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Q : Est-ce que tu peux nous décrire ce qu’est « l’affaire Maillé » depuis son début ? Son déroulement, puis s’il y a des suites depuis la publication du livre[1].
R : L’affaire Maillé, si je la résume, c’est une saga judiciaire qui a commencé à l’automne 2015 alors que j’étais citée comme témoin experte dans un recours collectif intenté par un groupe de citoyens contre un promoteur éolien. Ces gens se plaignaient d’un trouble de voisinage et ont intenté une démarche judiciaire pour essayer de faire valoir leurs droits. Moi, j’avais fait ma thèse de doctorat sur ce projet éolien précis, et les citoyens m’ont demandé si j’acceptais que ma thèse soit déposée en preuve pour illustrer la question de la division sociale[2]. Évidemment, puisque ma thèse est un document public, et également parce que j’ai bénéficié de fonds publics pour faire ma thèse, ça m’apparaissait évident que je devais accepter leur demande.
Je témoignais à la demande des citoyens mais je ne témoignais pas nécessairement pour les citoyens. Je tiens à faire la nuance, mon objectif était d’aller présenter les différents résultats et les conclusions que j’en avais tirés. Oui, ces conclusions étaient favorables à la thèse que soutenaient les citoyens, c’est-à-dire qu’elles montraient qu’il y avait une détérioration du climat social dans leur communauté en raison de l’arrivée du projet éolien. C’est pour ça que c’était pertinent que je témoigne comme experte dans le contexte.
Aussitôt arrivée dans le dossier comme experte — en fait ça n’a même pas pris un mois —, les avocats de la partie adverse ont demandé d’avoir accès à toute une série d’informations pour pouvoir contre-expertiser ma thèse. Et dans leurs demandes, il y avait une demande pour avoir accès aux données brutes de ma thèse, à tous mes enregistrements audio, aux formulaires et aux questionnaires sociométriques que j’avais remplis avec les participants à ma recherche. Ils me demandaient également d’avoir les noms de mes participants ainsi que leur adresse et me demandaient d’avoir accès au journal de bord que j’avais tenu pendant ma recherche. Mais dans tous ces documents, il y avait des données qui étaient confidentielles et qui devaient, à mes yeux, le rester.
Alors à ce moment-là j’ai tenté auprès de mon institution universitaire, auprès de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), de savoir ce que je devais faire dans les circonstances. On m’a dit que ce n’était pas certain que mes données étaient protégées, que ça devait être défendu au cas par cas, mais que c’était préférable que je me trouve un avocat. À ce moment-là, j’étais sans emploi, je revenais d’un séjour à l’étranger pour des études postdoctorales et je n’avais pas les moyens de me payer un avocat, ce qui n’est pas du tout étonnant parce qu’il y a très peu de gens qui ont les moyens de se payer un avocat. J’ai tenté, par l’intermédiaire de l’avocat du recours collectif, l’avocat des citoyens, de faire valoir que ces données étaient confidentielles. Il a présenté devant le juge des arguments au sujet de la confidentialité de mes données de recherche. Des arguments qui étaient assez peu étoffés parce que je pense que lui-même ne comprenait pas pourquoi je tenais à ce que ces données-là restent confidentielles.
Donc, il est arrivé assez rapidement ce qui devait arriver, le juge a émis une ordonnance en janvier 2016 pour que je communique à Éoliennes de l’Érable l’entièreté de mes données, y compris mes journaux de bord et les noms de mes participants. À ce moment-là, après discussion avec l’avocat des citoyens et avec les représentants des citoyens eux-mêmes, j’ai décidé de retirer ma thèse de la preuve et mon témoignage comme experte en pensant que c’était la seule façon de protéger la confidentialité de mes données parce que, encore une fois, j’avais tenté d’obtenir de l’aide de l’université et elle avait refusé de m’aider. Le retrait de mon témoignage m’apparaissait déjà comme une défaite, en fait j’avais l’impression de me désister de mes devoirs de chercheuse dans la cité. Et je pensais que c’était la fin de l’histoire.
Malheureusement, quelques semaines plus tard, j’ai reçu chez moi une mise en demeure m’intimant de communiquer mes données de recherche dans les cinq jours sinon je devais en subir les conséquences. Et j’ai donc cherché encore une fois auprès de l’UQAM à avoir accès à de l’aide. Ils ont refusé une autre fois de m’aider et je me suis retournée vers l’organisme Justice Pro Bono et fort heureusement, l’organisme a accepté mon dossier et deux semaines plus tard j’étais mise en contact avec un avocat qui acceptait de me représenter gratuitement. C’était au printemps 2016. À partir du moment où j’ai eu un avocat, la bataille a commencé pour vrai. J’avais un procureur, j’étais capable de me défendre.
