Article body

1. introduction

L’expérience de la ville par les adolescentes, leurs pratiques et leurs besoins spécifiques sont assez peu documentés, mais les résultats des rares recherches en sciences sociales qui s’y intéressent convergent vers le triste constat qu’être adolescente dans l’espace public signifie la plupart du temps « avoir le “mauvais” âge, être du “mauvais” genre et être à la “mauvaise” place » [traduction] (Skelton, 2000 : 69). C’est également ce qu’illustrent les résultats de notre projet de recherche (2018-2022), qui a pour but de comprendre les expériences des adolescentes en tant qu’usagères des espaces publics de Pointe-aux-Trembles, un quartier montréalais. La recherche montre que l’aménagement urbain et les équipements disponibles ne répondent pas aux besoins et aux envies des adolescentes, car ils supportent mal les pratiques statiques de sociabilité, dont la forme favorisée par les jeunes filles consiste à être assises et parler entre amies. Elles doivent donc « faire avec » ce qu’elles trouvent dans les parcs, en déployant des tactiques diverses pour se tailler une place et éviter les interactions inconfortables avec d’autres, surtout masculines. Souvent, cela signifie se résigner à quitter l’espace public (Cossette et Boucher, 2021).

Pour comprendre les pratiques urbaines des adolescentes, le projet de recherche nommé ADOES a mobilisé un agencement de méthodes, de groupes de participantes, de lieux et de partenaires. La démarche du projet s’est transformée au fil du temps en ce qui pourrait s’apparenter aux recherches participatives, entendues comme « des façons différentes de faire la recherche, une méthodologie alternative, […] un processus de production des connaissances réalisé de concert avec les acteur[·trice·]s concerné[·e·]s » (Anadón et Couture, 2007 : 3). Cette inclination pour un processus participatif s’est déployée après une première phase de développement du projet, dans l’intention de pallier la négation de la place des adolescentes dans l’espace public et citoyen — et en adéquation avec la perspective féministe dans laquelle s’inscrit le projet depuis ses débuts. Il s’agissait alors de mettre en lumière la voix et la présence des adolescentes dans la ville par un processus de recherche valorisant leurs savoirs situés et leurs expériences subjectives des espaces publics urbains.

Dans cet article, nous proposons une réflexion sur les (im)possibles de la participation à la recherche de personnes qui ne sont ni des enfants, ni des adultes, ni des hommes. Considérant le peu d’études réalisées sur les expériences des adolescentes de la ville, ainsi que les apports potentiellement fructueux de la recherche participative articulée à la recherche féministe, nous partageons ici l’expérience de recherche à Pointe-aux-Trembles, où les défis de conjugaison entre participantes adolescentes et recherche participative étaient à la fois synonymes d’obstacles et d’opportunités. Surtout, ils témoignaient d’une réalité singulière propre aux filles âgées de 12 à 16 ans.

L’objectif de cet article est de renseigner la recherche participative avec les adolescentes, afin d’en encourager l’essor dans le respect de sa spécificité. Cela s’effectue en deux temps. Il s’agit d’abord 1) de caractériser les facteurs relatifs à l’adolescence féminine qui peuvent influencer leur participation dans le cadre de la recherche. Nous soulignons notamment la réticence des jeunes filles à se projeter dans l’espace public, à discuter ouvertement de la sociabilité, à être disponibles à ce moment de leur vie, considérant les pressions sociales genrées et les stratégies qui affectent leur présence publique. Il s’agit ensuite 2) d’évaluer les apports d’une autre forme et mesure de participation à la recherche, plus en adéquation avec la réalité et les contraintes spécifiques des participantes. Ici, la figure du kaléidoscope est utilisée par analogie. Elle met en lumière comment la succession de groupes de participantes à travers le temps, et donc la co-construction par étapes des savoirs et des modalités de la recherche, permet un processus très riche d’agencements-réagencements de méthodes, d’images et de connaissances.

La première partie de l’article résume brièvement l’état des connaissances sur les pratiques, les contraintes et les préjugés qui composent la réalité des adolescentes « qui sortent » (ou pas) dans l’espace public (urbain et occidental), ainsi que les méthodologies préconisées par la recherche en sciences sociales pour élucider cette présence (ou absence). La deuxième partie présente les principes essentiels et les modalités d’application de la recherche participative en sciences sociales, et comment ils s’articulent aux perspectives féministe et jeunesse. La troisième partie de l’article relate l’enchaînement des méthodes déployées sur le terrain à Pointe-aux-Trembles dans le cadre du projet ADOES. Finalement, nous proposons un examen critique de cette démarche méthodologique pour répondre aux deux objectifs de cet article, énoncés précédemment, sur les facteurs de la participation compliquée des adolescentes et les apports de celle-ci à la recherche sur/avec les adolescentes.

2. adolescentes, espaces publics et méthodologies

2.1 Où sont les filles ? Préjugés et contraintes urbanistiques sexistes dans l’espace public

Les recherches féministes en études urbaines, en géographie et en aménagement ont bien démontré comment l’espace public des villes est aride aux pratiques et trajectoires des femmes (et des autres groupes sociaux marginalisés) ; une aridité qui se traduit par divers processus d’exclusion, de ségrégation, de surveillance et d’assignation (Valentine 1989, 1996 ; Faure, Hernández-González et Luxembourg, 2017 ; Kern, 2022). D’une part, les villes sont encore à ce jour pensées, aménagées et dirigées par une majorité d’hommes, ce qui laisse peu de place à l’expression des besoins et des réalités multiples des filles et des femmes (Libertun de Duren et al. 2020 ; Union des municipalités du Québec, 2022). D’autre part, la violence et le harcèlement sexistes et sexuels vécus par ces dernières au quotidien, même dans les interactions les plus « banales », leur assignation à la sphère privée et leur éducation à la peur des espaces publics dès leur plus jeune âge, découragent (ou du moins n’encouragent pas) leur occupation et leur appropriation confortables des espaces publics urbains (Lieber, 2002, 2008 ; Fairchild et Rudman, 2008 ; Gardner, Cui et Coiacetto, 2017 ; Rivière, 2019 ; Cossette et Boucher, 2021).

Les jeunes de manière générale font, elles et eux aussi, les frais de préjugés négatifs à l’égard de leurs pratiques, souvent criminalisées ou jugées dérangeantes ou indésirables (pratiques statiques de sociabilité, consommation d’alcool, horaires nocturnes, etc.) (Malone et Hasluck, 1998 ; Valentine, 2004 ; Cossette et al., 2022). Les plus jeunes personnes sont de leur côté assignées à des aires de jeux circonscrites au sein des parcs, ainsi qu’aux terrains sportifs, sous surveillance parentale ou dans des activités organisées. N’étant pas en âge de voter et souvent considérées (à tort) comme ayant peu à dire sur la vie dans la sphère publique, elles restent peu consultées et sont limitées dans l’exercice de la participation sociale et citoyenne (Morissette, 2013 ; Bailly, 2018 ; Boucher et Cossette, 2022 ; Stockemer et Sundström, 2022).

Les adolescentes, en tant que jeunes et femmes, subissent le contrecoup d’une double discrimination dans leur pratique de l’espace public et dans leur participation aux initiatives de développement urbain et social (Skelton, 2000 ; Boudot, 2019). Les rares recherches en Occident qui se sont intéressées aux adolescentes — précisément et non en partie — comme usagères de l’espace public[1] (Skelton, 2000 ; Thomas, 2005 ; Lloyd, Burden et Kiewa, 2008 ; Cossette et Boucher, 2021 ; Natural England, 2023) montrent que, pour les filles, l’espace-temps entre l’école et la maison est difficile à naviguer.

