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Le quartier Fonderie[1]constitue un territoire emblématique du développement industriel et métallurgique de la ville de Mulhouse[2]. Il est classé par l’Insee[3] comme un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV)[4]. Cette classification a été établie par les pouvoirs publics en France afin de revaloriser les zones urbaines en difficulté et de réduire les inégalités entre les territoires. Après le choc pétrolier de 1970, Mulhouse a été l’une des premières villes à avoir considérablement subi le phénomène de désindustrialisation. La lente érosion de son activité dans les années 1980 a affecté principalement des ouvriers peu qualifiés (Vitoux, 2007). À cet effet, les récents rapports de l’Agence d’urbanisme de la région mulhousienne (AURM) ont montré une augmentation de la précarité sociale et de la pauvreté sur ce territoire[5]. Cependant, vingt ans après la disparition de la SACM (Société alsacienne de construction mécanique), l’une des friches industrielles de ce quartier a été réhabilitée en 2007 en faculté : la FSESJ (Faculté des sciences économiques, sociales et juridiques) ou Campus Fonderie[6]. À partir de cette nouvelle configuration sociodémographique, deux constats se sont imposés : d’une part, l’arrivée d’un nouveau public composé d’étudiants et d’usagers de la faculté ; d’autre part, un accroissement de la paupérisation et de la diversification de la population autochtone résidant dans le quartier. Le premier public à s’être installé dans cet espace possédait un statut social plus aisé, tandis que le second était composé d’individus en situation de précarité sociale, et notamment de personnes primo-arrivantes (demandeurs d’asile, migrants, etc.). Ainsi, des clivages se sont formés et des délimitations naturelles se sont dessinées. Cet état des lieux nous amène à nous poser les questions suivantes : quel rôle peut jouer le bâtiment de cette faculté dans la vie du quartier ? Existe-t-il des perméabilités entre les habitants qui y résident, la FSESJ, les étudiants et les universitaires ? Est-il possible de retisser des liens sociaux entre ces différents protagonistes afin de lisser les frontières ?

Les politiques d’aménagement du territoire et de l’organisation de la vie sociale en France soutiennent la mixité sociale et le vivre-ensemble. En outre, la loi Lamy du 21 février 2014 préconisait une « politique de cohésion urbaine et de solidarité, nationale et locale envers les quartiers défavorisés et leurs habitants »[7]. Selon le Dictionnaire critique de l’habitat et du logement, la « mixité sociale » se définit comme étant « l’objectif d’une politique sociale visant, par l’élaboration des programmes de logement notamment, à faire coexister différentes classes sociales au sein d’une même unité urbaine »[8]. À partir de cette définition, trois éléments importants sont mis en exergue : une politique sociale, une zone géographique et des habitants issus de classes sociales différentes.

Ce phénomène est observable depuis la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle la population française a éprouvé un besoin urgent de logements (Blanc, 2012). Ainsi, dans les années 1950, des constructions massives de grands ensembles sont apparues en périphérie des villes (Blanc, 2012). Cela a alors provoqué une grande proximité entre des citadins, des ruraux provenant de classe ouvrière ou de classe aisée, des autochtones ou encore des personnes issues de l’immigration. Cependant, comme la proximité spatiale ne permet pas nécessairement la proximité sociale, des clivages se sont formés. Les distances se sont exacerbées, et un enclavement s’est créé : ces constats représentent l’illustration d’une relégation spatiale ou du début d’une forme de ségrégation (Blanc, 2012). Ce même phénomène est constaté dans le quartier Fonderie depuis plusieurs décennies, du fait de l’arrivée de plusieurs vagues successives d’immigration (Vitoux, 2004). Par ailleurs, les travaux de Blanc (2012) montrent qu’en France, les résultats obtenus ces dernières décennies en matière de mixité sociale restent décevants. L’insuccès des politiques territoriales dans ce domaine est probablement dû à une compréhension lacunaire des interactions entre les habitants d’origines socioculturelles diverses (ethnies, groupes sociaux, etc.) qui occupent et partagent un même espace. Comme le souligne Blanc (2012), presque trente années après la loi d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991[9], il semble que les politiques publiques actuelles soient en échec :

La mixité sociale, véritable leitmotiv des politiques publiques, ne cesse de susciter des débats quant à sa légitimité et son efficacité. « Mythe ou réalité », « utopie urbaine », la mixité, phénomène contre nature, aux antipodes de l’agrégation des classes sociales, est un enjeu sans cesse réitéré avec l’injonction de produire de la cohésion sociale, par le biais notamment des politiques de rénovation urbaine

ibid.

Il est alors aisé d’imaginer que les pouvoirs publics puissent soutenir des initiatives locales favorisant la mixité sociale dans un QPV tel que le quartier Fonderie. Or, est-ce réellement le cas ? Comment ces recommandations peuvent-elles s’appliquer pour ce quartier ? Ainsi, cette étude a pour objectif de mettre en évidence les tensions entre les lois et les réalités du terrain sur la question de la mixité sociale. Cette thématique constitue le fil conducteur de notre problématique de recherche et de nos expérimentations. Entre 2019 et 2020, sous l’impulsion de Hocine Sadok, doyen de la FSESJ[10], nous avons élaboré deux dispositifs socioéducatifs ayant pour but de créer cette mixité sociale entre les publics accueillis dans cette faculté et les habitants du quartier Fonderie. Il s’agissait de deux dispositifs distincts : l’un constituait un soutien scolaire destiné aux enfants inscrits en école élémentaire[11], tandis que l’autre prenait la forme d’un atelier sociolinguistique FLI à l’intention des familles primo-arrivantes[12]. À travers ces dispositifs, nous avons mené une recherche-action afin de récolter des données qualitatives, ce qui nous a permis d’obtenir une meilleure compréhension des enjeux inhérents à la problématique de la mixité sociale au sein du territoire, ainsi que des frontières qui peuvent la limiter.

La posture que nous avons souhaité adopter dans le cadre de cette expérimentation ne se cantonne pas uniquement dans le rôle de chercheur, mais également dans celui d’un professionnel en ingénierie de projet socioéducatif[13]. De Lavergne (2007 : 28) définit cette dichotomie en soulignant qu’un « praticien-chercheur est un professionnel et un chercheur qui mène sa recherche sur son terrain professionnel, ou sur un terrain proche, dans un univers présentant des similitudes ou des liens avec son environnement ou son domaine d’activité ». Toujours selon De Lavergne, ce praticien-chercheur cristallise dans sa recherche « un ensemble de questionnements épistémologiques, éthiques et de méthode sur la recherche qualitative » (2007 :28). Nous pensons que cette définition illustre convenablement notre démarche méthodologique et épistémologique.