Finalement, la bataille a duré près de deux ans et avec toutes les étapes intermédiaires que je raconte dans mon livre, l’interrogatoire, les citations à comparaître et tout, j’ai réussi en mai 2017 à convaincre le juge que ces données-là devaient rester confidentielles. En fait, je dis « j’ai » mais j’ai rien fait du tout. Ce sont mes avocats qui ont tout fait, mes avocats et ceux des Fonds de recherche du Québec, de l’UQAM qui avait finalement fait son entrée dans le dossier, et les avocats de l’Association canadienne des professeurs d’université parce que c’est un dossier qui ne me concernait pas uniquement […], mais tous les gens qui font de la recherche avec des êtres humains. En juin 2017, le juge a rendu sa décision et j’avais obtenu gain de cause, mes données pouvaient rester confidentielles. C’était terminé.
L’affaire Maillé était terminée, j’ai même publié un livre dans l’année qui a suivi où je racontais cette saga judiciaire, mais par la suite j’ai reçu une nouvelle citation à comparaître, cette fois comme témoin ordinaire, dans le recours collectif. On voulait m’entendre, mais là, j’étais dépouillée de mon titre d’experte. Je ne parlais plus comme experte, je parlais comme simple citoyenne. Et là, je n’avais pas le choix, en fait : j’étais convoquée par la cour, je devais me présenter. Quelques jours avant mon témoignage, les avocats d’Éoliennes de l’Érable ont laissé entendre à mon procureur que si je venais témoigner, je renonçais au privilège de ne pas divulguer le nom des participants à ma recherche. Et évidemment, ce n’est pas parce que j’allais témoigner là comme citoyenne que je renonçais à mon privilège. Mais ce que j’en ai compris à ce moment-là, c’est que, effectivement, s’il y avait une question d’un avocat qui me forçait à identifier un participant de ma recherche et si la juge insistait pour que je produise une réponse, on aurait pu se retrouver dans la situation où j’aurais eu à nouveau à défendre l’anonymat des participants à ma recherche.
J’ai dû témoigner comme témoin ordinaire, la mort dans l’âme parce que je suis arrivée là-bas avec la crainte que cette saga judiciaire connaisse un rebondissement et qu’on soit pris à faire une nouvelle démarche, cette fois devant la Cour d’appel, pour protéger l’anonymat des participants à ma recherche. Alors le jour où j’ai témoigné, j’avais très peur qu’un avocat me pose une question qui me force à identifier mes participants. Fort heureusement, personne n’a posé de question qui allait dans ce sens. Je pense que tout le monde était un peu craintif de revivre la saga qu’on avait connue la première fois, qui n’avait certainement pas été de la bonne publicité pour Éoliennes de l’Érable.
Donc, je n’ai pas eu à défendre à nouveau la confidentialité de mes données de recherche. J’ai témoigné sur ce que j’avais vu sur le terrain comme simple citoyenne, mais je n’ai jamais été qu’une simple citoyenne dans cette communauté. J’ai vécu quelques mois dans cette communauté, avec toujours ce chapeau de chercheuse sur la tête, dans toutes mes interactions avec les gens, alors j’ai comme un peu témoigné sur ma thèse sans le faire vraiment.
En fait, assez rapidement dans le témoignage, les avocats des citoyens ont tenté de redéposer ma thèse en preuve, ce à quoi s’est aussitôt opposé l’avocat d’Éoliennes de l’Érable qui a argué que ma thèse ne contenait que ouï-dire et opinions. Et ça, pour quiconque fait de la recherche, ce sont deux mots qui sont extrêmement violents, que j’ai reçus comme des gifles en plein tribunal. « Ouï-dire et opinions » ont été répétés par pratiquement tous les avocats présents, et même la juge a semblé en convenir elle aussi. Manifestement, Éoliennes de l’Érable ne voulait pas que ma thèse soit déposée en preuve, les avocats des citoyens, eux, avaient un intérêt à ce qu’elle le soit, et en guise de conclusion à la discussion, la juge a accepté que ma thèse soit « admise sous réserve ». Et encore à ce jour, en septembre 2019, je ne sais pas ce que ça signifie et ce que la juge retiendra ou non de mon témoignage et de ma thèse. On est toujours en attente de la décision aujourd’hui.
