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introduction

Classiquement, les productions issues des recherches scientifiques sont majoritairement, voire exclusivement, des articles et ouvrages scientifiques ou des communications dans des colloques universitaires. L’histoire de la recherche scientifique s’est néanmoins accompagnée d’autres types de production et indissociablement d’autres modes de communication, et ce, dès le siècle des Lumières lorsqu’ont été créés les premiers musées d’histoire naturelle (Rasse, 2001). Le processus d’autonomisation de la science, engagé à la fin du xixe siècle, est par exemple allé de pair avec une intense activité de « vulgarisation », terme qui en français met l’accent sur le peuple qu’il convient d’éduquer (Jeanneret, 1994)[1] : développement des musées et des expositions scientifiques, création de dispositifs pédagogiques, cycles de conférences, développement d’une presse spécialisée… Mais la vulgarisation scientifique, qui « s’inscrit dans un régime de savoir qui valorise l’autonomie des sciences tout en les plaçant sous tutelle des États qui les financent et les orientent » et assigne les citoyens et les citoyennes a un rôle passif (Bensaude-Vincent, 2010 : 27), a laissé place à partir des années 1970 à des tentatives fragmentées de formuler des relations plus démocratiques entre la science et le public dont témoignent les notions de « culture scientifique et technique » puis de « médiation scientifique » en France, de « Public Understanding of Sciences » en Grande-Bretagne, tandis que s’amorce un tournant contemporain vers une science citoyenne (Chavot et Masseran, 2010).

En sciences sociales, des chercheurs et des chercheuses se sont engagés dans des productions attentives à l’élargissement du public depuis déjà plusieurs décennies, à l’instar des enquêtes anthropologiques restituées par des films, ouvrages, récits en direction d’un public plus vaste[2] ; parfois aussi, ce sont des artistes qui se sont emparés des résultats de recherches pour les réinterpréter, comme dans le cas des adaptations théâtrales des Héritiers ou de La misère du monde[3]. Ces dernières années, les productions tendent à se diversifier. Ce mouvement n’est pas sans lien avec l’attention grandissante et critique portée aux questions des rapports entre sciences et société et de l’utilité sociale de la recherche. Alors que les chercheurs et les chercheuses s’essaient à d’autres modèles d’écriture sous forme de narrations (Sociologie et sociétés, vol. 48, 2016 ; Overnay et Laé, 2021), de récits de voyage (Bacqué, 2019), de pièces de théâtre (Boltanski, 2018 ; Wateau, 2016), d’expositions (Latour, 2020) ou de conférences gesticulées (Friot, 2019), et que, de manière parallèle, les pratiques littéraires connaissent un « tournant ethnographique » (Demanze, 2019 : 32), les collaborations entre chercheurs et chercheuses, journalistes, écrivains et écrivaines, artistes et dessinateurs et dessinatrices se développent (Boltanski et Boltanski, 2006 ; Hoyez et Jarno, 2022 ; Latour et Hermant, 1998 ; Montaigne, Pinçon et Pinçon-Charlot, 2013). Une démarche d’hybridation entre productions scientifique et artistique est désormais encouragée par le CNRS[4]. Ce type de circulation va au-delà de la communication des résultats de la recherche à des publics élargis : il peut participer, in itinere, à orienter le processus de la recherche, en particulier en reconnaissant et intégrant la dimension sensible et émotionnelle de l’analyse (Latour, 2021), mais aussi à prolonger la recherche.

Nous saisirons cette dynamique à partir du cas spécifique de la recherche participative « Pop-Part, les quartiers populaires au prisme de la jeunesse », composante du partenariat de recherche collaborative et comparative TRYSPACES[5]. Cette recherche nous[6] a conduits à travailler durant quatre ans dans dix quartiers franciliens dans un collectif de recherche associant une quinzaine de chercheurs et de chercheuses, une centaine de jeunes de quartiers populaires et une quinzaine de spécialistes de la jeunesse, autour des pratiques et des représentations des jeunes de ces territoires. La question des productions a occupé une place centrale dans notre réflexion tout au long du processus, depuis l’écriture du projet soumis à l’Agence nationale de la recherche (ANR) jusqu’à aujourd’hui, alors que la recherche telle qu’elle avait été initialement définie est désormais terminée.

Schéma temporel du processus et des productions de la recherche

Schéma temporel du processus et des productions de la recherche

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Les spécificités d’une recherche participative en font un cas d’étude heuristique pour interroger la dialectique entre processus et productions de la recherche. Si les recherches participatives sont très diverses dans leurs objectifs comme dans leurs formats (Bacqué et Demoulin, 2022), elles ont en commun de « changer le processus habituel de production de connaissances, en y faisant contribuer des personnes ou groupes dont ce n’est habituellement pas le rôle » (Deroubaix et De Coninck, 2013). Comme le relève Ève Lamoureux (2021), l’étape de la diffusion des résultats est alors

fondamentale dans la recherche participative, et souvent exigeante, du moins pour les chercheur·e·s qui doivent une fois de plus sortir de leur zone de confort, créer avec d’autres des formats de diffusion ou de transfert de connaissances innovants pourront servir concrètement aux milieux et être facilement appropriables par leurs acteurs et actrices, et enfin s’assurer d’une diffusion dans le milieu académique.

Parce qu’il inclut dans son processus de fabrication des non-universitaires, ce type de recherche interroge non seulement la coupure entre scientifiques et profanes inhérente au processus d’autonomisation de la science et à son corollaire, la vulgarisation scientifique, mais invite aussi d’emblée à réfléchir le rapport inégal à l’écrit des chercheurs et chercheuses non professionnels et à penser des processus de restitution des résultats qui leur font une place. Comment procéder pour ce faire ? Quelle est la place de chacun et de chacune dans ce processus ? Qui participe ou ne participe pas, et pourquoi ?

Tout au long de la recherche, notre ambition participative nous a amenés à multiplier les manières de construire et restituer ses résultats : cet objectif a nourri des productions diversifiées qui ont elles-mêmes en retour alimenté la recherche. C’est cette boucle que nous proposons d’explorer. Partant du principe que les productions issues d’une recherche donnent à voir des résultats tout en orientant le travail analytique, nous faisons l’hypothèse qu’il existe une relation dialectique entre les productions issues de la recherche et le processus même de recherche. Comment la définition et la mise en oeuvre d’une recherche viennent-elles orienter les productions qui en sont issues ? Inversement, comment les productions issues d’une recherche participent-elles à l’orientation de son processus et de ses questionnements ?

Pour la clarté de l’exposé, nous avons distingué trois types de productions que nous présenterons successivement, mais qui correspondent à des temporalités articulées.

(1) Les productions participatives destinées à un large public associent au maximum l’ensemble des protagonistes de la recherche tout au long de son processus. Dans le cas de notre recherche, elles prennent la forme d’un ouvrage, Jeunes de quartiers. Le pouvoir des mots (Bacqué et Demoulin, 2021), articulé à un site internet compagnon dont les objectifs ont été profondément remaniés au cours de la recherche.

