Article body

introduction

Cet article explore la complémentarité conceptuelle entre la communauté de pratique et la recherche participative. Un tel rapprochement nous semble pertinent sur deux plans. De manière générale, nous pensons que le concept de « communauté de pratique » peut être mobilisé pour éclairer certains aspects de la recherche participative. Plus précisément, ce concept se révèle intéressant pour examiner les recherches participatives caractérisées par des enjeux d’apprentissage et s’inscrivant dans des temporalités longues. Ainsi, à partir d’une étude de cas, notre objectif est de révéler l’existence de continuums de recherches se nourrissant de processus de négociation permanents et de relations sociales durables, et contribuant ainsi à la formation de communautés de pratique et d’espaces de participation stables.

Wenger et ses collègues définissent la communauté de pratique comme un groupe de personnes partageant une préoccupation commune et qui, sur cette base, investissent une interaction continue et régulière dans le but d’apprendre les unes des autres et d’approfondir leurs connaissances (Wenger, McDermott et Snyder, 2002). Réunis par des savoirs, des expériences et des modèles, ces individus construisent ensemble un domaine d’expertise et la passion d’un même travail (Wenger, 1998), partagent et développent leur pratique (Mercieca, 2017) et se retrouvent liés entre eux de manière informelle. Si ce concept s’est érigé comme un cadre permettant d’examiner certains défis en lien avec la connaissance et l’apprentissage dans des configurations organisationnelles, professionnelles et spatiales variées (Amina et Roberts, 2008), une revue de la littérature portant sur la recherche participative révèle qu’à quelques rares exceptions près (Cook, 2012 ; Madsen et O’Mullan, 2018 ; Tremblay et Rochman, 2017), les travaux sur les communautés de pratique sont peu mobilisés dans les milieux scientifiques pratiquant de telles démarches. Ce constat peut paraître étonnant puisque des champs de convergence semblent exister entre ces deux manières de penser. Étienne Wenger, figure de proue de la communauté de pratique, peut en effet être perçu comme un théoricien de la participation, car cette notion occupe une place importante dans son travail, en tant que grille de lecture pour comprendre le monde social. Par ailleurs, la recherche participative et la communauté de pratique sont marquées par des points communs, tels que le pragmatisme (Wright et al., 2010) ou une vision téléologique du monde partagée. La perspective de l’apprentissage développée par Wenger fait donc écho à la recherche participative puisque, pour l’une comme pour l’autre, l’apprentissage servirait avant tout à connaître le monde et à s’y engager de manière significative (Wenger, 1998 : 2).

Cet article se penchera donc dans un premier temps sur les définitions de la recherche participative et de la communauté de pratique afin d’en démontrer la complémentarité conceptuelle et, dans un deuxième temps, il illustrera cette proposition par l’analyse de recherches menées depuis 15 ans dans un territoire d’Île-de-France. Cette analyse permettra de nous focaliser sur les apprentissages pour ainsi nous détacher d’une analyse portée sur l’opposition entre symétrie et asymétrie, et sur la collaboration.

recherche participative et communauté de pratique : une analyse de la complémentarité conceptuelle

Pour analyser la recherche participative et interroger sa complémentarité avec la communauté de pratique, nous pouvons d’abord porter notre attention sur ses éléments constitutifs, à savoir les enjeux liés à la démocratie et au rapport à l’action, l’épistémologie et l’émancipation (Bacqué et Demoulin, 2022).

Les enjeux démocratiques et de rapport à l’action renvoient aux liens entre la science et la société et invitent non seulement à réfléchir à la manière dont l’impératif participatif se diffuse dans les politiques publiques, mais également à étudier la production de connaissances, leur pertinence sociétale et l’intégration d’expertises d’usage et de savoirs professionnels dans l’action publique. La recherche participative mobilise ainsi un double registre, qui combine la perspective scientifique à la pratique ; appréhender cette démarche implique dès lors de comprendre la mutualité entre ces deux dimensions, comme le soulignent Begold et Thomas (2012 : 192). Ces éléments mettent en lumière une première limite de notre projet, qui vise à établir une complémentarité entre la recherche participative et la communauté de pratique. En effet, la communauté de pratique peut être perçue comme éloignée des idéaux démocratiques, car elle tend souvent à hériter des relations hiérarchiques préexistantes, qui peuvent être de nature très variée. De plus, elle développe généralement sa propre politique à l’interne et ne s’engage pas spontanément à servir des intérêts globaux et collectifs au-delà de ceux de ses membres individuels (Cox, 2005 : 535). Néanmoins, nous pensons que la communauté de pratique peut s’avérer utile pour penser les liens entre science et action. En effet, le travail de théorisation de Wenger s’appuie sur une approche primitive selon laquelle « participer », c’est « faire partie de quelque chose avec d’autres » (1998 : 61). À partir de cette définition sommaire, la participation est conceptualisée autour d’une dualité qui engage à la fois une action et une connexion. C’est autour de cette polarité que se dessine une théorie invitant à une analyse de la participation portée sur l’appartenance à une communauté de pratique, sur l’engagement dans des projets collectifs et sur la reconnaissance mutuelle. Lorsqu’ils se penchent sur les membres de la communauté, Wenger et ses collaborateurs (2002 : 4-5) précisent que c’est moins la fréquence des rencontres que les intérêts mutuels qu’il convient de mettre en lumière. Un tel postulat peut se révéler précieux pour appréhender l’interaction entre pratique et sciences, et ainsi dessiner un cadre qui permet d’explorer les possibilités offertes par la recherche participative. Pour les théoriciens de la communauté de pratique, l’intérêt mutuel peut d’abord être instrumental lorsqu’il s’agit d’engager une réflexion commune portée sur la résolution de problèmes, sur les besoins et aspirations, et sur la production d’idées nouvelles. Les enjeux symboliques occupent également une place centrale dans ce débat et invitent à interroger la concordance entre science et pratique en ce qui a trait à la satisfaction qui découle d’une compréhension de la vision et des idées des autres, de même que de l’expression de sa vision et de ses idées personnelles, ou encore de celle qui découle du fait d’appartenir à un groupe de personnes. Finalement, le cadre de la communauté de pratique permet de penser les liens entre science et action de manière longitudinale. Au fil du temps, les membres d’une communauté développent une perspective commune sur les sujets qui les unissent, partagent un ensemble de connaissances, de pratiques et d’approches, et construisent des modes d’interactions qui leur sont propres. 