Q : Tu as affirmé dans une entrevue à Radio-Canada[3] que tu ressors de l’expérience avec un sentiment profond d’injustice. Est-ce que tu peux expliquer pourquoi ?
R : Parce que, dans le cadre de ma recherche, j’ai voulu documenter une situation de division sociale. J’ai voulu le faire de la façon la plus rigoureuse possible et je pense que j’y suis arrivée. Malgré tous les sacrifices que ça m’a demandé comme chercheuse, toutes les difficultés que j’ai connues pour arriver à ce résultat, ce que je constate, c’est que ce travail ne peut pas facilement être admis devant le tribunal. Probablement que le tribunal n’en tiendra pas compte ou s’il le fait, il va en tenir compte d’une façon très, très partielle. Alors, c’est comme si c’était impossible pour moi d’inscrire mon travail scientifique dans le cadre de cette affaire, parce qu’on ne m’en a pas donné les moyens, en fait, parce qu’on a fait en sorte que je ne puisse pas participer à l’exercice comme scientifique.
Si j’avais eu l’aide de mon université au moment opportun, j’aurais pu faire valoir la confidentialité de mes données de recherche et j’aurais pu maintenir mon témoignage comme experte, et l’affaire aurait été probablement très, très différente. Parce que la journée de janvier 2016 où le juge a rendu son ordonnance me forçant à communiquer les données, je n’étais pas présente et je n’étais pas représentée.
Je pense que si un avocat avait été là ce jour-là pour plaider la confidentialité de mes données de recherche, comme ça a été fait un an et demi plus tard, je pense que le juge en serait venu à la conclusion que mes données devaient effectivement rester confidentielles. Si ça avait été fait, je serais restée témoin expert, ma thèse serait restée dans la preuve et j’aurais témoigné comme experte dans le cadre du recours collectif. Ce que je n’ai pas fait. Et j’ai témoigné comme citoyenne ordinaire. Ce jour-là on m’a posé des questions qui me forçaient à parler de choses qui n’étaient pas nécessairement celles que moi je jugeais importantes. Des gens décidaient de quand est-ce que je commençais à parler, quand est-ce que j’arrêtais de parler et il y avait tout un code de communication qui m’a donné l’impression finalement que je n’avais rien dit. J’ai l’impression que les avocats étaient probablement, de tous les côtés, assez satisfaits de l’exercice mais moi, j’ai eu l’impression qu’on a insulté le travail intellectuel le plus achevé de toute ma vie, en le qualifiant de ouï-dire et d’opinions. Et si je comprends très bien pourquoi les avocats disent ça de ma thèse de doctorat, eux, doivent quand même s’attendre à ce que, comme scientifique, ce soit des mots que je reçoive difficilement. On peut difficilement dénigrer davantage le travail d’une scientifique que de dire que son travail n’est que de l’opinion et du ouï-dire. C’étaient deux codes, deux univers qui entraient en confrontation et si ces mots-là ont un sens devant le tribunal, ils en ont tout un autre quand on sort de ce contexte, et ils sont d’une grande violence. J’ai de la difficulté à concevoir que de cet exercice puisse sortir une perception de justice. Parce que moi, je n’ai pas perçu ce processus comme étant juste. Alors, je ne vois pas comment on pourrait, comme par magie, faire de la justice avec un tel processus.
Q : Considères-tu que tu fais de la science citoyenne ?
R : J’ai fait de la science au service des citoyens mais je ne prétends pas avoir fait de la science citoyenne. J’ai fait la nuance tout à l’heure, de dire que j’ai témoigné à la demande des citoyens, mais je n’aurais pas témoigné pour les citoyens, j’aurais présenté la science que j’ai produite dans le cadre de ma thèse. Bien sûr, les gens qui ont convoqué cette science devant le tribunal avaient un intérêt à l’entendre. Ils l’ont mobilisée parce qu’elle allait dans le sens de leurs arguments quant à la dégradation sociale. On la mobilisait comme un argument d’autorité. Éoliennes de l’Érable était dans une position où elle ne pouvait que tenter de minimiser la portée de ma thèse, minimiser la portée de mon travail, mais ils n’avaient pas d’équivalent scientifique à produire devant le tribunal. Forcément, pour Éoliennes de l’Érable, c’était dérangeant d’avoir ma thèse dans la preuve. Ça les forçait, eux, à trouver un expert qui aurait pu contre-expertiser ma thèse.
