pipette qui va sonder l’activité localement, on voit effectivement par exemple que telles figures sont reconnues par telles cellules, qu’on observe d’une façon qui est très spécifique quand on observe tel type de figures et pas tel autre. Mais on ne sait pas si c’est une seule qui travaille ou si c’est un groupe. On en arrive à identifier des choses très particulières, comme un visage, mais on ne sait pas l’échelle de la région dans laquelle ça se passe. Alors à l’autre bout, il y a des gens, et en particulier beaucoup de physiciens, qui ont dit : ce n’est pas du tout sur un neurone que la fixation se fait, c’est sur un ensemble de milliers de neurones.
Très souvent, quand nous sommes dans un domaine nouveau de la connaissance, nous ne savons pas vraiment ce qui se passe. Notre attitude est principalement de dire : « je sais que je n’y comprends rien, mais je connais un autre phénomène, ça doit être la même chose... ». Attitude extrêmement dangereuse, qui a conduit les physiciens à dire des âneries sans nom, on peut en discuter... mais là le premier exemple que j’ai vu de mes yeux, c’était l’idée... Il y a une époque où l’holographie est devenue importante en optique. L’holographie stocke une image lumineuse non pas sous une forme spatiale, mais sous une forme transformée de Fourier, c’est à dire qu’un point de l’espace reçoit des corrections de tous les points de l’holographie. Avec cette idée là, il y avait cette vision que la mémoire devait être l’analogue d’un mécanisme holographique. Certainement, plus personne n’y pense maintenant, ce n’est certainement pas ça ! Et puis après se trouvent les gens des verres de spins : il se trouve que dans les verres de spins, le système qui a été compris, et ce système est très difficile à comprendre, c’est celui où tous les spins, des millions, des milliards de spins, se parlent chacun entre eux, en s’encourageant ou se décourageant suivant les cas. Et dans ce système-là, où ils se parlent tous entre eux, on peut assez bien faire de la statistique, c’est ce qu’a fait un grand théoricien italien qui s’appelle Giorgio Parisi. Et on comprend à peu près, après quinze années d’efforts (pas du premier coup), la physique statistique de ces verres de spins où tout le monde est connecté. Dans un système comme celui-là, effectivement si on envoie des signaux, on peut exciter non pas un neurone, mais une assemblée coopérative - d’où que c’est l’idée d’un ensemble diffus qui paraît intéressante.
Vous voyez les deux extrêmes. Moi, ce que je vais vous proposer, c’est une réponse « radicale-socialiste », c’est à dire à mi-chemin entre les deux... Je vous annonce la couleur...
Je choisis de passer à l’odorat, parce que le système odorat est un peu plus simple. Les systèmes de vision sont extraordinairement compliqués : à partir d’une image en vision, vous décomposez un nombre de systèmes distincts et vous renseignez l’un sur les couleurs, l’autre sur les traits, sur les formes, et plus subtilement après sur les formes polygonales qu’il y a dedans, un autre sur les mouvements etc. Le canal vision est un canal multiple et très complexe, le canal odorat est un peu plus simple. Du point de vue de la construction, il passe par moins d’étapes. Il évite l’étape qui s’appelle le thalamus, qui est un vrai traitement de l’information présent pour la vision, pour l’audition, ainsi de suite... J’ai là une sorte de dessin primaire de l’acte de sentir : ici, le nez en haut à gauche ; ici on voit l’épithélium du nez, qui sont des cellules qui portent des récepteurs spécifiques. Ces récepteurs vont être capables de distinguer certains types de molécules. Si j’étais très primitif, je dirais : il y a un récepteur qui me dit « Ah ! il y a de l’alcool ! » - la fonction alcool m’excite, un autre qui dit : « Ah ! il y a la fonction amine », un troisième qui dit : « Ah ! il y a la fonction cétone ». En réalité ces récepteurs sont un peu plus subtils que cela, et en gros chacun va identifier quelque chose comme deux fonctions.