(2) Les productions issues de collaborations avec des partenaires extérieurs à la recherche (une troupe de théâtre, une documentariste, des journalistes…) reposent sur des interprétations et des traductions de la recherche qui non seulement participent à l’élargissement du public mais aussi à un prolongement de l’analyse, dès lors que d’autres personnes s’en saisissent et se l’approprient.

(3) Les productions académiques (articles, numéros de revue, communications scientifiques…) s’appuient sur une analyse collective mais n’ont été rédigées que par les seuls chercheurs et chercheuses, en direction de leurs pairs et en respectant les normes scientifiques, par un effort de mise en retrait de la dynamique collective.

1. les productions « participatives » et leurs remodelages

Le projet Pop-Part était porté par l’idée de faire de la recherche avec les personnes concernées, et de construire pour cela une « communauté de recherche » élargie (Nicolas-Le Strat, 2014) associant jeunes, professionnels et professionnelles de la jeunesse et chercheurs à toutes les étapes du processus. Cet objectif a représenté un fil directeur du processus de recherche qui a conduit dès le départ à envisager des productions participatives hybrides, incluant l’ensemble des protagonistes, afin de conserver leur investissement dans toutes les phases de la recherche et mobilisant des supports diversifiés susceptibles de jouer sur une gamme élargie d’expériences (découverte, exploration, réflexivité, émotions…). Il en allait de la crédibilité de la recherche et des chercheurs et chercheuses auprès des jeunes comme des professionnels et professionnelles, dont beaucoup associaient la recherche en sciences sociales au pillage de leurs représentations, témoignages ou éclairages au service exclusif des carrières académiques, sans autre retour ni droit de regard. Les « livrables » prévus dans le projet initial et qui ont représenté la feuille de route originale de la recherche[7] consistaient, outre des articles scientifiques, en trois produits hybrides : une plateforme collaborative « CommonsPop » (1.1) ; un vidéoguide par quartier (1.2) ; et un ouvrage collectif (1.3). Chacun d’eux a été reconfiguré dans la dynamique de la recherche : en s’en saisissant, les différents protagonistes les ont transformés de concert, en même temps qu’ils et elles prenaient part au processus de recherche et devenaient acteurs et actrices de son orientation.

1.1 D’une plateforme collaborative à un site compagnon

La création et l’alimentation d’une plateforme collaborative « CommonsPop » (sous licence creative commons) constituaient le premier « livrable » annoncé. Conçue comme un outil de partage entre les jeunes de chaque quartier puis des différents quartiers, ouvrant ainsi la possibilité de regards croisés, cette plateforme devait être alimentée au cours et à l’issue des ateliers par les matériaux produits par les jeunes (témoignages, photographies, vidéos, vidéoguides, écrits…) et les commentaires qu’ils et elles en feraient en ligne. L’objectif était ambitieux puisque cette plateforme était conçue à la fois comme outil de production, de partage et d’archivage de données mobilisant différentes représentations des territoires de la recherche, comme outil de discussion entre jeunes et plus largement comme dispositif de valorisation et de contribution au débat. Enfin, elle s’inscrivait dans une perspective de reproductivité et d’appropriation de la démarche dans de nouveaux territoires à travers la création d’un outil numérique participatif.

Cette proposition avait été construite en amont du projet dans le cadre de séminaires associant des professionnels et professionnelles à la proposition de recherche, et en collaboration étroite avec une association d’éducation populaire et d’insertion par l’activité économique spécialisée dans la culture numérique, l’un des partenaires de la recherche. La plateforme devait être viable au moment du lancement des ateliers, de façon à ce que jeunes et partenaires puissent s’en emparer, la nourrir et la faire vivre. L’association n’est pas parvenue à élaborer l’outil attendu, sans doute par manque de compétences en son sein, et a déclaré forfait après des atermoiements qui se sont prolongés durant la phase de terrain. La plateforme interactive imaginée s’est ainsi réduite à un site de stockage des productions réalisées par les jeunes.

Ce premier échec nous a conduits à réduire fortement les ambitions numériques et collaboratives du projet initial. Un nouveau site, compagnon de l’ouvrage Jeunes de quartier, a été créé au moment du travail d’édition dans la perspective d’un large accès aux productions et aux résultats de la recherche, mais la dimension interactive et reproductible a été abandonnée. Le site reconfiguré répond à un objectif plus limité, celui d’une diffusion en ligne des multiples facettes de la recherche dans une logique d’open source[8]. Cette politique d’accessibilité, permise grâce à une collaboration étroite avec C&F éditions, demeure marginale dans les pratiques classiques des maisons d’édition ; contrairement à l’idée répandue, elle n’a pas nécessairement réduit l’acquisition de l’ouvrage[9]. Il reste cependant à mesurer ses effets en termes d’accès et d’appropriation des résultats de la recherche. Enfin, la dimension de stockage de données a été repensée dans le cadre d’une collaboration avec la bibliothèque La Contemporaine, dans une logique d’archivage et d’open data donnant un accès contrôlé aux matériaux de terrain[10], ce qui n’avait pas été envisagé en amont.

Le premier enseignement de cette expérience renvoie au faible outillage professionnel et matériel des chercheurs et des chercheuses et de leurs laboratoires pour le développement d’outils numériques « ouverts ». Parmi les interrogations suscitées en amont de la réalisation de la plateforme collaborative initiale, l’une était sa régulation, notamment dans le cas où des commentaires seraient autorisés. Sa durée et son support logistique et administratif ont aussi été posés. Autant de questions encore peu travaillées auxquelles les supports logistiques du laboratoire et de l’université ne sont pas en mesure de répondre. Par ailleurs, le fonctionnement de la recherche par appels à projet à temporalité courte formate le possible et limite les actions au long cours. Le deuxième enseignement est celui de la nécessaire intégration des futurs usagers et usagères dans la construction des outils, particulièrement dans le champ du numérique qui voit évoluer les usages très rapidement. Les échanges avec les jeunes au moment où le site était en construction ont montré qu’ils et elles privilégiaient des outils très maniables fonctionnant sur des cercles relativement restreints comme Instagram ou Snapchat aux sites et plateformes Internet (Husson et al., 2018). La recherche internationale TRYSPACES déjà évoquée montre les mêmes limites et fait apparaître de potentiels décalages entre les attentes et expérimentations des chercheurs et chercheuses et les pratiques numériques des jeunes. L’intégration précoce des jeunes dans la construction de la plateforme, nécessaire pour qu’ils et elles puissent s’en saisir, s’est heurtée à des logiques temporelles incompatibles (Kerivel, 2015) : celle de la recherche, contrainte par l’appel à projet, celle de l’association partenaire qui n’a pu développer la plateforme dans le temps imparti et celle des jeunes dont l’investissement est souvent articulé à un horizon défini. Cette difficulté à coordonner des temporalités éclatées a constitué un défi tout au long de la recherche (cf. schéma supra et encadré).