Une focalisation sur les enjeux épistémologiques permet de révéler une complémentarité multiple de tous ces éléments conceptuels. Les démarches participatives ont vocation de faire reconnaître des connaissances provenant d’une multitude d’acteurs sociaux. Se pose alors la question de la pertinence des différents types de savoirs, de même que celle du statut du savoir scientifique et des processus de création de connaissances, un aspect particulièrement complexe à analyser, puisque tributaire d’un contexte spécifique. D’après Regeer et Bunders (2003), la communauté de pratique peut offrir une compréhension locale de tels enjeux en permettant d’examiner la manière dont le contrôle institutionnel ou l’autorité individuelle sont médiatisés au sein des communautés où les significations sont discutées et négociées dans la pratique.

Sur un plan épistémologique, la communauté de pratique propose également une grille de lecture des relations de recherche. En se centrant sur des processus d’apprentissage, le travail de Wenger rompt avec les analyses traditionnelles étudiant les liens entre personnes chercheuses et participantes par le prisme de l’asymétrie du pouvoir et de la collaboration. D’une part, Wenger reconnaît que les communautés de pratique ne sont pas toutes harmonieuses et peuvent impliquer des conflits (1998 : 77). D’autre part, la théorie de la communauté de pratique ne situe pas directement le pouvoir au sein des structures sociales, ce qui est identifié comme une limite conceptuelle (Hughes, Jewson et Unwin, 2007), mais propose plutôt un examen du pouvoir centré sur l’apprentissage. Dans cette perspective, analyser le pouvoir revient à s’intéresser à la négociation de la compétence dans la pratique (Farnsworth, Kleanthous et Wenger-Trayner, 2016 : 152). Une telle approche fait écho à d’autres développements théoriques qui pourraient légitimer une analyse des relations de recherche focalisée sur les alliances d’apprentissages. Enosh et Ben-Ari (2010) décrivent ainsi une évolution dans la manière de concevoir les relations de recherche. Suivant une approche classique, lorsque les personnes enquêtées sont avant tout perçues comme des fournisseuses potentielles d’informations (Patton, 2002 ; Rubin et Babbie, 1993) et que la production de connaissances constitue la priorité, la distribution du pouvoir est alors perçue comme asymétrique : le chercheur ou la chercheuse est placé dans une situation de puissance qui expose les personnes enquêtées à une potentielle exploitation (Karnieli-Miller, Strier et Pessach, 2009 ; Kvale, 2003 ; Limerick, Burgess‐Limerick et Grace, 1996). L’inégalité entre personnes chercheuses et participantes serait au coeur même des relations de recherche (Denzin, 2001 ; Tuhiwai, 1999), ce qui amène à considérer le fait qu’un des enjeux majeurs de la recherche participative réside dans la construction des partenariats les moins asymétriques possibles (Bacqué et Demoulin, 2022). C’est en réponse à cette asymétrie structurelle que l’on voit émerger des pratiques et des développements théoriques autour de thèmes tels que la répartition du pouvoir (Call-Cummings, Hauber-Özer et Ross, 2020 ; Limerick, Burgess‐Limerick et Grace, 1996), l’ingénierie de recherche garantissant les intérêts des participants (Van Acker et al., 2021), les partenariats égalitaires (Treleaven, 1994), l’empowerment des participants (Ross, 2017), la voix des acteurs faibles (Payet, Giuliani et Laforgue, 2008), la lutte contre l’oppression (Maguire, 1987), la propriété intellectuelle de la recherche (Wolf, 1996), l’effacement des frontières entre personnes chercheuses et participantes (Yost et Chmielewski, 2013), ou encore la positionnalité (Chavez, 2008). 

Certains développements théoriques nous invitent toutefois à nuancer l’importance de l’asymétrie, ce qui permet d’envisager des lectures alternatives des relations de recherche. L’asymétrie serait d’abord tributaire du niveau d’analyse mobilisé. Si elle occupe une place centrale dans les approches statiques qui perçoivent les différences entre personnes chercheuses et participantes comme immuables (Kvale, 2003 ; Ribbens, 1989), l’asymétrie peut devenir secondaire lorsque l’analyse se veut plus dynamique. Ainsi, dans les approches évolutives qui se centrent sur les différentes étapes de la recherche, le pouvoir est décrit comme étant systématiquement renégocié et les déséquilibres ne sont dès lors plus perçus comme étant exclusivement à l’avantage des chercheurs et chercheuses (Aléx et Hammarström, 2008 ; Anyan, 2013).

Pour Ben-Ari et Enosh, les différences et le décalage entre individus participants et chercheurs constitueraient même un élément crucial pour la production de connaissances (Ben-Ari et Enosh, 2011 ; Enosh et Ben-Ari, 2010). Un tel postulat permet à ces derniers de développer une approche dialectique des relations de recherche (Ben-Ari et Enosh, 2012) par laquelle cette asymétrie ontologique est associée à un principe de réciprocité. Pour ce faire, ils invitent à ne plus se polariser sur les différences entre personnes chercheuses et personnes participantes, mais à se concentrer au contraire sur l’intérêt commun que les différents protagonistes entretiennent avec un même objet de la recherche. Ce changement de perspective met en évidence une réciprocité — relation de dépendance, d’action ou d’influence mutuelle — entre chercheurs et participants, ce malgré les différences réelles de pouvoir. La réciprocité dans le processus de recherche est ainsi indépendante de toute symétrie et découle d’une volonté commune de comprendre un objet en profondeur. Les chercheurs et chercheuses tirent ainsi profit de la recherche en la valorisant. Les intérêts des personnes participantes peuvent aussi bien résider dans le partage d’expérience (Buckle, Dwyer et Jackson, 2010 ; Campbell et al., 2010 ; Dyregrov et al., 2011), dans l’expression d’un point de vue minoritaire (McCoyd et Shdaimah, 2007), ou dans l’aide apportée à d’autres se trouvant dans la même situation qu’elles (Koch et Kralik, 2006).

Les relations de recherche peuvent alors être analysées au regard de leur capacité à défendre les intérêts des participants et participantes. D’après Enosh et Ben-Ari (2010), les interactions de recherche seraient à situer sur une palette de cinq types de configurations, soit la coopération totale, la négociation sur la construction d’une réalité, l’ajustement en lien avec des enjeux de pouvoir, la divergence entre l’intention déclarée et la participation réelle, et le conflit manifeste. Ces différents styles d’interactions seraient avant tout des modes de communication qui varient en fonction des intérêts personnels et collectifs des participants.