Par exemple amine plus cétone. Il y a une vingtaine de fonctions chimiques typiques, vingt par vingt cela fait 400. En gros, le nombre de récepteurs qu’il y a dans le nez d’une souris, c’est de l’ordre de 1000, gardez ce nombre en tête. Dans le nez d’un homme, qui est une espèce très dégénérée du point de vue de l’olfaction en particulier, c’est quelques centaines environ. Nous avons ces différentes cellules qui envoient des signaux... et le signal, appelons-le « alcool » pour simplifier, c’est par exemple le signal du canal rouge ici, et les différentes cellules rouges du nez vont converger sur quelques glomérules rouges. Il n’y a que du rouge, il n’y a pas d’autres couleurs, donc c’est très bien, c’est bien démontré. De la même façon, un autre type chimique bleu va aller vers un glomérule bleu, et ainsi de suite. C’est une espèce de regroupement des signaux, puis ces signaux vont aller vers une aire de mémoire, où ils vont être enregistrés par des mécanismes de Kandel. Quelle est cette aire de mémoire ? Je dirais qu’il y a plusieurs candidats qui tournent autour de régions voisines de l’hippocampe... Il y a d’autres régions autour qui sont également importantes. Il y a déjà tout ce que l’on appelle le cortex périforme du rat qui intervient là-dedans... Par prudence, je ne dis rien. Mais je sais une chose, c’est que cela ne peut pas prendre un grand volume, parce qu’une souris nous savons que ce n’est pas gigantesque. Si je lui concède un dixième de centimètre cube pour cette fonction, ça ne paraît pas si mal. Comme on connaît le nombre de neurones par cm3, ça fait de l’ordre du million de neurones. Donc il faut se figurer qu’ici qu’il y a un million de neurones. La description qu’on va faire doit respecter le fait qu’il y a eu, au moment où la souris a grandi depuis un œuf de souris, des connections comme cela : par exemple, le centre rouge a envoyé vers les différents neurones qui vont être activés par le rouge, mais il n’y a pas de câblage. C’est ce que je disais tout à l’heure, c’est la différence avec les ordinateurs. En gros, il y a eu des gradients chimiques et des choses qui ont persuadés l’axone au cours du développement d’aller par là, d’aller dans cette région, mais c’est parti sensément au hasard dans cette région. Vous avez une disposition qui est ce que j’essaie d’illustrer par « pas de câblage préalable ».
Maintenant, ce qu’il faut regarder, c’est : quelles sont les connections à l’intérieur de cette aire de mémoire ? Où chaque neurone est entouré de très nombreux voisins... Là, il y a un aspect je crois que les physiciens n’ont pris en compte que très tardivement et très médiocrement. En gros, si vous prenez une cellule de cette aire, par exemple une cellule pyramidale comme on l’a vu tout à l’heure, elle reçoit des « inputs », des entrées lointaines, qui viennent par exemple d’un glomérule. Elle va émettre vers des sorties lointaines. Soit dans certains cas on va commander un acte moteur par exemple, soit on peut avoir des rôles plus compliqués que je ne vais pas envisager ici. Et il y a aussi une énorme quantité de connections qui ne va nulle part, car en gros, cette cellule a des dendrites qui portent sur 42 mm, et vu la densité - c’est ce que je disais tout à l’heure - cela fait des milliers et des milliers de partenaires voisins. Tous ne vont pas se parler, parce que tous n’ont pas réussi à bien se connecter. Mais il y en a quand même un certain nombre qui parlent entre eux via des connections de voisinage. Alors comment cela fonctionne-t-il ? La réaction des physiciens était de dire : on prend un grand système qui a toute la structure, prise au hasard, puis on le met à travailler et on regarde ce qui se passe - et comme je l’annonçais, on regarde ce qui se passe, mais on n’en tire pas une information extrêmement féconde.