Les pratiques qu’elles privilégient sont de l’ordre de la sociabilité : se retrouver entre amies et parler, idéalement sur un mobilier qui permet de s’asseoir en petit groupe, en retrait de l’action et à l’abri des intempéries. Mais ces pratiques sont dévalorisées, et ce, de trois façons : par les politiques publiques, qui misent campagnes et financements sur les pratiques dites actives (Murray, 2021) ; par les normes sociales, qui qualifient comme « passives » (Gearin et Khale, 2006 ; Veitch, Bagley et al., 2006 ; McCormack, Rock et al., 2010) et « superficielles » (notamment Fine et Rosnow, 1978 ; Huskey, 2021) ces activités ; par les équipements et le mobilier urbain, qui reflètent une inclination pour le sport. L’absence d’installations sanitaires (accessibles, propres, ouvertes) représente aussi un frein majeur à l’occupation prolongée des espaces publics par les adolescentes (et les femmes de tout âge) (Cooper et al., 2000 ; Flanagan, 2014 ; Cossette et Boucher, 2021).

Il n’est donc pas étonnant d’observer que les adolescentes sont moins nombreuses dans les espaces publics que leurs pairs masculins, de jour comme de nuit (Danic, 2016 ; Cossette et Boucher, 2021 ; Conseil jeunesse de Montréal, 2022). Et quand elles s’y (re)trouvent, elles doivent constamment faire usage de tactiques pour prendre leur place et pour éviter ou répondre à la sociabilité transgressive des usagers masculins jeunes et moins jeunes — commentaires, questions et regards déplacés, non-respect de leur bulle d’intimité et autre panoplie de comportements qui relève du harcèlement sexiste et sexuel (Gardner, 1989 ; Duneier et Molotch, 1999 ; Cossette et Boucher, 2021). Elles investissent alors des espaces et des équipements en retrait, inoccupés, mais non prévus pour les activités de sociabilité, comme des estrades de sport vides (Cossette et Boucher, 2021). Mais certaines se restreignent (ou sont contraintes) à fréquenter des lieux privés (le domicile ou celui d’une amie) ou des lieux publics de consommation (Thomas, 2005 ; Matthews et Tucker, 2006 ; Lloyd, Burden et Kiewa, 2008 ; Danic, 2016).

Fortes de l’hypothèse selon laquelle les adolescentes tendent à se faire discrètes dans l’espace public, qu’elles ne s’y sentent pas bienvenues, ou qu’elles l’évitent, nous avons abordé le terrain en posant la question « Où sont les filles ? » aux acteurs et actrices du milieu jeunesse à Pointe-aux-Trembles, qui connaissent bien les lieux fréquentés par les jeunes et leurs activités. On nous a répondu qu’elles sont au centre commercial, au cinéma, au McDonald’s… Mais pas au parc. Cette réponse est venue confirmer l’importance de documenter l’absence ou la présence des adolescentes dans l’espace public urbain et ses raisons.

2.2 Quelles stratégies méthodologiques pour la recherche avec les adolescentes ?

Le mince corpus en sciences sociales qui porte sur l’expérience des adolescentes dans l’espace public s’appuie largement sur des méthodologies qualitatives traditionnelles (entretiens semi-dirigés individuels ou groupes de discussion). À titre d’exemple, nous mobilisons ici les méthodes préconisées par ce que nous considérons être les trois études phares sur le thème précis des adolescentes comme usagères de l’espace public en Occident (Royaume-Uni, États-Unis et Australie) au cours des années 2000.

Tracey Skelton (2000) s’est intéressée à l’utilisation des rues comme espaces de loisir par les adolescentes et à leur participation régulière à des activités d’une association jeunesse au Pays de Galles. Skelton a organisé une série de groupes de discussion avec un groupe changeant de huit à dix adolescentes, sur une période de cinq mois, en fonction d’un horaire déterminé par les participantes. La mise en place de ces groupes de discussion a été facilitée par son expérience en tant que bénévole pour l’association jeunesse et le contact privilégié avec ses coordonnateurs et coordonnatrices. Mary E. Thomas (2005) explore la manière dont des adolescentes de Caroline du Sud utilisent, créent et reproduisent certains identifiants sociaux dans leur fréquentation des espaces de consommation (centres commerciaux, établissements de restauration rapide, cinémas, etc.). La chercheuse a rencontré 27 adolescentes en entrevues, puis elle a donné des appareils photo jetables à 15 d’entre elles, les invitant à photographier des lieux représentatifs de leur quotidien. Une deuxième série d’entrevues avec sept de ces adolescentes a permis de discuter de leurs photographies. L’autrice soutient que cet apport visuel dote d’un caractère « tangible » l’approche méthodologique déployée. Lloyd, Burden et Kiewa (2008) montrent le rôle des parcs de quartier dans le développement social des adolescentes d’une banlieue de Brisbane, en Australie. Les chercheuses ont rencontré 11 adolescentes âgées de 14 à 18 ans dans le cadre d’entretiens individuels semi-dirigés réalisés aux domiciles des participantes. Celles-ci ont été recrutées sur la base de leur participation à trois groupes de discussion réalisés un an auparavant dans le cadre d’une démarche organisée par des personnes enseignantes et des associations pour la jeunesse, où elles avaient manifesté leur intérêt à participer à une étape ultérieure de la recherche.

Ces démarches méthodologiques ont en commun une combinaison de méthodes mises en dialogue, favorisée par un contact renouvelé ou soutenu avec les participantes (parfois grâce à des intermédiaires de confiance) et une temporalité étendue, mais comprenant des ruptures. Bien que le caractère soutenu des communications et des rencontres entre chercheurs, chercheuses et participantes, et l’agentivité laissée à ces dernières dans certains cas (horaire et collecte de données par photographies), aient permis une participation plus engagée que passive, les méthodologies laissent peu de place à l’expression et à la concrétisation de certains choix, désirs ou besoins des participantes en ce qui concerne les étapes de recherche, les outils de collecte de données et les modalités de présentation et de diffusion des résultats en fonction des retombées souhaitées, soient les objectifs de la recherche participative.

2.3 Faire participer les adolescentes ?

Logiquement, le verdict de l’invisibilisation de l’expérience des adolescentes comme usagères de l’espace public et de la non-reconnaissance de celles-ci comme citoyennes et actrices légitimes de la ville nous mène à défendre la nécessité de déployer des démarches de recherche qui mettent en lumière leurs savoirs situés et leurs expériences subjectives. C’est exactement ce que promeut la recherche participative en sciences sociales, notamment avec des groupes sociaux marginalisés comme les femmes et les jeunes (Soulière et Caron, 2017). Toutefois, renseignées par notre expérience acquise sur plusieurs années de recherche avec des adolescentes, nous savons qu’engendrer leur participation active, assidue et prolongée — soit le degré de participation prescrit ou nécessaire à une recherche participative dite réussie — se conjugue difficilement à la réalité des jeunes filles.

Sans nier les avantages de la recherche participative et son rôle essentiel dans la reconfiguration de la production des savoirs scientifiques, nous aimerions nuancer le champ des possibles quant à la participation d’adolescentes (ici entre 12 et 16 ans) dans le processus de recherche[2], et évaluer les apports d’une autre forme et mesure de participation, plus en adéquation avec la réalité et les contraintes particulières des participantes. Ceci implique évidemment des ajustements et soulève plusieurs questionnements, sur lesquels nous reviendrons plus loin.

3. recherche féministe et recherche participative en sciences sociales

Notre analyse a surtout été portée par les travaux en études urbaines féministes, par égard à leur perspective intersectionnelle dans l’étude des rapports de pouvoir spatialisés. C’est donc dans cette littérature que notre approche participante trouve un ancrage. Les chercheuses féministes ont travaillé à déconstruire la notion de neutralité et d’objectivité dans la production des savoirs scientifiques et à rendre compte des savoirs situés des groupes dominés (Haraway, 1988 ; Harding, 1991 ; Hill Collins, 1990). En opposition aux approches hégémoniques masculines de la production des connaissances scientifiques, la contribution de la recherche féministe aux questions méthodologiques invite à ancrer les démarches de recherche « dans les réalités sociales des femmes comme groupe historiquement négligé, invisibilisé et dominé » (Charron et Auclair, 2016 : 2). Avec les jeunes femmes, cela « appelle le développement de stratégies de collecte de données adaptées aux différences d’expériences et de savoirs liés à l’âge » (Soulière et Caron, 2017 : 4). Si les féministes interrogent la manière dont sont utilisées les méthodes, et c’est aussi ce que les chercheurs et chercheuses sont appelées à faire dans une démarche de recherche participative. Dans les deux cas, la méthodologie n’est pas conçue comme un ensemble d’outils d’enquête, mais bien comme un élément crucial dans la problématisation du processus de production des savoirs.