Ce rétrécissement de l’ambition de départ en termes de dynamique interactive prolongeant la recherche a ainsi répondu à la fois aux difficultés rencontrées par l’un de nos partenaires et à une adaptation aux usages des jeunes. Il a néanmoins fait émerger d’autres questions comme celles de l’archivage, de l’ouverture de la boîte noire de la recherche à un public élargi et de la mobilisation des outils numériques par les jeunes, l’une des notices de l’ouvrage collectif[11].

1.2 Des vidéoguides aux capsules vidéo

La réalisation de vidéoguides constituait le deuxième « livrable » annoncé dans le projet initial. Au cours des ateliers, les jeunes devaient réaliser un vidéoguide de leur quartier à partir de courtes vidéos filmées individuellement ou collectivement. Ces vidéoguides, consultables et téléchargeables à partir de la plateforme interactive et sur une application mobile, visaient à accompagner une visite virtuelle ou sur site par le biais de parcours commentés et documentés.

Il s’agissait de construire et de mettre en discussion des images plus étoffées et moins caricaturales des quartiers populaires à partir des regards des jeunes. « Faire filmer les participants s’inscrit dans une tradition de recherche participative qui vise à faire entendre les voix des inaudibles » (Schultz, 2011 : 171). Nous partions de l’hypothèse que ces voix seraient diverses, se compléteraient et se contrediraient, permettant d’ajouter des « couches » d’interprétation (Aralas, 2007). Comme l’avance Matthias Pepin en commentant une recherche également réalisée avec des jeunes : « Derrière cette idée de faire filmer les participants eux-mêmes, il y a donc un espoir, celui d’un accès inédit à leurs points de vue permettant d’atteindre un degré de compréhension de ce qu’ils vivent que d’autres méthodes pourraient difficilement permettre » (Pepin, 2014 : 171). C’est précisément le souhait de ne pas écraser la singularité des points de vue qui a fait que nous avons laissé de côté la réalisation de parcours à travers des vidéoguides.

Les jeunes ont bien réalisé des vidéos et celles-ci sont accessibles sur le site jeunesdequartier.fr ; des codes QR dans l’ouvrage permettent aussi d’en visionner certaines au gré de la lecture des notices. Mais ces vidéos ne proposent pas un parcours unique. Certaines constituent en elles-mêmes des parcours développant un point de vue sur la ville. D’autres ont pris la forme de fictions ou de saynètes de la vie quotidienne ou encore privilégient le témoignage. Les jeunes ont produit des « images actives » dans le sens où elles sont « créatrices de données nouvelles » et « un instrument détecteur de relations qui ne peuvent être saisies autrement » (Naville, 1966 : 158-168). Leurs vidéos sont indissociablement des productions et un processus de recherche qui s’est nourri des ateliers et d’un travail collectif. Si chacune permet de voir quelque chose de l’ordinaire des quartiers populaires, elle donne aussi des indications sur les représentations de son ou de ses auteurs et autrices, de même que sur leur diversité. Mais le processus de réalisation des capsules est en lui-même riche à analyser : qu’est-ce qui disparaît, est retravaillé ou n’aboutit pas ? Enfin, les « espaces interprétatifs » (Lester et Piore, 2004) au cours desquels les jeunes ont commenté ces vidéos, au sein d’un même quartier et par conséquent d’un territoire connu, mais aussi entre quartiers lors d’une rencontre réunissant l’ensemble des jeunes, ont représenté des temps forts de l’analyse collective réinvestis dans l’abécédaire comme dans les productions scientifiques.

1.3 D’un « voyage dans les quartiers populaires » à un abécédaire à plusieurs voix

La publication d’un ouvrage collectif représentait le troisième « livrable » annoncé dans le projet de départ. Il s’agissait initialement de proposer un voyage dans les quartiers populaires du Grand Paris, reprenant la présentation de tous les quartiers et des analyses transversales[12]. Paris Mosaïques, le guide sociologique de Paris de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2001), constituait l’une des références, mais en partant cette fois du regard et des analyses des jeunes. L’idée d’une écriture collaborative n’était pour autant pas formulée et le projet restait flou quant à la forme de l’ouvrage et aux modalités d’écriture.

C’est du travail de terrain, des modes d’organisation de la discussion entre et avec les jeunes et de leur investissement, qu’a émergé la forme de l’ouvrage. Lors de la première rencontre entre les jeunes des dix quartiers, nous leur avons demandé de choisir des thèmes, à partir d’une première liste élaborée sur la base des ateliers mais aussi de nos interrogations. À la suite de quoi, les jeunes ont demandé de programmer une deuxième rencontre pour approfondir ce travail. C’est alors qu’est née l’idée de l’abécédaire qui nous semblait une façon de rendre compte de la pluralité de leurs préoccupations, de la richesse de leurs discussions sans écraser la diversité de leurs points de vue et de leurs expériences. En outre, cette forme permettait de les associer plus étroitement à la rédaction et de faire cohabiter différents registres d’écriture.

Ce travail rédactionnel a demandé aux chercheurs et aux chercheuses de faire un pas de côté par rapport au mode d’écriture scientifique habituel. Nous nous sommes réparti les mots, selon nos centres d’intérêt, travaillant le plus souvent en groupe. L’écriture des textes des chercheurs et des chercheuses s’est appuyée sur un travail d’analyse classique des entretiens (mobilisant le logiciel MaxQda), des discussions d’ateliers et des vidéos. Sur plusieurs mots, nous avons organisé des séminaires entre chercheurs et chercheuses. L’écriture des textes a parfois été précédée d’une note de recherche, et même d’un article scientifique pour l’un des mots ; le passage d’un registre à l’autre a été tâtonnant. Un séminaire d’écriture a permis des mises en commun et discussions sur les contenus des notices de l’abécédaire mais aussi sur leur forme et sur le registre d’écriture : comment garder la rigueur de l’analyse scientifique dans une écriture accessible à un large public ? Comment entrer en résonance avec les textes des jeunes sans être en surplomb ? Cette réflexion s’est prolongée, avec l’appui de l’éditeur, par un travail sur la mise en forme de l’ouvrage : choix de la maquette, de l’iconographie, de la couverture, discussions interminables sur le titre, sur les signatures et les présentations des auteurs et des autrices, toutes questions qui restent souvent marginales dans le travail des chercheurs et chercheuses[13]. Mais ici l’objet livre prenait un autre sens, à la fois matériel et symbolique, à la fois production d’analyses scientifiques et destinées à un public large.

Au cours du processus de fabrication du livre, les chercheurs et les chercheuses ont ainsi tenu plusieurs postures : une posture d’appui auprès des jeunes et parfois des professionnels et professionnelles, une posture de partage de leurs analyses scientifiques, une posture d’édition dans la construction de la cohérence de l’ouvrage, du choix du graphisme et de l’iconographie avec la maison d’édition.