Je n’ai pas de doute, pour avoir vécu en partie l’expérience, que remettre en question la crédibilité d’un expert devant le tribunal, c’est la chose la plus facile à faire. Je pourrais le faire avec n’importe quel expert demain matin. Il s’agit de poser les bonnes questions et la crédibilité de n’importe qui peut être remise en question. Il y a certainement un business lucratif pour un expert en experts, qui peut justement aller démonter n’importe quelle méthodologie de recherche. Il s’agit d’être bien formé en science, de bien comprendre les rouages du milieu scientifique et on peut démolir n’importe quelle thèse de doctorat devant le tribunal. Peu importe la discipline.
Je ne pense pas avoir produit de la science citoyenne, mais j’ai fait de la science avec un désir d’intégrer les préoccupations des citoyens. J’ai adapté l’objet de ma thèse à la préoccupation citoyenne de la division sociale, dans la mesure où moi, ce qui m’intéressait quand je suis arrivée sur le terrain dans cette communauté, c’était de comprendre les mécanismes d’information et d’échange d’information entre les gens, la façon dont la confiance avait aidé ou non à la diffusion de l’information, mais je n’étais pas tant préoccupée par la division sociale. Sauf que, en débarquant là-bas, puis en entendant les gens me parler de la division sociale, j’ai compris que c’était au coeur de leurs préoccupations. La Direction de santé publique locale et le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement l’avaient observé et je me suis dit que je ne pouvais pas passer à côté de l’enjeu. J’ai décidé de mesurer cette division sociale dans la communauté. J’ai donc fait une science qui était au service des préoccupations citoyennes et qui ne répondait pas uniquement à des questionnements que moi je me posais comme chercheuse. Ma recherche répondait à des questions que les citoyens qui participaient à ma recherche se posaient aussi.
Q : Est-ce que, justement en lien avec ce que tu viens de dire, tu fais une distinction entre toi comme scientifique voulant produire une science utile et toi comme experte au tribunal ?
R : Je dirais que la question, on peut l’aborder à plusieurs niveaux. Il n’y a évidemment aucune différence entre Marie-Ève Maillé la chercheuse puis Marie-Ève Maillé l’experte devant le tribunal, c’est la même personne. Je dirais même que c’est également la même personne qui était Marie-Ève Maillé témoin ordinaire. Je n’ai pas subitement oublié les connaissances que j’avais acquises dans ma thèse de doctorat parce que je ne témoignais plus comme experte mais simplement comme citoyenne. Tout ça, je l’avais en tête également. Par contre, comme chercheuse, je bénéficie d’une liberté que je n’avais pas du tout comme témoin experte. Comme chercheuse, j’ai des comptes à rendre aux organismes qui me paient pour faire de la recherche, j’ai des comptes à rendre aux gens qui participent à ma recherche, mais c’est tout. Après, j’ai des comptes à rendre à la science en produisant des connaissances nouvelles et une meilleure compréhension du monde et de la réalité dans laquelle on vit. Mais comme chercheuse, je n’ai pas de comptes à rendre à des avocats.
Par contre, devant le tribunal, mon travail, qui est produit dans un tout autre cadre, peut passer à la moulinette des avocats, avec leurs questionnements, leurs préoccupations qui sont souvent à des années-lumière de nos préoccupations en science. À titre d’exemple, jamais, en science, dans un processus de production de savoir et de recherche de la vérité, il n’y a un réviseur — que ce soit [comme membre du] jury de [ma] thèse ou […] la révision d’un article scientifique — qui va me demander où j’ai dormi dans le cadre de ma recherche, pour savoir si ça a influencé ou non ma lecture des événements. Ça ne fera jamais partie de l’analyse. En science, on ne va jamais tenir compte de ça, mais pour les avocats, là où j’avais dormi pendant mon terrain de recherche, ça devenait une question qui les préoccupait grandement. Ils voulaient savoir si j’avais dormi chez l’habitant, si j’avais pu être influencée par cette proximité avec les citoyens. Je sais que plusieurs des citoyens qui ont eux-mêmes été interrogés se sont fait demander si j’étais passée à la maison et si j’avais mangé avec eux, si j’avais partagé un repas. C’étaient des informations qu’on emmagasinait pour essayer d’établir que je manquais peut-être de crédibilité puisque j’avais accepté de partager un repas avec les gens que j’avais interrogés pour ma recherche. Alors que, pour moi, comme chercheuse qui devait établir un lien de confiance avec les participants à ma recherche, ça m’apparaissait tout à fait normal que j’accepte le café, le biscuit, la petite collation ou même des fois un repas quand on m’invitait à rester à manger dans cette communauté. C’était une façon pour moi de faire accepter ma présence et de la rendre plus légitime même. Et j’ai accepté des invitations à souper avec des gens de tous les camps, d’ailleurs. À la fois des gens pour les éoliennes et des gens contre les éoliennes.