Je vais vous proposer une approche, je ne sais pas comment dire... bon marché, qui je crois, n’est pas, opposée à l’approche plus... majestueuse des physiciens, mais qui est beaucoup plus simple. L’idée, c’est à peu près ceci : voilà un neurone de l’aire de mémoire, le neurone numéro 1, et il reçoit un signal de l’extérieur, venant d’un glomérule. Alors ce neurone excite un de ses voisins, 2, et 2 va pouvoir exciter peut-être deux voisins, par exemple 3’ et 3’’. Il se fait de cette façon-là ce que j’appelle un éclair, en anglais un « flare ». Et là encore, les physiciens ont au final une déformation qui est très dangereuse... quand ils voient apparaître des structures comme des structures en arbre, qui sont souvent apparues dans la physique de ce que l’on appelle les fractales, ou dans la physique des transitions de phases, leur tendance est de dire : « nous cherchons l’universel »... Le cas simple et universel, c’est le cas où l’arbre est très grand. Ainsi est-on systématiquement éduqué par son milieu à se dire : il y a des arbres, donc regardons la limite des arbres très grands. Je dis que cette attitude est très dangereuse, pour un problème de ce genre, parce que si j’ai un arbre très grand, ça veut dire qu’un tout petit changement dans les conditions ambiantes, je ne sais pas, la température de Marseille, ou l’humidité, ou plus subtilement le pH, ou des paramètres de contrôle plus subtiles de ce genre, vont pouvoir changer la taille de l’arbre. Et s’il est tout près d’être infiniment grand, il y a un risque sérieux qu’il devienne infiniment grand. Ce qui correspond d’une façon un peu primaire à une sorte d’épilepsie... tout à coup, tout le système se met à être excité. Donc visiblement, un système qui va fonctionner de façon stable ne va pas chercher à se placer dans ces conditions-là. La limite des très grands arbres n’est pas la bonne. Ce que je vais essayer de vous montrer par un comptage, c’est que les objets dont on parle ici sont petits.
J’ai redessiné ici, un éclair, et maintenant je veux passer à l’enregistrement. Vous vous rappelez que dans la description que j’ai citée tout à l’heure, pour que ça imprime, il faut qu’il y ait des neurones qui reçoivent plus d’excitations, qui sont des signaux de sondes différentes. Si je regarde cet éclair qui est parti d’ici, si j’envoie deux signaux, par exemple le signal alcool et le signal amine, ici et là, et que, ce neurone gamma a reçu des excitations par ce chemin et qu’il y a convergence avec une excitation par ce chemin, celui-là va être capable d’imprimer. La conséquence est que, en gros, ce qui va imprimer, ce sont des systèmes qui sont fondés sur un même éclair. Alors se pose une question qui est très intéressante : « est-ce que je peux arriver à avoir des signaux comme amine, alcool et cétone, prenons ces trois exemples, qui convergent dans une toute petite région qui est celle de l’éclair ? ».
J’ai remis ici les hypothèses de départ : il y a la région avec les glomérules, qui ont un relais après qui s’appelle l’émetteur, puis elle envoie vers l’aire de mémoire. Mais par exemple, si je cherchais à faire mémoriser un système qui avait le rouge, le vert et le bleu, la plupart de ces trucs ne marcheraient pas, parce qu’ils sont très loin les uns des autres, et je veux qu’ils soient tout près. Donc il y en a beaucoup moins que ce que je pourrais imaginer. Vous voyez, les hypothèses qui sont derrière ce dessin, d’une part, chaque émetteur, ici l’émetteur rouge par exemple émet dans toute cette zone vers beaucoup de neurones ; ici, par contre un neurone de l’aire de mémoire ne reçoit qu’un type chimique. Pourquoi cela paraît-il une hypothèse raisonnable ? Parce que s’il se met à en recevoir beaucoup, je suis en train de perdre de l’information. S’il reçoit déjà amine et cétone sur le même et se met en activité, j’ai beaucoup perdu parce que je ne sais pas s’il s’agit d’une amine ou d’une cétone. Donc c’est assez plausible de dire : « chaque cellule ici n’est alimentée que par une couleur ». La majeure partie des excitations auxquelles je peux penser ne donneront rien parce qu’ils ne peuvent pas faire partie d’un même éclair - mais il y a des situations rares où ça arrive. Je vais compter combien il y en a... Je vais prendre pour fixer les idées des nombres simples : disons qu’il y a cent couleurs. N = 100 types chimiques. Je veux réaliser une mémoire où j’aurai pris, j’aurai fixé la première couleur. Si je pars de ce neurone, la probabilité que ça marche, c’est 1 sur 100 couleurs, c’est un centième. Après, le deuxième qui suit, je veux qu’il soit vert, c’est encore à peu près 1/100 : ça fait un sur dix mille (1/10 000). Si j’avais un million de neurones dans cette région-là, un million de neurones avec une efficacité de 1/10 000, c’est large, j’ai encore 100 possibilités, quelque chose comme ça... mais je peux me dire, j’ai envie de stocker une chose plus compliquée, donc j’ai envie de stocker une troisième couleur. J’ai encore un facteur 1/100 à ce moment-là. A ce moment-là, si je partais d’un million, en gros je trouverais dans mon aire de mémoire un site qui marche, ce qui est en gros ce que je veux. Donc conclusion, je peux arriver à faire des objets de mémoire avec trois types chimiques, mais je n’arriverais certainement pas à en faire avec quatre, parce qu’avec quatre, j’aurais un centième de chance d’avoir imprimé quelque chose. Donc ça s’arrête à trois. Vous voyez que c’est très robuste parce que ce sont les exposants qui comptent, les détails comptent peu, et l’idée c’est que les objets de mémoire qu’on constitue comme ça, formés par un groupe de neurones en interaction forte, sont petits, pour les vertébrés.