Le dernier registre par lequel nous souhaitons interroger la complémentarité entre la recherche participative et la communauté de pratique concerne la question de l’émancipation. Cet enjeu renvoie à une multitude de préoccupations, allant de la libération à l’égard du contrôle extérieur et à la décolonisation des savoirs, en passant par le rééquilibrage des positions de domination et la lutte contre l’oppression. Malgré les critiques adressées au cadre conceptuel de la communauté de pratique pour son incapacité à aborder les relations de pouvoir (Paechter, 2003), nous pensons qu’il permet tout de même de réfléchir sur plusieurs plans à la notion d’émancipation. Nous pouvons d’abord mentionner la question de l’apprentissage. En tant que véritable modèle théorique (Illeris, 2018), la communauté de pratique permet d’étudier les processus d’apprentissage qui, rappelons-le, occupent une place centrale dans les logiques d’empowerment (Bacqué et Biewener, 2013 : 6). Le cadre de la communauté de pratique permet également de considérer l’émancipation dans la recherche participative selon d’autres critères, tels que celui de l’intensité. En effet, pour Wenger, la participation engage l’individu dans sa totalité en mobilisant à la fois le corps, l’esprit, les émotions et les relations. Dans une même perspective, il est possible d’évoquer la permanence et la continuité. La participation serait en effet marquée par la durée (Lave et Wenger, 1991 : 98) et repose sur des interactions soutenues qui permettent la création progressive d’un répertoire partagé, incluant, par exemple, le langage, les routines, les artefacts et les récits. La participation transcenderait ainsi le simple engagement dans des projets, car elle ne cesse pas quand l’action s’interrompt. Wenger estime qu’il serait ainsi impossible de la déclencher ou de l’interrompre de manière subite (1998 : 61), dans la mesure où elle est notamment porteuse d’effets sur l’identité. Il existerait ainsi « une identité de participation » (Wenger, 1998), que l’on peut définir comme une construction identitaire résultant des liens de participation.

méthodologie

En nous référant au cadre conceptuel de Wenger présenté ci-dessus, nous allons tenter dans cet article de démontrer en quoi penser la recherche Pop-Part à l’aune de cette définition permet de développer une analyse réflexive, et ce, en éclairant notamment la communauté de pratiques, le rôle des matérialisations, et la dimension de la continuité.

Sur le plan méthodologique, nous nous référons à une étude de cas qualitative (Creswell, 2013). Nos données sont circonscrites au contexte d’une recherche, la recherche Pop-Part, et reposent sur de multiples sources d’information (Boblin et al., 2013). Nous nous associons plus particulièrement à la démarche de l’étude de cas instrumentale de Stake (2003 : 137), qui a pour ambition la production d’une connaissance transposable et dépassant un registre purement descriptif, et espérons ainsi contribuer plus largement au dialogue entre recherche participative et communautés de pratiques.

Menée conjointement par une vingtaine de chercheurs et chercheuses, environ 120 jeunes, et une vingtaine de professionnels et professionnelles de la jeunesse, la recherche Pop-Part est une recherche participative collective qui cherche à mieux saisir les expériences des jeunes vivant en quartiers populaires en les replaçant dans une histoire passée et présente de ces territoires. Les jeunes qui ont contribué à ce travail avaient entre 15 et 34 ans (35 % avaient entre 19 et 22 ans) et il y avait autant de filles que de garçons. Leurs parents sont en majorité ouvriers, ouvrières ou employés (64,4 % sont employés ou ouvriers, ouvrières ; 14,9 % travaillent dans le commerce ou l’artisanat ; 16,1 % exercent des professions intermédiaires et 4,6 % sont des cadres) ; 97 % d’entre eux vivent dans leur famille et 95 % ont grandi dans des fratries de plus de trois enfants. Enfin, plus des deux tiers (67 %) sont au lycée ou à l’université, tandis que les jeunes personnes actives sont également réparties entre celles qui travaillent et celles qui recherchent un emploi. Les trajectoires scolaires et professionnelles sont variées ; elles font jouer les parcours migratoires et résidentiels des familles et leurs situations socio-économiques, mais aussi le genre et les expériences scolaires antérieures : plusieurs jeunes sont ainsi les premières personnes de leur famille à poursuivre des études après le lycée. La très grande majorité est née en France (86 %), mais a également au moins un parent immigré (88 %). Ces origines sont par ailleurs diverses : si la majorité provient du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, d’autres origines sont également représentées (Égypte, Turquie, Chili, Russie, Serbie, Monténégro, Antilles). Près de 86 % déclarent pratiquer une religion et, parmi eux, plus de 85 % sont de confession musulmane.

La recherche s’est déployée sur 10 terrains et les territoires concernés sont très divers : certains sont situés à Paris (18e arrondissement), dans la première couronne en Seine–Saint-Denis et dans les Hauts-de-Seine (Pantin, Aubervilliers, Saint-Denis, Clichy-sous-Bois, Suresnes, Nanterre, Villeneuve-la-Garenne) de même que dans la deuxième couronne en Seine-et-Marne et dans l’Essonne (Vert–Saint-Denis, Corbeil-Essonnes). Certains sont inscrits dans une agglomération populaire (Aubervilliers, Saint-Denis, Villeneuve-la-Garenne, Corbeil-Essonnes, Clichy-sous-Bois), d’autres dans une agglomération socialement mixte (Nanterre, Pantin) et d’autres encore dans une agglomération plus aisée (Suresnes, Vert–Saint-Denis, Paris 18e). Ces territoires suivent des dynamiques de transformation divergentes, d’appauvrissement pour certains (Corbeil-Essonnes), de gentrification pour d’autres (Pantin, Paris 18e). S’ils sont quasiment tous concernés par des politiques de développement social et urbain, et si la plupart ont connu des programmes de rénovation urbaine au cours des deux dernières décennies, certains sont des quartiers d’habitat social voire des grands ensembles (le Petit-Nanterre, la Caravelle à Villeneuve-la-Garenne, les Tarterêts à Corbeil-Essonnes), d’autres présentent un tissu de centralité urbaine (Pantin, quartier Basilique à Saint-Denis, La Chapelle et Barbès dans le 18e arrondissement de Paris) ou s’insèrent dans celui-ci ; enfin un quartier prend la forme de lotissements pavillonnaires (Vert–Saint-Denis). Ainsi, 70 % des jeunes de la recherche vivent dans un quartier actuellement ou anciennement classé en « quartier prioritaire politique de la ville »[1].