Récemment, les initiatives de recherche participative en sciences sociales se sont multipliées au Québec et ailleurs (Bacqué et Demoulin, 2022). À titre d’exemples, la recherche jeunesse et/ou féministe en travail social et en éducation s’est intéressée aux expériences des jeunes « à risque » (Soulière et Caron, 2017) et des femmes ou jeunes filles en situation d’itinérance ou de criminalisation (Bellot et Rivard, 2013 ; Flynn, Damant et Lessard, 2015). Les études urbaines, la sociologie et la géographie ont parfois engagé la participation des enfants et des jeunes (filles et garçons) dans la transformation des espaces publics en interrogeant leur expérience vécue des quartiers urbains (Auxent, 2002 ; Lansdown, 2005 ; Veale, 2005 ; Clark, 2010 ; Buire, Garçon et Torkaman Rad, 2019 ; Bacqué et Demoulin, 2022 ; Natural England, 2023)[3].

Dans l’ensemble, la recherche participative met en lumière les savoirs et pratiques situés (et invisibilisés) et elle « représente une alternative qui déconstruit les rapports habituels de la production scientifique » en donnant lieu à « une co-construction des savoirs avec les acteur[·trice·]s concerné[·e·]s » (Bellot et Rivard, 2013 : 107). Elle est orientée vers les expériences subjectives et la transformation sociale, et souhaite se moduler aux diverses réalités des acteurs et actrices et des milieux (Clark et Moss, 2011 ; Bellot et Rivard, 2013). La recherche participative prend plusieurs formes, de la recherche-action à la recherche partenariale, en passant par la recherche avec les communautés (Minkler, 2004 ; Anadón et Couture, 2007 ; Bonny, 2017). Elle peut être initiée par des chercheurs, chercheuses, des acteurs et actrices de la société civile, des milieux communautaires ou professionnels (Bacqué et Demoulin, 2022).

La priorité donnée aux méthodes qualitatives, ethnographiques et visuelles (Buire, Garçon et Torkaman Rad, 2019) est un moyen de valoriser le point de vue des principales personnes concernées. La recherche participative peut mettre à la disposition des participants et participantes diverses méthodes afin d’encourager la liberté du choix d’expression et de communication, en plus de permettre une triangulation des données (Clark et Moss, 2011). Pour les jeunes, cela signifie de favoriser leur « prise de parole dans des espaces d’où [elles et] ils sont généralement exclu[·e·]s » (Flynn, Damant et Lessard, 2015 : 55) et, éventuellement, de faciliter leur engagement dans les processus de changements sociaux.

3.1 Modalités de la recherche participative et de la participation

Concrètement, les modalités consensuelles dans la recherche participative sont de trois ordres. D’abord, la notion de participation « doit être suffisamment souple pour prendre en compte la culture et l’environnement social des membres de la communauté avec lesquels nous travaillons et pour réfléchir de manière critique à notre propre rôle comme chercheurs et chercheuses extérieures par rapport à elles et eux » (traduction) (Minkler, 2004 : 692). Cela implique de « se déplacer dans le monde des adolescent[·e·]s » (Soulière et Caron, 2017 : 8), d’une part physiquement, en les rejoignant directement dans leur milieu (où elles et ils passent du temps), et d’autre part en se distanciant « en tant que chercheure adulte de ses présupposés et ses référents heuristiques, culturels et générationnels » (Soulière et Caron, 2017 : 8). Ici, engager des personnes-ressources déjà impliquées auprès des jeunes facilite la création d’un lien de confiance (Ferguson et Islam, 2008 ; Bellot, Rivard et Greissler, 2010 ; Connoly et Joly, 2012 ; Flynn, Damant et Lessard, 2015). Concevoir la participation de manière souple permet également de s’extirper de l’image du participant ou de la participante « passive », à qui on soutire de l’information. Dans le cadre de la recherche participative avec des jeunes, il importe de les considérer comme des cochercheurs et cochercheuses expertes « de leur propre expérience », qui « contribuent à la production de connaissances, ce qui les propulse dans un rôle d’agent ou d’agente de changement social » (Flynn, Damant et Lessard, 2015 : 58-59). Les protagonistes sont ainsi positionnés de manière active et engagée dans le processus de recherche.

Ensuite, la flexibilité temporelle et budgétaire du projet de recherche est un autre facteur important à prendre en compte : « un succès accru a été démontré dans les efforts de partenariat [qui permettent] le financement de nouvelles activités basées sur les besoins émergents de la communauté et non liées à des budgets rigides créés avant le début du projet » (traduction) (Minkler, 2004 : 689). Cette flexibilité budgétaire va de pair avec la flexibilité temporelle, à la fois contrainte et atout des démarches de recherche qualitative. Outre le temps nécessaire au déploiement des méthodes de collecte de données, la flexibilité temporelle est de mise pour s’adapter aux horaires des différentes parties prenantes (participants, participantes, partenaires, etc.) et des espaces investis (locaux d’organismes, écoles, etc.).

Finalement, la question des gains découlant de la recherche et celle de la restitution des résultats de l’étude (de quelle manière, avec qui, etc.) sont primordiales. Les participant·e·s ou les partenaires peuvent percevoir un déséquilibre concernant qui profite le plus de la recherche : souvent, à première vue, ce sont les chercheurs et chercheuses qui semblent en bénéficier davantage (publications, occasions de financement, etc.). C’est pourquoi certains chercheurs et certaines chercheuses défendent qu’un projet participatif doit au moins « permettre à celles et ceux qui y prennent part d’apprendre quelque chose sur le plan technique » (Buire, Garçon et Torkaman Rad, 2019 : 97, suivant Nakamura, 2008), par exemple lorsqu’il est question, comme ici, de produire un matériel audiovisuel pour la diffusion des résultats de la recherche. La recherche participative prend en compte, théoriquement, les intérêts de toutes les parties impliquées (et pas seulement ceux des chercheurs et chercheuses), mais comme dans toute démarche scientifique, elle génère une part d’ambiguïté : elle engendre « une situation dans laquelle un groupe dominant [l’équipe de recherche] « se préoccupe » des intérêts des autres et cultive en même temps les siens » (traduction) (Qvortrup, 1987 : 3). Ainsi, il est primordial que les acteurs et actrices du milieu puissent s’approprier tant la démarche que les retombées pour être au-devant des changements sociaux qui en découlent.

Il faut retenir que les conditions de succès des recherches participatives doivent être mesurées avec prudence. Un contact de proximité et souvent prolongé peut simultanément atténuer et amplifier les rapports de pouvoir entre les personnes de la recherche et les personnes participantes (ou entre les personnes de la recherche et les partenaires de la communauté). Si une relation de confiance peut s’installer avec le temps (Flynn, Damant et Lessard, 2015), le « poids de l’autorité » (Minkler, 2004 : 689), induite par le statut de chercheurs, chercheuses et d’universitaires, des rapports de domination de genre, de classe et d’appartenance ethnoculturelle constituent des sources potentielles de mécompréhension et de tensions entre insiders et outsiders du milieu (Minkler, 2004 ; Madden, 2010).

De plus, la participation dépend d’une multitude de facteurs relatifs à l’individu et au groupe. Elle varie selon les profils socioéconomiques et culturels (genre, âge, niveau de revenu, scolarité, etc.), donc elle « s’établit à l’intérieur de rapports de pouvoir et d’inégalités » (Gaudet et Turcotte, 2013 : 118). L’âge — l’une des variables qui nous intéressent particulièrement dans le cadre de nos recherches sur les adolescentes et l’espace public — « n’est pas qu’un attribut individuel » (Gaudet et Turcotte, 2013 : 117), mais il teinte les possibilités de participation. Par exemple, les « plus jeunes sont plus susceptibles de s’impliquer dans les organismes sportifs ou récréatifs » (Gaudet et Turcotte, 2013 : 130). Cela affecte les stratégies de recrutement dans le cadre de la recherche, mais plus encore les formes de participation.