Je dois tout de même insister un peu, alors là sur un aspect biologique, c’est qu’il y a quand même des grosses différences, vous avez peut-être remarqué, entre les vertébrés et les invertébrés, entre la mouche et le rat, en particulier. D’ailleurs, il y a des analogies génétiques considérables, mais il y a une différence qui me concerne, c’est que la mouche n’a que 50 000 neurones dans son cerveau, ce qui est un tout petit nombre... alors que le rat, comme nous l’avons vu, en a des centaines de millions, au moins, des milliards peut-être... Il y a une différence d’échelle considérable... Le raisonnement que j’ai fait est pour les vertébrés, pour des systèmes où il y a à peu près un million de neurones récepteurs par aire utile. Il ne peut pas s’appliquer à la mouche où il y en a si peu. Donc dans la mouche, le mécanisme est différent, et j’y reviendrai peut-être tout à l’heure. Mais pour les vertébrés, comme les rongeurs ou nous, c’est ça. C’est une conséquence plausible de l’hypothèse de convergence qu’un objet de mémoire soit stocké sur deux à quatre neurones voisins. Ce sont des objets immobiles. Je n’ai pas parlé de ce fantasme-là, mais c’est évident qu’il y a eu des gens, quand je vous parlais tout à l’heure d’un nuage de neurones pour stocker l’information, il y en a qui ont dit : « le nuage, peut-être qu’il bouge... ». C’était purement de la pensée romantique, mais ce peut être tentant. Là, ils sont immobiles.
Je vais continuer cette réflexion en allant un peu plus loin, et c’est sur du terrain qui est de moins en moins sûr, je vous le répète, mais en même temps, pour un débat interdisciplinaire comme celui-ci, ce n’est pas idiot d’aller un peu plus loin. Je vais vous parler de ce que j’appelle des mémoires actives. La première complication par rapport à ce que je vous ai dit, est celle-ci : voilà l’émetteur avec les différents types alcool, phénol, ainsi de suite... l’aire de mémoire... Voilà un neurone qui a stocké de l’information, qui contient le type bleu. Ce que je vais demander maintenant, c’est qu’à la construction, non seulement il y a eu ces canaux vers le bas qui ont permis d’exciter ce neurone alpha, mais il y a aussi des canaux de retour où alpha renvoie des signaux sur tout l’émetteur. Pourquoi est-ce important ? C’est parce que si maintenant j’ai excité un objet de mémoire ici, disons que j’ai excité ce neurone alpha, il va renvoyer vers le type C là-bas ; ça ne va rien faire de spécial, parce que le type C n’est pas concerné par cette région. Mais quand il renvoie sur A, voyez qu’il se fait une boucle fermée. Un partenaire encourage l’autre... et c’est ce que, dans le langage de ces métiers-là, on appelle une réverbération. Et cette réverbération, on le sait sur quelques exemples, est un phénomène qui est un petit peu plus durable que l’excitation individuelle. Je n’ai pas parlé du temps, des temps typiques de ces systèmes, mais le temps d’envoyer un pulse dure une milliseconde. Là, ces réverbérations peuvent durer sur disons des temps qui sont de l’ordre de la seconde. Ces réverbérations peuvent jouer un rôle important pour différentes observations. D’une part il y a une notion fort simple que je vois et que je sens à l’œil, une sensation de familiarité, c’est du déjà vu. Et ces réverbérations donneraient le sentiment de déjà vu. Il y a un deuxième sujet qui est... a été développé en France par le nouveau patron de l’école française après Jean-Pierre Changeux qui s’appelle Stanislas Dehaene, et il concerne ce qu’on peut appeler la prise de conscience. Je ferai très attention, surtout que je parle devant certains qui sont des philosophes ou quelque chose comme ça. Le mot conscience a cinq ou six sens différents, et je ne vous en parle que dans un sens extrêmement récent, qui pour Stanislas Dehaene était principalement l’idée que : si je vous montre sur un écran un mot pendant moins de dix millisecondes... je sais par l’imagerie de résonance qu’il y a des réseaux qui se sont mis à travailler, mais je ne suis pas capable de vous dire quel était ce mot. Et si je vous le montre plus que trente cinq millisecondes à peu près, il y a une prise de conscience et je suis capable de vous dire quel est le mot. Stanislas a largement étudié ce genre de système, et l’a modélisé avec des systèmes disons de verre de spins... et on voit apparaître cette prise de conscience. Je pense que la description de ce que l’on voit là-dedans, c’est simplement cette réverbération. Elle s’établit au bout d’un temps et à ce moment-là, le comportement est changé et d’autres circuits peuvent être excités. Il y a aussi la mémoire à court terme dont je parlais, qui certainement doit être activée par des systèmes de ce type.