Notre dossier sera divisé en quatre parties. Dans un premier temps, nous présenterons notre approche méthodologique et épistémologique inspirée du courant sociologique de l’École de Chicago, et nous expliquerons également les choix de notre démarche. Dans un deuxième temps, nous exposerons les caractéristiques du quartier Fonderie au regard de la sociologie urbaine de l’École de Chicago. Dans un troisième temps, nous aborderons la question de la mixité sociale en mettant en relief les tensions et enjeux qui peuvent survenir dans un territoire donné. Enfin, nous présenterons les dispositifs de soutien scolaire et de FLI, créateurs de ponts entre deux espaces cloisonnés.

1. approche méthodologique et épistémologique

Cette étude s’inscrit dans une démarche compréhensive. Il s’agit d’une recherche théorique qui a pour but de modéliser et de suggérer une conception ou un modèle à partir de faits, de pratiques professionnelles ou de l’expérience personnelle des acteurs. Pourtois et Desmet (2007) désignent ces démarches comme des « théories informelles » en recherche qualitative. Il convient également de préciser que Gohier (1998) souligne la position de l’Association des chercheurs en sciences de l’éducation (AESCSE, 1993 : 41) comme suit :

Le caractère scientifique d’un savoir nouveau peut être érigé sur le démonstratif (administration de la preuve) ; mais il peut encore être fondé sur sa valeur heuristique, c’est-à-dire le fait qu’il permet l’extension d’une problématique, la constitution d’un champ nouveau d’hypothèses, ou d’investigations possibles à partir des significations engagées.

Dans cette perspective, une étude de Raiche et Noël-Gaudereault (voir 2008 : 3-4) affirme qu’il existe cinq types de recherche théorique : l’étude de pertinence ; l’analyse conceptuelle ; la synthèse des connaissances ; le développement méthodologique ; et l’élaboration d’un modèle, d’une théorie. Notre étude s’inscrit dans cette dernière catégorie[14]. Selon Pourtois et Desmet (2007 : 178-183), dans ce genre d’investigation, « la réalité se perçoit et se comprend dans l’expérience directe des choses, dans le contact immédiat avec l’environnement », afin de pouvoir appréhender, interpréter et révéler « le sens singulier qui se dégage des événements dans un contexte particulier ».

Pour réaliser ce dossier, nous nous sommes inspirés de la méthodologie inductive et de l’épistémologie de l’École de Chicago. Cette dernière souligne l’observation participante ainsi que l’« interactionnisme symbolique », qui repose sur le principe selon lequel « les significations sociales[15] doivent être considérées comme produites par les activités interagissantes des acteurs » (voir Joseph et Graffmeyer, 2009 ; Le Breton, 2004 ; Coulon, 2018 : 13). En effet, cette école a donné naissance à la sociologie américaine, dont l’anthropologie, et a constitué le prolongement de la philosophie pragmatique de Charles Peirce, William James et John Dewey (Cometti, 2010 ; Coulon, 2018).

Pour les chercheurs de la première génération de l’École de Chicago comme Robert E. Park et Ernest W. Burgess, les méthodes de recherche en sciences sociales et humaines s’apparentent, dans une moindre mesure, à une forme de journalisme approfondi, qui consiste à rassembler une variété d’opinions, de faits et de données, afin d’étudier un objet et de s’approcher autant que possible de la réalité et de la vérité (Coulon, 2018 ; Poupart, 2011 ; Hofstede et Bollinger, 1992). À cet égard, les sciences humaines ne peuvent se réduire à un instrument de connaissance, mais elles doivent également poursuivre une visée sociale « engagée », « militante » et « détachée » (Coulon, 2018). Ainsi, elles participent aux transformations sociales par des activités interagissantes entre le scientifique, les acteurs et son environnement (voir Poupart, 2011 : 187). À partir de cette philosophie fortement ancrée dans le pragmatisme de William James[16], nous avons expérimenté et élaboré des dispositifs de soutien scolaire et de cours de FLI. Pourquoi le choix de l’École de Chicago apparaît-il dans le cadre de cette recherche-action ? La sociologie urbaine de ce courant de pensée privilégie la construction d’un modèle d’analyse permettant de faire converger les données historiques, cartographiques, statistiques et ethnographiques vers la compréhension des interactions sociales sur un territoire donné. En outre, la vision des pères fondateurs de l’École de Chicago[17] consistait à ouvrir l’université sur la ville à travers des relations sociales tissées entre des enseignants-chercheurs, des étudiants et des habitants de la ville (Coulon, 2018). Cette vision puise ses racines dans la philosophie pragmatique[18] de William James, qui défend l’idée selon laquelle « le philosophe est impliqué dans la vie de sa cité, s’intéresse à son environnement, à l’action sociale qui a pour but le changement social » (Coulon, 2018 : 12). Il convient de rappeler que George H. Mead, l’un des pères fondateurs de l’École de Chicago, a créé en 1896 une école élémentaire expérimentale dans l’enceinte même de l’Université de Chicago (Coulon, 2018). Nous avons effectué une expérience similaire à celle réalisée par Mead[19], mais en France, dans un contexte contemporain, et avec pour but d’ouvrir un établissement d’enseignement supérieur dans la ville et de favoriser la mixité sociale.

Dans le cadre de ce projet de recherche, nous avons collaboré avec des étudiants de la faculté[20], le personnel éducatif, les habitants et les acteurs du quartier Fonderie[21]. Dans cette optique, le point de vue des protagonistes prime pour appréhender le réel dans son contexte et définir les significations sociales. Nous avons mené des entretiens libres auprès du doyen de la FSESJ, de l’historienne Marie-Claire Vitoux (spécialiste du quartier Fonderie), d’un commerçant dont la famille habite le quartier depuis plusieurs générations, et d’une chargée de mission de l’Agence de la participation citoyenne affectée au secteur Fonderie. Ces entretiens nous ont permis de comprendre l’histoire ainsi que la construction sociodémographique du quartier, et aussi d’appréhender les dynamiques actuelles du territoire. En outre, nous avons organisé un groupe de discussion dont nous avons interrogé les parents et les enfants qui ont bénéficié du service du soutien scolaire. Un questionnaire de satisfaction leur a également été soumis. Ensuite, nous avons réalisé cinq réunions collectives avec les étudiants bénévoles et les différents acteurs de l’université impliqués dans le projet (enseignants, chercheurs, etc.). Celles-ci se sont déroulées en trois phases : une étape de coconstruction des dispositifs, un bilan intermédiaire et un bilan final. À travers des comptes rendus de réunions, nous avons recueilli des retours d’expérience, des témoignages, des pistes de réflexion, des propositions et des préconisations qui ont servi comme matériaux de recherche. Cependant, la crise sanitaire de mars 2020 résultant de la pandémie de COVID-19 a brusquement interrompu les dispositifs au cours de l’année. Nous n’avons alors pas pu collecter de données auprès des familles primo-arrivantes qui ont participé au dispositif FLI.