4. les adolescentes de pointe-aux-trembles, montréal

Le projet ADOES a pour objectif de mieux comprendre les expériences des adolescentes en tant qu’usagères des espaces publics physiques et extérieurs que sont les parcs, les rues, les places publiques ou les skateparks, entre autres, sous l’angle de la pratique quotidienne et banale de la ville (Goffman, 1973). Nous nous intéressons aux caractéristiques de l’espace public évitées ou privilégiées par les adolescentes dans leur vie de tous les jours, à leurs activités, à leur usage des équipements publics et de l’aménagement, à leurs interactions avec les autres filles de leur âge et avec les autres types d’usagers et d’usagères (les enfants, les adolescents, les adultes)[4].

La recherche de terrain s’est déployée entre 2018 et 2022 dans le quartier Pointe-aux-Trembles de l’arrondissement Rivière-des-Prairies—Pointe-aux-Trembles, dans l’est de l’île de Montréal. Le choix de ce terrain s’explique par une réception favorable des intervenants et intervenantes du milieu, un manque d’intérêt de la recherche en sciences sociales pour ce secteur, la mise en place de plans et de relais citoyens pour l’aménagement d’espaces publics existants et futurs, une intensification des interventions communautaires pour contrer la violence et les comportements criminels chez les jeunes, dont les jeunes filles (Cossette et Boucher, 2021).

Notre approche méthodologique s’est d’abord développée avec l’objectif de confirmer, au sein d’un quartier montréalais, l’hypothèse suggérée par la littérature (non canadienne) selon laquelle les adolescentes utilisent différemment (ou évitent) l’espace public. Puis elle s’est orientée dans le but d’expliquer cet usage ou non-usage de l’espace public. Au fil des retours sur le terrain, nous nous sommes partiellement dépouillées des outils de collecte de données pour les mettre à la disposition des participantes. Autrement dit, les adolescentes n’ont pas participé à la définition des objectifs de la recherche ni à proprement parler aux premières étapes de collecte de données (mais elles ont pu commenter les résultats de ces premières étapes au regard de leur propre expérience).

À partir du moment où les adolescentes ont été impliquées dans le processus à l’image de ce que recommande la recherche participative, nous nous sommes heurtées à des obstacles récurrents à la mise en place d’une telle démarche. Ces obstacles parlent de la réalité singulière des adolescentes et invitent à d’autres formes et mesures de participation, qui peuvent être tout aussi intéressantes pour la recherche participative et pour les adolescentes. Avant d’y venir, la section suivante relate la nature et l’articulation des méthodes déployées sur le terrain.

4.1 La chronologie du terrain et des méthodes déployées

Mettant à profit les saisons clémentes[5], les occasions de financement et la disponibilité de l’équipe et des partenaires (en contexte de pandémie, en partie), chacune des étapes de la recherche s’est développée en réaction aux résultats précédents et aux commentaires et désirs des participantes. Notre démarche est également ponctuée d’occasions de diffusion qui ont permis de collecter du nouveau matériel pour l’analyse en plus de mettre à l’épreuve les résultats déjà établis. Les huit méthodes ont été mobilisées en six temps :

  1. Caractérisation des espaces publics[6]. Automne 2018. Nous référant aux cinq critères[7] établis par Lloyd, Burden et Kiewa (2008) pour évaluer les qualités d’un espace public en fonction des besoins des adolescentes, nous avons procédé à la caractérisation de 29 parcs et places publiques, dont la plupart se trouvent à distance de marche de l’une des deux écoles secondaires du quartier. Sans grande surprise, la grande majorité est loin d’être intéressante pour les adolescentes, notamment en raison de leurs équipements plutôt destinés aux enfants ou aux usages sportifs, de l’absence de symboles se référant à l’univers des adolescentes, de l’emplacement du mobilier, principalement dans les aires de jeux et de sport, du manque d’installation sanitaire, du peu de confidentialité offerte par l’aménagement, etc. Il est néanmoins apparu essentiel d’observer les pratiques en tant que telles et d’inviter les adolescentes à se prononcer sur les espaces publics qui leur étaient offerts.

  2. Observation participante systématique[8]. Été 2019. L’année suivante, une consultation d’acteurs et actrices du milieu communautaire jeunesse nous a permis d’identifier deux parcs jugés pertinents pour l’observation des pratiques des adolescentes dans l’espace public. Nous avions d’abord retenu le parc Beausoleil, classé parmi les moins attrayants de notre évaluation de l’année précédente (petit, situé dans un secteur résidentiel et très à la vue des cours arrière des résidences adjacentes), mais dont la proximité à l’école secondaire de la Pointe-aux-Trembles devait assurer, à notre avis, le passage d’un bon nombre de jeunes (un critère de Lloyd, Burden et Kiewa, 2008). Nous avons ensuite sélectionné le parc Saint-Jean-Baptiste, qui figurait parmi les plus intéressants de notre caractérisation des espaces publics du quartier (grand, central, se trouvant non loin de commerces de restauration rapide, très accessible par les transports en commun et équipé d’un bloc sanitaire). Durant les mois de juin et de juillet 2019, nous avons mené 10 heures d’observation au parc Beausoleil et 22 heures au parc Saint-Jean-Baptiste, selon des plages horaires réparties entre 8 h et 22 h, durant la semaine et la fin de semaine.

    Nous avons utilisé deux méthodes durant les périodes d’observation de deux heures chacune : la cartographie des comportements et le suivi des interactions (Cooper Marcus et Francis, 1998 ; Goličnik et Ward Thompson, 2010 ; Boucher, 2012 ; Unt et Bell, 2014). Dans un premier temps, la cartographie des comportements consiste à situer sur un plan du site, au début et à la fin de chaque période, toutes les personnes usagères présentes, en indiquant leurs caractéristiques sociodémographiques présumées (ex. : femme, blanche, 30 ans = FB30) et leurs activités principales (ex. : être assise et manger = XO) grâce à des symboles succincts (figure 1). Une légende est établie à l’avance et peaufinée au fil des observations. Cette cartographie des comportements rend visibles les liens entre personnes usagères, pratiques et utilisation de l’environnement matériel.

    Dans un deuxième temps, le suivi des interactions (ou pistage) (Boucher, 2012) consiste à faire la description détaillée (en mots et en croquis) pendant 10 minutes des pratiques, interactions et comportements d’un individu ou d’un groupe d’individus (appelé unité de participation) qu’on présume appartenir au groupe qui nous intéresse (nous avons ciblé des filles qui nous semblaient avoir entre 12 à 21 ans, seules ou en groupe) (figure 2). Toutes les 10 minutes, l’attention est portée sur une nouvelle unité de participation, si la présence d’un bon nombre d’adolescentes le permet. Le suivi des interactions permet d’obtenir, après un nombre d’heures d’observation conséquent, un portrait global et détaillé des habitudes d’occupation d’un espace par le groupe qui nous intéresse : l’horaire qu’il privilégie, son utilisation des équipements disponibles, ses interactions avec les autres types d’usagers et d’usagères, etc.

    Les observations révèlent des pratiques souvent non dites et très peu affectées par le biais d’acceptabilité sociale. Mais ensuite, pour donner aux participants et participantes l’occasion d’exprimer, dans leurs propres termes, leurs perspectives, nous avons profité de notre présence dans les parcs pour aller à leur rencontre.

Figure 1

Cartographie des comportements au parc Saint-Jean-Baptiste pour la plage horaire de 11 h 40 à 13 h 40 le 17 juin 2019.

-> See the list of figures

Figure 2

Deux pistages réalisés au parc Saint-Jean-Baptiste entre 14 h 25 et 14 h 35, puis entre 15 h 25 et 15 h 35, le 23 juin 2019.