Il y a enfin quelque chose de beaucoup plus vaste, qui est ce que l’on appelle les associations. Essayons de rester dans le simple là aussi. Quand j’étais petit, on m’a montré une rose, et j’ai senti l’odeur de la rose, et j’ai vu la couleur rose. Et peut-être trente ans plus tard, on me fait sentir l’odeur de la rose, et tout de suite, je me rappelle la couleur : voilà une mémoire associative. Comment est-ce que cela pourrait marcher dans la description que j’ai ébauchée avec vous ? L’idée c’est qu’il y a deux émetteurs qui sont concernés. Il y a l’émetteur odeur dont nous avons parlé, et il y a l’émetteur couleur parmi les émetteurs de la vision, parce que tout ça n’est qu’un état comme je le disais tout à l’heure. La représentation la plus simple consiste à dire : ces deux émetteurs, d’une part ils émettent sur des régions à eux, mais ils ont aussi la capacité d’émettre sur une aire commune, qui appartient à la fois à l’un et à l’autre, et là dans cette aire commune, il va encore y avoir des éclairs, et il va encore y avoir des objets de mémoires petits. Quand j’ai vu la rose la première fois quand j’étais petit, les deux côtés ont été activés, et il s’est fait cet objet mixte, là. Ensuite trente ans plus tard, je suis exposé à l’odeur. L’objet mixte est activé. J’ai cité à l’instant le fait que je demandais des réverbérations, c’est à dire que cet objet mixte renvoie des signaux vers les deux émetteurs. En particulier, il en renvoie vers l’émetteur couleur, et si ici il y avait le type bleu et le type rouge, c’est uniquement les bleus et les rouges qui vont réverbérer. Autrement dit, je vais avoir la sensation de la couleur correspondante. Donc par ce genre de système, on peut assez facilement comprendre la notion de mémoire associative.
Je vais aller encore un cran plus loin, qui est de dire : comment est-ce qu’on éprouve le concept complet d’une rose, qui va comprendre l’odeur, la couleur, les propriétés de la forme de la plante ? Cela demande un émetteur assez spécial de la vision pour la forme d’une plante, je veux dire je ne sais pas... 500 000 émetteurs, quelque chose comme ça... donc pas mal d’émetteurs différents. Là pour simplifier le dessin, j’ai dit l’image, la forme de la plante, peut-être l’odeur et la couleur. Comment est-ce que l’on va faire des associations là-dedans ? Là aussi, l’analyse des physiciens est en général inactive, parce qu’ils disent : il faut qu’on ait une aire commune aux différents émetteurs et même si on en a beaucoup on va construire une seule aire commune qui va centraliser toutes les infos ; un peu, je dirais, comme une compagnie aérienne centralise ses fonctions ; il y en a une, peut-être Delta, qui centralise à Atlanta et tout passe par Atlanta. Du point d’un physicien, c’est très naturel, c’est encore relié à cette phrase de Schrödinger, c’est à dire c’est la mesure la plus simple dans un sens. Mais du point de vue de biologiste, je n’y crois pas, parce que ce que je pense qu’il s’est fait d’abord une association qui était particulièrement utile pour l’ancêtre de la souris, disons, et cette association, disons pour fixer les idées, associait l’odeur à la couleur... Plus tard, il s’est avéré utile, pour ne pas s’empoisonner en mangeant des choses nouvelles, ou ne