En science, ces questions ne sont pas importantes, mais pour les avocats d’Éoliennes de l’Érable, elles devenaient centrales dans l’établissement de ma crédibilité et même, elles permettaient en partie d’établir la crédibilité comme témoins de certains des participants à ma recherche, qu’ils auraient pu identifier par les données que j’aurais pu remettre. Parce que j’ai appris énormément d’informations sur cette communauté. Je savais énormément de choses, y compris des choses dont les gens ne discutaient pas entre eux, mais qu’ils acceptaient de [me] communiquer […] parce que j’étais un tiers neutre, que j’étais indépendante, que j’avais un regard extérieur. Donc ils m’ont révélé énormément de secrets sur cette communauté, que je connais même mieux que bien des gens dans ce milieu-là, parce que les gens se confiaient — justement parce qu’ils étaient protégés par la confidentialité — et acceptaient de me révéler des informations pour m’aider à comprendre la dynamique sociale. C’est ça qui aurait pu être utilisé contre les participants à ma recherche et contre les gens qui sont au coeur du recours collectif aujourd’hui.
Par exemple, j’ai entendu des histoires sur des gens qui avaient des problèmes d’alcool, sur des gens qui avaient des problèmes de violence conjugale, des gens qui s’étaient brouillés avec des voisins, etc. Tout ça, c’était des informations qui auraient pu, d’une manière ou d’une autre, être utilisées contre mes participants dans le cadre d’un recours collectif. Alors c’était particulièrement important que ça ne tombe pas entre les mains de gens qui étaient leurs adversaires devant les tribunaux.
Si je reviens à la question, pour moi il n’y a pas de distinction, mais pour le tribunal il y en a une. Je comprends qu’on devait tester les limites et la profondeur de mon analyse, ça, je le comprends très très bien. D’un point de vue scientifique, ça devait être remis en question et débattu. Encore aujourd’hui, je demeure convaincue de la qualité du travail que j’ai fait et de sa pertinence. En fait, j’aurais été très bien capable de la défendre, la recherche que j’ai faite dans ma thèse. Ça aurait été un moment difficile, mais je suis la seule scientifique qui est allée sur le terrain, qui a vécu dans la communauté, qui l’a observée, qui a compris les dynamiques sociales qui se passaient pendant le conflit. Et je suis convaincue encore aujourd’hui de la qualité, de la rigueur et de la pertinence du travail que j’ai fait ; j’aurais pu le défendre. Mais je ne sais pas quel écueil m’attendait si on avait procédé à une contre-expertise de ma thèse et à un contre-interrogatoire à la cour. Je ne le saurai jamais. Encore aujourd’hui, je demeure convaincue que j’aurais donné beaucoup de fil à retordre à la compagnie si ma thèse avait été produite en preuve et qu’on avait fait l’exercice d’évaluer mon expertise. Je pense que, au final, Éoliennes de l’Érable a été bien débarrassée de moi et que le système juridique a permis que ça arrive. Sans égards ni pour les citoyens ni pour moi.
Q : On a parlé de ce que tu as fait pour défendre l’anonymat de tes participants et participantes. On comprend qu’il y a des éléments qui sont externes à l’objet de ta recherche qui auraient pu être utilisés contre ces personnes, dans le cadre du recours collectif, et que c’est devenu ta responsabilité. Pour toi, jusqu’où va la responsabilité des chercheurs dans la protection de l’anonymat de leurs participants ?