2. le quartier fonderie selon la sociologie urbaine de l’école de chicago

Selon les chercheurs de l’École de Chicago, « la territorialité est inhérente aux activités humaines » (Joseph et Grafmeyer, 2009 : 14-16). Pour comprendre le quartier Fonderie dans lequel la FSESJ est implantée, il est important de noter que toute ville, tout territoire possède une âme, une identité et une nomenclature (Joseph et Grafmeyer, 2009). À cet effet, il existe alors une sociabilité type associée à un territoire : celle-ci se manifeste par un caractère ou une mentalité, et elle permet d’identifier l’état d’esprit des habitants. Appréhender les comportements, les formes d’organisation sociale ainsi que les rapports entretenus entre les habitants et les espaces permet de percevoir le mode de fonctionnement d’un territoire (Joseph et Grafmeyer, 2009). Dans ce type de recherche, il est intéressant de mettre en évidence l’histoire du territoire, afin d’illustrer ses échecs, son processus d’uniformisation, ses forces, ses faiblesses, ses crispations et ses fixations (voir Joseph et Grafmeyer, 2009 : 22). Il convient alors de commencer par présenter de manière succincte l’histoire et la sociologie du quartier Fonderie.

Il est important de rappeler que ce quartier a joué un rôle cardinal dans le développement industriel et métallurgique de Mulhouse au début du xixe siècle, du fait de l’installation de la SACM (Société alsacienne de construction mécanique) en 1826[22]. Selon Vitoux (voir 2007 : 5), cette usine a formé des hommes et des femmes tout en créant une élite au sein de la classe ouvrière. Son rayonnement s’est étendu dans le monde grâce à la fabrication des locomotives dénommées « Napoléon », du moteur diesel MGO et des pièces pour la marine, la télévision et le nucléaire. Cet apport a marqué un développement économique et démographique fulgurant de la ville de Mulhouse dès le début de la révolution industrielle. Ainsi, sa population est passée de 8 000 habitants en 1800 à dix fois plus au siècle suivant (Vitoux, 2007).

Figure 1

Cartographies de l’Alsace et du quartier Fonderie de Mulhouse

Cartographies de l’Alsace et du quartier Fonderie de Mulhouse
Source : RTL, « Braquage au cocktail molotov dimanche à Mulhouse », [en ligne], <www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/braquage-aucocktail-molotov-dimanche-a-mulhouse-765577822>, consulté le 9 avril 2019

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Vitoux (2007) ajoute que le quartier Fonderie s’est construit à même plusieurs vagues successives d’immigration. La première datait de la seconde moitié du xviiie siècle : elle était composée de populations issues des campagnes paupérisées du pays de Bade[23] et de Suisse qui cherchaient du travail. La deuxième vague a eu lieu à partir des années 1880 et était constituée d’Italiens spécialisés dans la briqueterie et la tuilerie. Ils ont participé à la construction en brique de bâtiments et d’usines de la ville. Pendant l’entre-deux-guerres, la troisième vague s’est composée de Polonais connus pour leurs compétences minières. Ils ont contribué à l’essor de l’industrie minière dans le Bassin potassique mulhousien. Après la Seconde Guerre mondiale, entre les années 1950 et 1960, a eu lieu l’immigration de l’Afrique du Nord (les Maghrébins). Contrairement aux vagues précédentes, cette main-d’oeuvre n’était pas qualifiée et a remplacé progressivement les ouvriers des générations antérieures. Un boucher du quartier nous a raconté en entretien que :

C’est de la main-d’oeuvre non qualifiée. Ils [ces immigrés] vont progressivement remplacer les ouvriers historiques de base de l’industrie mulhousienne tout en favorisant leur promotion sociale et en les remplaçant dans les emplois non qualifiés. Il y a une présence maghrébine et turque à la SACM, usine du quartier Fonderie. C’est très drôle d’ailleurs — il y avait une intégration par le travail et un immigré pouvait parler l’alsacien avec un accent du Maghreb

Entretien avec C.

Puis, dans les années 1980, les Kurdes et les Turcs se sont succédé. Lors d’un entretien, un commerçant du quartier Fonderie nous a expliqué que « les Turcs, par contre, ils se sont montés en entreprise, un peu comme les Italiens. C’est un peuple de bâtisseurs ». Ensuite, dans les années 2000, une dernière vague a marqué le quartier avec l’arrivée des populations de l’Europe de l’Est, notamment les Roms[24]. Il est indéniable que le quartier Fonderie a toujours représenté un territoire multiethnique et multiculturel. Ce même constat est valable pour la ville de Mulhouse. À cet égard, Vitoux a précisé que « Mulhouse emblématise, exemplifie, la réalité démographique française. Nous sommes tous des immigrés. Il y a eu les Romains, les Huns, les Visigoths, les Ostrogoths, etc.[25] ».

Pour Vitoux, Mulhouse n’existerait pas sans l’arrivée de ces différentes vagues migratoires. Celle-ci souligne que « s’il y a une zone où tous les peuples lui sont passés dessus, c’est bien la plaine d’Alsace[26] ». Les immigrés issus de ces vagues permanentes se sont progressivement intégrés à l’ensemble du territoire alsacien. Il est intéressant de noter que le travail, les mariages, l’école et la citoyenneté ont constitué les mécanismes d’intégration qui ont favorisé la mixité sociale sur ce territoire. Pourtant, les problématiques du « vivre entre soi » se sont modifiées depuis les années 1980, du fait de la désindustrialisation et du chômage de masse qui en ont découlé[27]. L’historienne Vitoux a étayé en ajoutant que « le monde du travail était un outil d’intégration et [que] c’est évident que la crise industrielle et que le chômage ont brisé un des outils d’intégration. Il y avait l’école, il y avait le vote et puis surtout il y avait le travail. C’est clair que là, on a perdu un outil d’intégration extraordinaire. » En conséquence, la misère a augmenté dans la plupart des quartiers de Mulhouse, notamment dans celui de la Fonderie, à cause de la fermeture de l’usine SACM en 1986. Selon Vitoux, « ce quartier [aujourd’hui] est à ce point pauvre, qu’il accueille le pauvre des pauvres, c’est-à-dire les primo-arrivants[28] ». Elle a souligné que les ouvriers, les habitants du quartier et même les Mulhousiens ont ressenti de l’angoisse et de la tristesse face à la destruction quasi complète d’une partie du site industriel après la fermeture de la SACM (voir Vitoux, 2007 : 10). En conséquence, l’ambiance et la vie de quartier ont été fortement affectées tant sur le plan social qu’économique, comme l’a relaté l’historienne à travers un extrait du journal de l’Alsace en 1992 (Vitoux, 2007 : 10) :

Deux sentiments s’affrontent. Une sensation d’harmonie verdoyante du côté de la rue de Zillisheim et une impression de zone sinistrée, vers la place Kléber et l’entrée de la SACM. Un vétéran du quartier ajoute : « Une partie de la vie a aussi disparu avec les commerces. Je me souviens qu’à l’époque il y avait six boulangers et autant de boucheries. On trouvait de tout dans le quartier, des hameçons pour la pêche aux épingles à nourrice.