Si ce livre est bien un produit collaboratif, le processus d’écriture n’a pas suscité l’intérêt de l’ensemble des protagonistes de la recherche. Une première raison de ce rétrécissement du collectif d’écriture est la question du temps. Si le travail de terrain sous forme d’ateliers a été réalisé dans un laps de temps court relativement à la quantité d’activités menées (six mois environ), le temps de l’analyse et de l’écriture s’est autrement plus étiré et la crise sanitaire a contribué à le prolonger davantage.

Ce rétrécissement peut aussi s’expliquer par l’éloignement initial de certains jeunes de la culture de l’écrit associée à l’institution scolaire, source d’expériences négatives, et qui s’est traduit par des formes de mise en retrait. Un des enjeux était pourtant de ne pas perdre la parole des jeunes les moins à l’aise avec l’écriture, voire avec toute forme d’expression. Au cours des ateliers d’écriture, nous avons mobilisé plusieurs techniques, dont celle consistant à enregistrer la parole d’un jeune, à transcrire son propos en texte, à le lire et à le corriger avec elles et eux. Nous avons aussi décidé d’intégrer dans l’ouvrage des extraits de discussion et de débat, ou même des entretiens parfois anonymisés ou encore des présentations de parcours, afin d’élargir le cercle des contributeurs et contributrices.

La nature de l’ouvrage, conjuguée aux effets de la crise sanitaire a rendu difficile le débouché éditorial malgré l’accord préalable d’une maison d’édition reconnue. C&F éditions, spécialiste des questions numériques, a accepté d’accompagner ce projet et d’en réaliser le graphisme, dimension qui a pris une importance majeure. Sa faible capacité de diffusion a conduit les chercheurs et les chercheuses à investir cette dimension en pensant une diffusion « par le bas » et par les réseaux sociaux.

Définies en amont, en raison des contraintes inhérentes à la recherche sur appel à projet, les productions participatives initialement envisagées ont donc bien irrigué son processus, mais chacune d’elles a néanmoins été profondément remodelée, non seulement en raison d’aléas comme lorsqu’un partenaire s’est révélé défaillant, mais à travers la dynamique nouée au sein du collectif de recherche élargi aux jeunes et aux professionnels et professionnelles de la jeunesse. L’abécédaire Jeunes de quartier leur fait ainsi une place beaucoup plus grande que celle envisagée initialement. Dans le cas de la plateforme collaborative, le rétrécissement de l’ambition initiale à un site compagnon a ouvert le traitement de questions de prime abord négligées. Enfin, il est vite apparu que les capsules vidéo réalisées par les jeunes, en raison du travail réflexif et collectif qui s’y trouvait engagé, relevaient d’un processus de recherche, mais aussi de productions propres aux jeunes qui, souvent, se répondent d’un site à l’autre et auxquelles la constitution de vidéoguides par quartier n’aurait pas rendu justice. Non seulement la recherche participative montre que le régime de production scientifique gagne à l’élargissement de la communauté de recherche, mais que celui-ci gagne aussi à être croisé avec d’autres regards (2) sans pour autant renoncer à ses exigences propres (3).

2. les productions partenariales : prendre le risque de la réappropriation

La recherche participative comme théorie et méthodologie nous a incités à ouvrir la possibilité à des membres extérieurs au collectif de recherche de proposer leur propre lecture de la recherche de son processus et de ses résultats et, ce faisant, à accorder une place à d’autres formes de production, artistique, journalistique, documentaire… Nous souhaitions ainsi démultiplier les espaces de partage, de discussion et d’expression tout en permettant une traduction de la recherche différente de l’ouvrage collectif et potentiellement ouverte vers d’autres publics. Cela impliquait pour les chercheurs et chercheuses de prendre le risque du débat public en laissant à d’autres la possibilité de se réapproprier la recherche et de l’interpréter à leur manière. Ces productions ont parfois été entreprises par l’équipe de recherche, mais sans que celle-ci ait la main sur ce qui allait être généré ; dans d’autres cas, elles sont issues d’une sollicitation extérieure à laquelle nous avons répondu. Quelle que soit la configuration, un partenariat à géométrie variable s’est alors amorcé à l’instar de ce qui est décrit sur la mise en bande dessinée d’ouvrages de sciences sociales (Bouagga et al., 2016). Dans ce processus qui les dépossède partiellement, les chercheurs et chercheuses se retrouvent non plus seulement observateurs et observatrices mais aussi observés, non plus seulement auteurs et autrices d’analyses mais aussi objets d’analyses. Les productions qui en sont issues correspondent à des formes renouvelées de « mobilisation des connaissances ». Il s’agit moins, en effet, d’un processus de transformation des savoirs en actions concrètes ou de partage intense entre praticiens et chercheurs (Belleau, 2011)[14] que d’interprétations et de prolongements de la recherche participative par un documentaire sur la dimension participative du processus de recherche (2.1), la mise en scène théâtrale de l’ouvrage Jeunes de quartier (2.2) et une série de balados revenant sur quelques-uns des thèmes traités par la recherche (2.3). L’enjeu est ici la mise en débat de la recherche participative dans l’espace public dans des formats susceptibles de la questionner.

2.1 Donner à voir le processus de recherche

Un premier film, réalisé par une étudiante stagiaire dans le cadre de la recherche, a déconcerté les chercheurs et chercheuses et les professionnels et professionnelles car d’une part la démarche de la recherche ne s’avérait pas explicite, et d’autre part l’intention documentariste ou cinématographique de la réalisatrice leur échappait. Plusieurs spectateurs et spectatrices extérieurs à la recherche ont fait état des mêmes perplexités. Alors que le travail de terrain était achevé et l’ouvrage en cours de finalisation, nous avons proposé à la réalisatrice Géraldine Kouzan de concevoir un documentaire donnant à voir le processus de la recherche, à partir des rushs vidéo des différents moments de la recherche. Celle-ci a cependant réinterprété la commande en procédant par interviews de protagonistes de la recherche, associées à quelques photographies du terrain, produisant ainsi un documentaire rétrospectif en lieu et place d’un film donnant à voir la recherche en train de se faire.

Tourné dans un laps de temps très court (trois jours au mois de juin 2021), « Pop-Part 2017-2021, une recherche participative »[15] a opéré de facto une sélection des protagonistes sur la base de leur disponibilité : y ont participé les chercheuses présentes lors d’un séminaire d’écriture, les jeunes que nous avons pu mobiliser sur trois terrains (Clichy, Corbeil, Aubervilliers) ainsi que deux professionnels. Si ce documentaire a bien été entrepris à la suite d’une commande, il n’en demeure pas moins qu’il est une production autonome et personnelle de sa réalisatrice. Les extraits choisis, le fil narratif dû au montage donnent à voir d’autres facettes que celles mises en avant dans les discours : ainsi, si les jeunes et les professionnels sont filmés debout en extérieur, les chercheuses, elles sont elles assises, dans une pièce relativement neutre, montrant subtilement que les positions sont bien différentes. Par ailleurs, alors que pour les chercheurs et chercheuses, une des ambitions de la recherche participative porte sur l’empowerment des acteurs, les professionnels interrogés dans le film rappellent que leur parole n’est audible que parce que des chercheurs et chercheuses la légitiment, et revêtent alors pour eux le rôle de « porte-parole ». Il en va de même pour les jeunes : c’est moins les résultats de la recherche qui sont mis en avant que ce qu’elle a permis comme prise de parole individuelle et collective, et confrontation avec d’autres jeunes. Le film, qui constitue une bonne introduction à la recherche, n’adopte par ailleurs aucun point de vue critique.