R : Mais la responsabilité des chercheurs, elle est immense. À mon avis, je n’avais pas le choix de mener ce combat pour protéger la confidentialité, pour protéger l’anonymat de mes participants et la confidentialité des propos qu’ils avaient tenus lors de ma recherche. J’étais la première responsable de ça. En fait, je l’étais plus qu’eux-mêmes, plus que les citoyens, parce qu’il y en a certains d’entre eux qui m’ont dit : « remets-les les données, on n’a plus rien à perdre, ils savent déjà tout sur nous ». Parce que c’est ça que ça fait un processus judiciaire, ça te force à révéler plein d’informations que tu ne prévoyais pas dire à la partie adverse, mais à partir du moment où tu t’engages dans un processus judiciaire, tout peut être, tout doit être révélé et tout peut être exigé et demandé — y compris les informations qu’il nous embête de communiquer. Tu ne peux pas dire : « Ça ne me tente pas de vous remettre ce courriel, ça ne me tente pas de vous remettre cet enregistrement parce qu’il n’est pas bon pour moi. » Au contraire, c’est ceux-là que va vouloir aller chercher l’autre partie. C’était ma responsabilité de les protéger parce qu’ils ne savaient pas toutes les informations que je détenais. Ils pouvaient s’en souvenir vaguement parce que ça faisait déjà plusieurs années, mais ils ne savaient pas ce que je détenais sur l’ensemble de la communauté puis ce que ça représentait comme quantité incroyable d’informations. C’était donc à moi de les protéger.
J’aurais pu procéder différemment au moment de ma collecte de données sur mes questionnaires de recherche, j’avais des informations qui permettraient trop facilement d’identifier mes participants. J’aurais pu monter mes questionnaires de recherche différemment pour éviter ça. Je pense aussi, avec le recul, qu’une fois que mes données avaient été codées, j’aurais facilement pu détruire les originaux. Si je ne les avais pas eus, il y aurait eu beaucoup moins de problèmes. J’avais détruit les enregistrements audio, mais j’aurais pu détruire l’ensemble des données. Mais comme chercheuse, je suis sûre que je ne suis pas la seule, c’est qu’on met tellement d’énergie à récolter des données qu’on a comme une espèce de petit réflexe de se dire que ça peut toujours servir. Comme un garagiste qui garde tous les morceaux qui pourraient toujours servir dans un autre projet. Maintenant, dans les autres projets de recherche dans lesquels je m’embarque, je suis beaucoup plus stricte quant à la conservation de mes données. En fait, dès que ce n’est plus utile, dès que c’est transcrit, je détruis les originaux pour éviter ce genre de situations. J’ai des amis qui m’ont dit qu’après avoir lu mon livre, ils sont allés détruire aussi leurs données de recherche pour éviter que ça arrive aussi dans leur cas.
Q : Si on parlait un peu des institutions. Est-ce qu’il n’y a pas une forme de responsabilité aussi de l’institution par rapport aux participants et participantes à la recherche, dans la mesure où les comités d’éthique des institutions donnent leur approbation pour que les projets soient menés. Comment tu considères cette responsabilité ?
R : Dans ce cas-ci, c’est sûr que mon institution universitaire avait une responsabilité qu’elle n’a pas assumée. Par rapport à l’aide qu’elle devait m’apporter dans les circonstances. En fait, à partir du moment où un tiers tentait d’avoir accès à mes données de recherche, il aurait fallu que l’UQAM m’offre des services juridiques externes. C’est ce qui est prévu dans l’énoncé de politique des trois conseils subventionnaires. Mais elle ne l’a pas fait. Et à mon avis, toute la suite découle de ce geste qui n’a pas été posé. Parce qu’on aurait assez facilement pu, pour une somme relativement minime à ce moment-là, éviter que l’ordonnance soit émise en ayant tout simplement une représentation en janvier 2016. Je n’aurais pas retiré mon témoignage et puis mes données auraient été protégées. Je pense que si l’UQAM avait joué son rôle, l’histoire aurait été complètement différente. C’est important que les institutions universitaires le sachent, c’est-à-dire que peu importe le statut de la personne dont un tiers sollicite les données, que ce soit un professeur, un étudiant, un diplômé, un chargé de cours, du personnel de recherche, en fait, comme institution dans laquelle un projet de recherche est mené, avec une approbation du comité éthique, c’est son rôle de fournir de l’aide juridique externe. Puis c’est important que cette aide juridique soit externe justement et qu’elle ne prenne pas en compte les intérêts de l’institution universitaire, mais bien les intérêts des gens dont on tente de protéger l’identité.
Les conséquences pour l’UQAM auraient pu être très, très graves puis ça c’est important aussi de le savoir, c’est-à-dire qu’elle contrevenait à ses obligations au sens de l’Énoncé de politique des trois conseils, et par conséquent, elle aurait pu s’exposer au gel de toutes ses subventions de recherche, pour tous les fonds de recherche, pour tous les bénéficiaires dans le système universitaire. Ça veut dire à la fois les professeurs, les groupes de recherche, les étudiants chercheurs, donc les étudiants de maîtrise, de doctorat, les postdocs, ça aurait été énormément de gens qui auraient pu être privés de leur fonds de recherche. Parce que l’UQAM ne respectait pas ses obligations. Ça aurait fait beaucoup de gens pénalisés. C’est important que les institutions de recherche le sachent pour […] évite[r] qu’une situation comme la mienne se reproduise.