Le quartier Fonderie a alors connu une déstructuration et une désorganisation. Il a perdu son âme et son identité socioculturelle. En outre, la mixité sociale a subi des répercussions particulièrement sévères, car les facteurs d’intégration comme l’usine (lieu de travail) ou les petits commerces (lieu de vie et de rencontre) se sont graduellement étiolés. Cette dégradation a perduré jusqu’au jour où les personnalités politiques, les anciens ouvriers ainsi que les acteurs de l’Université de Haute-Alsace[29] ont décidé de réhabiliter une partie du site industriel de la SACM en faculté des sciences économiques, sociales et juridiques. Ainsi, en 2007, cette faculté a été inaugurée dans un contexte d’augmentation du chômage, de déstructuration et de dénaturation du territoire, mais aussi grâce à une volonté politique de ces acteurs de redynamiser la vie du quartier et son économie par l’éducation et l’emploi.

Comme la ville de Mulhouse s’avérait en déclin par rapport à son industrie, elle était contrainte de rebondir pour relancer l’activité économique et l’emploi sur l’ensemble de ses territoires, notamment dans le secteur Fonderie. Ainsi, en 1993, la ZAC[30] de la Fonderie[31] a été créée. Le journal Le Monde précise que « la ville, propriétaire de la totalité du site, cherche à créer là un village d’entreprises, une manière de ne pas gommer le passé industriel de ce quartier en gestation »[32]. Est-ce que la création d’une faculté et d’un village d’entreprises (du secteur tertiaire) a suffi à réanimer ce territoire, et à insuffler de nouveau les valeurs et forces grâce auxquelles celui-ci s’est érigé par le passé ? Ces nouvelles instances ont-elles vraiment pu remplacer la SACM, moteur économique et social du quartier Fonderie, et véritable pilier unificateur, en favorisant la mixité sociale ? Nous tenterons de répondre à ces interrogations dans les prochaines sections de ce dossier.

3. entre territoire et frontières : la question de la mixité sociale

Lors d’un entretien avec le doyen de la FSESJ, Hocine Sadok nous a fait part du constat selon lequel l’établissement se trouverait dans une « bulle ». Par ce terme, il entend que la faculté se tiendrait en marge du quartier. En effet, rares sont les interactions entre le personnel de l’université, les étudiants et les habitants du quartier Fonderie, malgré les efforts déployés par les politiques de la ville pour redynamiser ce territoire. Or, qu’est-ce qu’un territoire ? Le Dictionnaire historique de la langue française[33] indique que le mot « territoire » désigne une « étendue sur laquelle vit un groupe humain ». Par ailleurs, le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle (1875) de Pierre Larousse précise que le territoire est généralement soumis à une autorité ou à une juridiction. Selon Bouquet et al. (2007 : 2-3), « la question du territoire devient centrale et s’est progressivement imposée comme un nouveau paradigme de l’action sociale, en lien avec les idées de démocratie locale, de solidarité, de proximité et de développement local ». Les premiers chercheurs de l’École de Chicago, « fascinés par le comportement de l’homme dans son nouveau milieu urbain », considéraient le territoire comme un immense laboratoire social (Joseph et Grafmeyer, 2009 : 13). L’École de Chicago met « l’accent sur la territorialisation des processus sociaux, territorialisation que la recherche urbaine a longtemps occultée, sauf dans ses dimensions de sociologie politique » (Joseph et Grafmeyer, 2009 : 14). En effet, le but est de décrire et de comprendre les mutations sociales et culturelles qui s’opèrent au sein d’un espace géographique donné. Le territoire est alors « pensé comme société, comme culture et, finalement, comme un état d’esprit » (Joseph et Grafmeyer, 2009 : 16). Ainsi, Frémont et al. (1984) précisent qu’un territoire est constitué de quatre espaces : l’espace concret ; l’espace vécu ; l’espace-temps ; et l’espace socioéconomique. Le premier, l’espace concret, relève de la géophysique (climat, géologie, etc.). Le deuxième, l’espace vécu, est la composante identitaire d’une personne par rapport au territoire auquel elle appartient. Dans ce concept apparaissent les notions d’appropriation du territoire et d’identité sociale. Le troisième, l’espace-temps, implique la notion de temporalité. À cet égard, Michel Marié (1986 : 314-315) souligne que « l’espace a besoin de l’épaisseur du temps et de répétitions silencieuses, de maturation lente, du travail de l’imaginaire social et de la norme, pour exister comme territoire ». Enfin, le quatrième, l’espace socioéconomique, se présente comme un espace administratif dans lequel les habitants et les acteurs du quartier sont en relation. Tous ces éléments démontrent que le quartier Fonderie forme un territoire dans lequel se superposent différentes notions d’espace, en tenant compte de son historicité, de son identité, de son emplacement géographique ainsi que de son activité économique et sociale. Les transformations et les évolutions qui se sont opérées au fil du temps dans le quartier ont contribué à développer son tissu social et sa dynamique territoriale. Cependant, la disparition de la SACM ainsi que la réorganisation du territoire par l’installation d’une faculté et d’un village d’entreprises spécialisées dans le tertiaire ont marqué une nouvelle ère. Apparaît alors un nouveau phénomène sur ce territoire, celui de la frontière. Ainsi, l’époque à laquelle la SACM rythmait la vie du quartier paraît lointaine. Aujourd’hui, le mot largement employé aussi bien par des usagers de la faculté que par des acteurs du quartier Fonderie est celui de « frontière ». Néanmoins, les personnes interrogées lors de nos enquêtes n’ont pas toutes utilisé le terme de « frontière » à proprement parler : des notions comme « bulle » ou « ségrégation sociospatiale » ont été évoquées. En effet, une frontière, tout comme un territoire, se construit en fonction de facteurs sociologiques, géographiques, culturels et psychologiques (Fischer, 1997 ; Joseph et Grafmeyer, 2009). Decroly (cité dans Renard, 1992 : 168) précise que « la frontière est une ligne de rupture » : elle limite les espaces et possède « une fonction de filtrage, de sélection ». Pour Raffestin (1975 : 278), la frontière peut avoir « différents effets, directs ou indirects », autrement dit, elle « peut être séparatrice ou disjonctrice ou encore créatrice de comportements spécifiques ». Ainsi, selon Simmel[34] (cité dans Paquot, 2012 : 1-2), la frontière « n’est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale ». Par conséquent, la notion même de frontière géographique est remise en cause. Ce n’est pas l’espace, le territoire qui est frontière, mais ce sont les individus qui y vivent qui la constituent. Cette métaphore peut s’appliquer à la problématique du quartier Fonderie, qui se voit scindé en deux. En effet, deux mondes se côtoient et s’ignorent : les usagers de la faculté et les habitants du quartier. Ce phénomène a été observé par les chercheurs de l’École de Chicago. Ceux-ci affirment que tout phénomène d’urbanisation d’un territoire entraîne une hétérogénéité marquée par une différenciation des personnes et des classes sociales, de même que par l’établissement systématique de frontières humaines (Joseph et Grafmeyer, 2009). Ainsi, chaque individu peut incarner ses propres frontières par sa culture, son habitus, son genre, etc. Pourtant, la frontière n’est pas hermétique. À cet égard, Vitoux et Kammerer (voir 2004 : 521-530) soulignent que « les frontières […] n’offrent cependant jamais un caractère d’étanchéité : ce sont plutôt des eaux territoriales ». Pour Simmel (1988 : 85-86), « toute frontière est un événement psychique ». À titre d’illustration, l’auteur utilise la métaphore d’un pont qui relie deux espaces opposés, puis celle de la porte qui permet de passer de l’intérieur à l’extérieur :