-> See the list of figures

  1. Entretiens in situ[9]. Été 2019. Les adolescentes étaient beaucoup plus nombreuses au parc Saint-Jean-Baptiste, quoique toujours minoritaires en comparaison des autres catégories d’usagers et d’usagères. Nous avons décidé de cesser nos observations au parc Beausoleil et de les poursuivre au parc Saint-Jean-Baptiste, en y jumelant des entretiens sur place avec des adolescentes choisies au hasard en fonction de leur présence prolongée au parc[10]. Onze adolescentes de 11 à 21 ans ont été interrogées sur leurs habitudes d’occupation du parc Saint-Jean-Baptiste[11]. Nous avons effectué une prise de notes à la main, sans enregistrement, compte tenu du caractère imprévu et succinct des rencontres, et pour conserver l’anonymat des participantes. Nous avions pour seules informations sur elles leur âge, le code postal de celles qui le connaissaient, et nous leur proposions de nous laisser leurs coordonnées si elles souhaitaient participer à une étape subséquente du projet (trois adolescentes étaient partantes). Les données recueillies confirment ou complètent les observations. Par exemple, les participantes déclarent aimer utiliser les balançoires, mais nous renseignent également sur leur désir d’avoir accès à plus de balançoires et qu’elles soient à leur taille. Cela inviterait à une utilisation prioritaire par les adolescentes, ce qui n’est pas toujours possible dans les aires de jeux « pour enfants ».

    Si ces entretiens in situ se sont avérés utiles pour obtenir des données ponctuelles sur l’usage et la perception des parcs et équipements, il nous paraissait important d’offrir aux adolescentes une plus grande place dans le projet : un espace de discussion où elles pourraient s’exprimer plus amplement sur leur expérience des espaces publics, avec d’autres filles de leur âge.

  2. Ateliers participatifs[12]. Automne 2019. Nous avons élaboré une série d’ateliers participatifs en partenariat avec la Maison des jeunes de Pointe-aux-Trembles, avec qui l’horaire des rencontres a été déterminé pour accommoder le plus possible les adolescentes. Lors de ces quatre rencontres hebdomadaires, auxquelles ont participé (de manière irrégulière) un total de neuf jeunes filles, incluant une animatrice de la Maison des jeunes (mais sans nouvelles de l’invitation lancée aux trois adolescentes rencontrées au parc quelques semaines auparavant), notre objectif était de susciter des connaissances sur les usages et perceptions des espaces publics. Pour ce faire, plusieurs activités ont été structurées afin de faciliter la conversation : une présentation de nos résultats à ce jour pour accueillir les commentaires et « briser la glace », une conférence sur la place des adolescentes dans l’espace public au Mexique (Boudot, 2019), une visite de parc et la création de cartes mentales. Les participantes n’ont pas été rémunérées, mais un repas était offert gracieusement et elles ont reçu un Certificat d’implication citoyenne, à montrer aux employeurs et employeuses lors de leur recherche d’emploi.

    Lors du dernier atelier, le Conseil jeunesse de Montréal est venu présenter l’appareil municipal et aider les adolescentes à élaborer une liste de demandes et recommandations pour les personnes élues de leur district. Elles ont exprimé leur étonnement et leur enthousiasme à dresser la liste de leurs besoins et à les communiquer aux responsables des espaces publics de leur ville, ce qu’elles n’avaient jamais envisagé. À la toute fin, nous avons demandé aux participantes comment elles souhaiteraient partager ce qu’elles avaient appris avec d’autres jeunes. Parmi les exemples que nous avons évoqués, elles ont retenu l’installation artistique publique et un produit multimédia.

  3. Ethnographie pop-up et projection architecturale[13]. Automne 2021. Pour mettre en place la première demande des adolescentes, nous avons saisi l’occasion de tenir un kiosque au Festival UNA pour l’égalité, organisé par la Maison des jeunes de Pointe-aux-Trembles et le Centre des femmes de Montréal-Est–Pointe-aux-Trembles. L’événement, qui en était à sa première édition, a rassemblé des organismes communautaires du quartier qui agissent auprès des jeunes ou des femmes. Plus d’une centaine de citoyens et citoyennes ont visité les kiosques pour découvrir les services présentés, mais aussi pour participer à des activités de création et assister à des performances artistiques. Nous avons mis en place un kiosque d’ethnographie pop-up (pop-up ethnography) — expression qui désigne un ensemble de méthodes ethnographiques flexibles, déployées sur une très courte période, sans intention de construire un rapport de longue durée avec les participants et participantes, et pouvant intervenir dans des lieux ou des contextes distincts ou adjacents à l’environnement d’étude principal (contrairement aux méthodes ethnographiques traditionnelles) (Radice, 2022).

    L’objectif fixé pour cet exercice ethnographique particulier était, d’une part, de présenter la recherche en cours aux personnes qui visitaient le kiosque et d’autre part, d’inviter les adolescentes qui passaient à commenter une carte du quartier où elles pouvaient identifier les espaces publics qu’elles fréquentent et ce qu’elles aiment de ces espaces, ainsi que des photos présentant des exemples de mobilier (de Montréal et d’ailleurs) attrayant pour les adolescentes (mobilier suspendu, couvert, où il est possible de s’asseoir en petit groupe et parler). Elles ont participé en commentant, mais aussi en dessinant et en écrivant directement sur le matériel mis à leur disposition. Ces courts échanges qui sont le propre de l’ethnographie pop-up ont tout de même permis, aux passants et passantes et à nous, d’obtenir ou de créer plusieurs images pour affiner nos compréhensions respectives de l’espace public.

    L’événement et le site de l’événement étaient propices à la réalisation de l’installation artistique publique demandée par les participantes des ateliers de 2019, sous forme de projection architecturale. Pour ce faire, avec la collaboration de MAPP_MTL, un organisme montréalais spécialisé dans le visual mapping, nous avons proposé aux adolescentes qui visitaient le kiosque de dessiner sur des tablettes ce qu’elles aiment faire dans les espaces publics du quartier.

    L’exercice a donné lieu à une dizaine de dessins qui ont été assemblés dans une animation projetée en soirée sur la Maison des jeunes et le pavé du stationnement adjacent, entre les kiosques et les publics visiteurs.

    Cette activité — que nous avons nommée Les adolescentes se projettent dans l’espace public — constituait non seulement une occasion de diffusion dont la forme a été choisie par les adolescentes elles-mêmes, mais également une occasion de mettre en lumière (littéralement) et superposer les savoirs et expériences des filles ayant participé à la projection à ceux des adolescentes du groupe des ateliers.

Figure 3

À gauche : activité de création de cartes mentales. À droite : activité de formulation de recommandations aux élu·e·s avec le Conseil jeunesse de Montréal.

-> See the list of figures

Figure 4

Matériel visuel commenté par les adolescentes au kiosque d’ethnographie pop-up.

-> See the list of figures

Figure 5

Dessins réalisés sur des tablettes par les adolescentes, en collaboration avec MAPP_MTL.

-> See the list of figures

Figure 6

Projection des dessins réalisés par les adolescentes, en collaboration avec MAPP_MTL.

-> See the list of figures

  1. Ateliers participatifs (seconde cohorte) : réalisation d’un vox pop et de photos-portraits in situ[14]. Printemps 2022. La deuxième demande des adolescentes des ateliers de l’automne 2019 était la création d’un produit multimédia sous la forme d’un court film, dont le style restait à déterminer, mais où elles tenaient à pouvoir participer devant et derrière la caméra. Nous avons tenté de joindre ces filles de nouveau par des intervenantes de la Maison des jeunes, puisqu’elles avaient exprimé le désir de participer à cette prochaine étape. Ici, la rupture temporelle de plus de deux ans occasionnée par la pandémie a joué en notre (et en leur) défaveur : la cohorte de jeunes qui fréquentait la Maison des jeunes en 2019 n’était plus du tout la même au printemps 2022 — les adolescentes qui avaient participé aux ateliers ne s’y rassemblaient plus, de facto. Entre-temps, certaines avaient commencé à travailler le soir et la fin de semaine.