La recherche s’appuie également sur une pluralité d’outils. Dans un premier temps, des ateliers ont été menés parallèlement dans chacun des quartiers, sur une période de six à neuf mois. Ils ont permis d’aborder l’expérience des jeunes, leurs pratiques et leurs représentations sociales et urbaines à partir de la production de cartes mentales, d’arbres généalogiques, de parcours commentés, de travail sur les mots du quartier et de la réalisation par les jeunes de courtes capsules vidéo. Des entretiens individuels (avec les 120 jeunes) orientés autour des thèmes qui s’étaient dégagés dans les ateliers les ont complétés. La deuxième étape de la recherche a permis de réunir les jeunes des dix quartiers pour croiser leurs productions et approfondir l’analyse en les mettant face à des situations différentes. Ce travail a notamment abouti à l’élaboration d’un ouvrage « abécédaire » (Collectif Pop-Part, Bacqué et Demoulin, 2021), mais également d’un documentaire et d’une pièce de théâtre[2]. Par ailleurs, il est à noter que cette recherche prend place dans le contexte plus large d’un projet international, TRYSPACES (Transformative Youth Spaces), qui explore la relation entre la présence des jeunes dans les espaces publics et la façon dont ceux-ci vivent cette visibilité. TRYSPACES réunit des chercheurs et chercheuses, des jeunes, des personnes impliquées localement et des personnes professionnelles issues de Hanoï, Mexico, Montréal et Paris[3].

Si cet article avait pour ambition initiale d’analyser la recherche Pop-Part dans sa globalité, il s’est finalement intéressé à un seul terrain, celui de Corbeil-Essonnes. Plusieurs raisons ont mené à ce choix : tout d’abord, nous — l’auteur et l’autrice de cet article — étions déjà tous les deux sur ce terrain dès le départ de la recherche et possédions donc une connaissance plus fine et une relation plus directe avec ce dernier ; il est ensuite apparu assez rapidement que les analyses effectuées demandaient à être étayées — notamment par des entretiens avec les chercheurs concernés — sur les autres terrains ; enfin, les premières analyses soumises au collectif et discutées ont soulevé des interrogations, voire des réticences de la part de certains de nos collègues. En effet, l’analyse proposée a été perçue comme un moyen de produire une hiérarchie dans l’engagement sur le terrain, et donc entre les chercheurs et chercheuses, et certains termes de Wenger, notamment ceux désignant l’implication dans la communauté (au « centre » ou à la « périphérie ») ont été perçus comme blessants. Il est rapidement devenu apparent que nos premières conclusions heurtaient nos collègues et qu’il était préférable, scientifiquement, méthodologiquement et éthiquement, de se centrer sur un terrain plus ciblé et mieux maîtrisé par nous deux. Toutefois, fidèles aux préconisations de Stake (2005), nous mobilisons des données issues de tous les terrains de Pop-Part afin de générer des perspectives multiples permettant de construire une analyse à partir des divergences repérées (Stake, 1995). Par ailleurs, une campagne d’entretiens de recherche avec les chercheurs et chercheuses impliquées dans Pop-Part est prévue pour continuer et compléter nos analyses.

Le recueil de données comprend ainsi plusieurs dimensions. Une première est de nature ethnographique et renvoie à la présence prolongée des chercheurs — dont l’auteur et l’autrice de cet article — sur le terrain de Corbeil-Essonnes, et plus précisément sur le quartier des Tarterêts. À ce jour, nous comptons six années de liens avec le terrain, suivant des temporalités variées : une présence en moyenne hebdomadaire lors de la première année et une présence plus épisodique mais régulière les années suivantes. Cette présence sur le terrain nous a permis d’acquérir peu à peu la confiance de ces jeunes et s’est progressivement matérialisée par la co-participation des chercheurs, des chercheuses et des jeunes à la vie associative locale. Au fil des ans, les membres de l’équipe de recherche se sont investis dans la vie de l’association CLT[4], créée par des jeunes rencontrés lors de l’enquête de terrain, notamment dans des missions d’ingénierie associative et dans la création de dispositifs socio-éducatifs. En complément, six entretiens de recherche, avec des chercheurs et chercheuses (n = 2), des personnes professionnelles (n = 2) et des jeunes (n = 2) ont été réalisés. Le présent article repose également sur l’utilisation de méthodes de recherche discrètes (Lee, 2000). Nous avons en effet choisi de nous pencher sur les traces produites par la recherche participative et ainsi analyser des mémoires de recherche, des productions étudiantes, des projets associatifs, des projets pédagogiques, des vidéos, etc. (cf. Tableaux 1 et 2).

un continuum de recherches : de j’étais un chef de gang à la recherche tryspaces

Une analyse longitudinale de la production scientifique sur le terrain de Corbeil-Essonnes sur une période de plus de 15 ans révèle à la fois des continuités et des émergences. Dans une perspective chronologique, on pourrait associer le démarrage du travail scientifique sur ce terrain à une recherche menée conjointement par Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou ayant donné lieu à la publication de l’ouvrage J’étais un chef de gang (2008). S’intéressant au phénomène social des bandes à travers l’analyse de l’expérience et de la trajectoire de Lamence Madzou, qui a très longtemps vécu à Corbeil-Essonnes, ce travail marque le début d’une collaboration de recherche qui se prolongera sur d’autres terrains. Selon Marie-Hélène Bacqué :

J’ai rencontré Julie-Anne [Boudreau] quand elle est arrivée à l’INRS. Elle a pu m’inviter à présenter le bouquin avec Lamence… Euh à Montréal. Et donc, il y a eu cette première collaboration avec elle. Ça a été euh… ce séjour à Montréal avec Lamence a été réellement très fructueux. Et si tu veux… c’est à partir de ça qu’on a eu une véritable volonté de travailler ensemble. Et si tu veux, c’est un peu ça qui est à la base du projet Map Collab. Lamence a été très important dans l’expérience Map Collab.

Le projet Map Collab qui se tient entre 2013 et 2016 dans les quartiers d’Aubervilliers et de Pantin du grand Paris (France), de même que dans deux quartiers de Montréal (Québec, Canada), se focalise sur les quartiers populaires et peut être situé à la genèse du projet Pop-Part. Il est à la fois participatif et innovant sur le plan méthodologique, notamment par la mobilisation d’outils audiovisuels. Ce projet prolonge la collaboration de recherche entre Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou, et entame celle avec Julie-Anne Boudreau, de l’autre côté de l’Atlantique. La ville de Corbeil-Essonnes n’est pas intégrée à ce projet Map Collab, mais elle l’est dans le nouveau projet de recherche Pop-Part, qui a obtenu un financement de l’agence nationale de la recherche (ANR) en France. Cette intégration fait suite à une proposition de Lamence Madzou, qui sera par la suite déterminant dans le démarrage et dans la conduite de la recherche sur ce terrain. Ce dernier sera notamment en première ligne dans le processus de recrutement des jeunes, mobilisant son réseau interpersonnel puis jouant de son statut d’ancien du quartier pour mobiliser des jeunes que l’on pourrait caractériser méthodologiquement de public difficile à joindre. Ce rôle central peut être illustré par l’extrait de journal de terrain suivant :

Lors d’un atelier de recherche, nous sortons sur la place pour faire des vidéos. Alors que je suis avec le groupe de trois garçons, une voiture s’approche et se gare sur la place, à notre hauteur. Les occupants de la voiture nous interrogent sur la raison de notre présence en ce lieu, les objectifs de la recherche, et sur la possibilité de la part de l’université de « donner des subventions » pour l’association qu’ils viennent de monter. Ils souhaitent finalement intégrer la recherche. Après un premier refus poli, arguant que la recherche avait commencé depuis plusieurs semaines déjà, que le groupe était complet et que nous ne donnions pas d’argent aux associations, je leur conseille d’aller parler à Lamence, que je leur désigne au loin, afin qu’ils obtiennent des renseignements sur les possibilités de subvention au niveau de la ville. Ils s’en vont.