l’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir séparé — il nous faut d’abord concevoir en esprit comme une séparation l’existence indifférente de deux rives, pour les relier par un pont. Et l’homme est tout autant l’être-frontière qui n’a pas de frontière. La clôture de sa vie domestique par le moyen de la porte signifie bien qu’il détache ainsi un morceau de l’unité ininterrompue de l’être naturel. Mais de même que la limitation informe prend figure, de même notre état limité trouve-t-il sens et dignité avec ce que matérialise la mobilité de la porte : c’est-à-dire avec la possibilité de briser cette limitation à tout instant pour gagner la liberté

Simmel, 1988, cité dans Paquot, 2012 : 24-25

En conséquence, il est possible de créer des connexions entre les individus partageant un même espace malgré les différences socioculturelles qui les séparent. Ce constat constitue l’enjeu de la mixité sociale. Il est intéressant de distinguer « la mixité voulue et la mixité imposée » (Conseil de développement de l’Eurométropole de Strasbourg, 2019 : 10). Ainsi, Blanc (2012) est parvenu à la même constatation que celle que nous avons émise à propos du quartier Fonderie : le quartier se trouve entre mixité sociale et absence d’interaction. Il souligne que « contrairement au présupposé implicite de la mixité sociale, le rapprochement physique (ou spatial) n’implique pas automatiquement un développement des échanges (ou des liens) sociaux » (Blanc, 2012 : 2). Comment pouvons-nous expliquer ce phénomène ? Par le fait que les individus tendent naturellement à se rapprocher de ceux qui leur ressemblent. Une communauté illustre parfaitement ce constat : « il existe des liens sociaux forts entre les individus qui se réunissent dans […] un groupe parce qu’ils ont des affinités » (Conseil de développement de l’Eurométropole de Strasbourg, 2019 : 10).

Pour Blanc (2012), les intentions premières des politiques publiques, qui consistent à mélanger les populations d’origines étrangères, semblent honorables. Cependant, elles ignorent qu’« un certain nombre d’étrangers souhaitent vivre avec des compatriotes et non au milieu d’une population dont ils ignorent la langue et la culture. Les disperser revient à les isoler et à renforcer leur marginalisation ». Blanc approfondit ce constat en précisant que les défenseurs de la mixité sociale « dénoncent sans beaucoup de nuances un coupable tout trouvé : les communautés et le “communautarisme”. Si la critique des communautés refermées sur elles-mêmes se justifie pleinement, des communautés “ouvertes” peuvent permettre de trouver une issue à l’injonction paradoxale de la mixité sociale » (ibid. : 13).

La loi d’orientation pour la ville de 1991, surnommée « loi anti-ghetto », ainsi que les suivantes imposent leur vision de la mixité sociale. Ces lois visent « la réduction de la ségrégation comme une préoccupation majeure de la planification urbaine. Mais les objectifs sont rarement atteints et les résultats obtenus s’avèrent décevants » (cité dans Blanc, 2012 : 6). Selon Blanc (2012 : 6), « la mixité sociale reste un idéal bien lointain ». Il ajoute que « la forme urbaine n’a pas d’influence mécanique sur les pratiques des habitants et [qu’]il est risqué de faire d’elle un levier de l’ingénierie sociale » (Blanc, 2012 : 8). Ces remarques sont d’autant plus pertinentes qu’en France, les législateurs ont pensé la mixité sociale à partir d’un modèle universel (identique pour tous) fondé sur l’assimilation. Nous entendons par ce concept « l’abandon de tout élément de la culture originelle de l’étranger qui doit se fondre dans la communauté d’adoption » (Fischer, 1997 : 72-73). Ainsi, les chercheurs de l’École de Chicago, entre autres Robert E. Park, rejettent « l’hypothèse, communément admise, selon laquelle l’unité nationale exige une homogénéité ethnique » (Coulon, 2018 : 40). À contre-courant de cette pensée, ils ajoutent que l’intégration constitue « un processus au cours duquel des groupes d’individus participent activement au fonctionnement de la société tout en conservant leurs particularités » (Coulon, 2018 : 40). Deux visions sociétales s’opposent. L’une se fonde sur l’assimilation et se révèle prisée par la plupart des politiques et des élites françaises, tandis que l’autre tend vers l’intégration et représente un modèle préconisé par des penseurs anglo-saxons.

Cela nous permet alors de comprendre les raisons des échecs multiples des politiques sociales en France en matière de mixité sociale. En effet, celles-ci se montrent favorables à une mixité sociale annihilant toute forme de communautarisme. Pourtant, Blanc (2012 : 2) démontre que les individus ont naturellement tendance à se rapprocher de leurs pairs. En outre, l’auteur précise que « la cohabitation forcée de groupes qui ne la souhaitent pas conduit habituellement à l’évitement et à l’exacerbation des conflits ». In fine, alors que les politiques françaises pensent créer de la mixité sociale, elles ne font qu’amplifier des tensions communautaires et creuser davantage les inégalités sociales. Nous avons alors repensé la mixité sociale à partir du modèle intégrationniste de l’École de Chicago.