Q : Comment est-ce qu’on explique que ça ne s’est pas produit ?
R : Probablement par l’intervention de l’UQAM dans le dossier, finalement. Puis peut-être qu’il y a comme une espèce de période de grâce, je ne sais pas. J’imagine que si ça se reproduisait, on serait beaucoup moins clément envers l’UQAM qu’on l’a été cette fois-ci. Puis avec la médiatisation de mon affaire, probablement qu’on le serait moins à l’égard d’une autre institution aussi qui agirait de la manière dont l’UQAM a agi avec moi. Mais en même temps, chaque cas est unique et puis moi je ne parierais pas sur le fait que les institutions vont toujours réagir pour protéger les participants à la recherche. Les institutions universitaires réagissent surtout pour protéger leurs propres intérêts, leur propre image institutionnelle.
Q : Dernière question, au sujet des comités d’éthique. Plusieurs dénoncent la lourdeur des procédures et des processus éthiques, disent que les comités font, pour certains au moins, du zèle, etc. Comment est-ce qu’on peut trouver l’équilibre entre la nécessité de protéger les participants et l’utilité sociale de la recherche, qui veut que les recherches puissent se mener ?
R : Moi je dirais aux gens qui pensent que les comités éthiques font du zèle de prendre leur trou. Je suis assez ferme là-dessus parce que je me suis rendu compte de tout le pouvoir que j’avais par rapport aux participants à ma recherche. En fait, avec les informations que je détenais sur eux, si je n’avais pas été allumée, j’aurais pu créer beaucoup de tort à cette communauté. Grâce à mon rôle, à mon statut de scientifique, j’avais eu accès à des informations privilégiées, j’avais eu même un rapport privilégié avec les gens et cela vient forcément avec d’immenses responsabilités. Je pense que les scientifiques doivent en être parfaitement conscients et s’ils ne sont prêts à défendre les principes de confidentialité que sous-tend la recherche, ils ne devraient pas en faire. Tout simplement.
Depuis cette mésaventure, j’ai eu à aller chercher un certificat d’approbation éthique pour un autre projet. Je me suis consacrée à ma demande éthique avec le plus grand zèle et avec un souci réel d’adapter mon projet de recherche, pas pour qu’il me convienne à moi et qu’il soit facile à faire pour moi comme chercheuse, mais pour qu’il protège le plus possible les participants. Parce que la réalité c’est que, lorsqu’on détient énormément d’informations comme ça sur nos participants, on peut leur faire du tort. On a une responsabilité d’empêcher ça d’arriver. Les comités éthiques sont souvent vus comme une étape administrative, comme de la paperasse, mais c’est peut-être parce qu’on est un peu trop installé dans le confort de son statut de chercheur. On a perdu de vue l’immense privilège qui est celui de faire de la recherche. Oui, faire une demande d’approbation éthique c’est long, c’est fastidieux, c’est exigeant, mais c’est pour une bonne raison. C’est pour éviter qu’on nuise aux gens et c’est pour s’assurer qu’on a réfléchi à toutes les possibilités, à toutes les façons que notre projet pourrait nuire aux gens qu’on souhaite mieux comprendre et qu’on souhaite étudier. Je pense aussi que, d’une manière générale, dans la vie, on n’a jamais assez de ces réflexions, qui font de nous des meilleurs intervenants, des meilleurs professionnels, des meilleurs chercheurs. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on devrait réduire les exigences des comités éthiques, au contraire. Je pense qu’on devrait mieux préparer les étudiants dans leur parcours, parce que dans mon propre parcours académique, je n’avais pas du tout été préparée à cette étape, que j’ai à un certain point perçue, effectivement, comme une tracasserie administrative. Dans le contexte où j’ai fait ma recherche, ça exigeait une réflexion beaucoup plus grande que celle que j’ai faite à l’époque. Si j’avais fait l’exercice comme il faut en 2009, quand je suis allée chercher ma certification d’approbation éthique, j’aurais peut-être déjà détruit mes données quand les avocats d’Éoliennes de l’Érable me les ont demandées. Si j’avais été consciente du risque, peut-être que j’aurais fait ma recherche différemment.