En fin d’après-midi, alors que nous terminons l’atelier avec les jeunes, Lamence revient vers nous pour insister sur la pertinence d’ouvrir la recherche à ce groupe qui, par ses caractéristiques, apporterait de la diversité dans les profils et dans les discours. Les chercheurs présents ce jour-là concluent rapidement que l’occasion d’avoir accès à ces jeunes ne se représentera pas.

Notes de Fanny Salane, Les Tarterêts, Corbeil-Essonnes, juin 2018

En raison de sa proximité personnelle et scientifique avec Marie-Hélène Bacqué, Lamence Madzou aura alors l’occasion de défendre auprès de cette dernière la nécessité d’obtenir un financement supplémentaire pour constituer un deuxième groupe de jeunes sur le terrain de Corbeil-Essonnes, ce qui sera accepté et acté. Ce groupe est constitué en premier lieu de jeunes hommes âgés d’environ 25 ans et membres constitutifs et actifs de l’association Culture et loisirs pour tous (CLT). Les premiers ateliers se font avec ces jeunes. Ensuite, ces « grands » nous emmènent leurs « petits » (Salane et Brito, 2021), dont certains sont leurs petits frères, parfois impliqués dans des phénomènes de bandes.

Les ateliers de recherche prennent progressivement fin, mais le travail avec les jeunes de l’association CLT perdure et s’intensifie. Les membres de l’équipe de recherche se retrouvent assez rapidement impliqués dans ce que nous pourrions nommer du travail de jeunesse (Vulbeau, 2015) visant explicitement à contribuer au développement de l’association CLT. Les membres de l’équipe de recherche s’impliquent autant dans du travail d’ingénierie que dans du travail rédactionnel et de développement partenarial, et parfois même dans du travail socio-éducatif. On le voit, la sémiologie scientifique n’est jamais bien loin. L’identité des chercheurs et chercheuses est souvent mise de l’avant dans les démarches partenariales et institutionnelles comme un gage de fiabilité. Un ancrage scientifique est également évoqué dans les volets évaluatifs des projets associatifs, dont certains réfèrent explicitement à la méthodologie scientifique. C’est notamment le cas d’actions visant à prévenir la délinquance en mobilisant les principes d’interventions préconisés par le courant de l’éducation par le divertissement (Singhal et al., 2004 ; Singhal et Rogers, 2002), dans lequel des chercheurs et chercheuses ont pu avoir un rôle moteur.

Leur présence prolongée sur le terrain aura permis aux chercheurs et chercheuses d’être repérés par les institutions locales. C’est ainsi qu’en 2023, les auteur et autrice de cet article coordonnent une recherche-action portant sur les affrontements interquartiers à l’échelle de l’agglomération Grand Paris Sud[5]. Cette recherche, qui compte près de 100 personnes participantes, professionnelles, habitantes et membres associatives, dont l’association CLT, nous permet d’avancer l’existence d’un continuum de recherches, sur une période de plus de 15 ans et suivant des questions en lien avec les affrontements entre jeunes.

Le tableau ci-dessous permet de synthétiser notre propos en offrant une cartographie de l’ensemble des acteurs et des actrices ayant occupé une place centrale sur le terrain de Corbeil-Essonnes, avant, pendant et après la recherche Pop-Part. Dans la colonne centrale, nommée Pop-Part, tous les chercheurs et toutes les chercheuses impliquées dans la recherche sont identifiés. Nous nous appuyons sur une approche chronologique pour démontrer qu’une lecture dynamique est nécessaire, car la recherche Pop-Part repose sur une antériorité de projets et a elle-même donné naissance à de nouveaux chantiers. Il nous a paru important d’analyser en profondeur les trajectoires des différentes personnes participant à la recherche, leurs évolutions, et la circulation entre les différentes sphères d’engagement. Deux premières catégories concernent une activité scientifique. Nous distinguons les recherches conventionnelles des recherches déclarées comme participatives par les chercheurs et chercheuses qui les mènent. Le tableau révèle également un engagement dans des activités de formation qui créent des liens entre personnes professionnelles, chercheuses et étudiantes. Dans une moindre importance, une activité de plaidoyer est identifiée pour rendre compte des attaches construites lors de la rédaction du rapport Bacqué et Mechmache (2013), consacré à la participation des habitants et habitantes dans les quartiers de la politique de la ville.

En ligne se trouvent les différents terrains de la recherche, et à l’intérieur de chaque terrain, les différents protagonistes (identifiés par leurs initiales[6]). Une ligne représente un chercheur, une chercheuse ou une personne professionnelle de jeunesse. En colonne sont représentés les quatre temps de la recherche : un temps [-2], un temps [-1], le temps de la recherche Pop-Part (ou temps [0]) et le temps [post-Pop-Part]. La temporalité s’échelonne sur une quinzaine d’années (la largeur de la colonne n’est pas proportionnelle à la temporalité de chaque temps).

Tableau 1

Temporalités et associations de la recherche

Temporalités et associations de la recherche

-> See the list of tables

L’analyse du tableau nous montre que, dès le départ, une personne apparaît centrale dans le processus : il s’agit de Lamence Madzou (LM), présenté précédemment. On le retrouve à tous les différents temps de la recherche sur ce terrain, et dans différentes sphères sociales (caractérisées par les couleurs dans le tableau). De manière générale, Marie-Hélène Bacqué (MHB) et lui sont des personnages pivots d’entrée sur différents terrains, ce qui illustre parfaitement la notion de continuum de recherches participatives. Cette analyse nous amène à identifier des catégories d’individus et à les positionner selon un degré, une temporalité d’implication dans la recherche participative. Au regard du socle théorique développé par Wenger, il nous paraît important de dire que la dimension participative dans l’investissement dans la recherche varie en fonction des situations, quand bien même tous les individus sont engagés dans le même projet. Ainsi Jeanne Dufranc (JD), doctorante précaire au début de la recherche, a été obligée de se mettre en retrait afin de chercher un emploi. Même si elle est restée mobilisée au début de sa prise de poste, l’éloignement et la charge de travail l’ont amenée à se désengager progressivement de Pop-Part. Sur le temps [post Pop-Part], les personnes les plus « établies » sont restées engagées, comme les chercheurs et chercheuses statutaires, notamment. Cet engagement s’est toutefois traduit dans des espaces différents : recherche par entretiens sur les suites de Pop-Part pour Leïla Frouillou ; recherche-action sur les affrontements interquartiers pour Olivier Brito et Fanny Salane ; production d’audioséries et de web-série, rencontres entre jeunes des Tarterêts et étudiants et étudiantes en licence de sciences de l’éducation de l’Université Paris Nanterre organisées par Olivier Brito (cf. partie suivante pour une présentation plus détaillée).