2.2 D’un abécédaire à plusieurs voix à une pièce de théâtre chorale

La pièce de théâtre issue de l’ouvrage collectif a connu un cheminement particulier. Nullement prévue dans le projet initial, son idée a germé à l’automne 2019 lorsqu’il s’est agi de commencer à préparer le colloque, centré sur la méthode et les premiers résultats de la recherche, devant se tenir en juin 2020. Le souci de donner aux jeunes toute leur place durant ce colloque avait permis d’imaginer que certains d’entre eux et elles pourraient concevoir, mettre en scène et interpréter des textes de l’abécédaire, accompagnés dans cette démarche par un ou plusieurs spécialistes, mission que le KYGEL Théâtre[16] avait acceptée. Mais le week-end de travail programmé au printemps 2020 a dû être annulé du fait du confinement. Lorsque le projet a pu être relancé, les jeunes n’étaient plus disponibles et sa nature a dû évoluer : l’abécédaire a été confié à la troupe comme matériau afin d’en concevoir une pièce de théâtre. Le titre (Vivaces), la dramaturgie, la scénographie et la mise en scène ont été entièrement créés par la troupe qui a choisi les textes comme les articulations entre les extraits retenus. C’est ainsi que la question des luttes collectives pour faire reconnaître les violences policières a été mise en scène avec emphase, alors qu’elle n’est pas prépondérante dans l’ouvrage. L’incarnation des textes et l’expression orale des acteurs et des actrices révèlent des émotions (colères, rires, doutes…) que la lecture seule occulte en partie. Résolument travaillée à partir des textes des jeunes, la pièce met également en scène — de manière outrée, donc comique — l’ambivalence du positionnement des chercheurs et des chercheuses ou tout au moins de celles et ceux qui interrogent et s’interrogent sur « les jeunes des quartiers populaires ». Elles et ils paraissent, à partir des questions qu’elles et ils se posent et posent aux jeunes, intrusifs lorsqu’elles et ils veulent être « au plus près des pratiques des jeunes », décalés lorsqu’ elles et ils sont trop théoriques, au risque que leur parole étouffe celle des jeunes. C’est ainsi qu’une scène donne à voir les chercheurs et les chercheuses mitraillant une jeune de questions auxquelles elle n’a pas le temps de répondre… La pièce n’évite pas non plus de rappeler que celles et ceux qui interrogent n’appartiennent pas aux mêmes milieux sociaux que les jeunes, comme lorsque les questions posées le sont sur un ton ampoulé par des personnages « mondains » esquissant des pas de danse sur un air de musique savante. Le discours sur la symétrie des positions à laquelle aspire la recherche participative est ainsi remis en cause, ce qui n’a pas manqué de déranger certains chercheurs et chercheuses.

Comme le film documentaire, la pièce de théâtre est alors une interprétation de la recherche et de ses résultats qui échappe aux chercheurs et aux chercheuses. Cette perte de contrôle a d’ailleurs fait l’objet de discussions entre chercheurs et chercheuses lors d’une lecture commune de la première proposition de la dramaturge, attestant des inquiétudes concernant la liberté de réinterprétation laissée à la troupe. Certains et certaines, en raison de leur habitus professionnel valorisant l’analyse, ont également eu des difficultés à comprendre la logique de la dramaturgie, à entrer dans un autre type d’expression laissant place aux émotions. Les échanges rendaient compte de la peur du dessaisissement et de la crainte que la pièce transmette un message non conforme aux intentions de la recherche, à sa démarche, à ses résultats. L’expression des appréhensions et leur apprivoisement ont néanmoins permis de laisser la troupe opérer ses choix de textes, d’écriture théâtrale, de mise en scène et de jeu d’acteurs et actrices en vertu du fondement même du projet : proposer d’autres visions et points de vue sur la recherche.

La pièce de théâtre, jouée lors de la journée de clôture de la recherche avec les jeunes, a suscité une forte adhésion de leur part, alimentée en partie par l’émotion ressentie en entendant ses propres mots repris sur scène et, au-delà, par la justesse des textes et de leur interprétation. Jouée plusieurs fois dans des théâtres de communes populaires et auprès de publics scolarisés et professionnels, elle constitue un outil précieux pour ouvrir des débats alimentés par les témoignages du public.

2.3 Des notices de l’abécédaire à une série de balados : une tentative de prolonger la recherche

Dans le même esprit de partager le « micro », une série de balados en six épisodes a été produite par The Conversation France[17], média indépendant en ligne qui oeuvre à la diffusion des résultats de la recherche scientifique au grand public. Construits sur le concept d’une conversation, ces balados proposent d’aborder, voire de développer, certaines des analyses produites dans l’abécédaire, de poursuivre l’échange de points de vue entre les protagonistes de la recherche, et c’est en ce sens qu’ils s’éloignent d’une démarche de vulgarisation ou même de médiation de la recherche. Comme pour la pièce de théâtre, la proposition a été discutée par les chercheurs et les chercheuses, entre intérêt pour partager la recherche, investir de nouveaux espaces de débat, et appréhender une incompréhension des messages communiqués et des analyses effectuées, voire craindre une possible dépossession, renforcée par le fait que les chercheurs et les chercheuses en sciences sociales sont nombreux à avoir intériorisé l’analyse sur l’emprise du journalisme (Bourdieu, 1991).

Les « scénarios » des balados ont été construits par l’équipe de The Conversation France et, si les intervenants et les intervenantes en ont bien pris connaissance et les ont validés, le montage final a été opéré par les journalistes sans autre aller-retour. Les chercheurs et les chercheuses ont néanmoins pesé sur certains épisodes. C’est ainsi que celui sur la violence, auquel tenaient les journalistes et objet d’une entrée de l’abécédaire, a été négocié et entièrement repensé : aucun des chercheurs et chercheuses ayant travaillé sur ce thème n’était disponible ou volontaire pour l’enregistrement tandis que les réticences d’une autre l’empêchaient de répondre à la commande. In fine, l’épisode s’est centré sur la mémoire et l’actualité des révoltes urbaines de 2005 en écho à une autre entrée de l’abécédaire (« Zyed et Bouna »). Celle-ci, rédigée par la chercheuse, correspondait mieux à ses centres d’intérêt, son travail actuel prolongeant la recherche Pop-Part sur cette question et le balado venant à point pour la nourrir. Dans l’épisode consacré à la question du genre, c’est l’ensemble d’une séquence qui disparaît au montage dès lors que la chercheuse interroge la proposition de la journaliste. Celle-ci contestait l’absence de traces, dans l’ouvrage, des transmissions féministes de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, mouvement qui l’avait fortement marquée durant sa jeunesse. Lors de l’enregistrement, elle choisit un extrait sonore issu de cette marche où l’on entend le refus d’une marcheuse de manifester à côté d’une femme voilée, faisant ainsi réagir la chercheuse sur l’extrait retenu. Cette dernière se limite à faire le constat que les jeunes participantes à la recherche n’ont jamais évoqué durant les ateliers et les entretiens la marche pour l’égalité et contre le racisme et que le fragment audio choisi apparaît à rebours des expressions actuelles. Le montage final fera l’impasse sur cette séquence qui atteste à la fois de l’engagement personnel des journalistes dans la réalisation des balados et de la capacité des chercheurs et des chercheuses à ne pas déborder les résultats de la recherche.