4. l’expérience du soutien scolaire et du fli : un pont créé entre deux espaces cloisonnés

En janvier 2019, un événement insolite s’est déroulé à la FSESJ de Mulhouse. Sous les regards étonnés des agents de sécurité, des parents accompagnés d’une ribambelle d’enfants ont déambulé dans les allées de l’établissement. Ils ont essayé de suivre les indications communiquées par les affiches collées sur les murs. Curieux et intrigués, les quelques étudiants et professeurs présents au sein de l’institution s’interrogeaient sur cette surprenante situation. Il fallait traverser un vaste couloir puis monter au premier étage dans un ascenseur paré de verres pour arriver dans la salle RG 121, où se déroulait le fait divers. Nous nous retrouvions alors dans une immense fourmilière grouillante d’étudiants et de familles. Tout le monde semblait à la fois perdu et content face à cette nouvelle rencontre. Le 7 janvier 2019 a eu lieu l’ouverture officielle du soutien scolaire de la FSESJ. Les bénéficiaires étaient des habitants du quartier de la Fonderie. Cette expérience a été réitérée lors de la rentrée de septembre 2020, mais un nouveau dispositif dénommé « FLI Fonderie » a été ajouté. Celui-ci a permis aux familles primo-arrivantes du quartier de profiter des cours de FLI donnés par des étudiants de l’Université de Haute-Alsace. Cette expérimentation s’est ainsi inscrite dans une logique de solidarité intergénérationnelle, d’interculturalité et d’expansion socioéconomique du territoire. Elle a poursuivi un double objectif : d’une part, prévenir l’échec scolaire et favoriser la mixité sociale ; d’autre part, encourager l’intégration des publics allophones dans la culture française ainsi que leur insertion socioprofessionnelle, et favoriser le développement des compétences psycholinguistiques et transculturelles des étudiants de l’Uuniversité de Haute-Alsace. À la faveur de ces projets de soutien scolaire et de FLI, les jeunes adultes étudiant à l’université ont bénéficié de la possibilité de développer des compétences, et de valider une expérience professionnelle qui leur permettra de mieux s’insérer sur le marché du travail après l’obtention de leur diplôme. En outre, un pont s’est créé entre la FSESJ et le quartier Fonderie. Pour la première fois, des habitants relevant d’un quartier prioritaire de la politique de la ville pouvaient visiter et s’approprier un lieu de savoir, puis côtoyer le personnel et les usagers qui s’y trouvaient. Cet extrait d’entretien effectué auprès d’un parent d’élève qui a profité du soutien scolaire nous le démontre : « C’est la fierté du quartier le soutien scolaire, avant on n’osait pas venir à l’université. Ils s’intéressent à nous. » Sans cette expérience, certaines étudiantes participant au projet FLI n’auraient probablement jamais pu intégrer un environnement culturel différent du leur et partager des moments conviviaux avec des personnes primo-arrivantes en France, comme en témoignent ces deux étudiantes bénévoles : « Nous avons été invitées chez une famille après une séance de FLI. Elle [une mère de famille] nous a servi du thé. Puis les enfants et le papa sont arrivés»

Ainsi, la FSESJ, lieu de savoir sanctuarisé, élitiste et réservé habituellement à un public d’apprenants, d’experts et d’impétrants, a accueilli en son sein un nouveau type de population constituée de non-initiés ainsi que de petites gens issues de classes populaires, modestes et défavorisées. Grâce à ces dispositifs socioéducatifs, les deux espaces jadis cloisonnés que constituent le quartier et l’université ont pu se rapprocher pour favoriser des liens sociaux et la mixité sociale. Les extraits d’entretiens avec les parents, les élèves (habitants du quartier) et les étudiants nous permettent de comprendre les effets positifs de cette expérimentation. Pour rappel, celle-ci visait quatre objectifs opérationnels : ouvrir la faculté aux habitants, favoriser l’accessibilité et l’utilisation d’une enceinte universitaire aux élèves du quartier et permettre aux étudiants de l’université d’avoir une première expérience professionnelle.

L’analyse des données nous a révélé que ces principaux objectifs ont été atteints. En effet, pour ce qui est de l’ouverture de la faculté aux habitants du quartier Fonderie, l’un des parents d’élèves interrogés à ce sujet souligne qu’il est « positif que l’Université propose un soutien scolaire » aux jeunes du quartier, et un autre précise que cette proximité présente un certain avantage du fait que « c’est à côté de là où on habite ». Ces extraits de verbatim nous montrent que l’ouverture de la faculté sur le quartier est perçue de manière positive par les habitants. Par ailleurs, il est important de rappeler que les pionniers de l’École de Chicago prônent l’ouverture de l’université sur la ville, dans l’optique d’impliquer le chercheur dans la vie de sa cité et de tisser des relations sociales entre des universitaires et des habitants de la ville (Coulon, 2018). En ce sens, le soutien scolaire permet cette ouverture sur le quartier Fonderie et facilite également des rencontres et des échanges interculturels, et donc la mixité sociale.

En ce qui concerne la lutte contre l’échec scolaire et l’illettrisme, un parent nous a confié que les résultats scolaires de son enfant se sont nettement améliorés depuis que celui-ci a intégré le dispositif de soutien scolaire, comme nous le montre cet extrait d’entretien : « moi j’ai parlé avec sa maîtresse, elle m’a dit qu’il y a du progrès dans les maths et le français ». Par ailleurs, un élève nous confirme l’effet bénéfique du dispositif sur son apprentissage : « moi, ce que j’ai aimé, c’est quand vous nous avez appris à lire ». Comme le veut l’École de Chicago, l’implication des chercheurs dans la vie de la cité doit favoriser sa transformation sociale. L’amélioration des résultats scolaires des élèves grâce au dispositif de soutien scolaire en est un exemple.

Pour ce qui est de l’accessibilité et de l’utilisation de l’espace universitaire, deux élèves nous ont fait part de leur expérience au sein du dispositif. Le premier a indiqué qu’elle lui a permis de découvrir les lieux (« ça m’a permis aussi de visiter l’université ») et le second reconnaît l’esthétisme de l’architecture de la FSESJ, tout en soulignant que c’est un endroit propice au travail : « c’est une belle université, on travaille bien, on est sérieux ». À cela, un parent ajoute : « c’est vrai que c’est beaucoup mieux, car j’en ai fait pas mal de centres pour l’aide aux devoirs et ce qui est bien, c’est que c’est individuel. Donc c’est plus facile déjà pour les enfants. Ils se concentrent mieux puisqu’ils sont seuls. » D’autres élèves qui ont participé à l’entretien nous ont fait part de leur satisfaction des conditions de travail et d’apprentissage plus sereines à la faculté que dans leur foyer, comme nous le montrent ces extraits d’entretien : « Dans cette université, j’aime bien venir. Ici, c’est bien de faire les devoirs parce qu’avant, quand on fait à la maison, il y en a qui dérange à la maison » ; « Je suis d’accord avec S., car des fois à la maison, il y a des choses qui dérangent, les voisins par exemple. Alors qu’ici, c’est individuel, on est dérangé par personne et puis on travaille bien. » Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédent, les chercheurs de l’École de Chicago précisent que les mutations sociales s’opèrent au sein d’un espace géographique (Joseph et Grafmeyer, 2009). Ainsi, la création d’un espace accessible aux habitants du quartier favorise d’une part la perméabilité des frontières et d’autre part, la rencontre entre des publics qui se côtoyaient, mais s’ignoraient. Un espace concret a été créé pour faciliter la mixité sociale, comme le soulignent Frémont et al. (1984) sur le processus de territorialisation des quatre espaces d’un territoire : concret, vécu, temporel et socioéconomique.