    Devant la nécessité de mobiliser un nouveau groupe de participantes, nous avons pensé qu’il était nécessaire de faire précéder la réalisation du court film par une réflexion commune afin de bien ancrer le sujet, de permettre un nouvel agencement d’histoires ; bref, faire quelques pas en arrière dans le processus. C’est pourquoi nous avons choisi de répéter la formule fructueuse des ateliers participatifs sur plusieurs semaines, mais cette fois-ci à raison de deux ateliers par semaine, durant tout le mois de mai 2022 (toujours accompagnées de l’intervenante de la Maison des jeunes qui était présente aux ateliers en 2019, repas offert). Pour encourager la participation, nous avons cette fois-ci organisé le tirage d’une carte-cadeau d’une valeur de 50 $ à utiliser dans une variété de commerces préférés des jeunes. Il leur fallait être présentes à au moins six des huit rencontres pour pouvoir être inscrites au concours.

    Un total de neuf adolescentes a participé, de manière irrégulière la première semaine (nous avons accueilli deux groupes totalement différents aux deux premières rencontres), et ensuite leur présence a considérablement diminué au fil des ateliers. Le déroulement des ateliers a été pensé selon ce qui avait bien fonctionné durant l’exercice précédent, mais avec du temps réservé au processus créatif. Les deux premières semaines visaient à faire émerger une réflexion chez les participantes quant à leur expérience des espaces publics du quartier par diverses activités : présentation des résultats du projet obtenus jusqu’à présent ; questions pour briser la glace et ainsi susciter leurs réactions et commentaires ; réalisation de dessins et de cartes mentales, visite de parc ; etc. Cette première étape s’est déroulée presque sans embûches, en adaptant le contenu et la séquence des activités en fonction des allées et venues de différents groupes de participantes. Les deux dernières semaines étaient dédiées à la création du produit audiovisuel, animé par une réalisatrice collaborant au projet : introduction à la création vidéo, remue-méninges sur la forme de vidéo souhaitée, conception du scénario, pour finir avec quelques visites sur le terrain pour filmer les scènes, où nous avions prévu que la réalisatrice montre aux adolescentes des techniques de prise de son et d’image, pour qu’elles réalisent elles-mêmes, en totalité ou en partie, l’enregistrement. Cette deuxième étape a dû être remaniée devant la faible participation assidue, voire l’absence de participantes à plusieurs des rencontres prévues. Évidemment, les participantes avaient l’entière liberté de venir ou pas aux ateliers : cela faisait partie des bases du consentement éclairé à la participation à un projet de recherche, et c’était d’autant plus important dans l’optique où les adolescentes co-construisaient la recherche dans leurs termes.

    Pour offrir le choix aux adolescentes de participer (faire entendre leur voix) autrement, nous sommes plutôt allées à leur rencontre, directement dans l’espace public : au parc adjacent à l’école secondaire du secteur, au skatepark en face ou aux arrêts où elles prennent l’autobus pour rentrer chez elles. Nous les avons repérées parfois très facilement (à l’arrêt d’autobus, par exemple), parfois plus difficilement, à une centaine de mètres de l’école, cachées tout au fond du parc derrière les terrains de baseball, dans les estrades ou sur le banc des joueurs. Ce n’était pas évident de les trouver dans l’espace public, et c’est bien ce qu’elles souhaitent[15]. Nous avons opté pour la réalisation d’une vidéo style vox pop où les adolescentes, filmées et photographiées, ont répondu à quelques questions clés (similaires à celles des entretiens in situ) sur leur pratique des espaces publics[16]. La vidéo et la série photo remplissaient donc deux objectifs : ces activités répondaient à la demande des adolescentes quant à la façon de partager les idées développées dans les ateliers et nous permettaient à nous, chercheuses, d’acquérir de nouvelles données, tout en diversifiant les produits de la recherche pour l’analyse et la diffusion.

Figure 7

Les dessous de la réalisation de la vidéo vox pop et des photographies des adolescentes dans les parcs.

-> See the list of figures

5. recherche participative et adolescentes : défis de conjugaison

5.1 Caractérisation des facteurs (dé)favorisant la participation des adolescentes à la recherche

De nos stratégies méthodologiques découlent des données sur les conditions propres aux adolescentes (dé)favorisant leur participation à la recherche[17]. Ces conditions sont de trois ordres : spatiales, temporelles et sociales. Elles affectent à la fois leur présence dans l’espace public comme leur participation à la recherche, les deux étant le résultat de la pression sociale genrée et des tactiques que les adolescentes ont développées en réaction à ces conditions.

Premièrement, les contraintes spatiales imposées aux adolescentes par l’aménagement et leurs stratégies spatiales en réponse à ces contraintes affectent simultanément les conditions de leur présence dans l’espace public et de leur participation à la recherche. Les adolescentes ont amplement exprimé, lors des ateliers de 2019, leur désir d’un endroit tranquille, loin des activités et des personnes qui « vont parler fort, pis […] déranger », pour « aller avec [leurs] amies, faire [leurs] devoirs, […] être tranquilles », facile d’accès et ouvert à toute heure. Dans leur milieu de vie, les adolescentes peinent à trouver de tels lieux en été ; un défi impossible en hiver. Nous l’avons observé dans les parcs : elles sont toujours moins nombreuses que les adolescents, les adultes ou les enfants. Quand elles y sont, elles choisissent des espaces en retrait, où elles sont peu visibles (Cossette et Boucher, 2021). Par ricochet, il est difficile pour les chercheurs et chercheuses de trouver dans l’espace public des adolescentes pour faire du recrutement spontané et, lorsque les participantes sont recrutées (par le biais de partenaires communautaires), de tenir des entretiens dans des lieux qui correspondent à leurs besoins. Nos ateliers se sont déroulés à la Maison des jeunes, partenaire de notre projet, qui axait alors un grand nombre de ses activités sur les sports et accueillait quotidiennement une importante majorité de garçons, actifs et bruyants. Les lieux n’étaient pas propices à des rencontres tranquilles, ni entre les filles, ni entre elles et nous. La difficulté à recruter un bon nombre d’adolescentes pour les ateliers, et dont la participation sera durable, reflète plus généralement la mince place occupée par les adolescentes dans la vie publique.

Deuxièmement, d’après elles, les règles familiales exigent que les jeunes filles soient plus âgées (au moins 13 ou 14 ans) que leurs pairs masculins pour sortir seules. De même, au quotidien, si elles peuvent sortir le soir, les adolescentes doivent rentrer plus tôt que les garçons du même âge, souvent au coucher du soleil (vers 16 h en hiver, vers 20 h en été). Comme le disait l’une des participantes aux ateliers de 2019, « la plupart des parents élèvent les filles différemment que les gars. Et ça a un impact dans la société, comment on se sent. Comme la nuit, moi personnellement, ma mère est plus stricte quand je rentre tard. Si j’avais un frère, elle serait moins stricte avec lui ».

Nous émettons l’hypothèse que, devant ces restrictions, les adolescentes trouvent une liberté dans les activités parascolaires : sportives, musicales ou autres. Comme les jeunes adolescents, elles participent à plusieurs activités hebdomadairement (Gaudet et Turcotte, 2013). Certes, elles le font parfois pour une raison différente : Danic (2016 : 84) a observé que « les filles doivent avoir des finalités précises pour [sortir] (visites, courses, activités encadrées) ». Comme le notait une animatrice de la Maison des jeunes, que nous appelons de son pseudonyme Adriana : « même les filles font du sport différemment, avec une intention organisée, ce n’est pas spontané, pas juste pour le fun ». Pour les filles, participer à un loisir parascolaire est donc une raison raisonnable de sortir, une explication qui légitime leur présence dans la ville. La participation à des ateliers de recherche pourrait en être une, mais comme observé par Bacqué et Demoulin (2022), les jeunes ont déjà un emploi du temps chargé qui fait concurrence à la recherche. Ce dernier élément est particulièrement vrai pour les adolescentes, bien souvent assignées à des tâches domestiques genrées qui réduisent les temps de sorties, comme elles nous l’ont expliqué durant les ateliers.