pas se piquer sur les épines de la rose, de faire par une association entre l’image des épines et l’odeur, ou quelque chose comme ça. À ce moment là, il s’est construit un deuxième centre. D’une façon générale, on touche à quelque chose qui est assez important : la biologie n’est pas construite avec des systèmes optimisés, elle est construite avec des systèmes que j’appellerais archéologiques. C’est exactement comme quand vous regardez une ville dans des fouilles, vous trouvez qu’à un moment il y a eu une maison ici, puis on a rajouté une dépendance, on a crée une terrasse, on a enlevé ceci, et ainsi de suite... toute la ville elle-même résulte de destructions et de reconstructions comme ça, et la ville n’a la plupart du temps pas un plan d’ensemble. Et même si elle en a un, il n’est pas du tout un reflet de tout ce travail. La biologie est comme ça, alors que la physique cherche toujours à trouver un plan d’ensemble. Donc de ce point de vue là, il faut beaucoup de prudence dans l’utilisation de la physique en biologie. Mais moi, tout ce problème particulier je pense qu’il se fait dans des aires associatives différentes, et qui ne sont pas du tout nécessairement dans la même région du cerveau. Un concept un peu riche déjà comme le concept global de la rose, d’après cette vision n’est pas localisé sur une région du cerveau, il en utilise plusieurs qui doivent être très différentes spatialement. Comment est-ce qu’on pourrait tester ces idées ? La réponse est que, aujourd’hui, on n’a pas de bonne sonde. Parce que je vous ai dit, on peut sonder une cellule unique, par des systèmes comme les pipettes, on peut sonder un groupe assez vaste de cellules par l’imagerie de résonance, mais là nous sommes à une échelle intermédiaire qui pour le moment n’est pas bonne. Je ne désespère pas, je ne le verrai peut-être pas, moi, mais mes enfants verront l’époque où l’on saura mieux si tout ce que je vous ai raconté depuis vingt minutes est une base ou est complètement à côté de la plaque... donc voilà à peu près la situation, mais ne croyez pas que c’est fini, je voudrai encore vous faire souffrir un peu (rires)... en vous parlant du futur. Parce que je crois que du point de vue de la responsabilité scientifique, on ne peut pas s’arrêter là, et il faut au moins vous montrer quelques aspects du futur.
Nous commençons à avoir des actions considérables sur le cerveau, et le premier exemple que j’ai pris, c’est celui des implants. Alors voyez les implants profonds, où vous venez avec une aiguille. Par exemple pour les gens qui sont atteints de la maladie de Parkinson, qui tremblent, il y a certains cas, pas tous, qu’on peut traiter de cette façon-là. On ouvre une petite fenêtre, le chirurgien arrive avec une aiguille, le patient est parfaitement conscient, ce n’est pas douloureux : le chirurgien cherche l’endroit où l’implant va avoir une action nette, et tout à coup le patient s’arrête de trembler. Et ce système est loin d’être parfait, mais quand même très impressionnant. Loin d’être parfait car il ne dure pas dans le temps... et il y a d’autres maladies, comme la dystonie, ce qui veut dire avoir des contractions brutales et inattendues, des choses comme ça, qui peuvent être aussi traitées par des implants profonds de ce genre.