Par ailleurs, dans l’ensemble des six épisodes, les extraits conservés au montage montrent une tendance de cette série aux trajectoires singulières des jeunes interviewés au détriment de la valorisation d’une réflexivité sur leurs pratiques et représentations, que les ateliers de la recherche participative avaient favorisée et développée et que les entretiens avaient permis de prolonger. Leur construction, dès le scénario et puis renforcée au montage, place les jeunes dans une posture narrative centrée sur leur personne, et les chercheurs et les chercheuses dans une posture d’éclairage des propos des jeunes, qui reconstitue des asymétries que la recherche participative avait pour ambition de réduire. C’est néanmoins un jeune, certes l’un des plus âgés et des plus diplômés ayant participé à la recherche (32 ans et titulaire d’un master 2), qui tente de contrer ce format. Interrogé sur les moments où il se sent discriminé à cause de son nom, de sa religion ou de la couleur de sa peau, celui-ci rétorque : « Je n’ai pas envie de répondre de manière personnelle ». Ici ou là pourtant s’amorce un dialogue fragile entre protagonistes de la recherche qui prend le contrepied du scénario, prolonge la recherche, surprises éphémères que le montage final donne à entendre.

Ces productions partenariales ont toutes en commun d’abandonner le registre de l’écrit au profit de médias diversifiés : documentaire audiovisuel, spectacle vivant théâtral, dialogue audio. Toutes échappent, quoiqu’inégalement, à la recherche et procèdent d’un cheminement partiellement autonome. Le documentaire veut favoriser le retour réflexif des différents partenaires de la recherche, mais les propos en renvoient une vision enchantée que seul le choix des décors vient interroger. De son côté, la pièce de théâtre fait la part belle aux textes des jeunes. La dramaturgie et la scénographie produisent une émotion qui donne force à leurs questionnements, leurs révoltes, leurs incertitudes tandis qu’elle invite à interroger l’ambition participative des chercheurs et des chercheuses, et leur souhait de réduire les asymétries initiales de statut. Enfin, la conception même de la série de balados reproduit sans les interroger ces mêmes asymétries tandis que la contestation du cadre établi émerge d’un jeune. Néanmoins, ces productions, que les chercheurs et les chercheuses et quelques professionnels et professionnelles mais aussi jeunes accompagnent, constituent des médiations qui démultiplient la place de cette recherche dans l’espace public, permettent de mieux comprendre les résultats qui font d’emblée sens et ceux qui font débat, et, ce faisant, ouvrent sur de nouveaux questionnements. Leur accueil et les échanges qui les accompagnent participent intégralement au processus de réflexivité inhérent à toute démarche de recherche et contribuent à enrichir les productions académiques dont cet article constitue un exemple.

3. les productions académiques : vers un rétrécissement du collectif de recherche

Enfin, notre recherche a donné lieu à une série de productions académiques classiques, dont certaines sont encore en cours et d’autres à venir. Dès le dépôt du projet auprès de l’Agence nationale pour la recherche et conformément au cadrage de l’activité de recherche et de son séquençage en une série de tâches, nous proposions au titre de la dissémination des résultats « l’organisation de panels à deux congrès internationaux, la publication de deux dossiers thématiques dans des revues à comité de lecture (une francophone et une anglophone) et de différents articles scientifiques dans des revues disciplinaires, portant soit sur des terrains, soit sur des thématiques spécifiques traitées dans la recherche »[18]. Cette étape permet la mise en discussion et la validation des résultats par les pairs et constitue un passage nécessaire pour la reconnaissance des chercheurs, chercheuses et l’évolution de leur carrière.

La réalisation de productions scientifiques n’a toutefois pas été une tâche prioritaire, a contrario de ce que l’on observe habituellement dans une recherche académique classique où le processus de médiation vers un public élargi consiste à rendre accessibles des résultats déjà validés par les pairs. Ce sont les productions participatives qui ont longtemps retenu notre attention pour les raisons exposées plus haut. Cela n’a pas été sans susciter l’impatience de quelques collègues qui, bien qu’enthousiasmés par les productions participatives, nous enjoignaient de nous atteler à des publications académiques[19], signe que la production scientifique continue à être gouvernée par le paradigme de la rupture épistémologique entre scientifiques et profanes et que la « vraie » science est encore largement considérée comme étant celle qui figure dans les productions académiques[20]. Pourtant cette production qui s’appuie en partie sur une analyse commune (3.1.) se heurte aux difficultés de la coécriture (3.2) et ce n’est qu’au sein d’espaces intermédiaires comme les séminaires et les colloques, où la place des jeunes et des professionnels et professionnelles peut être négociée et parfois même attendue, que le dialogue peut être relancé (3.3).

3.1 Trouver les moyens d’analyser ensemble

En raison du choix même de privilégier les productions participatives, le travail analytique a d’abord été exécuté tout au long des ateliers réalisés avec les jeunes, en séance et dans les débriefings conduits avec les professionnels et les professionnelles à l’issue de chacun d’eux, puis de manière plus formalisée dans la perspective de l’ouvrage collectif à plusieurs voix. Ce n’est qu’une fois les écrits destinés à cet ouvrage consolidés que l’équipe de chercheurs et de chercheuses a repris et parachevé les analyses dans la perspective de publications à destination du champ académique.