Nous avons également constaté dans nos ateliers que les adolescentes montrent assez tôt un intérêt pour le marché du travail[18]. Ainsi, en 2019, plusieurs adolescentes ont écourté leur participation pour aller à la rencontre d’employeurs et employeuses venues recruter à la Maison des jeunes. Et en 2022, ces mêmes participantes occupaient des emplois les empêchant de revenir aux ateliers (et de participer aux activités de la Maison des jeunes en général, comme nous l’expliquait Adriana). Conséquemment, les adolescentes seules (c’est-à-dire non accompagnées d’une personne superviseuse) occupent librement l’espace public pendant un temps de vie assez court, entre l’autorisation de sortir sans supervision, vers 13 ans, et les occupations comme l’emploi, vers 15-16 ans.

Ce temps de vie pose aussi un défi important dans le cadre de la recherche scientifique : le consentement. Notre certificat d’éthique exigeait une autorisation parentale pour les jeunes de 15 ans et moins. Ceci demandait une gestion et un suivi des signatures, tant de notre part et que de celle des adolescentes : une tâche lourde qui est devenue un obstacle à leur participation. D’ailleurs, les deux seules participantes récurrentes aux ateliers de 2022 avaient 16 ans : elles avaient pu signer elles-mêmes le formulaire de consentement dès notre première rencontre.

Troisièmement, les conditions sociales qui défavorisent la participation des adolescentes à la recherche sont probablement celles qui se sont manifestées avec la plus grande évidence, dès nos premiers échanges avec les filles, et tout au long de la collecte de données. Nous avons observé la difficulté des adolescentes à partager leur expérience des espaces publics autrement qu’en matière d’insécurité. Pour qu’elles s’expriment sur leurs préférences ou besoins en termes d’aménagement et d’équipement, il était nécessaire de recentrer la discussion sur elles (et non les autres publics usagers des parcs), de manière répétée. Leurs observations sur les aménagements ne les concernaient pas toujours, comme le montre cet échange lors d’une visite de parc, entre un banc près du terrain de soccer (pour les familles) et un terrain de basketball (pour les garçons qui jouent) :

Participante : Ici, il faudrait un banc pour les familles qui viennent voir les joueurs de soccer.

Chercheuse : Et toi, viens-tu voir le soccer ?

Participante : Oh, non.

Nous pensons qu’elles sont peu habituées à se prononcer sur leur environnement urbain, à s’exprimer sur leurs pratiques et leurs préférences. De plus, elles ne mettent pas de l’avant des activités socialement dévalorisées, comme parler entre amies, assises. Par exemple, les observations et presque tous les dessins et cartes mentales faits par les adolescentes démontrent un grand attrait pour les balançoires (voir les figures 5 et 6). Mais dans les entrevues et groupes de discussion, très peu en ont parlé spontanément. Et quand nous les questionnions sur un scénario d’aménagement fictif comprenant des balançoires plus grandes, adaptées à leur corps, et situées hors des aires de jeux pour enfants, elles se réjouissaient grandement à cette idée. Nous pensons que la négation sociale du droit à la ville des adolescentes et de leur pratique de sociabilité dans les espaces publics est fortement internalisée, au point où elles préfèrent se prononcer sur l’équipement sportif utilisé par d’autres que sur celui qui pourrait répondre à leurs propres besoins.

En somme, la recherche qui s’attache à comprendre les perceptions et besoins des adolescentes dans l’espace public urbain doit s’accommoder à d’importantes contraintes spatiales, temporelles et sociales qui affectent la participation des adolescentes. À la lumière de ces résultats, nous proposons un retour critique sur notre démarche pour maximiser la participation des adolescentes à la recherche, avec l’aide du kaléidoscope.

5.2 Adapter la participation des adolescentes : apport du mode « passage à relais » 

Nous retenons de la littérature (féministe et en recherche participative) que la participation en tant que critère doit être souple dans sa conception, c’est-à-dire qu’il faut prendre en compte la culture et l’environnement social des participants et participantes ; qu’elle requiert une part de flexibilité temporelle, en ceci que le déroulement de la recherche doit accorder de l’importance à l’horaire préféré des personnes qui participent ou être adapté à celui de leur vie ; qu’elle nécessite également une flexibilité budgétaire, soit un financement fait et adapté en fonction des besoins émergents dans la communauté au fil de la recherche ; que la restitution des résultats et des gains relève des participants et participantes.

À plusieurs égards, notre projet est participatif : les participantes ont été jointes dans leur milieu de vie et elles ont été engagées dans une partie du processus par une personne de confiance qui leur est familière. Nous avons adapté le budget, les demandes de financement (et les organismes subventionnaires) à chaque étape en fonction des demandes et besoins propres aux participantes et des démarches réalisées. Finalement, plusieurs des produits de la recherche sont ceux souhaités par les jeunes filles, et elles ont en partie participé à leur réalisation.

Mais le projet ADOES laisse de côté certains aspects de la participation. D’abord, c’est nous qui avons déterminé le sujet même du projet, au regard de la littérature scientifique. Nous avons décidé d’écarter de notre démarche les autres traits identitaires (couleur de peau, origine ethnoculturelle, religion, etc.), tant comme critère de sélection des participantes que dans l’analyse. Distinguer le fait d’être femme et jeune à Pointe-aux-Trembles comme étant une position légitime (Fielding, 2001), à la façon de la politique transversale issue des mouvements féministes des années 1990, nous permet d’éclairer les enjeux encore trop peu documentés liés aux seules variables du genre et de l’âge dans la pratique de la ville. De plus, jusqu’aux ateliers de 2019, les adolescentes ont été le sujet de recherche plutôt que participantes à son déploiement. Mais surtout, la démarche que nous avons mise en place n’entend pas seulement la participation d’un même groupe à toutes les étapes de la recherche, groupe qui détient et produit le savoir. Conséquemment, nous n’avons pas demandé aux participantes elles-mêmes de déterminer l’horaire adéquat pour faciliter leur participation[19], et nous répondons « en partie » seulement à l’accumulation de savoirs (dénoncé par Saïd) (Humphries, 2017), car la restitution des résultats et des gains s’est faite non pas par elles, mais d’elles à elles. Nous produisons des extrants scientifiques (dont le présent écrit), profitant de fait d’une jointe réciprocité de nos avantages recherchés respectifs (Fielding, 2001).

La participation en mode « passage à relais » de groupes d’adolescentes à travers le temps, et l’irrégularité de la participation à l’intérieur des mêmes groupes (si on l’oppose à son contraire : la participation assidue, régulière, très engagée, d’un même groupe de participantes) pourrait être vue comme une faille dans le cadre d’une recherche participative. Nous affirmons, au contraire, la richesse du processus de coproduction de la recherche et des savoirs, qui en a découlé.

Pour ce faire, nous nous servons de la figure du kaléidoscope. Le kaléidoscope est ce jouet dont la manipulation, le plus souvent par les enfants, permet le montage et le démontage par recomposition des petites pièces. Le nouvel agrégat, facilement observable dans un long tube, offre une vue concentrée sur un agencement dont la mise à distance est inversée. Nous nous reportons à la dialectique de l’image de Walter Benjamin, philosophe de la ville, telle que proposée par Didi-Huberman (2000). Benjamin utilise le kaléidoscope comme paradigme théorique de la construction du savoir. Il propose une séquence montage-démontage qui lui sert pour explorer le rapport à la mémoire, mais qui peut supporter théoriquement la recherche participative en ceci qu’elle nécessite une chute, un surgissement chaotique d’images, puis la création d’un nouveau savoir constitué.