Il y a aussi maintenant une grande richesse de ce qu’on pourrait appeler (je ne suis pas du tout spécialiste) des implants périphériques. Prenons le cas de bébés, dont l’audition est bloquée parce que les cellules ciliées, qui sont les cellules qui transforment le signal mécanique en un signal électrique, ne fonctionnent pas. On peut arriver si on s’en aperçoit vite à remédier à ça, en mettant dans l’oreille interne du bébé un système de détection mécanique, qui va être une sorte de micro-micro si j’ose dire, un tout petit système de micro, qui va former des signaux électriques, et ces signaux électriques vont être envoyés directement sur le nerf auditif ; et de cette façon-là, par entraînement, le bébé va arriver à entendre. Je ne suis pas assez spécialiste pour vous dire si la qualité de son audition est tout à fait impeccable ou si elle n’est que partielle, mais semble-t-il, elle est suffisante pour éviter qu’il reste muet, parce qu’il va vraiment se mettre à parler. Donc là vous avez un exemple d’implant périphérique qui est superbe, et il y en aura d’autres. Il est probable que pour la vision, quand les gens ont un trouble visuel qui vient vraiment du détecteur photoélectrique, à ce moment-là, on pourrait leur situer une puce auto-détectrice, et envoyer directement sur le nerf optique. Je ne suis franchement pas très au courant, mais c’est une gamme de recherche qui a été développée, c’est logique de la développer. Ceci dit, ces implants ne sont pas nécessairement une solution parfaite, et je vais citer là en fait deux difficultés : l’une, c’est que, pour cette histoire du Parkinson par exemple, ils vieillissent, et très souvent au bout d’un temps de l’ordre de l’année environ, le malheureux patient reprend ses symptômes. Alors on a envie de rajeunir l’implant en le déplaçant un peu. - C’est très amusant aussi de parler devant des auditoires de physiciens ou de chimistes, en disant aux étudiants : « que verriez-vous comme façon de le rajeunir ? ». Les physiciens vous disent classiquement quelque chose qui est tout à fait vrai et qui est de dire : « on va déplacer un tout petit peu l’extrémité de la sonde par des piézoélectriques, bien sûr des tous petits mouvements bien contrôlés ». C’est vrai. Les chimistes, eux, ont une réponse très différente, et que je trouve plus élégante... Ils disent : « Dans le fond, cette pipette que vous avez là, c’est une électrode, et nous savons comment avec des électrodes dans un milieu aqueux, nous pouvons, avec de l’hydrogène ou de l’oxygène, faire une bulle, et en faisant une bulle, forcément nous allons chahuter l’entourage du neurone en question, et nous allons nous retrouver ailleurs. Donc simplement en provoquant une petite électrolyse, nous pouvons rajeunir le paysage. » J’aime beaucoup cette solution, je la trouve particulièrement élégante. J’aime la citer aux étudiants, parce que les étudiants souvent de nos jours, entraînés par leur formation française qui est très formaliste, ont tendance à trouver que la chimie c’est de la cuisine, et qu’il n’y a que les sciences théoriques qui sont sérieuses - et leur faire sentir que la chimie est beaucoup plus inventive n’est pas inintéressant.
Il n’y a pas que cette difficulté là, il y a un concurrent aux implants, qui sont les cellules souches. Si on arrive à mettre dans la région lésée, des cellules qui au départ ne sont pas différenciées, mais qui, par des mécanismes miraculeux, se mettent souvent à grandir en ressemblant à leurs voisins, elles peuvent assurer une augmentation de neurones non défectueux, et faire quelque chose qui en un sens, est plus maniable et plus simple que le système d’implant. Donc il y aura une compétition intéressante dans l’avenir entre les deux.
Maintenant, je vais vous parler d’un deuxième aspect, qui est en un sens... je ne sais pas comment dire... qui nous prend plus « à froid ». C’est un exemple de ce que l’on appelle les systèmes cerveau-machine. Et le point de départ là est à peu près le suivant : vous avez un singe là, un chimpanzé ou quelque chose comme ça... et vous avez un écran fixe ici, et avec un petit spot lumineux. Vous renvoyez vers un point lumineux sur l’écran, et vous entraînez le singe à mettre sa main sur le point lumineux. Quand il a bien réussi, vous lui donnez un peu de jus d’orange, et très vite, à l’échelle de la journée, il a compris. Qu’est-ce qui s’est passé ? Des signaux isolés sont arrivés dans l’arrière du crâne du singe, et puis, par toute une cascade, ces signaux ont été transmis vers les centres qu’on appelle prémoteurs et moteurs, qui vont finalement commander le bras. Le début de l’opération, le côté déchiffrage de la vision est assez rapide, à l’échelle de quelques millisecondes. Par contre le côté élaboration du mouvement, ça a l’air tout bête, mais faire ça c’est un peu comme piloter un avion de chasse : il y a énormément de contrôles, de feedback, d’ajustements progressifs, ainsi de suite... c’est une opération très complexe. Donc l’opération à l’autre bout, c’est des