Un constat similaire peut être dressé pour les autres terrains de la recherche Pop-Part. Il convient alors de distinguer la praxis des projets. Pour caractériser la recherche Pop-Part, nous pouvons dire qu’au regard des critères de continuum de la recherche et d’intensité formulés par Wenger, elle constitue bien une recherche participative pour une grande majorité des chercheurs, des chercheuses et des personnes professionnelles engagées dans la démarche. La nature participative est évidente pour les personnes dont les occurrences sont nombreuses et l’est moins pour celles qui n’apparaissent qu’à une seule reprise.

communautés de pratiques et matérialisations : le cas des productions audiovisuelles

Après avoir décrit l’engagement dans une expérience sociale commune, que l’on pourrait qualifier de participation au sens de Wenger, nous allons tenter de nous pencher sur son corollaire, à savoir la réification. Il s’agit alors d’observer comment l’expérience produit des objets qui structurent la négociation de sens et constituent des points d’ancrage collectifs (Psyché et Tremblay, 2011).

Sur le terrain de Corbeil-Essonnes, une telle grille de lecture nous amène à nous focaliser sur les productions audiovisuelles. Trois corpus de données peuvent alors être évoqués et présentés comme relevant d’un certain continuum. Un premier est en lien avec la recherche Pop-Part, dont le cahier des charges impose la production de vidéos en garantissant aux jeunes un soutien logistique et une formation technique. Huit vidéos ont ainsi été produites par les jeunes de Corbeil. Nous proposons ici une analyse de contenu sommaire autour de trois axes :

  • Un premier qui se focalise sur la référence explicite ou non à des problèmes sociaux.

  • Un deuxième qui s’intéresse au répertoire analysé en y distinguant les histoires vécues, les fictions et les récits factuels.

  • Un troisième qui se focalise sur le registre de ces productions et cherche à distinguer les vidéos informatives des vidéos éducatives, que nous définissons à partir d’une intention explicite de faire passer un message éducatif.

Une telle analyse, synthétisée dans le tableau ci-dessous, nous permet de caractériser les productions réalisées par les jeunes en deux types. Le premier concerne les vidéos qui ne renvoient pas explicitement à des problèmes sociaux, qui reposent souvent sur des récits factuels et qui s’inscrivent dans un registre informatif. Le second concerne des vidéos qui renvoient à des problèmes sociaux. Le répertoire concerne alors de la fiction ou des histoires vécues, et une intention éducative est souvent présente.

C’est précisément autour de tels éléments que se dégage un terrain de négociation de sens et de réaffirmation de participation : on constate en effet que d’autres projets viennent se construire autour de ces ingrédients.

Tableau 2

Matérialisations : les productions audiovisuelles

Matérialisations : les productions audiovisuelles

Tableau 2 (continuation)

Matérialisations : les productions audiovisuelles

-> See the list of tables

C’est d’abord l’ouverture d’une chaîne de podcasts nommée « D-tours par la fiction, la réalité dépasse la fiction » qui peut être évoquée. Ce projet, qui réunit un chercheur en Sciences de l’éducation de l’Université Paris Nanterre (Olivier Brito), des étudiants et étudiantes de Sciences de l’éducation de cette même université, les cadres de l’association CLT, et des jeunes de Corbeil-Essonnes, s’inscrit dans une logique expérimentale dont l’ambition est d’oeuvrer à la prévention de la délinquance en utilisant des stratégies d’éducation par le divertissement. Pour ce projet, l’association a reçu des fonds publics étatiques (Fonds Interministériel de Prévention de la Délinquance (FIPD) et fonds Cités éducatives), et le soutien de la recherche TRYSPACES via une bourse, pour l’achat de matériel et la rémunération de stagiaires étudiants. Sur un plan éducatif, le processus est centré sur les jeunes qui sont placés dans une démarche de projet d’une durée de plusieurs mois leur permettant de prendre un certain recul sur leurs expériences quotidiennes, notamment à travers un travail d’écriture qui exige la rédaction d’un diagnostic et d’un plan d’action. Dans le cadre de ce projet, quatre audioséries ont été produites, pour un total de 33 épisodes.

Dans le prolongement de ce projet, nous pouvons également nous référer à la production d’une web-série nommée « Au-delà des risques », qui relate le parcours d’un jeune qui parvient à tourner le dos à ses fréquentations l’incitant à consommer des stupéfiants, pour ainsi mieux se concentrer sur son avenir. Ce travail encourage encore plus la collaboration entre des étudiants et étudiantes de Licence de Sciences de l’éducation de l’Université Paris Nanterre et des jeunes de l’association CLT puisque six séances de travail conjointes sont programmées à l’université. Le projet est subventionné par des fonds de recherche (recherche TRYSPACES), par une collectivité territoriale (l’agglomération Grand Paris Sud) et par l’État (via le fonds Cités éducatives).

Enfin, d’autres projets audiovisuels s’inscrivant dans un registre éducatif sont entamés par la suite. Un premier porte sur le phénomène du harcèlement scolaire et prend la forme d’un court métrage basé sur une fiction. Une campagne de micros-trottoirs est également lancée à l’échelle nationale : le « problème du communautarisme » y est interrogé de manière critique auprès de jeunes de quartiers prioritaires de l’ensemble des départements franciliens et de quatre villes extra-franciliennes.