La métaphore est utile pour expliquer que l’on permet aux participantes de manipuler la recherche à la façon d’un kaléidoscope. Certes, certaines composantes, comme les variables sociales, sont données, mais il revient aux adolescentes de les monter et démonter, de les centraliser ou marginaliser, à leur guise, pour créer leur image du monde. Notre rôle consiste à interpréter non seulement l’agencement qu’elles proposent, cette image sur arrêt qui reflète leur connaissance, mais également le savoir-faire producteur derrière les processus de montage et démontage. Par exemple, les participantes de la deuxième série d’ateliers ont remobilisé le kaléidoscope des participantes de la première série, alors laissé en arrêt sur une image ; les adolescentes se le sont passé de main en main pour reconfigurer les images, les expériences, les savoirs. L’effet du kaléidoscope a aussi été constaté ponctuellement dans les échanges avec les citoyens et citoyennes de Pointe-aux-Trembles, au kiosque et durant la projection architecturale, où des femmes de tout âge voyaient leur préférence personnelle (pour les balançoires, notamment) ou leur expérience individuelle, partagée et reproduite par d’autres femmes et filles.

En plus de permettre cette co-construction par étapes des savoirs — superposés ou réagencés —, le kaléidoscope, qu’on imagine avoir passé de main en main entre les adolescentes ou dans les groupes de participantes, permet de jouer avec deux composantes importantes de la recherche : les méthodes de collecte de données et de diffusion des résultats. La façon kaléidoscope a donné le choix aux adolescentes d’un enchaînement de méthodes, présenté à la section précédente. Par conséquent, le projet ADOES est riche d’un ensemble de matériaux de recherche diversifiés, qui sont des outils d’expression et d’analyse, comme c’est souvent le cas des démarches participatives (Bacqué et Demoulin, 2022) : images statiques et en mouvement, dessins et cartes mentales, discussions avec des dizaines d’adolescentes (et de personnes résidentes de tout âge, de Pointe-aux-Trembles et d’ailleurs), productions scientifiques (conférences, articles et chapitre de bande dessinée) et artistiques (court film et série photographique).

6. par le kaléidoscope, pour un autre regard sur la recherche participative avec les adolescentes

Le projet ADOES considère les participantes comme détentrices et productrices de savoirs, actives dans la recherche, mais la participation de groupes successifs d’adolescentes semble nier, en partie, la valeur participative de la recherche. Nous pensons que le processus réalisé (et analysé par l’image du kaléidoscope) fait émerger l’expérience commune (mais nuancée) à un large échantillon de filles âgées pour la plupart de 12 à 16 ans, sur plusieurs années subséquentes. Certes, n’ayant pas le même bassin de participantes, il nous est impossible de demander à des adolescentes de prévoir les horaires des futures activités auxquelles participeront d’autres personnes. Mais, en proposant un horaire structuré qui correspond le plus à leur disponibilité estimée, nous pensons encourager une participation assidue et consentie par les autorités parentales, surtout pour les adolescentes, qui ont souvent besoin, nous l’avons vu, d’une sortie organisée dans un cadre structuré comme motif raisonnable de sortir/d’être « dehors » après l’école.

Puis nous avons déployé la recherche dans les lieux fréquentés régulièrement par les jeunes (donc flexibilité spatiale) : dans certains parcs ou autres espaces publics stratégiques (notamment après consultation des acteurs et actrices du milieu), en plus d’un ancrage renouvelé avec les partenaires du quartier pour les activités de recrutement, de collecte de données et de diffusion. Si ces stratégies ont remporté un succès mitigé en ce qui a trait au recrutement, cela révèle beaucoup des négociations quotidiennes que les adolescentes doivent mener en raison de leur identité de jeunes et de filles. Après avoir passé la journée à l’école, assises à écouter des personnes enseignantes, leur reste-t-il de l’énergie pour participer à un projet de recherche ? Ont-elles la permission de rester « dehors » après l’école, ou doivent-elles retourner directement à la maison ? Se sentent-elles les bienvenues à la Maison des jeunes, quand elles entrent et y trouvent une dizaine d’adolescents bruyants dans les aires communes ? Quels lieux leur restent-ils ? Si les participantes ne sont pas au rendez-vous, est-ce que notre démarche perd sa validité, sa pertinence ? Sans retenir l’option d’un échec complet de la méthodologie (nous en tirons certainement des leçons : toujours repenser le lieu de l’entrevue et les horaires prédéterminés), nous pensons que cela appuie une analyse des pressions sociales imposées aux adolescentes.

On pourrait avancer que la recherche participative par étapes successives nuit à l’approfondissement de la relation avec les participantes. Mais la démarche permet de brosser le portrait d’une identité sociale dont la présence dans l’espace public, assez brève par ailleurs (lorsqu’elles sont assez vieilles pour sortir de la maison seule ou avec des amies, et avant d’occuper des emplois de soir et d’été), est tributaire de facteurs largement reproduits socialement. Cette démarche a de plus permis d’impliquer un plus grand bassin d’adolescentes et d’arrimer la recherche à leur réalité, car la participation était ponctuelle et le recrutement réalisé en temps réel en leur présence dans les parcs ou à la Maison des jeunes du quartier.

Une recherche participative avec les adolescentes peut donc tendre vers la plupart des principes de la recherche participative en sciences sociales. Mais, dans l’optique du kaléidoscope, son développement peut se faire en récurrence, appelant régulièrement une recomposition de ses parties : succession de groupes de participantes, changements de direction méthodologiques en fonction des demandes, des besoins et du financement, recomposition des images et des savoirs cocréés. Ce déploiement correspond à l’image du kaléidoscope en ceci qu’à chaque recomposition, nous devons jeter un oeil dans le cylindre, c’est-à-dire entamer une nouvelle étape d’analyse et de réflexion ; un principe essentiel de la recherche participante où chercheurs, chercheuses et participants, participantes prennent du recul et réfléchissent à leur point de vue et expérience (Clark et Moss, 2011). En contrepartie, ceci exige d’être habile et à l’aise avec plusieurs types de stratégies méthodologiques, et d’avoir toujours en tête l’intérêt premier de la recherche qui est celui d’obtenir, d’analyser et de présenter des données solides. Le rôle des chercheuses est notamment de maintenir le cap de la rigueur scientifique (Bacqué et Demoulin, 2022).

7. conclusion

Depuis 2018, le projet ADOES est en constante évolution afin de s’adapter à la réalité et aux besoins des adolescentes, dans le but d’obtenir la réponse la plus complète à notre question sur leur place dans l’espace public urbain, et de donner suite à leurs demandes. L’évolution continue : nous évaluons la possibilité de réaliser des activités de rétroaction sur la vidéo et les photos auprès d’adolescentes et de décideurs et décideuses, et celle de mener des collectes de données semblables, mais ailleurs à Montréal. Nous tenterons d’y mettre à l’épreuve, de nouveau, la figure du kaléidoscope, qui s’est avérée très utile pour penser la composante participation de notre recherche et y poser un regard critique à la lumière de notre travail auprès de jeunes femmes.

Nous soutenons qu’un processus de recherche participative avec les adolescentes sous la loupe de leur pratique des espaces publics doit, entre autres, s’atteler à 1) les consulter sur des éléments essentiels de leurs pratiques et besoins qui ne sont pas nécessairement en lien avec la sécurité ou le sentiment de sécurité ; 2) s’adapter ingénieusement aux contraintes spatiales, temporelles et sociales qui composent le quotidien des adolescentes, affectant à la fois leur présence dans l’espace public et leur participation à la recherche ; 3) favoriser la possibilité d’une participation et d’une production des savoirs d’elles à elles, se détachant d’une injonction à la participation stricte, sous peine d’échec du processus ; 4) encourager le pouvoir d’action des adolescentes dans la réflexion et les décisions concernant l’espace public.

La recherche pensée à la façon du kaléidoscope peut prendre des directions imprévues et changeantes, au gré de la participation et des nouvelles connaissances, mais la permanence de son utilisation — attentive et flexible — garantit le processus participatif. La réalisation des produits souhaités par les participantes contribue à leur autonomisation, et elles pourront, avec le temps, remettre en question les discours dominants sur la ville. Il s’agit, finalement, d’accommoder la recherche participative, importante et nécessaire, qui peut et doit être faite avec les adolescentes ; une invitation à persévérer, à prendre le temps d’observer et d’écouter, à savoir s’adapter à celles qui arrivent, celles qui partent, celles qui reviennent.