centaines de millisecondes. Alors il se trouve... ça c’est le point de départ, c’est, disons, la science classique. Il se trouve qu’on a trouvé un centre intermédiaire, qui est à mi-chemin entre les deux. Mi-chemin au sens poétique du terme. Et à ce centre intermédiaire, on peut injecter des électrons pulsifs, via une puce. Le monsieur qui a fait cela principalement est à Caltech, il s’appelle Andersen. On peut donc entraîner le singe, et le singe va appuyer en bas à droite, et on voit que dans la puce, la puce a une quinzaine de connections qui marchent, donc on détecte quinze cellules dans cette région là. On voit que si c’est en bas à droite, il y a telle unité de la puce qui s’allume ; et si c’est en haut à gauche, il y a une autre unité de la puce, et ainsi de suite... et on peut établir ce que j’appelle une banque de données. C’est à dire qu’à chaque position de spot, on associe un neurone qui travaille. Là encore cela ne veut pas dire qu’il n’y en a qu’un seul, il y en a peut-être d’autres autour, mais il y en a au moins un qu’on sait détecter. À partir de ce moment-là, on n’a plus besoin de regarder si le singe, lui, met bien la main ; on le lit, et en fait on lit où il va mettre la main avant... qu’il l’ait fait ! Parce que l’on le lit après quelques dizaines de millisecondes, alors que pour le faire il faut une centaine de millisecondes. Autrement dit, si vous voulez, ce centre est un centre de lecture des intentions. Alors ceci aura sans doute, si ce peut être transposé progressivement à l’humain, des applications considérables, pour tous les gens qui ont été privés d’un système d’exécution des ordres. Prenons des exemples : des gens qui ont eu certains types d’attaque, on en voit qui ont visiblement une capacité de penser qui n’est pas du tout altérée, mais qui sont incapables de parler. Si jamais, en s’adressant par exemple à l’aire du langage, à l’aire de Broca, on pouvait lire l’intention de parole, on aurait fait un progrès énorme. Un exemple encore plus dramatique, c’est celui qu’on voit avec des gens qui sont tétraplégiques, qui ne communiquent que par le battement de la paupière... Si on pouvait lire certaines de leurs intentions, par un dispositif de ce genre, on leur rendrait véritablement la possibilité d’un contact étroit avec la vie. Il y a des applications médicales superbes qui seront sans doute là un jour.
Mais en même temps, je ressens une sorte d’angoisse... Pour vous citer un exemple de ce côté là : l’US Air Force a un programme de ce genre... pour l’homme. Le rêve de l’US Air Force, c’est d’avoir un pilote de F16 qui est assis devant une commande, et qui tout à coup se trouve devant un obstacle : il faut qu’il tourne, et normalement il va activer son système moteur, et finalement il tourne. Mais si le dispositif a pu être installé chez lui, au lieu de réagir en cent millisecondes, on va lire ses intentions à trente millisecondes, et par un robot, il ne touchera plus les commandes, mais un robot fera tourner l’avion. Donc on voit à la fois l’attraction que cela peut avoir pour un militaire, et le côté terriblement inquiétant qu’ont ce genre d’actions où l’on commence à lire les intentions des gens. Ce n’est pas le seul cas. J’aurais pu vous en citer un tout à l’heure, puisque je parlais de l’efficacité de la résonance nucléaire pour détecter l’activité d’une zone au sein du cerveau, et des activités que l’on peut appeler logiques, mais aussi des activités émotives... et ceci commence à être utilisé commercialement, il y a un neuro-marketing qui s’installe. J’essaie de vous le faire sentir par quelque chose de concret... Un exemple que j’ai entendu citer est le suivant : imaginez que vous êtes un constructeur de voitures de sport, et vous vous dites : comment est-ce que je vais faire le style de ma prochaine voiture ? Quelle tête va-t-elle avoir ? Tout à fait indépendamment des performances du moteur... Ce que vous faites, c’est que vous prenez un certain nombre de jeunes, vous les mettez devant la voiture rouge disons, et vous enregistrez par imagerie résonante le niveau d’émotion qu’il y a sur la voiture rouge. Vous comparez avec la voiture verte et avec la voiture jaune, et finalement vous voyez qu’il y a un niveau qui est nettement plus fort que les autres, et vous constatez que c’est sur la voiture rouge. Et ça, ça existe, c’est déjà dans nos mœurs d’une certaine façon. On voit que le monde qui nous entoure va être bouleversé par cette nouvelle connaissance du cerveau, et comme d’habitude, chaque fois que nous avons fait une grande étape, ce bouleversement va apporter des « plus » formidables, mais va apporter aussi des menaces extraordinaires... Je dirais que les discussions que nous avons actuellement, sur le clonage, la reproduction, des choses comme cela, me paraissent quasi faciles auprès des discussions qu’on va avoir, que nos enfants auront dans vingt ou trente ans, sur l’application de telle ou telle technique au cerveau. Donc l’avenir n’est pas simple, mais l’avenir sera assez passionnant.