Cette analyse nous révèle ainsi l’existence de cette tension entre participation et réification autour de démarches analytiques visant à dénoncer des problèmes sociaux par le biais de fictions porteuses de messages éducatifs. Une telle « matière » semble être particulièrement porteuse pour les personnes en recherche, professionnels, professionnelles et jeunes. Un centre d’intérêt commun se dessine autour de questions éducatives, qui plus est lorsque les actions qu’elles impliquent peuvent faire l’objet d’un financement et permettre d’engager un questionnement scientifique.

la recherche pop-part et les trajectoires d’apprentissage

Le terrain de Corbeil-Essonnes a permis de créer des alliances d’apprentissage qui ont favorisé le développement d’une expertise commune. C’est notamment l’engagement conjoint dans une activité associative qui a contribué au développement de compétences de savoir-être, aussi bien chez les jeunes que chez les chercheurs et chercheuses. Si pour ces derniers et dernières il est possible d’évoquer un « apprendre à traîner sur le terrain pour mieux prendre sa place » (Bordes, 2015), nous faisons toutefois le choix de focaliser notre analyse sur les personnes jeunes. Nous nous intéressons donc aux compétences qui s’articulent autour de la prise de parole en public, la conduite de réunion et la valorisation de projets. Une approche chronologique a également été choisie puisqu’elle permet de mieux témoigner d’un processus centripète au cours duquel l’équipe de recherche a adopté une posture d’accompagnement qui implique une combinaison des temps formel et informel de même que des approches plus ou moins explicites. Par exemple :

Dix minutes avant la fin de l’atelier, Lassana[7] se lève pour aller discuter avec Lamence. Ils échangent pendant quelques minutes. Lassana interpelle par la suite l’ensemble des chercheurs :

« Nous par ici, on n’est pas formés pour prendre la parole. Parler devant les autres c’est compliqué pour nous. Pour nous exprimer tout ça, c’est pas facile. On n’est pas habitués. On sait pas faire. On n’a pas l’habitude, c’est pas trop notre truc. On aimerait bien devenir plus à l’aise avec ça. »

Extrait du journal de bord de Olivier Brito, Ateliers de recherche, 4 juillet 2018

Suite à cette requête, les membres de l’équipe de recherche ont sollicité une étudiante participant à la recherche sur un autre terrain et celle-ci a accepté de mettre sur pied des ateliers portant sur la prise de parole en public ou sur l’expression de soi. D’autres actions plus informelles, axées sur l’accompagnement à la gestion associative, ont également été mises en place. En effet, dans les premières années de l’association CLT, que nous avons déjà présentée, l’intégralité des membres de l’équipe de recherche s’est investie dans le fonctionnement de l’association. Cela a d’abord été le cas pour l’ingénierie financière de l’association, puisque nous avons aidé les jeunes à constituer leurs dossiers de demandes de subvention. Un important travail sur l’établissement d’un bilan d’activités de l’association a aussi été effectué, ce qui nécessitait notamment une collecte des traces des actions entreprises (sous divers supports), un stockage de ces traces, et une mise en ordre et en récit de ces actions. Un travail d’envergure concernant la représentation peut également être évoqué, celui-ci s’inscrivant dans une construction de légitimité, notamment en ce qui a trait au développement partenarial. Ainsi, la présence de chercheurs et chercheuses lors de rencontres avec les soutiens financiers et les institutions, a participé à défendre les intérêts de l’association CLT et à justifier de la pertinence de ses actions.

Leïla Frouillou et moi sommes en avance. Nous avons rendez-vous avec un bailleur qui dispose d’un local que l’association souhaite occuper. Lassana arrive quelques minutes après nous, il est également en avance. Il nous interpelle :

Lassana — On compte sur vous pour bien mettre les formes et bien placer tous les mots compliqués comme vous savez le faire.

Leïla Frouillou — Mais vous êtes les mieux placés pour prendre la parole et exposer votre point de vue.

Olivier Brito — Oui. On est là pour vous soutenir, mais pas pour parler à votre place.

Lassana — Mais non ! Vous savez bien ce qu’on veut. On vous fait confiance. On sait que vous êtes là pour nous. On vous laisse parler, mais s’il vous plaît, mettez bien les formes comme vous savez le faire. On vous laisse parler. Sortez bien tous les mots comme vous savez le faire.

Pendant la réunion, les jeunes présents n’ont pas été très bavards. Pour la majorité, la prise de parole se limite à une présentation de soi lors d’un tour de table introductif. En fin de réunion, certains osent intervenir pour apporter des précisions à la discussion et apporter des éléments factuels.

Extrait du journal de bord de Olivier Brito, 14 janvier 2020

Il faut également noter que la présence de chercheuses (Jeanne Dufranc, Leïla Frouillou et Fanny Salane) dans une association qui au départ était exclusivement composée de jeunes hommes a ainsi pu paraître rassurante lors de certains rendez-vous.

Lorsque le protocole de la recherche est entré dans une phase d’analyse des données, la présence du collectif de chercheurs et chercheuses a été moins importante sur le terrain de Corbeil. Certains ont pu maintenir une présence régulière sur le terrain, mais au regard de leur faible nombre, le travail d’accompagnement n’a pas été de même envergure. Les jeunes de l’association ont dû progressivement s’adapter à cette donne qui ne leur offrait pas tout l’accompagnement dont ils souhaitaient bénéficier. S’il est difficile d’évoquer un lien de causalité, nous corrélons néanmoins l’accès à des positions plus centrales de la part des jeunes dans la gestion associative avec la moins grande présence de chercheurs. Dans les premiers temps, la présence de chercheurs et chercheuses a pu être perçue comme vitale. Le désinvestissement progressif du terrain a même été à l’origine d’une certaine culpabilité au sein de l’équipe de recherche, ses membres craignant d’interrompre un travail d’accompagnement à un moment critique du développement de l’association, notamment lorsque les enjeux sont devenus plus techniques et complexes. De telles craintes se sont dissipées :

Depuis plusieurs semaines, je ne parviens pas à me rendre disponible aux réunions hebdomadaires avec l’agglomération. En me connectant tardivement à la réunion de ce matin, j’ai réalisé tout le chemin parcouru par Lassana. Loin de là les premières réunions dans lesquelles il se connectait en retard depuis des lieux les plus improbables (sa voiture, un parc, la rue…). Il a su trouver un cadre. Il semble bien maîtriser la situation. Il prend la parole sur de longues périodes, développe un argumentaire structuré. Afin de lui laisser toute la place, je me retiens d’intervenir au cours de la réunion alors que je dispose d’informations complémentaires en lien avec le sujet de la discussion.

Extrait du journal de bord de Olivier Brito, novembre 2020

Nous constatons ainsi qu’au fil des années, les membres de l’association ont su gravir différents échelons de la professionnalisation, notamment en devenant des membres salariés à temps plein (au sein de l’association CLT ou ailleurs). Sur le plan institutionnel, nous pouvons faire état d’une certaine reconnaissance puisque l’association est désormais lauréate de plusieurs dispositifs étatiques s’inscrivant dans le cadre de la prévention de la délinquance et des rixes en particulier (Bataillons de la prévention, Cités éducatives). L’association CLT a d’ailleurs été sollicitée lors de la visite de ministres, de réunions avec les représentants de l’État et participe à des projets artistiques de grande envergure. Lassana Traoré et d’autres personnes-cadres de l’association ont pu être interrogées par des médias à diffusion nationale, tant télévisés que sous format audio, ce qui nous semble aussi attester du développement de compétences de savoir-être en lien avec la communication.