Dès ses prémices, le travail d’analyse a d’emblée rendu prégnantes un certain nombre d’interrogations autour de la possibilité d’articuler productions participatives et académiques. Nous avons relevé deux difficultés principales : la mobilisation d’un corpus de références théoriques et la mise en oeuvre d’un protocole de traitement de données. Nous avons donc réfléchi, chemin faisant, à la manière de faire dialoguer savoirs scientifiques et savoirs d’expérience, lesquels ont aussi une dimension analytique, et de permettre des circulations et des moments de partage ou de passage d’un savoir à l’autre : des temps de lecture collective de comptes-rendus des ateliers qui s’étaient tenus avec les jeunes, des séminaires au cours desquels des chercheurs et des chercheuses présentaient des analyses auxquelles réagissaient les professionnels et professionnelles… Nous n’avons pour autant pas échappé à la réintroduction d’une certaine asymétrie entre les protagonistes issus du milieu académique et les autres. Celle-ci s’est révélée particulièrement saillante au moment de l’analyse des entretiens auxquels nous ne pouvions pas laisser les professionnels et professionnelles ni les jeunes accéder, au risque de rompre le pacte d’anonymisation conclu avec les jeunes au moment de l’entretien. Là encore, des débats serrés ont eu lieu avec certains professionnels et professionnelles qui faisaient à juste titre remarquer que ce pacte trahissait des automatismes archaïques dans les pratiques des chercheurs et des chercheuses dont la recherche participative gagnerait à se débarrasser ou tout au moins à les questionner. On sait en effet depuis longtemps que la situation d’entretien n’est pas réductible à un colloque singulier entre le chercheur ou la chercheuse et la personne enquêtée, mais qu’elle se nourrit d’une tension permanente entre une invitation à la confidence (non-engagement de la personne enquêtrice ou posture de neutralité bienveillante ; garantie d’anonymat) et une prise de parole publique en raison de la présence du magnétophone, tension dont Hélène Bézille (1985) montre que les personnes enquêtées sont conscientes[21].

La production d’une analyse scientifique et l’engagement pris au moment des entretiens nous ont donc amenés à réajuster le cadre de la production de la recherche : nous avons donc analysé ensemble, mais dans des rôles différents, ajustés à nos compétences professionnelles et à nos centres d’intérêt respectifs. Si cela peut être considéré comme un rétrécissement par rapport aux ambitions initiales, la richesse des échanges nous pousse cependant à conclure que ce rétrécissement est à relativiser. Il correspond davantage à une redéfinition des postures au fil des phases de la recherche.

3.2 Publier des articles scientifiques : face à l’impossible co-écriture

L’horizon participatif maintenu au maximum, des premières phases de la recherche aux productions participatives comme partenariales, s’est évanoui au moment de l’écriture des productions académiques, les professionnels et professionnelles comme les jeunes étant, à une exception près, absents de cette phase.

Ce processus de clôture sur le champ académique s’explique d’abord par un constat, celui de l’impossibilité de véritablement co-écrire un article scientifique avec des personnes qui ne détiennent pas les codes de ce type d’écriture. Godrie et al. (2020) expliquent par exemple à propos d’un programme de recherche participative sur la pauvreté au Québec :

il ressortait de nos échanges avec les personnes non universitaires de notre groupe qu’il ne leur serait pas demandé d’écrire des parties d’article, ce qui était jugé comme un fardeau injuste puisque, à l’inverse des universitaires, elles n’étaient pas payées pour le faire, n’avaient pas la formation aux codes de l’écriture scientifique et ne disposaient pas du temps suffisant à consacrer à cette tâche.

En conséquence, pour l’article en question, « le premier auteur de l’article a préparé une version de travail pour les co-auteur.e.s. Cette proposition a été corrigée, améliorée et validée collectivement. » Ailleurs, la revue Participations a consacré un numéro aux relations acteurs-chercheurs de la participation (2016) dans lequel les articles ont été co-écrits par des chercheurs et chercheuses et des professionnels et professionnelles. Mais l’introduction du numéro précise que les articles

ne répondent pas pour la plupart aux canons de l’article universitaire traditionnel. Écrits à la première personne, sur un mode délibérément subjectif, ils mêlent le récit d’une ou de plusieurs expériences de collaboration entre acteurs et chercheurs avec des éléments de montée en généralité, des pistes analytiques visant à répondre aux questions que le colloque a permis de soulever.

Une co-écriture complète d’articles scientifiques respectant les canons du genre semble ainsi impossible. Prenant acte des différentes expériences, nous avons pour notre part décidé que les chercheurs et les chercheuses écriraient seuls les articles académiques, en s’appuyant sur les analyses coproduites pour l’écriture de l’ouvrage collectif. Les articles en constituent en effet tous des prolongements.

Toutefois, pour que soit reconnue la place de tous les protagonistes de la recherche dans ces écrits, nous avons mené une réflexion sur la manière dont seraient signés ces articles. En lien avec l’inflation des procédures d’évaluation, l’enjeu de la signature prend une place de plus en plus centrale dans le monde académique. Dans les publications collectives, l’ordre des signataires traduit des négociations, des tensions et des justifications où des valeurs morales se conjuguent à des représentations de la division du travail scientifique et aux formes plus ou moins verticales ou horizontales prises par la recherche collective (Pontille, 2020), quand bien même une grande partie des sciences sociales françaises demeure attachée à l’ordre alphabétique.

Selon Sarna-Wojcicki et ses collègues (2018),

la question “Qui se trouve être un auteur ?” en implique une autre : [“Q]ui voit son savoir reconnu et sanctionné là où, du moins pour la plupart des universitaires, cela compte le plus ? [”] L’autorat des publications scientifiques est sans doute l’étalon de valeur le plus largement reconnu dans le monde académique et un révélateur de qui est reconnu professionnellement comme scientifique.

Dans les recherches participatives en particulier, ces personnes estiment que

la manière dont les chercheurs participatifs reconnaissent les contributions de leurs collaborateurs non universitaires à des articles de revues scientifiques est cruciale pour saisir comment le pouvoir, le crédit et l’autorité sur le savoir sont partagés en pratique.

Godrie et al. (2020) considèrent qu’une signature qui ne serait pas uniquement le fait de chercheurs et chercheuses académiques permettrait d’aller en partie contre l’« injustice épistémique » (Fricker, 2007). Nous avons pour notre part fait le choix d’apposer une signature collective à ces productions. Il s’est agi d’indiquer en premier lieu le nom des auteurs et autrices ayant effectivement écrit l’article, et de le faire suivre de la signature « Collectif Pop-Part », qui comprend l’ensemble des protagonistes de la recherche. Apposer cette seule signature collective et donc faire complètement disparaître les noms des rédacteurs et rédactrices des articles académiques présentait le risque de les pénaliser ainsi que leur laboratoire, lors des processus d’évaluation scientifique, ce qui atteste du poids pris par ces procédures dans le milieu académique. Cette signature hybride et double, à la fois individuelle et collective, à défaut d’être satisfaisante, évite d’invisibiliser le travail collectif de recueil des données et d’analyse, sans lequel les articles n’auraient pas pu voir le jour. Il convient cependant de noter que plusieurs revues se sont montrées réticentes relativement à cette signature collective ne rentrant pas dans les cadres traditionnels, voire l’ont refusée.

Une série d’articles thématiques ont ainsi été publiés ou sont en cours d’écriture. Ils viennent directement prolonger des chapitres de l’ouvrage collectif comme « Grands/petits » (Salane et Brito, 2021), « Confinement » (Demoulin et Collectif Pop-Part, 2021), Religion (Bellavoine et al., 2021), « Changement urbain » (Demoulin et al., 2022), « Avenir » et « Études » (Demoulin et al., 2022), un numéro d’Agora/débats jeunesses qui porte sur le(s) « nous » des jeunes de quartier. Ainsi, l’entrée par les « mots », décidée avec les professionnels et professionnelles et les jeunes durant le processus de recherche, a constitué un fil directeur des productions jusqu’aux articles académiques validés par les pairs, faisant apparaître tout ce qui est redevable au processus de recherche et à l’analyse collective engagée en parallèle.