Pour le dernier point soulevé, l’expérimentation des dispositifs de soutien scolaire et de FLI a permis aux étudiants d’acquérir une première expérience professionnelle dans le champ de l’éducation et de l’accompagnement socioéducatif. Une étudiante bénévole s’exprime à ce sujet de la manière qui suit :

« c’était une très très belle expérience. Je n’avais jamais fait de soutien scolaire avant. À la fac, c’est que de la théorie et là, avec les enfants, ça aide à savoir si on veut vraiment enseigner. En tout cas, moi ça m’a beaucoup aidée. Je me vois très bien continuer et approfondir encore plus. Le soutien scolaire c’est qu’une idée, ce n’est pas comme être une enseignante, mais ça aide bien. Je suis très contente d’avoir fait le soutien scolaire. Franchement, je suis très contente. »

L’École de Chicago met en valeur l’« interactionnisme symbolique », principe selon lequel les significations sociales constituent le corollaire des activités produites entre les acteurs (voir Joseph et Graffmeyer, 2009 ; Le Breton, 2004 ; Coulon, 2018 : 13). Ainsi, les interactions entre étudiants et habitants du quartier ont contribué au développement des compétences des uns et au progrès des autres. 

2.1 Modèle heuristique

Les résultats de nos enquêtes, de nos réflexions, de nos échanges ainsi que de l’analyse de nos matériaux nous ont amenés à modéliser une approche intégrative de la mixité sociale, qui tient compte de facteurs comme la famille, l’accueil, l’accompagnement et la culture.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, la mixité sociale n’est pas nécessairement évidente, un constat que les chercheurs de l’École de Chicago ont démontré. Les individus ont tendance à préférer l’homogénéité à l’hétérogénéité (Joseph et Grafmeyer, 2009), particulièrement dans des cultures collectivistes[35] comme la France (Hofstede et Bollinger, 1992). Cela s’explique par le fait que les individus se rapprochent naturellement de ceux qui leur ressemblent afin d’éviter que des conflits et des dissonances cognitives[36] entachent leurs rapports sociaux. Cependant, les récents travaux de Meyer (2021) en management interculturel montrent que dans un contexte multiculturel, il est possible de contourner ces dissonances, voire de les réduire, en adoptant une approche individualisée et intégrative. L’auteure souligne également que dans ce genre de contexte, la communication doit être claire, précise et directe, afin d’éviter toute ambiguïté. Nous avons procédé de cette manière pour l’élaboration des deux dispositifs. En effet, nous avons privilégié un style de communication direct, impliquant des échanges libres et réciproques, ainsi qu’un accompagnement individualisé pour chaque bénéficiaire. En outre, le noyau d’accompagnants bénévoles et d’acteurs était constitué de personnes d’origines ethniques diverses. Ce facteur a été déterminant dans la qualité des relations entretenues entre les bénévoles et les bénéficiaires, comme en fait foi cet extrait d’entretien :

« Par exemple, le fait d’être différent, ça ouvre des perspectives. Du moment que je [leur] ai dit que j’avais des origines étrangères, ça les a mis à l’aise. Le fait d’afficher des origines décomplexe la situation d’apprentissage et met à l’aise les apprenants. Sanon, par exemple, m’a montré des photos de sa famille quand je lui ai parlé de mes origines italiennes »

étudiante bénévole FLI

Il s’agit du liant social, un concept que nous définissons comme un groupe hétérogène d’individus servant de catalyseurs afin de créer de la mixité sociale au sein d’une population, dans un territoire donné. Pour cela, nous nous sommes inspirés des sciences naturelles, en nous basant sur le principe selon lequel l’utilisation d’un catalyseur permet de faciliter la réaction de deux éléments dont les propriétés physiques ou chimiques s’opposent. En fonction de ce principe, nous avons pensé ces deux dispositifs qui permettent de créer un pont entre les habitants du quartier Fonderie et les usagers de la FSESJ. Néanmoins, pour parvenir à ce résultat et ainsi réussir l’expérience, la présence de catalyseurs ou de liants sociaux ne suffit pas. Il est également important de créer un environnement capacitant[37] dans lequel sont agrégés des facilitateurs tels que la famille, l’accueil, l’accompagnement et la culture (FAAC).

Figure 2

Facteurs de mixité sociale

Facteurs de mixité sociale

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Figure 3

Modèle de mixité sociale FAAC (famille, accueil, accompagnement et culture)

Modèle de mixité sociale FAAC (famille, accueil, accompagnement et culture)

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Qu’entendons-nous alors par famille, accueil, accompagnement et culture ? Premièrement, la famille est imprégnée d’une culture qui lui est propre et qui est dotée d’un capital incorporé non objectivable transmis de manière inconsciente (Many, 2021). Selon les chercheurs de l’École de Chicago, celle-ci constitue un vecteur d’intégration sociale (Joseph et Grafmeyer, 2009). Pour ceux-ci, la stabilité d’une famille en matière d’organisation sociale se construit à partir d’un processus qui implique l’éducation, l’entraide, la culture et la langue nationale. Ainsi, tout au long de l’expérience, en amont et en aval, nous avons été en contact permanent avec les familles, afin de tisser des liens de confiance et de consolider ce processus.

Deuxièmement, l’accueil est nécessaire pour créer un environnement propice à la rencontre, à la collaboration et à la participation au travail. Par exemple, un goûter ou un repas convivial favorise la discussion et les échanges. Cela constitue un atout non négligeable pour la rencontre interculturelle. Ainsi, au début de chaque séance du soutien scolaire et du FLI, les parents, les enfants et les familles primo-arrivantes du quartier sont invités à ce rituel d’accueil destiné à briser la glace, auquel participent également les usagers et les étudiants de la faculté. Selon Park[38], les échanges contribuent au partage d’expériences, d’histoires et de sentiments (Coulon, 2018). Par là même, les contacts se multiplient et gagnent en intimité, les différences entre les groupes s’estompent et les valeurs respectives se mélangent, pour s’intégrer dans une vie culturelle commune (Coulon, 2018). Nous avons adopté cet état d’esprit pour créer un sas d’accueil permettant de faciliter les rencontres et les échanges.