En focalisant leur théorie sur la participation, Lave et Wenger (1991) se démarquent d’une tradition de recherche étudiant l’apprentissage par le prisme de l’internalisation d’un savoir. Lorsque la participation est ainsi placée au coeur de l’apprentissage, il ne s’agit plus uniquement de s’intéresser à la manière dont les individus comprennent et exécutent de nouvelles tâches, mais bien de situer les apprentissages dans un réseau plus large de relations sociales qui produisent des liens et des interactions de coparticipation. C’est plus précisément le concept de participation périphérique légitime qui permet une telle bascule analytique. L’apprentissage y est décrit comme un processus centripète, un mouvement dans lequel l’individu investit graduellement une communauté de pratiques depuis une position initiale périphérique et vers des formes plus impliquées de participation offrant une position plus centrale. Comprendre l’apprentissage exige ainsi de se centrer sur le processus qui permet d’intégrer puis de développer la culture en vigueur dans une communauté de pratiques. L’apprentissage relève alors davantage d’une trajectoire que d’une transmission. Dans une position périphérique, la participation est souvent de courte durée et concerne des activités simples et parcellaires. La participation progressive à une communauté offre à la fois l’accès à de l’information, à des membres de la communauté, et à des opportunités qui facilitent une participation centrale (Nistor and Fischer, 2012).

Là encore, l’analyse de la recherche Pop-Part permet de mettre en lumière des positionnements différents selon le niveau d’implication dans la recherche. Cela permet de dessiner un centre de la communauté qui regroupe des acteurs s’inscrivant dans un continuum de recherche, notamment par leur engagement dans de nouveaux projets collectifs après Pop-Part, avec des chercheurs et chercheuses, des jeunes et/ou des personnes professionnelles de cette recherche ou avec d’autres. Ces positionnements sont bien évidemment en lien avec des positions (statut, genre, discipline) qui seraient à explorer plus finement.

conclusion

Le désir d’articuler recherche participative et communauté de pratique repose sur une double motivation. Une première motivation est de nature définitionnelle. Au regard du fort regain d’intérêt pour la recherche participative et de la diversité d’approches qui y sont associées (Bacqué et Demoulin, 2022), l’appellation « participatif » trouve de multiples déclinaisons relevant plus souvent de l’adjectif que du substantif. Lorsqu’on se penche sur le registre de la définition, l’utilisation du qualificatif « participatif » semble être controversée. Cette utilisation serait par exemple tautologique lorsqu’on associe ce terme à des termes comme « démocratie » (Otte et Gielen, 2020 : 141) ou « inclusion sociale » (Fergusson, 2004 : 315). Un constat similaire peut être fait pour le terme « recherche » lorsqu’à la question « à quoi on participe ? », on se contente de répondre « à une recherche participative ». Pour d’autres, l’association entre la recherche et la participation serait paradoxale, car elle imposerait involontairement des méthodes participatives à des partenaires qui n’en veulent pas (Arieli, Friedman et Agbaria, 2009 ; Ospina et al., 2004). Une deuxième motivation concerne les relations de recherche : analyser la participation par le prisme des communautés nous permet en effet d’en engager une lecture particulière. En nous focalisant sur les apprentissages, nous trouvons un moyen de sortir d’une analyse portée sur la symétrie et sur la collaboration. L’apprentissage permet au contraire de se centrer sur la complémentarité, et permet ainsi de rejoindre le travail de Ben-Ari et Enosh (2012) sur la réciprocité. Un tel tournant offre également la possibilité de laisser s’exprimer une diversité et une pluralité des relations. Par ailleurs, l’analyse de type chronologique nous paraît intéressante, car elle accorde un poids à l’expérience de terrain et souligne l’importance de la temporalité dans les recherches participatives (cf. dans ce numéro l’entretien « La place des partenariats dans une recherche participative »).

Dans le paysage scientifique contemporain, une telle lecture nous paraît doublement utile. Tout d’abord, au regard de la multiplication et de l’institutionnalisation des recherches participatives et du contexte hétérogène qui en résulte, l’émergence de nouvelles grilles de lectures peut contribuer à mieux discerner les spécificités des différentes démarches. Ensuite, un cadre définitionnel se référant à la communauté de pratiques peut contribuer à se prémunir de l’injonction participative (Carrel, 2017). Les démarches participatives ont pu être qualifiées de tyranniques dans le champ du développement lorsqu’elles contribuent au maintien de la domination en dissimulant les inégalités derrière une rhétorique et des techniques de la participation (Cooke et Kothari, 2001). Un tel constat pourrait aujourd’hui s’étendre à de multiples espaces, dont la recherche, et une définition exigeante de la participation qui s’adosserait à un cahier des charges wengerien pourrait contribuer à maîtriser l’inflation de démarches participatives de telle nature. Ainsi, notre lecture de la participation permet de reléguer la dimension technique et méthodologique à un second plan. Il nous semble d’ailleurs qu’une recherche peut être participative sans pour autant s’appuyer sur des techniques participatives et peut même reposer sur des outils directifs. Qu’une communauté de pratiques puisse se construire à partir de relations de recherche et/ou de formation créées et alimentées dans des cadres divers, relevant ou non du participatif.

A contrario, l’émergence d’une définition standardisée de la recherche participative faisant autorité pose problème. Un contrôle de la normativité pouvant distinguer le « vrai » participatif du « faux » ne nous paraît pas souhaitable. Notre ambition est plus modeste et nous amène à dresser une définition souple faisant de la recherche participative un processus (et non une production), qui engage des alliances d’apprentissage et contribue à maintenir ou à créer des espaces de participation durables. Ce processus peut être évalué en fonction de la place investie par les groupes et les individus qui n’ont pas la même centralité et dont l’intensité de la participation peut différer.

Nous avons tenté de démontrer que la recherche Pop-Part sur le terrain de Corbeil-Essonnes peut s’analyser sous le prisme de la communauté de pratiques. Si nous avons essayé d’isoler les différents critères de Wenger et d’apporter la preuve de leur pertinence pour qualifier la recherche Pop-Part, notre travail demande à être approfondi quant aux effets identitaires de la recherche chez ses participants, effets que nous n’avons pas encore eu l’occasion d’analyser. Cela demandera une approche qualitative, par entretiens avec les différents protagonistes de la recherche (ou des différentes recherches concernées), ce qui permettra notamment de saisir les trajectoires et positions successives de chacun.