Enfin, la production d’articles scientifiques sur la méthodologie adoptée occupe un créneau à part. Au cours de la recherche, des temps ont été dédiés à la mise en discussion de la place de chacun et chacune dans le processus. Ils visaient d’abord à garantir une posture réflexive afin d’ajuster autant que nécessaire la méthode pour atteindre les objectifs que nous nous fixions en marchant. Ils ont notamment pris la forme de séminaires (dont certains en résidence) entre chercheurs et chercheuses et professionnels et professionnelles dès le lancement de la recherche et de moments d’évaluation à chaud à la fin des ateliers par quartier et interquartiers, avec les jeunes et les professionnels et professionnelles. Cependant, ils n’ont pas fait l’objet d’un chapitre dans l’ouvrage collectif. Sur cette question, la rédaction collective et participative n’a pas été plébiscitée comme une priorité ou un incontournable. Le mot « recherche » figurait dans la première liste des « mots » de l’abécédaire, mais il en a finalement été écarté : le choix a été fait de restituer les grandes lignes de la démarche dans l’introduction de l’ouvrage. Les productions académiques sur ce sujet (Demoulin, 2019) constituent dès lors une réflexion épistémologique produite du point de vue des seuls chercheurs et chercheuses. Elles ont néanmoins demandé une élaboration intellectuelle qu’il s’est avéré compliqué à mener de front avec la conduite de la recherche. Ainsi, nous avons commencé l’écriture d’un article sur « la recherche au défi de la participation » (Bacqué et Demoulin, 2022), alors que la recherche était encore en cours, et ne l’avons terminée que deux ans plus tard, une fois l’ouvrage collectif envoyé à l’impression.

3.3 Relancer le dialogue : les séminaires et les colloques comme outils d’intermédiation ?

Si l’écriture académique s’est traduite par le repli de la communauté de recherche sur les seuls chercheurs et chercheuses académiques, les séminaires et les colloques, parce qu’ils autorisent la présentation et la discussion d’analyses en cours, se montrent plus ouverts à la présence des jeunes et des professionnels et professionnelles : les présentations à plusieurs peuvent y trouver une place, voire sont requises lorsque la recherche se revendique participative. Si les chercheurs et les chercheuses s’y présentent seuls, ils et elles sont en butte à une critique d’incohérence quand bien même l’emploi du temps des jeunes et des professionnels et professionnelles n’autorise pas aisément leur participation, leur disponibilité relevant le plus souvent du bénévolat. Au-delà, certaines manifestations scientifiques proposent en leur sein des sessions, des ateliers ou des groupes de travail ouverts aux communications hybrides et encouragent la présence de chercheurs et chercheuses non académiques. Il en est ainsi du Festival Raison d’Agir, auquel nous avons participé en 2022 pour une communication associant une chercheuse et deux jeunes. Ce festival s’attache à « associe[r] chercheurs, créateurs, militants et étudiants, afin de mener une réflexion collective sur les débats politiques contemporains et ainsi d’y prendre part »[22].

Au moment de concevoir le temps de clôture du projet de recherche, notre souhait initial était d’organiser une journée de restitution qui concilierait dans un même espace-temps la célébration des productions participatives et l’état des réflexions académiques. Les reports liés à la situation sanitaire et des échanges avec les membres du conseil scientifique ont permis de mettre en évidence la difficulté de l’entreprise : comment répondre à la pluralité des objectifs en fonction des attentes des différents publics conviés ? Comment discuter des analyses produites avec d’autres chercheurs et chercheuses et faire résonner l’articulation de ces analyses avec le travail des professionnels et professionnelles ? Comment accorder aux jeunes et à leur réflexivité toute la place qui leur est due, et ce, dans un format dans lequel ils et elles puissent se reconnaître ? Nous avons alors décidé de dissocier les objectifs de restitution des productions participatives et partenariales (journée du 2 octobre 2021) et les objectifs de restitution scientifique (colloque des 29 et 30 juin 2022). La journée du 2 octobre a constitué un point d’orgue de la restitution de la recherche participative : en donnant la parole aux trois composantes de la recherche, en permettant l’expression des regards extérieurs tant de chercheurs et chercheuses, de professionnels et professionnelles de la jeunesse et de la politique de la ville, de jeunes venus avec des camarades, et en restant accessible à tous. De la même manière que les articles scientifiques permettent de s’inscrire dans les débats académiques, la volonté d’organiser un colloque scientifique dans lequel n’interviendront quasiment que des chercheurs et chercheuses répond à l’exigence de la mise en discussion de la méthode et des principaux résultats de la recherche par les pairs dans le format classique du colloque scientifique. Ce choix, désormais assumé, a permis l’échange scientifique et la validation de la recherche dans le registre professionnel des chercheurs et des chercheuses. Pour autant, cette dissociation n’est pas satisfaisante, le débat se déroulant sans l’ensemble des protagonistes de la recherche. Si le public témoignait du maintien d’une certaine forme de porosité en raison du grand nombre de personnes présentes ne relevant pas du milieu académique, ces dernières n’ont pas manqué de faire part de cette contradiction.

conclusion

Participative, la recherche élargit considérablement la nature et le contenu des productions réalisées et cet élargissement conteste, en le bouleversant, le schéma séquentiel usuel où la valorisation des résultats arrive en bout de course et privilégie les arènes académiques et scientifiques avant une éventuelle traduction vers un public de non-spécialistes. Parce que les productions participatives hybrides ont été conçues comme un outil d’enrôlement des chercheurs et chercheuses non académiques, ce sont elles qui ont mobilisé le collectif de recherche dès ses débuts et ont, sans doute plus que les autres, orienté le processus de recherche tout en ne cessant de se reconfigurer au gré de la dynamique participative.

Ce processus a favorisé des circulations entre la recherche et ses productions. Ces dernières ont dès le départ accompagné la recherche, se sont transformées chemin faisant, et elles continuent encore aujourd’hui à être travaillées. Les orientations prises par la recherche ont de leur côté fait bouger la nature des productions qui constituent une constellation ; chacune présente une partie des résultats et ce n’est qu’en les saisissant conjointement que l’on peut appréhender l’ensemble de la recherche. Elles donnent à lire, entendre et regarder des savoirs qui ne sont pas de même nature mais ne sont pas pour autant hiérarchisables. Ces savoirs se répondent et s’enrichissent mutuellement. C’est la circulation entre ces savoirs, et la manière dont ils s’éclairent les uns les autres qui permet d’appréhender la complexité du sujet étudié. Des personnes aux statuts variés, évoluant dans des espaces diversifiés, peuvent ainsi se saisir de ces productions et de ces savoirs. Cette diversité contribue à relier sociologie publique et sociologie académique (Burawoy, 2009) et surtout à penser leurs articulations (Bacqué, Demoulin, 2022).