Le comité éthique a un rôle d’encadrement pour guider notre réflexion comme chercheur puis comme apprenant-chercheur, quand on est à la maîtrise, quand on est au doctorat. Je pense qu’on devrait même avoir des séminaires interdisciplinaires, voire interfacultaires dans certains contextes, où on peut réfléchir à tous les risques qui viennent avec la recherche. Ça serait tout à fait pertinent que des étudiants de santé, de sciences sociales, de droit, de science politique, que tout le monde puisse réfléchir ensemble aux impacts de la recherche. Rendu au niveau doctoral, on devrait être capable de faire ça, puis on devrait même prendre un certain plaisir à réfléchir à ça. C’est au coeur de notre pratique de chercheur. Quand on est réticent à le faire, on a un regard complètement arrogant sur le monde. On ne réalise pas que les gens qui participent à nos projets de recherche, ils ne sont pas juste des sources ou des réserves de données. Ce sont des êtres humains à part entière qui ont des aspirations auxquelles on peut nuire si on ne fait pas attention.
Fort heureusement, le matériel éthique que j’avais produit en 2009 comme étudiante était bien fait, il était assez explicite au niveau de la confidentialité pour être utilisé devant le tribunal en 2017, mais s’il ne l’avait pas été, quel problème j’aurais eu ? Si cette étape-là avait été faite avec plus de nonchalance encore que je l’avais faite à l’époque, j’aurais pu ne pas être capable de faire valoir la confidentialité de mes données devant le tribunal. Parce que les critères de Wigmore[4] qui sont les critères sur lesquels se base le tribunal pour établir que certaines données doivent rester confidentielles, ils sont très, très clairs au niveau de l’engagement à la confidentialité. Cet engagement doit être pris de façon claire par les chercheurs, par les journalistes, pour qu’on puisse protéger des données de recherche ou des sources de journalistes. Si je n’avais pas eu un formulaire de consentement clair à ce sujet, le tribunal aurait pu dire : effectivement ce sont des données de recherche et c’est dommage, mais elles ne sont pas protégées. Les formulaires de consentement sont des contrats qu’on signe avec les participants à nos recherches. C’est essentiel qu’ils soient bien faits et qu’ils protègent le mieux possible les participants.
Q : Est-ce que tu voudrais rajouter quoi que ce soit à ce qui vient d’être dit ?
R : Oui. S’il y a des chercheurs qui lisent sur mon expérience et qui se disent : « on ne me prendra jamais à témoigner devant le tribunal », j’aurais envie de leur dire qu’ils font fausse route. Parce que même si mon expérience a été particulièrement difficile et que j’aurai mis du temps à m’en remettre, je pense que, comme chercheur, c’est essentiel quand on peut le faire, de faire valoir nos travaux, nos résultats de recherche, les connaissances qu’on est arrivé à produire, à l’extérieur de l’université, y compris devant les tribunaux. C’est essentiel qu’on joue ce rôle aussi. Il ne faudrait pas que mon histoire décourage les scientifiques de témoigner devant les tribunaux, parce qu’on a besoin d’eux là aussi.
Q : Merci beaucoup.
R : Merci à toi.
Appendices
Notes
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[1]
Marie-Ève Maillé, L’affaire Maillé, Montréal, Éditions écosociété, 2018.
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[2]
Marie-Ève Maillé, Information, confiance et cohésion sociale dans un conflit environnemental lié à un projet de parc éolien au Québec (Canada), thèse, Montréal (Québec, Canada), Université du Québec à Montréal, Doctorat en communication, 2012.
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[3]
Radio-Canada, Plus on est de fous, plus on lit !, « Sacrifier des citoyens pour produire de l’électricité trop chère » : le micro ouvert de Marie-Ève Maillé », le vendredi 5 avril 2019, en ligne : https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/chronique/112943/micro-ouvert-marie-eve-maille-these-tribunal-justice
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[4]
Tiré de l’ouvrage de John Henry Wigmore, Evidence in Trials at Common Law, vol. 8, Boston, Little, Brown & Co., 1961, le test de Wigmore protège les sources journalistiques. Soulignons cependant qu’en 2017, le Parlement fédéral s’est doté d’une loi visant une protection accrue (Loi sur la protection des sources journalistiques, LC 2017, c 22), ce qui a changé quelque peu la pratique judiciaire dans le domaine, comme en témoigne la récente et très médiatique affaire Marie-Maude Denis (Denis c. Côté, 2019 CSC 44).