Troisièmement, l’accompagnement implique une démarche côte à côte par laquelle chacun apprend de l’autre et progresse simultanément (Chalmel et Many, 2020). Il s’agit du principe de la réciprocité (Labelle, 1999). Sans cette réciprocité entre les parties prenantes, il est impossible de parler d’accompagnement. Durant l’expérimentation, nous avons pris régulièrement des nouvelles des familles. Nous leur avons également proposé des entretiens et des visites afin de discuter d’éventuels besoins auxquels nous pourrions répondre. Par ce biais, nous avons développé ce que l’École de Chicago désigne comme un ordre relationnel et moral entre les individus basé sur la communication (Joseph et Grafmeyer, 2009)[39].

Quatrièmement, selon Hofstede (2010 : 16), la culture se définit « comme étant un ensemble de façons de penser, de ressentir, d’agir, qui se construisent avec le temps à partir de règles non écrites du jeu social ». Selon l’auteur, « la culture n’est pas innée, elle s’acquiert » (2010 : 16). Pour les chercheurs de l’École de Chicago, il s’agit d’un processus par lequel la personne devient partie intégrante de la société (voir Joseph et Grafmeyer, 2009 : 138). Tout l’enjeu de notre projet consistait alors à rassembler des personnes d’origines diverses autour d’une culture commune, dont les vecteurs étaient l’éducation ainsi que la langue et la culture françaises. Pour que celui-ci soit réalisable, nous avons instauré un cadre de valeurs respectueux[40] de l’intérêt général comportant des espaces de liberté, dans lesquels chaque individu pouvait être lui-même et s’approprier de nouveaux codes sociaux. À titre d’illustration, le dispositif FLI a représenté l’un des outils auxquels nous avons eu recours pour permettre à des familles primo-arrivantes de s’intégrer à la culture française et de s’insérer à long terme sur le marché du travail.

conclusion

Pour les chercheurs de l’École de Chicago, la disparité sociale génère de facto des rivalités, des compétitions et des conflits (Coulon, 2018). Les frontières existeront invariablement, car elles participent à la construction identitaire des individus (Fischer, 1997). Le but n’est pas de les annihiler, mais de charpenter des passerelles favorisant des échanges, des partages et des discussions afin de découvrir et de connaître l’autre. Dans un monde dans lequel s’exacerbent les mouvements, les mélanges et les migrations de populations, la mixité sociale représente un défi majeur que doivent relever les acteurs du champ socioéducatif, tels que les travailleurs sociaux, les éducateurs, les soignants, les enseignants et les formateurs. Dans le cadre de cette recherche, nous avons pu étudier les mécanismes d’interaction, de mixité et d’inclusion sociale de deux dispositifs socioéducatifs mis en oeuvre au sein d’un territoire classé QPV (quartier prioritaire de la politique de la ville). La participation des étudiants de l’Université de Haute-Alsace a aussi joué un rôle décisif dans la mise en place de cette expérimentation. Nous sommes ainsi en présence d’une nouvelle génération d’étudiants qui se montre plus sensible aux problèmes de diversité, d’interculturalité et de mixité sociale dans un contexte de mondialisation. En effet, cette génération Erasmus[41] semble être largement plus ouverte dans son ensemble aux questions interculturelles, intergénérationnelles et ethnoculturelles[42]. Ces étudiants nous ont permis de comprendre leur contribution en tant que liant social ou catalyseur de la mixité sociale entre les usagers de la faculté et les habitants du quartier Fonderie. Ainsi, notre recherche a mis en exergue les enjeux inhérents à la problématique des frontières naturelles, psychologiques et sociologiques entre les groupes d’individus. Ce projet nous a permis de redécouvrir les outils, les méthodes et l’épistémologie de la première école sociologique de Chicago. L’apport de celle-ci nous a aidés à déterminer la typologie du quartier Fonderie, et à comprendre ses forces ainsi que les mécanismes de désorganisation sociale qui ont entraîné son délitement. À cet effet, nous avons alors compris que le processus de redynamisation de ce quartier devrait d’abord passer par la réindustrialisation du territoire, sans pour autant remettre en cause le choix de transformer les anciennes friches industrielles en FSESJ et en entreprises spécialisées dans le tertiaire. Comme nous l’avons évoqué à plusieurs reprises, l’usine SACM représentait le centre névralgique du territoire et constituait son plus grand atout.

Par ailleurs, les retours sur cette expérience nous permettent d’envisager ou de proposer des réponses ou des moyens pour transcender les barrières culturelles, sociologiques et relationnelles. Le modèle FAAC que nous avons développé peut être employé dans différents champs d’application des sciences humaines et sociales, tels que la sociologie, l’anthropologie, les sciences de l’éducation. Ce modèle peut être testé dans des problématiques liées à l’immigration, à l’insertion et à l’intégration sociale.

Dans cette étude, il est à rappeler que notre méthodologie est inductive et notre épistémologie est pragmatique, donc tire son inspiration de la philosophie (le pragmatisme) de William James et de John Dewey, courant épistémologique dominant de l’École de Chicago. Ainsi, nos hypothèses sont formulées à la fin de la recherche comme des perspectives, des variables à tester. Trois hypothèses ou théories ancrées émergent comme perspectives de recherche : premièrement, l’ouverture de l’université sur la vie sociale extérieure favoriserait la mixité sociale des populations sur un même territoire (voir Coulon, 2018 : 10) ; deuxièmement, l’espace universitaire pourrait servir d’incubateur au service de l’ingénierie et de l’innovation sociale sur un territoire donné (Chapoulie, 2017 ; Chalmel, 2018) ; troisièmement, les acteurs universitaires pourraient participer au développement d’un territoire précis par des actions sociales et d’éducation populaire qui contribueraient à l’intégration et à la mixité sociale (Ott et Bittle, 2014). En outre, ce travail de recherche nous a permis de démythifier la question de la mixité sociale. Nous avons ainsi démontré qu’elle est réalisable, à condition d’introduire les concepts de « liant social » et de « facilitateurs de mixité sociale » issus de notre modèle FAAC. Cependant, cette étude comporte des limites du fait de sa courte durée, qui est due à la pandémie de COVID-19 et à l’insuffisance de données qualitatives ou quantitatives. À cet effet, nous espérons réitérer l’expérimentation dans un contexte postpandémique, afin de pouvoir valider nos hypothèses et parachever cette recherche.